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Mademoiselle La Quintinie

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LUCIE A M. MOREALI, A CHAMBÉRY

Turdy, le 9 juin.

La voici, cette grande confidence! Soyez assuré qu'elle est aussi nette et aussi sincère qu'une confession.

Je ne vous ai écrit qu'une fois cette année, et ma lettre était plus courte que les autres. Je n'arrangerai rien, j'avouerai le fait. Je n'ai pas senti le besoin de vous écrire davantage, et, comme c'est toujours moi qui ai besoin de vous, comme vous ne pouvez jamais avoir besoin de moi, je me suis crue dispensée de vous importuner de ces écritures sans but et sans portée qui servent à tuer le temps dans les relations des gens du monde.

Depuis un an, mes idées se sont modifiées. Je croyais que cela ne durerait pas, j'attendais pour vous le dire que je fusse sortie de cette épreuve; mais ce n'était pas une épreuve, c'était une vue nouvelle: sa clarté et sa durée m'ont donné le droit d'y croire.

Il y a un an, mon grand-père était à Lyon; j'étais à Chambéry, auprès de ma tante. Je voyais beaucoup les communautés instituées pour l'éducation chrétienne des jeunes filles. J'aime les enfants, vous le savez, et, quand j'ai aspiré si longtemps et si fortement à l'état religieux, c'est toujours sous la forme d'institutrice et de mère adoptive de l'enfance que ce noble état m'apparaissait. Vous m'aviez conseillé de fréquenter ces établissements, afin d'y prendre de plus en plus le goût des devoirs auxquels ils sont consacrés. Eh bien, c'est là précisément que j'ai perdu le goût de cette maternité banale qui n'est pas celle que Dieu inspire directement à la femme. D'abord ces établissements ne peuvent se soutenir qu'à l'aide de spéculations et de calculs dont le côté matériel me répugne, et puis ils sont bien plus institués par l'esprit de parti du dehors que par l'esprit de charité du dedans. L'hostilité déclarée, ardente, sans cesse en mouvement de cette lutte contre le siècle a quelque chose qui m'effraye et me consterne. J'ai craint de me tromper, j'ai obtenu de mes parents la permission de voyager avec des dames missionnaires en tournée; j'ai fait avec elles plusieurs voyages, j'ai visité une grande partie du centre et du midi de la France. Eh bien, j'ai vu des intrigues véritables pour faire tomber les établissements séculiers, pour tuer toute concurrence, pour accaparer et monopoliser le bénéfice d'un commerce, car cela est devenu un commerce la plupart du temps. L'état religieux est devenu généralement lui-même un métier pour vivre, et l'esprit de corps n'est qu'un esprit d'égoïsme un peu moins étroit, mais beaucoup plus âpre que l'égoïsme individuel.

Ne vous récriez pas, mon ami: je ne sais comment les choses se passent ailleurs; mais aujourd'hui, en France, je les ai vues telles qu'elles sont, et elles ne sont point à la gloire de Dieu. J'ai voulu savoir si c'était seulement la corruption de l'idéal dans certaines communautés. J'ai été mise dans la confidence de l'esprit de l'ordre, et j'ai vu un esprit de lucre et de domination poussé et soutenu par un esprit de conspiration, je ne dirai pas contre tel ou tel gouvernement, mais contre toute espèce d'institutions ayant la liberté pour base. Je suis à peu près sûre aujourd'hui qu'il en est ainsi dans la plupart des établissements religieux des deux sexes, et que cette population de serviteurs de Dieu, en prenant une extension subite et en disposant de ressources considérables, s'est donnée à l'esprit mercantile et positif du siècle. Non, Dieu n'est plus là, et cela devait arriver. L'état de renoncement est un état sublime qui doit rester exceptionnel, pauvre, et pour ainsi dire caché. Du moment qu'il s'affiche, qu'il tourne au prosélytisme calculé et intéressé, du moment qu'il se recrute avec aussi peu de choix et de scrupule que s'il ne s'agissait pas de servir d'exemple, du moment qu'il se répand dans toutes les affaires de ce monde et qu'il se mêle à tous les courants vulgaires de ses intrigues puériles, il n'est plus le premier, mais le dernier des états, car il trafique des choses les plus sacrées, la foi et le renoncement.

Je me suis donc éloignée de ces projets, navrée d'abord, et puis peu à peu rassurée dans ma foi, car rien ne prouve contre Dieu, et les faux prophètes n'ont point ébranlé l'arche sainte de la vraie croyance; mais j'ai souffert pour me remettre sur mes pieds. Il y avait eu pour moi quelque chose de si doux à me sentir vivre dans une atmosphère de vaste fraternité religieuse avec la foule grossissante des fidèles! L'association des idées, des sentiments et des actes, c'est vraiment l'idéal social et divin! J'étais fière alors d'appartenir à l'Église romaine, à ce catholicisme dont le nom signifie doctrine universelle. Je voyais se réaliser le rêve de ma foi, l'esprit de Dieu se répandre dans les masses, les aumônes se formuler en millions, les monastères se relever sur tous les points de la France, les poétiques chartreuses se rebâtir avec leurs propres ruines dans les sites sauvages, les paysans se prosterner naïvement devant les chapelles pittoresques et les croix bénites, les églises se remplir d'une foule avide de la parole de Dieu, comme aux plus beaux temps de la foi; je voyais enfin cette grande chose s'opérer: l'union dans la force de l'amour! Et ces belles sociétés de secours, cette fraternité puissante, cet appui que le faible était toujours sûr de trouver en invoquant le nom du Christ, ce sentiment de confiance qui me poussait dans la vie avec la certitude de pouvoir faire le bien en donnant tout, ma fortune, mon temps, mon intelligence et ma vie, à une Église vraiment évangélique, oh! oui, tout cela était bien beau, et je respirais à pleine poitrine dans mon idéal! J'étais jeune, j'étais gaie; tout me souriait dans le présent et dans l'avenir. Il n'y avait aucune ombre en moi, aucun écueil possible dans ma vie. Le ciel était pur sur ma tête, le monde était lancé irrésistiblement sur la pente du vrai. Tous mes semblables allaient être heureux et bons. Plus de détresse, plus d'isolement pour ma pensée! L'Évangile était debout, et l'humanité chrétienne était une immense chaîne de mains amies, enlacées les unes aux autres pour s'aider et s'entraîner dans la voie du beau et du bien!

Rêve d'enfant que j'ai bien-pleuré! Les temps que je croyais venus sont loin encore! Il n'a manqué qu'une chose à ce grand élan religieux du siècle, la sincérité! Elle n'y est point; par conséquent, ni foi, ni charité réelle, ni espérance rassurante dans ce prétendu réveil divin. Le bien s'y fait mal, avec partialité, avec calcul. On y vend l'aumône, puisqu'on y achète la prière. On y spécule de l'aisance des familles et de la sécurité des existences. On y chante les louanges de Dieu sans penser à Dieu. On s'y permet beaucoup de ce que l'on défend aux autres, et le mal lui-même y a quelquefois des sanctuaires de refuge et des licences impunies comme au moyen âge. Ne dites pas que je me trompe, que j'ai mal vu, mal compris, que je subis de funestes influences. Je n'en ai subi aucune, je n'ai jamais laissé discuter ma foi, même par mon grand-père, qui est mon meilleur ami; je ne suis pas un esprit faible, et je ne m'abandonne pas à l'impression d'un fait isolé. Je n'en signale aucun en particulier, et ce n'est pas le pays que j'habite qui m'a fourni des sujets saillants d'observations; c'est un ensemble de choses qu'on m'a laissé connaître et apprécier, comptant me rallier à l'œuvre générale. Je ne me suis pas livrée à cet examen attentif et clairvoyant des personnes et des choses par curiosité frivole et avec l'arrière-pensée d'y trouver le prétexte d'une défection. Oh! non, Dieu m'en est témoin! mon parti était pris, j'avais accepté d'avance toutes les luttes, et j'allais même jusqu'à la cruauté envers la famille pour réaliser le vœu de mon cœur. Je voulais être religieuse et je ne voulais que choisir l'ordre où je me sentirais plus utile à la religion. Qu'ai-je trouvé? Rien qui parle à ma foi, si ce n'est ce pauvre couvent de carmélites où je vais encore quelquefois et où je n'irai plus, parce que j'y ai reconnu, à mon dernier examen, un esprit étroit et sombre, un ascétisme sans chaleur, un sauvage mépris de l'humanité, une protestation sincère, mais sauvage et stupide, contre la civilisation et contre l'avenir de la société1.

Ceci n'est pas ce que vous m'avez enseigné, mon ami! Vous m'avez montré le vaste et riant horizon de la foi sous les couleurs de mon rêve. Ce rêve s'est évanoui. J'ai dû alors rentrer en moi-même et me demander au service de quelle cause sainte et féconde mon cœur toujours croyant et mon esprit toujours logique allaient maintenant se dévouer.

Jusqu'ici, ma vie n'a pas été celle de tout le monde. Il m'a manqué d'avoir une mère, j'ai à peine connu la mienne, et ma grand'tante ne pouvait pas la remplacer; il y avait trop de distance d'âge entre nous. Mon père a toujours vécu loin de moi, mon enfance s'est donc écoulée dans le monde antique et suranné de Chambéry ou dans l'austère solitude de ce vieux manoir, en tête-à-tête avec un vieillard excellent et charmant, mais tout d'une pièce dans ses idées et fort peu disposé à régler et à développer mes premières aspirations. Point de sœurs, point de compagnes de mon âge; à Turdy, point de religion; à Chambéry, beaucoup de pratiques religieuses, aucune dévotion intérieure et sentie. Hélas! faut-il reconnaître que parmi tant de manières de croire qui se partagent la religion de notre temps, cette dévotion inoffensive et tolérante est encore une des moins mauvaises?

Quoi qu'il en soit, j'étais sans religion aucune quand ma tante me fit envoyer à ce couvent de Paris où j'ai eu le bonheur de vous connaître. Vous vous souvenez de cette enfant sauvage qui chantait d'une voix de clairon à la tribune de l'orgue et qui ne se souciait de rien que de musique, d'étude silencieuse et de récréation bruyante? Vous avez mieux auguré d'elle que les autres, vous avez dit: «C'est une bonne personne, elle est tout entière à ce qu'elle fait.» Et vous avez entrepris de m'instruire dans la religion, en même temps que vous dirigiez mes études profanes dans le sens le moins étroit possible, au sein d'un couvent de femmes. On m'a trouvé de la mémoire et de la facilité; vous me trouviez, vous, du jugement et de l'ordre dans les idées. Vous m'avez beaucoup gâtée en m'encourageant à me servir de ma logique naturelle pour comprendre Dieu, et de mon cœur tel qu'il était disposé à l'aimer. Je vous dois tout le bonheur que mon âme d'enfant pouvait trouver en ce monde si désert pour moi. Vous m'avez donné le ciel, et vous avez toléré tous les élans de mon petit esprit, jusqu'à me permettre en souriant de ne pas croire d'une manière absolue à l'éternelle damnation et à ces tortures matérielles de l'enfer qui me paraissaient indignes du sens moral de la foi.

 

Sur bien d'autres points encore, vous avez élargi pour moi le cercle étroit d'une certaine orthodoxie farouche; vous m'avez promis que mon grand-père ne serait pas jugé et perdu sans retour pour n'avoir pas compris Dieu; vous m'avez autorisée, fût-ce à l'heure suprême de la mort, à ne pas le tourmenter inutilement pour le faire rentrer dans le sein de l'Église; vous m'avez défendu de haïr et de mépriser les dissidents; enfin vous m'avez enseigné une religion d'amour, de grâce et de bonté qu'il ne me serait plus possible de changer contre une autre, et pour laquelle je vous bénirai tant que je serai moi-même.

Vos lettres si paternelles et si véritablement évangéliques ont continué votre ouvrage et maintenu mon cœur dans cet état de béatitude jusqu'à l'année dernière. De ce moment, il m'a semblé que vous changiez de sentiment intérieur et que vous me parliez un langage nouveau. Après avoir ajourné pendant des années le désir que j'éprouvais de renoncer au monde, vous m'avez poussée à ce parti avec une énergie soudaine. Il semble que ce vénérable père Onorio, dont vous me parliez avec enthousiasme, ait modifié, dirai-je dénaturé? votre foi… Vous ne pensiez plus que mon salut fût conciliable avec mes devoirs de famille, et, pendant quelques instants, quelques semaines peut-être, j'ai travaillé à vous obéir en pesant un peu sur la tendresse de mon grand-père, et en le dominant par la crainte de me pousser à la révolte. Mon ami, je me suis vue au seuil du fanatisme, et j'ai eu là quelques accès d'obstination et de malice d'un enfant gâté. Au moment où je commençais à me le reprocher, la désillusion s'est faite à l'égard de l'esprit de la religion de ce temps-ci, et voilà où j'en étais quand votre arrivée m'a surprise, quand votre lettre m'a bouleversée. Ah! que cette lettre-là ressemble peu aux anciennes, et comme il m'est difficile de vous reconnaître à travers ce ton indigné, chagrin et rempli d'épouvante! Votre style lui-même est changé comme votre accent, comme votre figure, et je vous ai cru lancé dans ces mystérieuses affaires qui se résolvent toujours par une récolte d'argent, dont l'emploi n'est pas toujours vraiment utile et pieux! Mon ami, pardonnez-moi de vous dire tout cela; mais je ne sais pas feindre. Vous aimiez ma franchise. Il faut l'aimer encore et répondre à mes objections par des raisons, non par des menaces; je n'y croirais pas. Souvenez-vous qu'entre Dieu et moi je n'ai jamais pu apercevoir le diable. Si Dieu veut me châtier, il ne se servira pas de l'esprit du mal pour me ramener au bien, et, s'il est pour moi sans merci, s'il veut me confondre et m'anéantir, il m'abandonnera à moi-même. C'est bien assez de moi pour me torturer, si ma conscience est coupable; c'est bien assez de l'horreur des ténèbres, si l'œil de Dieu n'est plus le flambeau de ma vie.

Pour aujourd'hui, voilà tout ce que j'ai à vous dire. La confidence de mes sentimens personnels et de mes projets est tout à fait inutile, si nous ne pouvons plus nous entendre sur le point de départ, la religion. La mienne n'a pas changé depuis tantôt six ans que vous lisez dans mes pensées, et je ne vois rien dans le présent que je ne puisse combattre seule, si je m'y sens en péril sérieux. Soyez sûr que j'y ai songé et que je n'ai pas été pour rien m'enfermer aux Carmélites.

Lucie.

MOREALI A MADEMOISELLE LA QUINTINIE, A TURDY

Chambéry, le 10 juin.

Oui, j'ai changé, Lucie, j'ai changé complétement d'esprit et de volonté; ne vous l'avais-je pas écrit? J'étais sorti de la voie du salut, j'y suis rentré, et il faut que je vous y ramène, il le faut absolument, ou un remords éternel pèsera sur mon âme en ce monde, peut-être un éternel châtiment dans l'autre.

Lucie, vous êtes toute préparée pour ce que j'ai à vous dire; vous avez vu clair, la vraie religion est perdue, personne ne croit plus, chacun l'interprète à sa manière, il n'y a plus d'orthodoxie. Les catholiques se sont faits protestants à leur insu, beaucoup se sont faits juifs tout en criant contre les juifs, moins âpres dans leur cupidité que ne le sont ces prétendus chrétiens. Le mal est partout, il ne connaît même plus cette contrainte de l'hypocrisie dont on disait qu'elle était un hommage rendu à la vertu. Non, en fait d'hypocrites, il n'y a plus que quelques pauvres pères de famille ou quelques pauvres prêtres qui ont besoin de la protection du clergé ou qui redoutent sa censure; mais ce monde imprudent qui encombre les églises, ces femmes dépravées qui assiégent le confessionnal, ces personnages qui se courbent en ricanant devant les autels, croyez bien que je les connais mieux que vous, car je suis un homme pratique, moi, et j'ai beaucoup pratiqué le monde depuis que nous nous sommes perdus de vue. Vous les flattez en les supposant hypocrites: ils ne sont même pas cela. Ils sont cyniques, voilà tout; ils ne croient à rien, ils ne respectent rien. La religion est un manteau, non pour cacher leurs vices, ils ne se donnent pas tant de peine, mais pour les couvrir d'une insolente impunité!

Êtes-vous contente, Lucie, et n'ai-je point assez abondé dans votre sens? A présent, écoutez-moi, et vous verrez si plus que vous je tolère l'intrigue mondaine, si plus que vous je fais grâce au mensonge.

Vous ne savez peut-être pas mon âge, Lucie. Vous ne vous êtes jamais demandé probablement si mon visage était plus jeune ou plus vieux que moi. J'ai cinquante ans, et certaines années de ma vie ont compté double. Vous m'avez connu mélancolique et pourtant bienveillant. Je vivais dans un bon milieu, et, quand j'offrais à Dieu les repentirs profonds de mon âme, je me disais qu'il m'absoudrait de mes péchés en me donnant l'occasion de souffrir encore plus. Cette occasion est venue: appelé à Rome, j'ai vu Rome, et j'ai failli perdre la foi!

J'eus là un temps de révolte intérieure et de dégoût profond dont je ne crus pas devoir vous entretenir, mais qui me força d'ouvrir les yeux sur la perversité des hommes et le pervertissement de la foi. Je résolus de me guérir en travaillant activement à guérir les plaies de l'Église. J'essayai de signaler des abus, d'élargir le cercle des idées, de mettre d'accord la raison humaine et les dogmes sacrés. Je montrai quelque talent dans cette entreprise; je croyais être agréable à Dieu et au saint-siége. Je me sentais des forces pour une lutte généreuse, de l'habileté pour la discussion. La seule chose certaine, c'est que j'y portais un zèle naïf, une entière sincérité. Vous ne me trouviez pas changé; je ne l'étais pas malgré ma blessure; je voyais le mal, je me croyais de force à le vaincre.

Je fus repris, censuré, réduit au silence, après des encouragements trop flatteurs. Ceci s'est passé au commencement de l'année dernière. J'ai vécu quatre mois dans une sorte de désespoir; je ne vous ai écrit que quand j'ai eu surmonté cette mortelle, cette dernière épreuve. C'est alors que, retiré dans un couvent de moines où je voulais m'ensevelir pour toujours, j'ai rencontré ce pauvre capucin qui m'a ranimé par sa ferveur austère et sublime. Ce qu'il m'a dit et redit cent fois en modifiant fort peu ses expressions, je peux vous le redire au courant de la plume, car je le sais par cœur.

«La religion est perdue. Tout est à recommencer. Il faut la reconstituer sur une base inébranlable, l'orthodoxie. En fait de religion, il n'y a pas de moyen terme, c'est tout ou rien. La discipline est devenue un fardeau à l'homme, parce que l'homme a marché dans la voie des prospérités matérielles et qu'il ne s'est plus soucié des choses de l'autre vie. La mort de l'âme, c'est ce que les hommes du siècle appellent le progrès. Ce progrès destructeur est entré partout. Les églises des pays froids ont adopté les poêles, les tapis, les fauteuils. On se met à l'aise pour prier Dieu. Les couvents, sans grandeur et sans poésie, se construisent dans un esprit de matérialisme qui révolte. On se met en bon air et en belle vue: on a des chambres aérées, commodes; on se préoccupe de la santé du corps, et nullement de celle de l'âme. Tous les règlements sont relâchés; on achète toutes les dispenses possibles, on fait son salut sans qu'il en coûte une goutte de sueur. La mortification est supprimée. Voilà pour les personnes consacrées à Dieu. Quant aux gens du monde, on leur permet toutes les licences de la vie, tous les accommodements de l'esprit. On discute avec eux, on leur fait des concessions de principes, on laisse leur sentiment politique se séparer de leur sentiment religieux. On se pique de tolérance; on dit à chacun: «Croyez ce que vous pourrez, et ce que vous ne croirez pas, n'en faites pas de bruit; l'absolution couvrira tout. Dieu est bonne personne: ayez l'intention de ne pas trop pécher, tout s'arrangera…» Voilà où la douceur et l'indifférence ont conduit l'Église et le siècle. A l'heure qu'il est, il n'y a peut-être plus cent véritables catholiques dans le monde.»

Et, comme je lui demandais le remède à ce mal universel, il me répondait invariablement:

«Relever l'orthodoxie primitive, et s'y soumettre sans appel.»

La première fois que le vieillard me parla ainsi, mon esprit fut révolté. Je réclamai au nom du passé, du présent et de l'avenir, au nom des lumières de la science, au nom des progrès de la civilisation, au nom des droits, des habitudes, des sentiments et des besoins de l'homme.

«Que réclames-tu? s'écria-t-il, enflammé d'une sainte colère; voyons, formule la première venue de tes réclamations! Je te défie d'en trouver une qui ne consacre le prétendu droit du bonheur en ce monde. Progrès des sciences dites exactes et des sciences dites naturelles! exercice de l'esprit qui veut mesurer l'œuvre divine, s'en rendre compte et détruire la notion religieuse par la connaissance des secrets de la nature! recherche des propriétés des éléments et de toutes les choses créées pour se rendre maître de toutes les forces de la matière: qu'y a-t-il au bout de ces travaux énormes? L'industrie, le pain du corps, pas autre chose. Les sciences abstraites, la métaphysique, l'étude nouvelle de l'âme et la définition modernisée de la Divinité?.. Blasphème de crétins! Ces sciences-là n'ont pour objet que de se débarrasser de l'œil de Dieu; de réduire sa loi à une fatalité sans cause et sans but, et d'assurer l'impunité à toutes les jouissances de la vie. – Sciences philosophiques, morale, érudition, recherche d'une prétendue sagesse?.. Mensonges sur mensonges en vue d'un scepticisme égoïste et d'une paix glacée! Paresse du cœur conquise par le vain travail de l'esprit! – Les arts, les lettres?.. Raffinements puérils et corrupteurs de l'intelligence amoureuse de plaisirs profanes, vanités et folies! Rien pour Dieu dans tout cela.

«Regarde la vie du Sauveur, y vois-tu les luttes et les triomphes de l'orgueil? Écoute sa parole, y sens-tu les subtilités de la science, les recherches de la discussion, les réticences d'une temporisation quelconque avec les avantages de la vie terrestre? Ménage-t-il les goûts et les idées de son temps? Tient-il compte des lumières du siècle? Enseigne-t-il le moyen d'être riche, tranquille et applaudi? Non! il pousse à tous les renoncements, il accepte toutes les misères, toutes les humiliations, et il ouvre la route du martyre. Il subit les derniers outrages, il se livre au dernier des supplices pour nous montrer que la vie d'ici-bas n'est rien, et que tout est là-haut. Aussi sa cause triomphe parce que, n'eût-il pas été Dieu, avec une telle doctrine il ne pouvait pas se tromper, parce que cette doctrine tient en deux mots sans réplique: aimer et souffrir.

 

«Quelle belle chose qu'une croyance qui ne discute rien et qui ne se laisse pas discuter? Que sont tous les savants, tous les théologiens, tous les docteurs de la terre devant un dogme absolu qui se formule ainsi? Et regarde ce qu'il y a au fond de ce dogme… Une idée? Non, un sentiment. Eh bien, je te le dis, les idées ont fait leur temps, elles n'ont servi qu'à égarer l'homme. Il faut que le règne du sentiment revienne, il faut que la foi purifie tout; mais c'est à la condition de détruire ce bel édifice humain qu'on appelle la civilisation. Il faut faire des chrétiens nouveaux, des chrétiens primitifs au sein de cette société corrompue, et pour cela il ne faut plus tergiverser, il ne faut rien concéder, il faut abattre sans pitié leur orgueil, leur luxe, leur savoir-faire, leurs palais de l'industrie, leurs chemins de fer, leurs flottes, leurs armées. Il faut rentrer dans la pauvreté, dans l'austérité, dans la contemplation, dans le stoïcisme chrétien, et ne plus se servir de la terre que comme d'un marchepied pour monter à Dieu. Va, mon fils, ceins tes reins, prends ton bâton et voyage, cherche par le monde le petit nombre des vrais fidèles et porte-leur la vraie parole. Dégage-les de tous les liens du siècle et de la famille, qui sont des liens de chair et de sang. Dis-leur que tout ce qui n'est pas à Dieu est au diable, et qu'il n'y a pas de degrés dans le bien et dans le mal. Il n'y a point de joies permises en dehors des joies spirituelles. Il faut reconstituer l'œuvre des apôtres, et, si tu peux en réunir seulement douze aussi forts dans la foi que tu le seras toi-même, tu auras plus fait pour la religion que tous les conciles n'ont su faire depuis la mission de Jésus. Tu seras plus agréable au Seigneur que tous ces bavards d'évêques avec leur rhétorique de mandements, et tous ces présomptueux journalistes qui s'intitulent les défenseurs du saint-siége. Laisse tomber ce qui est vermoulu, et que le siége temporel lui-même soit réduit en poudre: qu'importe, si la voix du salut tonne du haut de la chaire spirituelle de saint Pierre? Que les empires s'écroulent les uns sur les autres, et que les nations s'entr'égorgent pour des questions de commerce! ne t'inquiète pas de cela; c'est la colère de Dieu qui passe. Sois de ceux qui ne peuvent la craindre parce qu'ils sont sans péché, et, si un déluge nouveau détruit la race rebelle, sois dans l'arche qui sauve le petit nombre des élus! Je me moque bien de votre nouvelle idole, de cette bête de l'Apocalypse que vous appelez l'humanité, c'est-à-dire la race humaine corrompue et vouée au culte de la matière! Jésus est venu pour la racheter, et elle s'est de nouveau vendue à Satan. Que Dieu l'abandonne, puisqu'elle a abandonné Dieu. Que la lèpre de son péché la dévore ou que le Très-Haut déchaîne sur elle les cataclysmes et tous les fléaux de la colère. Là où il n'y a plus de croyants, il n'y a plus d'hommes véritables, et je n'ai pas plus de tendresse ou de pitié pour eux que pour des loups dévorants.

«Va donc et cherche à rassembler quelques brebis sans tache, afin que l'humanité spirituelle, résumée par ce petit groupe, soit comme un Christ nouveau qui pousse un cri de délivrance vers le ciel.»

J'ai repoussé d'abord cette doctrine sublime qui me paraissait sauvage, et je me suis mis à chercher dans la religion un corps de doctrines qui pût, en deux mots aussi nets que les deux mots du père Onorio, résumer une vérité opposée à la sienne.

Je me suis livré à une suite de travaux ardus, j'ai relu tous les théologiens, j'ai analysé toutes les décisions des conciles, j'ai cherché la source de toutes les croyances discutées, j'ai refait mes classes canoniques pour ainsi dire d'un bout à l'autre. Hélas! au bout de cet immense travail, je n'ai trouvé que le doute, et la lettre même de l'Évangile, tiraillée par tant d'interprétations contraires, ne m'est plus apparue que comme une faible lueur vacillante au fond des ombres du sanctuaire. Le doute! horrible supplice, comparable à celui de l'enfer pour une âme nourrie dans la foi! Ah! Lucie, j'ai fait mon purgatoire en ce monde, et, un jour, pâle, épuisé de corps et d'esprit, plus semblable à un spectre qu'à moi-même, je suis tombé aux pieds du vieux moine en lui disant:

«Fais de moi ce que tu voudras, pourvu que tu me rendes la faculté de croire.»

Et lui, souriant de ma faiblesse, m'a répondu:

«Te voilà donc enfin rendu! Tu as bu le vin de l'orgueil jusqu'à la lie dans la coupe de la science. Te voilà érudit, te voilà armé de toutes pièces pour n'importe quelle thèse de pédants. Tu peux répondre à toutes les questions par des milliers de textes différents et montrer aux plus forts que tu sais tout le pour et tout le contre entassés par des siècles de bavardage frivole! Aussi te voilà fatigué, brisé, et ne croyant plus à rien! Il te fallait en venir là, et à présent il n'y a plus à choisir hors de ces deux termes: accepter toutes les contradictions des doctrines pour nier Dieu, ou les repousser toutes pour le posséder. Eh bien, choisis; n'es-tu pas libre?»

J'ai choisi, j'ai sacrifié toute ma vaine science, j'ai résolûment oublié tout l'ergotage de discussion amoncelé dans ma mémoire. J'ai cherché l'esprit de l'Évangile sans plus me soucier des passages obscurs ou altérés qui ont jeté les esprits dans de si ardentes discussions. J'ai réduit à néant les plus grandes autorités dès qu'elles m'ont paru dépasser le programme concis du Sauveur. J'ai reconnu qu'il était absolument inutile de comprendre ce qui était profondément senti. J'ai dégagé le véritable sentiment du Christ de toute la scolastique religieuse des siècles postérieurs; j'ai trouvé au sein de ce cercle de plus en plus rétréci le diamant que le père Onorio me montrait au fond du puits de vérité. Recherche de la perfection, divorce absolu avec toutes les satisfactions charnelles, hymen absolu avec la vie spirituelle. Dieu avant tout, avant le progrès, avant la civilisation, avant la famille, avant les plus saintes affections humaines s'il le faut!.. Je n'ai pas été aussi loin que le père Onorio dans la haine de la société. Là est peut-être l'excès de son enthousiasme. Je ne suis pas un homme de destruction et de colère; je n'ai pas abjuré les tendresses du cœur. Je ne crois pas qu'il en ferait si bon marché, lui, s'il les eût connues. Je ne repousse pas les beaux-arts, qui sont la poésie de l'Église. Je ne considère pas la civilisation comme un mal absolu, ni la perte de la foi comme un fait accompli. Je vois le remède, et c'est lui, c'est ce moine si simple, qui me l'a fait trouver. Il ne faut plus tant s'embarrasser de faire un grand nombre de prosélytes vulgaires que de relever, d'épurer et de résumer la foi dans un petit nombre d'élus. Il y a beaucoup de gens qui pratiquent, il y en a peu qui croient, et l'on doit reconnaître que dans ce siècle de discussion la foi n'est possible qu'aux grandes volontés et aux dévouements opiniâtres. Soyons de ceux-là, Lucie, soyons des saints! Aspirons à monter sur les hauteurs, abandonnons la lutte avec le monde, prêchons-le d'exemple; mais pour cela sacrifions tout, ne nous réservons rien. Soyons à Jésus-Christ corps et âme, créons-lui des sanctuaires qui ne recevront pas le mot d'ordre des intérêts ou des passions. Adorons-le en esprit et en vérité dans la région de renoncements suprêmes!..

Hélas! voilà ce que je me disais en venant ici. J'espérais vous trouver encore disposée à me comprendre et à profiter de ce que ma foi avait acquis de lumière et d'humilité, de force et de douceur dans le commerce d'un saint… Mais vous voilà enivrée d'un rêve funeste, l'amour d'un homme!.. O Lucie, il semblait pourtant que nous dussions nous rencontrer à cette pénible étape de certaines désillusions! A mon insu, et vous à l'insu de ce qui se passait en moi, vous étiez arrivée au doute. C'était le moment de nous sauver ensemble par un grand acte de foi; car, moi aussi, j'aurais fondé dans ces montagnes un sanctuaire sans tache. Ma fortune personnelle, qui s'est accrue d'un héritage assez considérable, m'eût permis de n'avoir pas recours à ces pressurages d'argent dont vous m'avez cru occupé, et pour lesquels j'ai fait toujours preuve d'incapacité notoire. J'aurais obtenu que le père Onorio vînt y donner l'exemple des grandes vertus, et j'aurais enseveli là, non loin de vous, ma vie obscure et immolée. Vous ne le voulez pas? Ce rêve sublime de votre vie s'est dissipé sous le souffle d'une passion vulgaire! Votre cœur est fermé à Dieu, ma voix n'arrive plus à votre oreille! Est-ce possible? Faut-il que j'y croie?

1L'auteur n'a pas besoin de dire qu'il ne désigne aucun couvent particulier, et qu'il ignore s'il y a des carmélites à Chambéry ou aux environs.