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– Alors, qu'est-ce qu'on fait pour sauver ses amis innocents? Qu'est-ce que vous allez faire, vous, pour délivrer ce jeune homme que vous estimez, que vous aimez, et qui est venu se livrer parce que vous lui avez dit: «Il y va de ma tête si l'on sait que je vous fais évader?»



– Je ne peux rien faire quant à présent, qu'une chose qui ne te satisfera pas, mais qui a son importance. Je peux, du moins je l'espère, le faire transférer dans une autre prison, c'est-à-dire dans une autre ville. Ici, sous l'oeil de Pamphile qui est une vipère et de Piphaigne qui est un tigre, il court de grands risques. Ailleurs, n'étant connu de personne, il sera peut-être oublié jusqu'à la paix.



– La paix! quand donc? il paraît que nous sommes battus partout! les aristocrates espèrent, dit-on, que l'ennemi aura le dessus et délivrera tous les prisonniers que vous faites. C'est peut-être imprudent à vous de rendre tant de gens malheureux et désespérés; cela sera cause que beaucoup d'autres appelleront et désireront la victoire des étrangers.



Je disais des choses imprudentes. Je m'en avisai en voyant les lèvres de l'avocat pâlir et trembler de colère.



– Prends garde, petite _amoureuse, _s'écria-t-il avec aigreur, tu te trahis et tu accuses ton bien-aimé!



Je me sentis offensée.



– Je ne suis point une amoureuse, lui dis-je avec force; je n'ai pas l'âge de l'amour et je suis un coeur honnête. Ne m'insultez pas, je suis assez en peine, je fais ce que je ferais pour sa soeur, pour M. le prieur, pour vous, si vous étiez dans le danger… et vous y serez peut-être comme les autres! Les sans- culottes ne vous trouveront peut-être pas assez méchant – ou bien les aristocrates reviendront les plus forts et je serai peut-être là, autour de votre prison, cherchant à vous faire sauver. Est-ce que vous croyez que je me tiendrais tranquille si vous tombiez dans le malheur?



Il me regarda avec beaucoup d'étonnement et dit entre ses dents un mot que je ne compris pas tout de suite, mais que je commentai plus tard,

nature d'héroïne!

 – Il me prit la main et la regarda, puis la retourna pour voir le dedans, comme font les diseurs de bonne aventure.



– Tu vivras! dit-il, tu accompliras ton oeuvre dans la vie: je ne sais laquelle, mais ce que tu auras voulu, tu le verras réalisé. Moi, j'ai moins de chance. Vois cette ligne; j'ai trente-cinq ans, je n'atteindrai pas la cinquantaine; vivrai-je assez pour voir le triomphe définitif de la République? Je n'en demande pas davantage.



– Voilà que vous croyez à la sorcellerie, monsieur Costejoux, vous qui ne croyez pas en Dieu? Eh bien, dites-moi si Émilien vivra. C'est peut-être écrit dans ma main.



– Je vois que tu feras une grande maladie… ou que tu auras un grand chagrin; – c'est peut-être…



– Non! vous n'y connaissez rien! vous avez dit que je réussirai dans ma volonté, et ma volonté est qu'il ne meure pas. Allons! à présent il faut m'aider.



– T'aider? et si, sans être coupable de projets de désertion, il se laisse entraîner par l'exemple de sa famille?



– Ah! voilà que vous ne croyez plus en lui! vous êtes devenu soupçonneux!



– Oui, on est forcé de se méfier de son ombre, et presque de soi- même, quand on a mis la main sur le réseau de trahisons et de lâches faiblesses qui enlace cette malheureuse République!



– Plus vous donnerez la peur, plus il y aura de poltrons.



– Tu es brave, toi, et pourtant, tu peux trahir aussi, par amour… pardonne-moi, par amitié! Quel âge as-tu donc?



– Dix-huit ans aux muscadettes.



– Dans deux mois! tu me rappelles la campagne, ces bonnes petites prunes vertes, le temps où je montais sur les arbres. Que tout cela est loin!.. Moi qui avais rêvé de me retirer des affaires, de me marier, d'arranger le moutier, d'y avoir un joli logement, de couvrir le reste de chèvrefeuilles et de clématites, d'élever des moutons, de devenir paysan, de vivre au milieu de vous… C'était une illusion! Cette République qui paraissait conquise! Tout est à reprendre par la base, et nous mourrons peut-être à la peine! Allons, va-t'en dormir, tu dois être bien lasse.



– Où dormir?



– Dans un cabinet auprès de la chambre que ma mère occupe quand elle vient ici; j'ai prévenu Laurian. Tu n'as qu'un étage à monter.



– Laurian, qui venait avec vous au moutier? Je ne l'ai point vu ici.



– Il était ce soir en commission. Il est rentré, je l'ai prévenu. Lui seul te connaît. Il ne dira rien, ne lui parle pas. Tu partiras demain, ou, si tu es trop fatiguée, tu ne sortiras pas de l'appartement de ma mère. Tu pourrais rencontrer Pamphile dans la maison, et je sais qu'il t'en veut.



– Je ne partirai pas demain; vous ne m'avez pas assez promis. Je veux vous parler encore.



– Il n'est pas sûr que j'aie le temps comme aujourd'hui. D'ailleurs, je n'ai rien à te promettre. Tu sais bien que je ferai tout ce qui sera humainement possible pour ce pauvre enfant.



– Voilà enfin une bonne parole, lui dis-je en baisant sa main avec ardeur.



Il me regarda encore avec son air étonné.



– Sais-tu, me dit-il, que tu étais laide et que tu deviens jolie?



– Eh bien, mon Dieu, qu'est-ce que cela fait?



– Cela fait qu'en courant ainsi toute seule les chemins et les aventures, tu t'exposes à toute sorte de dangers que tu ne prévois pas. Au moins tu seras en sûreté ici. Bonsoir. J'ai à travailler la moitié de la nuit et il me faut être debout avant le jour.



– Vous ne dormez donc plus?



– Qui est-ce qui dort en France à l'heure qu'il est?



– Moi. Je vas dormir: vous m'avez donné de l'espoir.



– N'en aie pas trop et sois prudente.



– Je le serai! Dieu soit avec vous.



Je le quittai, je trouvai Laurian dans le corridor. Il m'attendait; mais il ne me dit pas un mot, il ne me regarda pas, il monta l'escalier et je le suivis. Il me donna le flambeau qu'il tenait et une clef en me montrant une porte. Puis il me tourna le dos et redescendit sans bruit. Ah! c'était bien la Terreur! Je ne l'avais pas encore vue de si près, mon coeur se serra.



J'étais si lasse, que je m'en voulais de me sentir vaincue et comme incapable de veiller une minute de plus.



– Mon Dieu, me disais-je en tombant sur le lit, n'ai-je pas plus de force que cela? J'ai cru que je pourrais faire l'impossible, et voilà que je succombe à la première fatigue!



Je m'endormis en me disant pour me consoler:



– Bah! c'est comme cela au commencement; je m'y habituerai.



Je dormis sans savoir où j'étais, et, quand je m'éveillai avec le jour, j'eus de la peine à me reconnaître. Ma première pensée fut de regarder mes pieds; pas de blessure, pas d'enflure. Je les lavai et les chaussai avec soin; je me souvenais d'avoir craint de n'être pas bonne marcheuse, un jour que mon cousin Jacques avait raillé la petitesse de mes pieds et de mes mains, disant que j'avais des pattes de cigale et non de femme. Je lui avais répondu:



– Les cigales ont de bonnes jambes et sautent mieux que tu ne marches.



La Mariotte avait dit:



– Elle a raison; on peut être mal partagé comme elle, et marcher aussi bien qu'avec de beaux grands pieds; l'important, c'est qu'ils soient bons.



J'avais donc de bons pieds, j'en étais contente. Je ne me sentais plus lasse. J'étais prête à faire le tour de la France pour suivre Émilien.



Mais lui! comme il devait être triste et malade de se voir enfermé! Avait-il de quoi manger, de quoi changer, de quoi dormir? Je ne voulus pas y penser, cela me donnait comme une défaillance. J'étais dans une petite soupente avec une croisée ouvrant sur le toit. Je ne pouvais pas y grimper, je ne voyais que le ciel. Je regardai la porte par laquelle j'étais entrée, elle était fermée en dehors. Moi aussi, j'étais en prison. M. Costejoux me cachait, c'était pour mon bien. Je patientai.



XIII

Vers six heures du matin, on frappa à une autre porte. Je répondis qu'on pouvait entrer, et je vis Laurian qui me fit un signe. Je le suivis dans une chambre très belle qui tenait à la mienne et qui était celle de madame Costejoux la mère. Il me montra sur la table un déjeuner très bon et puis la fenêtre fermée de persiennes à jour, comme pour me dire que je pouvais regarder mais qu'il ne fallait pas ouvrir; et il s'en alla comme la veille, sans parler, m'enfermant et retirant la clef.



Quand j'eus mangé, je regardai la rue. C'était la première ville que je voyais, et c'était le beau quartier; mais le moutier était plus beau et mieux bâti. Je trouvai toutes ces maisons petites, noires et tristes. Pour tristes, elles l'étaient en effet. C'était des maisons bourgeoises, dont tous les propriétaires s'en étaient allés à la campagne. Il n'y restait que des domestiques qui sortaient comme en cachette et rentraient sans se parler dans la rue. On y faisait des visites domiciliaires. Je vis un groupe de gens en bonnets rouges à grosses cocardes, entrer dans une des plus belles, faire ouvrir les fenêtres, aller et venir. Leurs voix venaient jusqu'à moi; elles semblaient commander et menacer. J'entendis aussi comme des portes enfoncées et des meubles brisés. Une vieille gardienne s'emporta et cria des reproches d'une voix cassée. On cria plus haut qu'elle, et on l'emmena pour la conduire en prison. On emportait des cartons, des coffres et des liasses de papiers. Les gens des boutiques ricanaient d'un air bête et craintif, les passants n'interrogeaient pas et ne s'arrêtaient pas. La peur avait frappé tout le monde d'indifférence et de stupidité.



Je comprenais tout ce que je voyais et j'étais indignée. Je me demandais pourquoi M. Costejoux, qui devait voir aussi cela, ne s'opposait pas à ces vexations, à ces violences, à ces insultes envers une femme en cheveux blancs qui disputait le bien de ses maîtres à des bandits. Et les maîtres! pourquoi n'étaient-ils pas là? Pourquoi toute une ville se laissait-elle envahir et dépouiller par une poignée de malfaiteurs? On prit ailleurs du linge et de l'argenterie. On tua un pauvre chien qui voulait défendre son logis. Les vieillards et les animaux domestiques avaient-ils donc seuls du courage?

 



J'étais en colère quand je revis M. Costejoux, qui, sur le midi, monta dans la chambre où j'étais. Je ne pus me tenir de le lui dire.



– Oui, répondit-il, tout cela est injuste et repoussant. C'est le peuple avili qui se venge d'une manière vile.



– Non, non! m'écriai-je, ce n'est pas le peuple! Le peuple est consterné, il est poltron, voilà tout son crime.



– Eh bien! tu mets la main sur la plaie. Il est poltron; donc, nous ne pouvons pas compter sur lui pour empêcher les aristocrates de nous livrer à l'ennemi. Nous ne trouvons plus que des bandits pour servir la bonne cause, on prend ce qu'on trouve.



– C'est bien malheureux! vous tournez dans une cage comme des oiseaux qu'on aurait enfermés avec des chats. Si vous cassez les barreaux vous trouverez le vautour qui vous attend; si vous restez en cage, les chats vous mangeront.



– C'est probable, et ce peuple pour qui nous travaillons, à qui nous sacrifions tout, nous regarde et ne nous aide pas. Tu l'as dit, il est poltron; j'ajoute qu'il est égoïste, à commencer par vous autres paysans, qui vous êtes jetés avec joie sur les terres que la Révolution vous donnait, et qu'il faut réquisitionner de force pour vous envoyer à la défense du territoire.



– C'est votre faute, vous nous scandalisez trop! et voyez ce qui arrive à Émilien! Il accourt pour se faire soldat et vous le jetez en prison. Croyez-vous que cela encouragera les autres? Voyons, dites-moi ce qu'on va faire de lui, vous devez le savoir.



– On va le conduire à Châteauroux, j'ai obtenu cela, c'est immense.



– Alors, c'est à Châteauroux que j'irai.



– Fais ce que tu voudras, je crois que tu entreprends l'impossible.



– Il ne faut pas dire cela à quelqu'un qui est décidé.



– Eh bien! essaye, risque ta vie pour lui, c'est ta volonté et ta destinée. Seulement, n'oublie pas une chose: c'est que, si tu échoues et que l'on découvre ta tentative, tu l'envoies sûrement à la mort, tu détruis la chance qu'il avait d'en être quitte pour la prison. Adieu, je ne puis rester davantage; voilà deux choses qui te sont nécessaires: un passeport, c'est-à-dire un certificat de civisme, et de l'argent.



– Merci pour le certificat, mais j'ai de l'argent plus qu'il ne m'en faut. Quand est-ce qu'on emmène Émilien?



– Demain matin; j'en fais transférer trois, parce qu'ici les prisons sont pleines. Je l'ai fait porter sur la liste des partants.



M. Costejoux me quitta brusquement en entendant sonner à la porte de sa maison. Je ne le revis plus. J'occupai le reste de ma journée à examiner une carte de Cassini, que je trouvai dans la chambre de madame Costejoux et que je gravai dans ma mémoire aussi bien que si je l'eusse calquée. Le soir venu, je dis à Laurian qui m'apportait mon souper, que je voulais retourner à Valcreux et que je le priais de laisser la porte d'en bas ouverte. Je lui promis de sortir sans être vue de personne. Je guettai le moment et je tins parole. J'étais venue de nuit, je partis de même, et les autres domestiques de la maison ne surent pas que j'y avais passé une nuit et un jour.



J'avais réfléchi à ce que je voulais faire. Rester dans la ville, au risque d'y rencontrer Pamphile, c'était compromettre le départ d'Émilien; mais retourner à Valcreux, c'était ne plus rien savoir et perdre sa trace. J'étais décidée à me rendre à Châteauroux. Je savais qu'il y avait une diligence et qu'elle partait le matin; j'avais écouté tout ce que j'avais pu saisir, la veille, dans la cuisine, j'avais pris note de tout. Je sortis de la ville avec ma cape grise sur la tête et mon paquet sous ma cape, et je marchai au hasard, jusqu'au moment où j'avisai une femme seule, assise devant sa porte. Je lui demandai le chemin de Paris. Elle me l'indiqua assez bien. J'en étais loin, j'y arrivai pourtant vite. Tout le monde était couché, rien ne bougeait dans le faubourg. C'était bien là que je devais attendre; mais à quelle heure passerait la diligence? C'est là que passerait, sans doute aussi, la voiture des prisonniers. Je ne voulais pas m'éloigner. J'avisai une église grande ouverte et sans lumière, pas même celle de la petite lampe qui brûle ordinairement dans le choeur. Je songeai à m'y réfugier, puisqu'elle semblait abandonnée. Je m'y glissai à tâtons et je me heurtai contre des marches sur lesquelles je tombai, très surprise de sentir avec mes mains que c'était de l'herbe. Comment avait-elle poussé là? L'église n'était point en ruine. J'entendis parler à voix basse et marcher avec précaution, comme si d'autres personnes s'y étaient réfugiées. Cela me fit peur. Je me retirai sans bruit, j'avais bien dormi la nuit précédente, je n'avais pas grand besoin de repos. Je marchai sur la route jusqu'à un taillis où je restai, attendant le jour, m'assoupissant quelquefois à force d'ennui, mais ne me laissant pas aller au sommeil, tant je craignais de manquer l'heure.



Enfin, j'entendis comme le trot de plusieurs chevaux et je courus voir ce que c'était. Je vis venir une grosse charrette couverte en manière de coche, escortée de quatre cavaliers qui étaient habillés en espèce de militaires, armés de sabres et de mousquetons. La route montait, ils se mirent au pas. Je sentis au battement de mon coeur que ce devait être l'escorte et la voiture des prisonniers. J'avais résolu de la laisser passer si je la voyais avant la diligence, mais l'espoir l'emporta sur la prudence, et j'allai droit à un des cavaliers pour lui demander, avec une feinte simplicité, si c'était la voiture publique pour Châteauroux.



– Sotte que tu es! répondit-il, tu ne vois pas que c'est le carrosse des aristocrates?



Je fis semblant de ne pas comprendre.



– Eh bien! repris-je, est-ce qu'en payant ce qu'il faut, on ne peut pas voyager dessus ou derrière?



Et j'ajoutai en prenant la bouche de son cheval:



– Ah! sans moi, votre bête perdait sa gourmette.



Je la rattachai pendant que la voiture passait, ce qui me permit de retenir le cavalier.



– Où vas-tu donc comme cela? me dit-il.



– Je vas en condition dans un pays que je ne connais pas. Faites- moi donc monter sur votre chariot!



– Tu n'es pas trop laide, toi! Est-ce que ça te fâche quand on te le dit?



– Mais non, répondis-je avec une effronterie d'autant mieux jouée que j'y portais plus d'innocence.



Il piqua son cheval et alla dire au conducteur de la voiture d'arrêter. Il échangea quelques mots avec lui, me fit monter sur la banquette qui servait de siège, et je l'entendis qui disait aux autres cavaliers:



– C'est une réquisition!



Et les autres de rire, et moi de trembler.



– N'importe, pensais-je, je suis là, je voyage avec Émilien, je saurai où il va, comment on le traite, et, si ces gens veulent m'insulter, je saurai bien prendre la fuite en quelque endroit favorable.



Le conducteur était un gros, à barbe grisonnante, le teint rouge, l'air doux. Il ne demandait qu'à causer. En moins d'une heure, je sus qu'il était le conducteur de la diligence, mais qu'on l'avait requis pour mener les prisonniers, et que c'était Baptiste, son neveu, premier garçon d'écurie, qui conduisait la diligence ce jour-là. Il ne savait pas le nom des prisonniers, cela lui était parfaitement égal.



– Moi, disait-il, la république, la monarchie, les blancs, les rouges, les tricolores, tout ça, je n'y comprends rien. Je connais mes chevaux et les auberges où l'eau-de-vie est bonne, il ne faut pas m'en demander plus. Quand le gouvernement me commande, je suis pour obéir. Avec moi, le plus fort, celui qui paye a toujours raison.



Je feignis d'admirer sa haute philosophie, et il parla à tort et à travers, de tout ce qui ne m'intéressait pas; mais j'écoutais quand même, et j'enregistrais dans ma mémoire les moindres détails sur le pays et les personnes. Entre autres choses, il me parla de son pays à lui. Il était du Berry, et d'un bourg appelé Crevant, dont je n'avais jamais entendu parler.



– Ah dame! disait-il, c'est un pays bien sauvage et, dans les terres, je suis sûr qu'il y a des gens qui n'ont jamais vu une ville, une grande route, une voiture à quatre roues. C'est tout châtaigniers et fougère, et on y peut faire une lieue et plus sans rencontrer seulement une chèvre. Ma foi, si j'étais resté chez nous, je serais plus tranquille que je ne suis. On ne s'inquiète pas de la république par là! On ne sait peut-être pas seulement qu'il y en a une. Mais c'est un pays de misère où on ne dépense rien parce qu'on ne gagne rien.



Je lui demandai de quel côté se trouvait ce désert. Il me fit une espèce d'itinéraire que je gravai dans ma tête, tout en ayant l'air de l'écouter par complaisance, et sans savoir s'il me serait utile d'être si bien renseignée; mais j'étais sur le qui-vive pour toute chose, me disant que toute chose pouvait me servir à un moment donné.



Je sus aussi de lui que les gens qui nous escortaient n'étaient point des gendarmes, mais des patriotes de la ville, qui faisaient volontairement plus d'un genre de corvées pour être _bien notés. _Encore des féroces qui avaient peur!



Je dus les quitter à Bessines, où on relaya pour changer de chevaux. J'avais fait mon possible pour apercevoir les prisonniers ou tout du moins pour entendre leurs voix. Ils étaient si bien enfermés, qu'à moins de me trahir, je ne pouvais m'assurer de rien. Malgré ma prudence, il paraît que ces cavaliers se méfièrent de moi ou qu'ils craignirent d'être blâmés, car ils me dirent qu'ils ne pouvaient me garder plus longtemps et que la diligence ne pouvant tarder à passer, je n'avais qu'à l'attendre. Je l'attendis plus d'une heure. Elle relaya aussi. Je mourais d'impatience, craignant de perdre la trace des prisonniers. J'abordai le conducteur, je l'appelai «citoyen Baptiste» et lui dis que son oncle m'avait autorisée à lui demander une place à côté de lui sur le siège, ce qu'il m'accorda sans peine. Je tenais à pouvoir causer avec quelqu'un. J'étais contente quand cette diligence fut enfin en route.



Pourtant, j'avais une inquiétude pour la suite de mon voyage. La manière dont on me regardait et me parlait était nouvelle pour moi, et je m'avisais enfin de l'inconvénient d'être une jeune fille toute seule sur les chemins. À Valcreux, où l'on me savait sage et retenue, personne ne m'avait fait souvenir que je n'étais plus une enfant, et je m'étais trop habituée à ne pas compter mes années. Je songeai à ce que M. Costejoux m'avait dit à ce sujet.



Je voyais enfin dans mon sexe un obstacle et des périls auxquels je n'avais jamais songé. La pudeur se révélait sous la forme de l'effroi. Dans un autre moment, j'aurais peut-être eu du plaisir en apprenant que j'étais devenue jolie. Dans ce moment-là, j'en étais désolée. La beauté attire toujours les regards, et j'aurais voulu me rendre invisible. Je roulai plusieurs projets dans ma tête: je m'arrêtai à celui de ne pas me montrer à Châteauroux sans m'être assuré une protection, et de retourner la chercher à Valcreux, dès que je me serais assurée de la présence d'Émilien dans le convoi.



Je dis le convoi, parce qu'une autre charrette fermée, débouchant d'un chemin, vint bientôt se placer devant nous, se hâtant de nous dépasser.



– Ah! me dit le conducteur Baptiste, voilà les mauvaises bêtes du bas pays que l'on mène joindre les autres. Il paraît que les prisons sont toutes remplies. On est bien sot dans notre pays de tant se gêner avec les aristocrates, quand on pourrait faire comme on fait à Nantes et à Lyon quand on en a trop.



– Qu'est-ce qu'on en fait donc?



– On tire dessus à mitraille ou on les noie comme des chiens.



– Et c'est bien fait, répondis-je, égarée et parlant au hasard.



Moi aussi, j'étais lâche, mais ce n'était pas pour moi que j'avais peur; car, si je n'eusse songé à ce que j'avais à faire, je crois que j'eusse sauté à la figure de ce Baptiste et que je l'eusse souffleté.



Je sus par lui que nous ne devions pas rejoindre le convoi et qu'il marcherait toute la nuit, tandis que nous la passerions à Argenton.



– La nuit! pensais-je, ah! si j'étais restée sur la première voiture, j'aurais peut-être pu profiter d'un moment, d'un accident.



Alors j'avais envie de descendre, de courir, je ne savais plus ce que je voulais. Je perdais la tête. J'avais fait trop de projets, j'étais épuisée. Il ne me venait plus rien de raisonnable dans l'esprit.



Je me recommandai à Dieu. Quand nous arrivâmes à Argenton à la nuit tombée, quelles furent ma surprise et ma joie de voir le convoi à la porte de l'auberge! on attendait des chevaux à revenir d'une autre course, et deux des cavaliers de l'escorte étaient allés pour en réquisitionner dans la ville. On disait qu'il n'y en avait plus un seul. Je regardai les deux cavaliers qui restaient. Celui qui m'avait traitée de _réquisition _n'y était pas. Les autres me remarquaient. Il y en avait un très méfiant qui me demanda si je connaissais quelque prisonnier dans le convoi. Ce n'était pas une question bien adroite. Je me méfiai à mon tour et je lui dis hardiment qu'une perso