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Mademoiselle La Quintinie

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«Puisque tout nous favorise, dit-il à Henri, je veux agir vite auprès de l'abbé.

– Vous ne le trouverez pas à Aix, répondit Henri, j'y ai été ce matin. J'ai su que Moreali et le capucin allaient passer la journée à Hautecombe.

– J'irai, reprit M. Lemontier. Va-t'en à Chambéry, dis à Lucie que tout va bien, et qu'elle revienne demain sans crainte. Tu reviendras, toi, m'attendre ici, où nous passerons la nuit sans nouveau trouble.»

M. Lemontier prit une barque et gagna l'abbaye de Hautecombe, où le père Onorio, irrité du bruit et des frivoles occupations des baigneurs d'Aix, avait été s'installer pour quelques jours.

Il était trois heures quand M. Lemontier rejoignit l'abbé, qui, avant de se remettre en route pour Aix, priait, prosterné dans une chapelle. Il lui mit la main sur l'épaule, en lui disant avec autorité:

«J'ai à vous parler, monsieur!»

Moreali ne tressaillit pas, et, après avoir baisé la poussière avec affectation, comme pour montrer qu'il s'humiliait devant Dieu, il se leva et regarda son adversaire d'un air de dédain souriant. Ils sortirent ensemble et s'enfoncèrent dans la montagne, M. Lemontier marchant le premier, jusqu'à ce qu'il se trouvât assez à l'écart des chemins frayés et des distractions qui s'y promènent.

«Monsieur, dit-il à l'abbé, j'ai été plus heureux que vous: j'ai trouvé ce que vous avez en vain cherché hier et avant-hier dans le boudoir de mademoiselle La Quintinie.»

Moreali resta immobile, comme recueilli, assez maître de lui pour ne trahir ni colère, ni terreur, ni surprise. Il pensa que Misie l'avait trahi; il ne voulut pas dire un mot par lequel il pût être compromis plus qu'il ne l'était. Un frisson nerveux le faisait sursauter de temps en temps, mais il se dominait avec une étonnante force de volonté. M. Lemontier dut prendre toute l'initiative de l'explication.

«Avez-vous quelque raison de croire, dit-il, que cet objet vous ait été destiné?

– Sans doute la destination était indiquée sur l'objet même?

– Non, monsieur, l'objet ne porte aucune espèce de suscription.

– Alors je le réclame, il m'appartient.

– C'est tout ce que je voulais savoir, monsieur. Vous avez cherché à vous emparer d'une chose que vous supposiez devoir vous appartenir; mais n'eût-il pas été plus simple de vous en ouvrir à M. de Turdy, au général, ou à mademoiselle Lucie elle-même, et de leur réclamer cette chose, vous fiant à leur honneur, s'il est vrai que cela contienne le dernier vœu d'une mourante? Votre excessive méfiance des autres a porté ses fruits. A son tour, la famille doit se méfier et s'assurer que le sachet trouvé par moi couvre un envoi à votre nom. Un des membres de la famille, à votre choix, découdra l'enveloppe et verra la suscription, s'il y en a une.»

L'abbé, se dominant toujours, répondit:

«Des trois personnes de cette famille, l'une est absente, et n'est pour rien dans la proposition que vous me faites. Envoyez-lui l'objet. Je m'en rapporterai à sa prudence et à sa loyauté.

– C'est-à-dire que vous lui écrirez télégraphiquement que c'est quelque secret de confession, et qu'il faut vous le restituer sans l'ouvrir? Mais il n'en peut être ainsi que quand nous aurons acquis la certitude du fait en voyant votre nom sur l'adresse.

– Le général s'en assurera.

– Alors, reprit M. Lemontier en appuyant sur les mots, vous ne craignez pas que cette confession, au lieu de vous être destinée, ne soit adressée au général lui-même?»

La figure de Moreali se décomposa et devint effrayante. Cette idée s'était présentée à lui si souvent, qu'il se crut perdu.

«Monsieur Lemontier, dit-il, vous avez déjà ouvert le paquet?

– Non, monsieur, répondit paisiblement Lemontier, je n'en avais pas le droit.

– Vous le jurez!

– Sur mon honneur! mais vous n'avez confiance en personne, pas même au père Onorio, qui ne vous eût certes pas autorisé aux recherches furtives que vous avez faites, au risque d'être surpris et traité comme un voleur de nuit!»

L'abbé se leva comme s'il eût voulu aller se jeter aux pieds du capucin. M. Lemontier, qui s'était assis près de lui sur une roche, le retint et le força de se rasseoir en lui disant:

«Le temps presse, je ne puis attendre maintenant que vous vous consultiez. Il me faut une réponse. Dépositaire de cet objet, j'ai aussi des devoirs à remplir. Je ne me permets avec vous aucun commentaire; mais je ne puis défendre à mon jugement d'entrevoir des vérités terribles. Je ne crois pas que Lucie doive jamais les soupçonner. Je ne crois pas non plus que ni le père ni l'époux de madame La Quintinie, qui les ont peut-être pressenties autrefois, doivent les connaître aujourd'hui. C'est la pensée de ce danger extrême qui m'a fait venir à vous pour vous demander, non pas la révélation de vos secrets, mais la valeur ou la vanité de mes craintes. Un mot suffit à chacune de mes questions. Qui peut ouvrir ce paquet? M. de Turdy?

– Non!

– Le général?

– Non!

– Lucie?

– Non!

– Vous alors?

– Moi seul.

– Même s'il est adressé à un autre?

– Vous n'y consentirez pas?

– A mon tour, je dis non.

– Si je vous disais de l'ouvrir?

– Je dirais encore non.

– D'en prendre connaissance avec moi?

– Non, toujours non.

– Avec l'autorisation de Lucie?

– Vous la lui demanderiez?

– Non, je vous en chargerais.

– Ceci change la situation, nous serions au moins dans la légalité, Lucie étant seule et unique héritière de tout ce que sa mère a laissé. De plus, elle est majeure; je me charge de lui demander son consentement. Où vous retrouverai-je demain, monsieur l'abbé?

– Pourquoi pas ce soir?

– Impossible: mademoiselle La Quintinie est absente jusqu'à demain matin.

– Elle est à Chambéry? Allons-y ensemble, monsieur! Par le chemin de fer d'Aix, nous y serons de bonne heure encore, je ne puis passer la nuit dans ces angoisses.

– Vous les avouez enfin? Allons, je n'en abuserai pas, je serai plus généreux que vous. Partons.»

Ils n'échangèrent plus un mot. En traversant le lac, M. Lemontier observa la contenance morne et pourtant digne de l'abbé. Il était vaincu, mais non brisé. Il suivait de l'œil le sillage ouvert par la barque, et semblait livré à une méditation profonde plutôt qu'au sentiment amer de la défaite.

En chemin de fer, il parut ranimé comme s'il eût trouvé, sous l'influence de cette marche rapide, une solution ou une résolution. A Chambéry, il se tint dans la rue pendant que son compagnon entrait chez mademoiselle de Turdy. Lucie, prise à part, dit à M. Lemontier qu'elle lui donnait plein pouvoir de disposer du paquet comme il l'entendrait, et même de ne jamais lui dire ce qu'il contenait. Elle s'en remettait aveuglément à sa prudence et à son honneur. Il courut rejoindre Moreali avec un mot de la main de Lucie, qui l'autorisait complétement. Ils allèrent s'enfermer dans la maison du comte de Luiges, lequel était toujours à Aix.

«Attendez! dit l'abbé au moment où M. Lemontier, prenant un canif sur le bureau du comte, allait ouvrir le sachet, j'ai besoin de mes forces, de ma raison, de ma mémoire. Je suis fatigué, j'ai faim!

– J'ai faim aussi, répondit M. Lemontier. Allons chercher une table d'hôte quelconque. Je vous invite à dîner, si vous voulez bien le permettre.

– Inutile de sortir, reprit l'abbé; je vais envoyer chercher…»

M. Lemontier refusa. L'abbé le regarda en face, et ses yeux se remplirent de larmes; mais il ne se plaignit pas du terrible soupçon muet, trop provoqué par sa conduite précédente. Ils sortirent, dînèrent ensemble sans se parler et rentrèrent chez le comte. C'était une vieille maison, riche, silencieuse, servie par de vieux domestiques dévots; le jour baissant, ils apportèrent une lampe et disparurent.

M. Lemontier coupa la soie tout autour du sachet et en tira une grosse lettre, qui devint fort mince après le dépouillement de trois enveloppes épaisses. La première ne portait que ces mots: Pour être ouverte dans dix ans; la seconde: Pour être lue le jour de la première communion de ma fille; la troisième enfin, que M. Lemontier n'ouvrit pas, portait cette adresse bien lisible: A mon mari, le colonel La Quintinie.

«Voilà ce que j'avais prévu, dit-il, c'est une confession au véritable confesseur, une confession qui vous épouvante, et à présent, monsieur l'abbé, regardez-vous votre adversaire comme un ennemi sans délicatesse et sans générosité?»

Moreali cacha sa figure dans ses mains et fondit en larmes; puis, tendant ses deux mains humides et froides sur la table:

«Pardonnez-moi, dit-il, pardonnez-moi en chrétien et en philosophe!

– Je vous pardonne tout ce qui m'est personnel, répondit Lemontier; mais je ne puis toucher vos mains en signe d'estime ou d'amitié, je les crois souillées d'un crime que ce repentir tardif ne peut expier en un instant.

– Monsieur Lemontier! s'écria Moreali avec énergie, je ne suis pas si coupable que vous le croyez: Lucie n'est pas ma fille! J'ai aimé sa mère avec passion, je l'aime elle-même comme l'enfant de mes entrailles spirituelles, mais je n'ai pas séduit madame La Quintinie, je n'ai manqué ni à mon vœu de chasteté, ni à mon devoir de confesseur et d'ami. S'il y a dans cette lettre dont vous prendrez connaissance, je le veux, une révélation contraire à la confession que je vais vous faire, cette révélation est l'œuvre du délire; mais j'ai mes preuves, moi: elles sont là, dans ce bureau dont j'ai la clef, et je veux les mettre sous vos yeux… quand vous m'aurez écouté, non comme un ami, vous vous y refusez, mais comme un juge. Je vous accepte pour ce que vous voulez être.

– C'est mon droit, répondit Lemontier, car j'ai celui de devenir le père de Lucie, et j'en ai la volonté. Je dois et veux savoir, par conséquent, quels liens l'unissent à vous. Parlez.»

 

Il remit la lettre de madame La Quintinie dans le sachet, y posa son coude, fixa sur l'abbé ses yeux clairs et calmes, et le philosophe attendit la confession du prêtre.

RÉCIT DE L'ABBÉ

Moreali est mon véritable nom, c'est celui de ma mère et d'un oncle maternel qui m'a adopté tout récemment. J'ignore qui fut mon père; ma mère était Italienne, et je suis né à Rome. J'étais fort jeune quand elle m'envoya à Paris, où je fus élevé chez les jésuites sous le nom de Fervet, et où elle vint s'établir près de moi quelques années plus tard. Elle me chérissait tendrement et me donnait l'exemple des vertus chrétiennes. Elle avait bien peu d'aisance, mais elle ne négligea rien pour mon éducation. Elle passait pour ma tante, et longtemps, en lui donnant un titre plus doux, je crus n'être que son fils adoptif.

Je fis de bonnes études, mais je ne montrais aucun goût pour l'état ecclésiastique. La carrière des lettres, l'éloquence du barreau me tentaient. J'avais de l'ambition, et pourtant j'étais un croyant, mais un croyant porté à la lutte plus qu'au renoncement.

A son lit de mort, ma pauvre mère me révéla l'illégitimité de ma naissance, et m'apprit qu'étant enceinte de moi, elle m'avait consacré à Dieu par un vœu solennel. Depuis que j'étais au monde, elle avait tout fait pour réaliser ce vœu. Elle avait espéré que j'y souscrirais. Elle avait compté que mon sacrifice rachèterait son péché. Elle n'exigeait pas que je fusse prêtre sans vocation; mais elle me suppliait de ne pas lui ôter l'espérance à sa dernière heure et de la laisser partir emportant la promesse que je ferais mon possible pour lui abréger les terribles expiations du purgatoire. Si un jour il se pouvait que son fils offrît le saint sacrifice de la messe à son intention, elle se flattait d'être alors réconciliée avec Dieu.

Elle mourut dans mes bras, bénie quand même et consolée autant qu'il dépendait de moi; mais la honte de ma naissance et l'horreur de mon isolement dans la vie m'avaient porté un coup terrible. Je me vis sans appui, sans amis, sans liens, sans patrie; errant dans la société, livré à mon inexpérience, luttant pour percer tout seul et retombant désespéré sur moi-même, j'essayai de me persuader que mon intelligence et ma volonté suffiraient; mais j'eus peur des passions que je sentais fermenter en moi. La femme était pour moi un objet de séduction irrésistible et d'aversion craintive. J'avais des envies d'adorer et de tuer la première qui égarerait mes sens. L'épouvante me ramena chez les jésuites.

Là, je n'étais plus seul, j'appartenais à tous, il est vrai, mais tous m'appartenaient, et je pouvais, au sein de cette société puissante, conquérir par un grand mérite l'indépendance de l'initiative.

J'avoue que l'ambition mondaine fut encore mon but jusqu'au moment où je fus désigné pour recevoir les ordres sacrés. Dans ma dernière retraite préparatoire, je sentis la grâce, je reconnus mon néant, je m'humiliai et je travaillai sincèrement à combattre le démon d'orgueil qui était en moi.

Outre le travail de la grâce, j'étais doué d'un besoin de logique intérieure qui me travaillait aussi. J'avais le goût du beau, la passion du vrai, le sentiment de l'honneur, le mépris des faux biens, de grands appétits de franchise et de générosité; mais la vraie charité chrétienne, le facile pardon des injures, l'humilité devant les hommes, le repos absolu du cœur et des sens à la pensée des femmes, voilà ce qui me manquait. Je le sentais, car j'étais sévère envers moi-même. Je demandai encore un an de travail spirituel avant de prononcer mes vœux, je ne me trouvais pas encore assez digne et assez fort; mais on avait besoin de mes services, on me dissuada de tenter une plus longue épreuve: je me consacrai en tremblant.

Pourtant je me sentis à la fois enorgueilli et touché de la confiance avec laquelle mes directeurs me poussaient dans l'arène. L'orgueil du devoir m'était permis, je m'y abandonnai: n'était-il pas ma sauvegarde contre les tentations?

Je fus nommé d'emblée à un vicariat dans une ville de premier ordre. J'y prêchai le carême avec un très-grand succès. C'est là que les larmes des femmes, ces touchantes ferveurs, plus séduisantes que les applaudissements des foules, commencèrent à me troubler sérieusement. Je sentis la nécessité des plus grandes austérités. Il fallait être saint ou rien. Je m'efforçai d'être saint.

La grâce descendit encore sur ma ferveur. Le calme se fit comme par miracle. Un jour, je me sentis vraiment fier en me sentant vraiment fort. Le souffle embrasé du confessionnal me fit sourire. Les plus belles femmes venaient à moi. Toutes m'aimaient, sinon avec réflexion et persistance, du moins avec entraînement durant cette heure de tendre épanchement qu'elles apportaient à mes pieds. Je les traitai durement, quelques-unes s'exaspérèrent jusqu'à m'aimer avec ardeur. Je les accablai du mépris de Dieu, qui leur parlait par ma bouche.

Parmi les pénitentes que l'aristocratie de la province m'envoyait en trop grand nombre, une jeune fille charmante me consola par son angélique chasteté, par l'absence de tout instinct douteux à combattre, par une foi naïve pleine de scrupules attendrissants: c'était Blanche de Turdy. Elle avait seize ans à peine. Pâle, délicate, toujours simplement vêtue, un peu nonchalante et d'humeur rêveuse, elle était l'image de la candeur timide et de la virginité ignorante.

Sa mère, qui était pieuse, vint un jour me consulter.

«M. de Turdy veut, dit-elle, marier ma fille avec un beau colonel qui ne croit à rien. L'enfant est douce, et redoute la vivacité de son père. Donnez-lui le courage de résister un peu. Mon mari est bon au fond, il cédera. D'ailleurs, nous ne sommes ici que pour un temps limité. Nos propriétés les plus importantes sont en Savoie. C'est là que je voudrais établir Blanche, afin de l'avoir près de moi.»

J'exhortai dans ce sens ma jeune pénitente, qui se prit à pleurer.

«Mon père ne me force pas, dit-elle; toute la faute est à moi. Le colonel La Quintinie m'a dit au bal qu'il m'aimait, et qu'il serait malheureux, si je ne l'aimais pas. Je l'ai cru, et, lorsqu'il m'a demandée à mon père, j'ai avoué que je l'aimais aussi. Mon père serait plutôt contraire que favorable à ce mariage. Le colonel ne lui plaît pas beaucoup. «Pourtant, m'a-t-il dit, si tu l'aimes… nous verrons… Consulte ta mère.» J'ai consulté maman, qui dit non. Je ne sais pas si j'ai fait un péché en aimant ce colonel.»

Je m'efforçai de lui prouver qu'elle ne l'aimait pas. Elle parut ébranlée, et me promit de n'y plus songer.

Un an s'écoula sans qu'elle se confessât d'aimer. Je n'avais pas coutume de questionner. Je blâme ce mode de provocation à la sincérité. Pourtant, ce silence m'étonnait, et je me fis scrupule de donner à Blanche l'absolution pascale sans être bien assuré de la validité de sa confession. Elle me répondit avec la simplicité d'un ange:

«Vous m'avez défendu d'aimer, je me suis abstenue. Je n'aime plus que Dieu et la Vierge.»

Cette soumission facile, entière, vraiment sainte, me remplit d'admiration et de tendresse pour cette jeune âme qui, dès sa première épreuve, s'élevait à l'état de perfection, celui où il n'y a plus ni lutte ni angoisse devant le sacrifice de soi-même. J'en fus si édifié, que je me sentis comme sanctifié par contre-coup. J'avais beaucoup travaillé pour assurer ma victoire sur les sens, et cette enfant, qui n'avait pas de sens à vaincre, immolait l'instinct de son cœur avec cette sublime simplicité!

Je l'aimai, je l'aimai de l'amitié la plus pure, la plus calme. C'était en moi comme un sentiment divin! Ni ma veille ni mon sommeil n'en étaient troublés. Mes yeux ne la cherchaient dans l'église ni aux offices, ni aux sermons. Quand j'étais là, je sentais qu'elle y était, et elle y était toujours. Sa présence était un parfum dans l'atmosphère, son approche au confessionnal m'apportait une sensation de bien-être et de fraîcheur.

Un jour, à la veille d'une de ces grandes fêtes où elle avait coutume de se confesser, je me sentis inquiet, comme si un malheur non défini m'eût menacé. Elle ne vint pas. Trois mois se passèrent, et je compris alors qu'elle était beaucoup pour moi. Ma ferveur se ralentissait, l'église perdait sa poésie, ma vie se traînait comme une attente pénible. Je ne pouvais m'alarmer de ma tristesse; je sentais mon intention aussi pure que celle d'un petit enfant. Il ne m'était pas seulement permis, il m'était ordonné de chérir les voies de cette jeune sainte, et je craignais qu'on ne la détournât du ciel.

Madame de Turdy reparut enfin.

«Nous avons passé trois mois aux eaux, me dit-elle. Le beau colonel La Quintinie y était. Il a recommencé ses assiduités, et je crains bien que Blanche n'ait jamais cessé de l'aimer. Il a renouvelé sa demande, que j'avais réussi à faire ajourner à cause du jeune âge de ma fille. Il a fait la cour aussi à M. de Turdy, qui est un incrédule, et qui l'a pris sous sa protection, prétendant que je voulais faire de ma fille une religieuse. Je viens vous demander conseil.»

Je ne sais ce que je répondis. J'étais fort troublé. La défection de Blanche était une chute déplorable, et le mot de religieuse, que sa mère venait de prononcer, me jetait dans de grandes anxiétés. Peut-être aurais-je dû suggérer à ma jeune pénitente l'idée de se consacrer à Dieu. Douée de si grandes qualités de renoncement, n'était-elle pas marquée pour l'état sublime? Je m'étais interdit d'encourager les vocations romanesques, fugitives velléités fréquentes chez les filles de treize à seize ans; mais Blanche, sans me faire part de l'appel du Seigneur, l'avait peut-être vaguement ressenti. Et je ne l'avais pas deviné, moi! j'avais laissé ma jeune sœur s'égarer dans son rêve d'amour et accepter l'époux charnel faute d'entrevoir clairement l'époux idéal!

Je demandai à madame de Turdy si elle s'opposerait à la consécration de sa fille. Elle me parut surprise.

«Non certes, répondit-elle, si elle avait la vocation: mais elle ne l'a pas du tout, puisqu'elle veut se marier avec un homme sans principes.

– Elle pourrait changer, lui dis-je.

– Ne le désirons pas trop, reprit-elle; M. de Turdy jetterait feu et flamme.

– Ne m'avez-vous pas dit qu'il était fort bon?

– Il n'a pas grande persistance, et il céderait à la fin; mais que d'orages auparavant!

– Vous les redouteriez peu, si vous étiez certaine de les supporter pour le bonheur de votre enfant.»

Madame de Turdy restait indécise et incrédule. Elle ne s'opposa pourtant pas à ce que la vocation de Blanche fût interrogée. Je prêchais alors dans un couvent de religieuses où sa mère la conduisait deux fois par semaine pour m'entendre. Au bout de quelque temps, elle l'amena vers moi dans un parloir de ce couvent, où elle nous laissa ensemble.

Ce ne fut pas une confession, ce fut un entretien de frère à sœur. Blanche m'avoua qu'elle était bien agitée. Le colonel l'occupait beaucoup, et pourtant elle sentait que ce n'était pas là le doux rêve de sa vie. C'était comme une violence que l'homme faisait à son âme. L'appel du Sauveur, plus vague et plus tendre, la faisait rêver. Je vis bien que les sens avaient parlé, mais j'espérai lui enseigner délicatement à les vaincre.

Je portai une grande ardeur dans mon entreprise, et durant plusieurs mois, où tantôt la confession, tantôt les entrevues chez sa mère et au couvent établirent des relations suivies entre nous, je la vis s'avancer dans la voie sainte au point de me faire croire que je l'y avais assurée pour jamais. Combien elle eût été heureuse si elle eût persévéré! Mon affection, ma sollicitude pour elle étaient devenues en moi comme une seconde vie. Toutes les forces de mon âme étaient tendues vers ce but de conserver vierge pour l'hymen du Christ cette âme digne de lui seul. A l'idée qu'un homme, et un homme sans croyances, se flattait de la profaner, j'étais dévoré d'indignation.

Blanche semblait sauvée, mais elle fut imprudente. Elle ne savait rien cacher: elle avoua à son père son désir de prendre le voile. Dès lors M. de Turdy, qui au fond prisait médiocrement La Quintinie, s'appuya sur ce dernier pour soustraire la néophyte à l'appel du Seigneur. Il effraya madame de Turdy, qui était pieuse, mais qui avait le caractère faible; il pesa sur la piété filiale de Blanche. Il permit au colonel de la voir plus souvent. Enfin ils ébranlèrent ma pauvre sainte et me l'enlevèrent au moment où, appelé à d'autres fonctions, j'étais forcé de changer de résidence.

Je partis, la mort dans l'âme, pour ma première et dernière cure. C'était une ville de troisième ordre, peu éloignée de celle que je quittais. Madame de Turdy vint m'y trouver bientôt sans sa fille. Le mariage était décidé. Blanche avait juré à son père qu'elle ne serait pas religieuse. La mère elle-même s'en réjouissait, car elle avait eu peur de me voir trop bien réussir; mais elle était également effrayée de donner sa fille à un incrédule. Elle me priait, puisque j'avais eu et pouvais avoir encore de l'influence sur elle, de lui écrire pour exiger qu'elle fît de sa main le prix de la conversion du colonel. J'écrivis deux fois, trois fois. Pas de réponse! Un jour, on m'apporta un billet de faire part. Blanche était mariée.

 

La douleur et la colère que j'éprouvai me firent craindre d'avoir trop aimé cette jeune fille… Trop aimé!.. était-ce possible? peut-on aimer trop quand on aime en Dieu et à cause de Dieu? Je l'avais mal aimée… peut-être; non! Je scrutai en vain ma conscience. L'amour terrestre n'était plus en moi depuis longtemps; je l'avais terrassé, je l'avais tué, je le méprisais… Quand je sentais la chair se révolter, je ne prenais pas le change, et jamais dans mes rêves, même involontaires, la figure de Blanche ne s'était mêlée aux fantômes de la tentation.

Je l'avais aimée avec l'âme, et pendant quelque temps mon âme fut comme brisée. Je ne sentais plus aucune ambition mondaine. Je demandai à m'effacer dans le clergé secondaire, à m'éloigner de cette province où j'avais trop souffert. Je fus appelé à Paris; mais le colonel et sa femme y étaient sans que je m'en fusse informé. Un jour que je prêchais à l'église de ***, je vis Blanche au pied de la chaire. Je la vis sans trouble et sans joie. Je ne l'estimais plus; je savais qu'elle avait tout cédé, et que le colonel continuait à nier Dieu et à braver l'Église. C'était sous Louis-Philippe. Il craignait d'être pris pour un légitimiste; il voulait de l'avancement.

Après le sermon, comme je me retirais vers la sacristie, je vis que deux femmes me suivaient: l'une était Blanche, dont un voile de dentelle cachait mal la pâleur et l'émotion; l'autre était une pieuse amie qui l'avait amenée au sermon; elles demandaient à me parler.

Ce fut l'amie qui prit la parole.

«Je vous ramène, dit-elle, une brebis égarée. Elle est troublée dans sa foi; elle souffre. Pendant quelque temps, elle a essayé de se rattacher au monde; elle a échoué. Votre sermon vient de la rappeler à la religion. Elle veut vous ouvrir son cœur; mais, avant de se confesser à vous, elle voudrait vous parler comme à un ami. Venez chez moi demain à onze heures du matin. Personne ne vous troublera.»

Je refusai. J'avais échoué dans la plus modeste de mes tentatives, celle de faire présider la plus simple des conditions chrétiennes au mariage de mademoiselle de Turdy. J'avais donc manqué d'ascendant et de persuasion. Elle devait choisir un guide plus éloquent et plus éclairé que moi.

Elle releva son voile, et je vis sa figure inondée de larmes.

«Nul autre que vous! dit-elle; si vous me repoussez, je suis perdue, damnée à jamais. Votre devoir est de me réconcilier avec Dieu, ou mon éternel malheur pèsera sur votre conscience.»

Je dus céder et promettre. Le lendemain, à l'heure dite, j'étais chez son amie, qui nous laissa seuls dans un salon réservé.

«Avant que je vous demande d'entendre ma confession, dit madame La Quintinie, j'ai à vous raconter l'histoire de mon mariage, et je serai forcée de vous parler des personnes qui m'entourent. Cela est permis dans un entretien amical. Écoutez-moi. Je n'ai jamais aimé M. La Quintinie depuis le premier jour où vous m'avez démontré que je ne pouvais ni ne devais aimer un incrédule. Il y a de cela deux ans. A partir de cette époque, j'en ai aimé un autre; mais je ne m'en suis pas accusée en confession, ce ne pouvait pas être un péché; c'était une sainte amitié qui ne pouvait aboutir au mariage. J'avais donc l'esprit tranquille et le cœur rempli; la preuve, c'est que l'idée de me consacrer à la virginité m'était douce, et que mon père m'a désespérée en s'y opposant.

«Quand j'ai dû renoncer à vaincre sa résistance, il s'est passé en moi des choses étranges dont je me confesserai ailleurs qu'ici. J'ai cru devoir lutter contre moi-même, obéir à mon père et m'efforcer d'aimer M. La Quintinie. Je n'étais pas forcée de me prononcer pour ce dernier; au contraire, mes parents me priaient d'attendre et de réfléchir, mon père parce qu'il trouvait le colonel frivole et inintelligent, ma mère parce qu'elle le voyait impie.

«Pourquoi me suis-je obstinée à le choisir? Parce qu'il m'a effrayée de votre influence… Ne me demandez point d'autres explications. Au tribunal de la pénitence, vous m'interrogerez. Je vous dis seulement ici en toute sincérité que j'ai cru faire mon devoir en ne répondant pas à vos lettres et en consentant, après une lutte vaine, à hâter mon mariage, sans conditions, au gré du colonel.

«Hélas! j'ai été bien punie de mon erreur! Les embrassements de cet homme m'ont été odieux. Je ne savais rien du mariage, je ne pressentais rien, je ne devinais rien. Je croyais que l'amour conjugal était pure affaire de cœur, et qu'en échangeant ses pensées on arrivait à imposer une douce persuasion en même temps qu'à la subir. Je m'imaginais qu'ayant cédé ma main et perdu mon nom sans exiger de mon mari aucun engagement religieux, je l'amènerais à croire ce que je croyais; mais quoi! le lendemain du mariage j'avais perdu tout espoir d'ascendant sur lui: j'étais sa chose, Dieu ne pouvait plus me réclamer. Je n'avais plus qu'à partager sa vie, ses goûts, ses habitudes, à subir ses caresses et à me dire heureuse ou à me taire. Voilà ma désillusion, mon opprobre, mon désespoir. Je porte dans mon sein le gage de cette union terrestre qu'il plaît aux hommes d'appeler l'amour. J'espère et je désire mourir en mettant cet enfant au monde. C'est tout ce que mon mari voulait de moi; ma vie, à contre-cœur enchaînée, ne peut lui être d'aucune utilité. Mais, sentant bien que Dieu daignera m'affranchir du supplice d'appartenir à un autre maître que lui, je veux qu'il ait pitié de moi, qu'il accepte les larmes de mon repentir et qu'il me reçoive dans sa grâce. C'est pourquoi je suis venue à vous.»

Les aveux de Blanche étaient un douloureux triomphe pour l'esprit de vérité qui parlait en moi. Il était bien évident que cette délicate créature formée pour le ciel avait méconnu sa vocation et signé l'arrêt de son irrémédiable malheur en ce monde, en se laissant tomber dans les bras d'un homme. Elle m'apparaissait souillée, mais repentante. Elle ne m'inspirait plus d'enthousiasme, mais elle m'imposait une pitié profonde et le devoir de la consoler. Pourtant j'étais frappé d'un point mystérieux dans son récit, et je la priai en vain de s'expliquer; elle s'y refusa. J'eus peur, je fis tous mes efforts pour qu'elle s'adressât à un autre confesseur; elle fut inébranlable. Cette personne si faible et si douce était devenue sombre et tenace. Elle voulait être sauvée par moi, ou s'abstenir avec désespoir de toute religion, de toute croyance.

Le lendemain, j'entendis sa confession, qui me fit frémir. Je ne l'aimais plus, moi, je fus sans indulgence; je l'humiliai, je la brisai jusqu'à lui déclarer que je ne la confesserais plus jamais. J'ai tenu parole.

Vous m'approuvez peut-être? Eh bien, vous avez tort. Je me trompais, j'étais lâche, je n'étais pas à la hauteur de mon devoir. La confession de cette femme me troublait. Je m'étais cru un saint, je ne l'étais pas. Je craignais de commettre un sacrilége en écoutant, dans le temple du Seigneur, des aveux terribles. J'aurais dû puiser ma force dans la sainteté du sanctuaire et ramener cette âme par la patience, par la douceur, par l'impassible sourire d'une chasteté à l'abri de tout péril.

Je manquai de l'audace des saints et de la tranquillité des anges. Je sentis que je n'étais qu'un homme, et, profondément humilié de ma défaite, je repoussai durement l'infortunée en sauvant mon repos, mais en exaspérant son âme. Mon repos, ai-je dit. Hélas! il était perdu sans retour! J'avais aimé Blanche et je ne l'avais pas désirée; je ne l'aimais plus, et elle portait le délire dans mes sens! Je refusai obstinément de la revoir, et, pour échapper à ses instances, à ses sommations, j'obtins dispense de confesser à l'avenir aucune femme.