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Mademoiselle La Quintinie

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Il était vêtu de bure et souillé de poussière, sa peau et ses vêtements différaient peu de couleur. Il exhalait une odeur de terre et d'humidité. Il parlait mal le français et paraissait le comprendre plus mal encore. En revanche, il ne comprenait pas du tout l'italien, que le général s'efforçait de lui parler. Assis près de la fenêtre ouverte, il avait peut-être froid, mais il ne s'en apercevait pas ou ne s'en souciait pas. Il appartenait à ce tempérament insensible ou invulnérable qui est propre aux exaltés, aux martyrs et aux fous.

M. Lemontier observait son profil socratique, évidé pour ainsi dire, comme si la maigreur des jeûnes n'eût laissé en saillie que les lignes osseuses et emporté la trace de tous les instincts. Le front seul avait poussé en hauteur, et par là ce n'était plus Socrate, mais quelque chose de plus et de moins, un Indien, un stylite. Le père d'Émile sentit que l'homme n'était pas méprisable, et il lui parla en bon italien bien rhythmé. Une lueur de satisfaction éclaira les traits du pauvre moine, qui, fourvoyé, ennuyé et résigné, s'était changé en statue.

Il raconta naïvement à M. Lemontier qu'il venait de Frascati, qu'il avait voyagé en chemin de fer, par mer, en diligence et à pied. De tout cela, nul étonnement, nul souci. Du changement de pays et de climats, aucune préoccupation. Nulle remarque sur son chemin. Il avait marché dans ses pensées, disait-il; il n'avait rien vu.

«C'est très-beau de marcher ainsi, lui dit M. Lemontier, quand les pensées sont nobles. Vous pensiez à Dieu?

– A Dieu toujours et à beaucoup de petites choses que je demandais à Dieu de m'expliquer.

– Par exemple?

– D'abord pourquoi l'on tient à aller vite, comme si l'on croyait avancer en changeant de place?

– Dieu vous a-t-il répondu?

– Oui, il m'a dit que cela ne servait de rien, et que, la mort demeurant partout, il n'était pas besoin de se hâter pour la rencontrer.

– Et que lui demandiez-vous encore?

– Si les anges voyagent.

– Et Dieu?..

– Dieu m'a dit qu'ils allaient plus vite que la vapeur.

– Aussi vite que la pensée?

– Encore plus vite, plus vite que le mal, aussi vite que la grâce!

– Très-bien! Si le bien va plus vite que le mal, le mal sera donc devancé et réduit à l'impuissance?

– Cela, c'est un mystère. J'y ai songé quelquefois.

– Avez-vous questionné Dieu là-dessus?

– Non, il m'eût dit que cela ne me regardait pas. J'ai un jour à vivre!»

L'entretien continua sur ce ton, M. Lemontier examinant le cerveau de ce moine comme un produit curieux du travail ascétique, le moine répondant par sentences obscures et malignes comme celles d'un sphinx.

C'était au tour du général à ne pas comprendre. Il s'évertuait à saisir un mot dans chaque phrase, se demandant d'où venait à l'homme subversif cette audace tranquille d'interroger un saint. Son étonnement devint de la stupeur quand, au bout de vingt minutes, le capucin, qui n'avait pu échanger avec lui dix paroles, et qui lui marquait une extrême froideur, parut s'être pris d'abandon et de sympathie pour M. Lemontier, et, tout en se retirant, lui tendit la main en échangeant avec lui le souhait de felicissima notte. Puis il revint sur ses pas et lui demanda si sa fille était malade, qu'il ne l'avait pas vue? Il prenait M. Lemontier pour le père de Lucie, ce que M. La Quintinie avait pu lui expliquer à cet égard ayant été complétement perdu. M. Lemontier ne marqua pas de surprise et profita du quiproquo pour s'instruire. Sûr de n'être pas compris du général, qui le suivait la bouche béante, il demanda à son tour au capucin s'il connaissait la signora Lucia.

«Non, dit l'autre, mais elle m'a fait l'aumône et accordé l'hospitalité. On dit qu'elle est charitable et pieuse. J'aurais voulu la remercier. On m'a dit qu'elle savait très-bien ma langue, elle aussi.

– Nous y voilà,» pensa M. Lemontier.

Il promit au moine qu'il la verrait le lendemain matin.

«Car vous ne comptez point partir demain? ajouta-t-il.

– Non, s'il est vrai que vous ayez besoin de moi ici, répondit le père Onorio, complétement dupe de son erreur de personnes. Je vais où l'on m'appelle, comme je sors d'où l'on me chasse. On m'a dit qu'un père me réclamait, c'est vous; et qu'un grand-père voulait me battre, où est-il? Me voilà! Qu'il en soit ce que Dieu voudra, mon pauvre corps est à lui et ne vaut pas la peine qu'il le protége.»

Il s'en alla sur cette plaisanterie en souriant d'un air lugubre et doux.

Le général eût bien voulu savoir. M. Lemontier lui fit payer sa réserve en lui répondant d'une manière évasive et en se hâtant de prendre congé de lui jusqu'au lendemain.

«Vous retournez à Aix? dit le général sèchement.

– Non, mon fils n'y est plus, et M. de Turdy m'a engagé à passer quelques jours chez lui.

– Ah! monsieur votre fils?..

– Est allé m'attendre chez moi.

– Alors… nous causerons…

– Quand il vous plaira, général, répondit M. Lemontier en reprenant le chemin de la bibliothèque, où Lucie l'attendait.

– Ce diable d'homme! pensait le général en se couchant. Il était si pressé de parler, et il me semble que ce moine lui en ait ôté l'envie! Pourquoi donc, sac-à-laine! ai-je oublié tant que cela l'italien, que je croyais savoir?»

Il s'endormit en feuilletant un vocabulaire de poche à l'usage des commençants.

M. Lemontier conseilla à Lucie de voir et d'écouter le moine, de le laisser catéchiser, et de faire accepter à M. de Turdy la présence de cet apôtre dans sa maison pendant le temps nécessaire.

«Et même, ajouta-t-il, il n'est pas impossible que je vous demande de rappeler Moreali. Vous avez peut-être été un peu vite; il eût mieux valu ne pas le chasser. Je suis là, je veille, et je me charge de recevoir tous les assauts. Nous devons, je crois, au lieu d'entretenir les craintes et l'irritation du grand-père, l'amener à sourire de cette vaine persécution et à la laisser s'user d'elle-même autour de lui. Du moment que vous êtes sauvée de l'entraînement religieux, nous sommes tous sauvés. Il ne s'agit plus que de faire avorter les crises sans les trop éviter. Donnez de la gaieté et un peu de malice prudente au grand-père; je vous réponds qu'appuyé sur nous, et sûr de vous désormais, il retrouvera des forces dans ce petit exercice de sa vitalité.»

M. Lemontier ne se trompait pas. Dès le lendemain, M. de Turdy était sous les armes, enchanté d'avoir à travailler, lui aussi, au rachat de la liberté de sa petite-fille, et assez fort pour reprendre ses habitudes.

Le capucin réclama un entretien avec Lucie. On le reçut au salon, toute la famille présente. Là, Lucie refusa d'entendre aucune exhortation secrète, mais elle s'engagea à écouter le moine aussi longtemps qu'il lui plairait de parler, sans que ni elle, ni M. Lemontier, ni son grand-père se permissent un mot d'interruption. Cela ne faisait pas le compte du général, qui craignait que l'orateur n'eût pas ses coudées franches; mais Onorio fit bien voir qu'il ne s'embarrassait de rien et qu'il méprisait profondément les subterfuges. Il était l'antithèse du jésuitisme, il était l'anachorète des anciens jours; il en avait la foi, la vigueur et la science théologique; seulement, cet homme du passé transporté au XIXe siècle, n'ayant plus sa raison d'être, chantait dans le vide, et l'écho de sa voix retournait sur lui-même sans rien ébranler de solide au dehors.

Il parla avec une grande abondance de cœur pourtant, car il avait personnifié Dieu à son image; il s'entretenait avec lui d'égal à égal, tantôt avec une tendresse touchante, tantôt avec une trivialité comique. Il aimait ce Dieu de sa façon à l'exclusion absolue et complète de tout être réel. Il dialoguait avec lui à la manière des sibylles, répétant ses réponses sans nul souci de les rendre ridicules en les traduisant mal à l'assistance, se livrant à une pantomime comique parfois et parfois sublime de persuasion et de simplicité. Il a dit des choses admirables et des choses révoltantes. Il fut éloquent et puéril. Le vieux Turdy riait à son aise; l'orateur n'y faisait pas la moindre attention. Le général admirait de confiance, devinant au geste et à l'inflexion apparemment que tout devait être magnifique. M. Lemontier était attentif, et, quand il y avait à louer, il laissait échapper un mot d'approbation qui étonnait grandement le général. Lucie était grave et triste; elle sentait profondément le néant de cette doctrine de mort dont un représentant sincère et courageux lui disait le dernier mot. Elle avait traversé avec dégoût les transactions de mauvaise foi de la propagande, elle entendait maintenant la parole d'orthodoxie, le De profundis de l'humanité, la négation de la vie divine. On ne déserte pas sans un reste de frayeur et de regret l'autel refroidi dont on a longtemps couvé la flamme et guetté le réveil. Ce regret fut le dernier. Quand le capucin eut fini de prêcher le renoncement absolu, elle lui dit simplement:

«Je vous remercie, père Onorio, vous m'avez ramenée au vrai Dieu!»

Le grand-père et M. Lemontier l'avaient comprise. Le capucin, exténué de fatigue, se retira en bénissant l'assistance. Le général crut triompher; il prit le bras de M. Lemontier et l'emmena dans le jardin.

«Eh bien, lui dit-il, est-ce que ce n'est pas concluant, ce que vous venez d'entendre?

– Concluant pour le suicide, répondit M. Lemontier.

– Comment? quoi? il a parlé sur le suicide?»

M. Lemontier résuma clairement le discours du capucin et en fit toucher du doigt toutes les conséquences au général.

«La plus grave, ajouta-t-il, serait que mademoiselle La Quintinie eût été persuadée sans retour, car elle se ferait religieuse dès demain. Est-ce votre intention qu'il en soit ainsi, général?

– Non pas, sac-à-laine! jamais!.. Mais croyez-vous réellement que ce moine, au lieu de lui parler raison, lui ait conseillé de faire des vœux?

 

– Il nous l'a conseillé à tous, et à vous tout le premier.

– A moi! à moi! Moi, me faire capucin?..

– Au nom de la logique, certes.

– Mais vous vous moquez?

– Je vous donne ma parole d'honneur que tout ce que nous faisons sur la terre est péché au dire de ce prédicateur. Votre habit propre et commode est un péché, le dîner sain et copieux que vous prendrez tantôt est un péché. Votre santé, votre activité, votre autorité, votre prière, votre croyance, votre affection paternelle, votre fille elle-même, tout est péché en vous et autour de vous.

– Eh bien, alors… que veut-il donc que je devienne?

– Ce qu'il est lui-même, un spectre, un cadavre, rien!

– Tenez, monsieur Lemontier, reprit le général en arpentant les allées à grands pas, je sais qu'il y a des exagérés;… il y en a partout!.. Vous êtes un libéral!.. Vous savez bien qu'il y a des jacobins?.. On m'avait vanté ce moine comme très-éloquent…

– Il l'est.

– Il paraît, vous l'avez applaudi; mais vous ne l'avez pas goûté pour ça, et ce n'est pas l'homme qu'il fallait. Je vais le renvoyer…

– Je doute que M. de Turdy y consente. Cette éloquence l'a diverti…

– Oui, c'est un athée, lui! il a ri tout le temps! Il ne faut pas que la religion prête à rire!

– Vous eussiez ri de même… si vos oreilles eussent été plus habituées à l'accent campanien du prédicateur.

– Ah! il a un accent particulier, n'est-ce pas? C'est donc cela que je perds un peu de ce qu'il dit! Ah ça! il a donc été… grotesque?

– Oui, mais avec beaucoup d'esprit, et à dessein. Cette verve italienne soutenait son raisonnement. Il raillait les incrédules, les ambitieux, les chrétiens tièdes, tous ceux qui prétendent faire leur salut sans renoncer aux biens de ce monde et aux douceurs de la famille. Il les contrefaisait plaisamment, et, prenant ensuite les foudres du Dieu de Job, il les pulvérisait et les foulait aux pieds. Il appelait le diable à son aide, et Dieu commandait à Satan de torturer dans l'éternité ces âmes froides ou perverses. Il y avait du Dante et du Michel-Ange parfois dans sa vision de l'enfer. C'était fort beau, je vous assure, et j'aurai du plaisir à l'entendre encore.

– Ça ne vous fait donc rien, à vous? vous ne croyez à rien?

– Je crois en Dieu, général; mais, pas plus que vous, je ne crois au diable.»

Le général ne répondit pas. Il pensait à sa femme, que la peur de l'enfer avait tuée. Il se demandait à lui-même s'il y croyait. – L'image d'un démon armé d'une fourche se présenta devant lui; il crut voir un Kabyle et chercha à son côté désarmé son sabre pour taillader ce gringalet. Puis il sourit, et dit à M. Lemontier:

«Non, je ne crois pas au diable; c'est un épouvantail pour les capons!»

Puis, un peu mortifié de cette concession où M. Lemontier l'avait entraîné, il reprit avec humeur:

«Mais tout cela est en dehors de nos affaires, monsieur Lemontier, et nous en avons de sérieuses à régler.

– Je le sais, général, et je suis venu ici pour m'entendre avec vous.

– Nous entendre, je ne demanderais pas mieux, sac-à-laine! vous ne me déplaisez pas: vous me paraissez un homme bien élevé et de bon sens, Émile est un gentil garçon;… mais c'est un exalté, et nous ne pourrons jamais nous entendre. Voilà, j'ai dit.

– Laissez-moi dire à mon tour.

– Qu'est-ce que vous pouvez dire? Je vous connais bien… Je ne vous ai pas lu, je ne suis pas un savant; mais on m'a parlé de vous, vous êtes aussi entêté que moi, vous n'abjurerez pas plus vos erreurs que je ne ferai fléchir mes croyances.

– Nous ne fléchirons ni l'un ni l'autre; nous laisserons nos enfants complétement libres.

– Vous n'empêcherez pas ma fille de pratiquer?

– Je m'y engage de la part d'Émile.

– Ah! voilà quelque chose de gagné! vous êtes plus sage que lui, je le disais bien! mais…

– Mais quoi, général?

– Vous la détournerez de ses devoirs; vous y travaillez déjà, vous êtes ici pour ça. Hein, vous voyez! on ne m'en fait pas accroire, à moi!

– Permettez, général, reprit M. Lemontier avec fermeté; si je devais travailler à modifier les idées de mademoiselle La Quintinie, je m'en attribuerais le droit, n'en doutez pas, et ce droit-là, Émile ne pourrait jamais l'aliéner non plus pour son compte; mais nous n'agirions pas à la manière des catholiques; nous laisserions à Lucie liberté absolue d'écouter, de lire, d'examiner toutes les instructions et toutes les exhortations contraires aux nôtres. D'où viennent les erreurs invétérées selon nous? Des croyances sans examen possible, sans discussion permise. Que les prêtres parlent et qu'ils nous laissent parler, nous ne demandons pas autre chose.

– Cependant… Émile lui a déjà persuadé de renvoyer d'ici son directeur de conscience, un homme excellent, dévoué… qui l'autorise à se marier, pourvu que le mariage soit chrétien et convenable.

– Je vous jure, monsieur, que mon fils n'a rien conseillé à mademoiselle La Quintinie, et que M. l'abbé Fervet…

– Vous savez son nom?

– Oui, général, je sais beaucoup de choses qui le concernent, et la preuve que, tout en travaillant à combattre son influence, je ne désire pas l'empêcher de travailler contre la mienne, c'est que j'ai demandé à M. de Turdy de lever la sentence de bannissement, et à mademoiselle Lucie de faire bon accueil à votre protégé.

– Est-ce vrai?.. Allons! c'est agir en galant homme, il n'y a pas à dire! Je vais conseiller au capucin de déguerpir et faire prier l'abbé de reparaître.

– Quant au capucin, dit M. Lemontier avec une malice grave, prenez garde!.. M. l'abbé Fervet comptait beaucoup sur lui, et mademoiselle La Quintinie a peut-être le désir de l'entendre encore.»

Le général s'oublia.

«Au diable le capucin! s'écria-t-il. C'est un vieux fou qui n'aura pas compris les instructions de l'abbé, ou qui aura voulu faire à sa tête!.. Mais comment savez-vous de quelle part il venait ici?

– Le bon père me l'a dit lui-même.

– Allons! c'est un âne!» grommela le général entre ses dents.

Il courut écrire à l'abbé, et chargea le père Onorio de lui porter la lettre. En même temps, pour s'en débarrasser, il lui donna quelques louis que le saint regarda avec un sourire d'étonnement et jeta sur la table en disant:

«Je ne suis pas de ceux qui vendent la parole de Dieu. J'ai besoin de cinq sous pour ma journée, on me les a donnés, et je vous remercie.»

Il prit la lettre, son bâton, sa besace et partit pour Aix, où Moreali lui avait annoncé qu'il le retrouverait.

Moreali était un vivant bien différent de ce mort. Il n'était pas cuirassé contre les outrages. Celui qu'il avait reçu de Lucie, malgré le soin qu'elle avait pris de l'adoucir en le reconduisant et l'humilité qu'il avait réussi à lui montrer, saignait au fond de son cœur. Il avait la volonté de faire prédominer en lui l'esprit de charité; mais il n'était déjà plus assez homme pour aimer réellement, et l'était encore trop pour ne pas haïr. Le père Onorio vit qu'il reculait devant l'humiliation de retourner à Turdy après en avoir été chassé.

«Que tu es encore loin de l'état de perfection, mon pauvre monsignore!» lui dit-il.

Il l'appelait ainsi pour le railler de son reste d'attache au monde.

«Tu as encore besoin de lutter, pour ne pas bouder et regimber! Tu ne travailles point, tu te laisses vivre au gré du diable! J'ai été comme toi; mais je prenais les bons moyens, je me mortifiais, je portais le cilice… Toi, tu as toujours la peau fine et les mains blanches. Tu attends les tentations, au risque d'y céder, et, quand elles viennent, elles te trouvent désarmé! Je te le dis: tant que tu n'auras pas détruit sans retour la sensibilité du corps et de l'esprit, tu souffriras sans profit et sans honneur.»

Selon le père Onorio, l'état de perfection, celui qui a été préconisé par les ascètes, et qui représente à leurs yeux la véritable orthodoxie, le premier degré de la sainteté, c'est d'arriver à ne plus être capable ni de pécher ni de mériter. On devient une chose, la chose de Dieu. Il vous éprouve, on le met presque au défi de vous faire crier, tant on est endurci contre toute souffrance humaine, physique ou morale. Il peut aller jusqu'à vous ôter la foi, comme une trop grande compensation et une trop vive jouissance: on se résigne, on se passe de foi, on devient stupide, tant que dure l'épreuve; mais, pour subir sans péril cette épreuve décisive, il faut avoir si bien détruit en soi le goût et la faculté de pécher, que Satan ne puisse rien contre vous. C'est la victoire de saint Antoine, c'est un nouveau degré de sainteté.

Ainsi ces hommes admettent pour eux une loi de progrès, comme nous la réclamons pour les sociétés; mais quel étrange progrès à rebours est le leur!

Moreali avait adopté cette doctrine, il se débattait au seuil de la pratique. Il avait eu trop de passions et il avait encore trop d'intelligence pour se plier jusqu'à terre.

«Ne me demandez pas de m'humilier devant la jeune fille, dit-il. Devant le vieillard, devant le philosophe, soit: j'essayerai; mais elle! je ne le puis, c'est aller contre la loi de Dieu!

– Monsignore, reprit le moine, il n'y a rien à faire avec toi. La chair et le sang te tiennent. Je m'en retourne à Frascati.

– Non, dit Moreali, j'obéirai, je traverserai ce lac… sitôt qu'elle m'aura écrit elle-même!

– Ah! comme tu l'aimes, gibier de Satan! reprit le moine avec l'accent ironique d'un profond mépris. Allons, cède-moi ton oratoire, je vais me prosterner là, et je t'avertis que j'y resterai douze heures, douze jours, s'il le faut, sans bouger. Je m'offre pour toi en sacrifice, je ne me relèverai que quand tu m'auras dit: «J'y ai été!»

Et il se jeta par terre de sa hauteur devant un autel portatif que Moreali cachait dans une petite chambre pour faire ses dévotions, quel que fût son domicile.

Le bruit de ces vieux os qui résonnaient et semblaient craquer sur le carreau fit tressaillir Moreali. Il releva le moine.

«J'y vais, dit-il, j'y vais sur l'heure! Prie pour moi, mais ne m'attends pas; j'y resterai peut-être, mais je te jure que j'y vais.»

M. Lemontier s'était entendu de nouveau avec Lucie et son grand-père. Il leur avait annoncé Moreali, il les avait décidés à le voir, à l'entendre, à lui laisser la prédication libre. Cette liberté était la légitimation et la garantie de celle que M. Lemontier aurait lui-même de répondre à Moreali et de tenir tête au général. Le vieux Turdy comprit tout et surmonta ses répugnances. Moreali avait désiré un entretien particulier avec lui. Il fallait savoir le but de Moreali afin de le déjouer, si c'était un but perfide. M. Lemontier n'avait pas oublié la remarque sur laquelle Henri Valmare avait appelé son attention. Moreali était-il influencé par des sentiments personnels incompatibles avec la gravité de son âge et les prescriptions de son état?

Henri venait d'arriver à Turdy, où on le retenait à dîner presque tous les jours, quand Moreali se présenta. M. Lemontier engagea Henri à tout observer avec le plus grand calme, surtout dans les moments où lui-même, accaparé par le général ou distrait par quelque autre soin, serait forcé de perdre de vue la contenance de l'abbé. Il lui recommanda encore, si ses soupçons se confirmaient, de n'en faire part qu'à lui seul et de n'en rien écrire à Émile.

Moreali approcha prudemment. Il s'arrêta à la grille du manoir et envoya deux cartes à M. de Turdy et à Lucie, afin qu'ils ne pussent lui reprocher d'être entré sur la seule invitation du général. Lucie prit le bras de M. Lemontier et alla elle-même recevoir Moreali.

«Vous venez en chrétien, monsieur, lui dit-elle; soyez le bienvenu. Mon grand-père regrette d'avoir méconnu vos intentions; mais voici un nouvel ami, M. Lemontier, qui l'a calmé et persuadé. Je suis aussi heureuse d'avoir à vous faire rentrer ici que j'ai eu de chagrin a vous en faire sortir.»

Moreali s'inclina. La présence de M. Lemontier lui coupa la parole: il sentit qu'il le haïssait; Émile ne lui avait pas inspiré d'aversion. Il se remit vite. Il fut digne, poli avec ses hôtes, froid et comme dédaigneusement généreux envers Lucie. On servait le dîner, on l'invita à rester, et, en attendant le dernier coup de cloche, il se promena au fond du jardin avec le général. Il vit bien vite que celui-ci avait énormément faibli en son absence. Le général se plaignait du capucin, il rendait justice à l'esprit de tolérance de M. Lemontier, à la bonhomie sans rancune du grand-père, à la discrétion d'Émile, qui était parti afin de ne blesser personne, à la docilité de Lucie, qui ne se refusait à aucune tentative de conciliation, à Henri Valmare, qui avait été initié malgré lui à des dissentiments fâcheux, mais qui était un caractère sûr, un garçon discret. Bref, le pauvre général eût bien voulu être content de tout le monde et ne pas pousser plus loin sa résistance. N'était-ce pas assez d'avoir obtenu que Lucie, en épousant Émile, fût libre de pratiquer?

 

«Vous êtes facilement dupe, monsieur le général! répondit Moreali. Cela ne doit pas étonner de la part d'un caractère chevaleresque comme le vôtre; mais les devoirs austères de mon état m'ont appris à connaître les ruses de l'incrédule et les transactions des mauvaises consciences. Si M. Lemontier accorde toute liberté à sa future belle-fille, c'est parce qu'il sait déjà qu'elle a abjuré cette liberté entre les mains de M. Émile.

– Si je le croyais! fit le général déjà empourpré de colère; mais supposez-vous à ce petit Émile tant d'ascendant sur elle? Elle ne l'aime pas, elle ne m'a jamais dit qu'elle l'aimât. Elle ne tient point à lui! Elle est femme, elle s'amuse de l'obstination de cet original-là, qui prétend l'obtenir de moi malgré elle et malgré vous. Elle est flattée de la démarche et de l'insistance du père… qu'elle tient en grande estime pour ses talents. Elle est instruite, c'est une liseuse, elle aime les beaux esprits. Et puis elle se plaît à m'inquiéter et à me taquiner à présent. Elle se tient sur la réserve, elle m'en veut de la scène de l'autre soir. J'ai été un peu emporté, je m'en accuse et m'en confesse; mais vous entendez bien que je ne peux pas lui en demander pardon. Un père est un père, il ne peut pas plus avoir de torts envers ses enfants qu'un chef envers ses inférieurs.

– C'est ma conviction! reprit vivement Moreali. C'est la loi de Dieu qui prime toutes les lois humaines. L'esprit révolutionnaire a en vain restreint et annulé en quelque sorte dans ses codes l'autorité paternelle: elle subsiste en son entier dans la conscience du vrai chrétien. Mademoiselle La Quintinie invoquera sans doute contre vous ces lois civiles qui ont assigné un âge de majorité, c'est-à-dire d'impunité, aux enfants rebelles…

– Jamais! s'écria le général, rendu à ses instincts de despotisme; je la tuerais plutôt!

– Ne parlons pus de tuer, reprit en souriant Moreali; sachons nous faire obéir sans éclat et sans violence. Mademoiselle La Quintinie est aux prises avec les suggestions de l'esprit du siècle, avec Satan lui-même.

– Oui, oui, dit le général, qui eût bien voulu concilier ses propres opinions entre elles; Satan, c'est le siècle, vous l'avez dit; c'est la Révolution!

– Eh bien, elle est chez vous, la Révolution! reprit Moreali. Elle ronge votre famille au cœur, et vous lui avez ouvert la porte. M. Lemontier est un de ses brandons; il est lancé sur votre maison, il la dévorera jusqu'au scandale, et déjà votre fille est atteinte. Qu'elle aime ou non le jeune homme, elle veut faire acte d'indépendance; elle se sépare de vous aujourd'hui, demain elle se séparera de l'Église. Tenez, monsieur le général, je n'ai plus rien à faire ici, moi; je suis dédaigné, méprisé. C'est tout simple! que suis-je pour mademoiselle Lucie? Ah! qu'un ami pèse peu dans la conscience qui a méconnu déjà la voix du sang! C'est à vous de voir si vous voulez tomber dans ce discrédit devant Dieu et devant les hommes, d'avoir courbé la tête sous le vent révolutionnaire et d'avoir fait alliance intime avec les ennemis de la religion et de la société.»

Moreali avait touché juste. Le qu'en dira-t-on conservateur et dévot était bien plus sensible au général que le fait. Quand Moreali le vit ranimé, il le calma. Ils se parlèrent à voix basse, discutant un plan de conduite. Quand le dîner les appela, ils étaient d'accord sur tous les points.

Le dîner fut un peu égayé par l'esprit d'Henri Valmare et la sérénité maligne du vieux Turdy. M. Lemontier se gardait bien des airs de triomphe. Il observait l'enjouement refrogné du général et lisait dans son attitude grosse d'orages l'effet de sa conférence avec Moreali. Quant à ce dernier, il s'observait si bien, qu'il fut impossible de surprendre un regard de lui dirigé vers Lucie, l'ombre d'une émotion quelconque au son de sa voix ou au frôlement de sa robe.

Après le dîner, on marcha un peu, puis on entra au salon. Henri resta dehors avec M. Lemontier, et le vieux Turdy provoqua une explication entre le général et sa fille en présence de l'abbé. Il la provoqua bénignement, disant qu'il aurait lui-même voix au chapitre et rien de plus, qu'il fallait entendre toutes les raisons, que celles de l'abbé pouvaient avoir leur poids sur l'esprit de sa petite-fille, et qu'il ne voulait plus, lui, s'opposer à ce qu'elles fussent écoutées dans tout leur développement. Il ajouta que, si ces raisons persuadaient Lucie, il retirerait son opposition. Il allait exiger que son gendre assurât la même autorité à la décision de Lucie, lorsque Moreali se leva.

«Monsieur de Turdy me fait, dit-il, une position qui m'honore et dont je lui suis reconnaissant; mais, en dehors de l'autorité paternelle, je ne reconnais ici aucune autorité directe. La mienne est tellement nulle, que je me récuse. Je ne me suis présenté ici que pour demander humblement pardon à M. de Turdy de lui avoir déplu. Ce pardon m'est généreusement accordé, je n'ai plus qu'à me retirer sans vouloir courir le risque de lui déplaire encore.

– Vous ne me déplairez pas, monsieur, reprit le vieillard, puisque c'est moi qui vous provoque à parler. Si vous vous y refusiez, je croirais que vous agissez sans franchise et que vous vous réservez d'influencer secrètement le général sans vous compromettre auprès de moi.

– Ce serait m'attribuer, dit Moreali, l'ascendant d'un esprit fort sur un esprit faible, et vous ne ferez, monsieur, ni cet affront au caractère du général, ni cet honneur à mon mince mérite.»

M. Lemontier entra fort à propos, le vieux Turdy allait perdre patience. Évidemment, Moreali voulait brouiller les cartes. M. Lemontier sut apaiser tout le monde, mais il ne put engager l'abbé à exprimer son opinion. Lucie fut indignée de cette démission perfide.

«Vous ne réussirez pas, dit-elle à M. Lemontier, à faire parler un oracle qui ne croit plus en lui-même. M. Moreali sent que sa cause n'est pas bonne, puisqu'il l'abandonne.»

L'œil du prêtre s'enflamma de colère, mais sa voix fut calme et son ton obséquieux et railleur.

«Il n'y a pas ici, dit-il, de cause qui me soit personnelle. Il n'y a que celle du devoir qui est la soumission filiale. Que je déserte ou non cette cause par mon silence, vous ne la gagnerez jamais devant Dieu, mademoiselle La Quintinie, et, comme vous savez cela aussi bien que moi, il est de toute inutilité que je vous le rappelle.»

Lucie provoquée fut sévère. Ce n'était peut-être pas ce que la prudence eût conseillé; mais M. Lemontier ne lui avait pas recommandé la dissimulation. Il voulait, au contraire, qu'on forçât l'ennemi à la franchise. Lucie s'en chargea vigoureusement.

«Monsieur l'abbé, dit-elle, si en ce moment, au lieu de me prononcer pour le mariage, je me prononçais pour le cloître, mon père s'y opposerait: que me conseilleriez-vous?

– D'obéir à votre père, répondit l'abbé avec précipitation et comme se mentant résolûment à lui-même.

– Mais vous m'aideriez pourtant à vaincre sa résistance?

– Je me jetterais à ses genoux pour qu'il vous laissât chercher n'importe dans quel état les voies du salut; mais il est des routes qui ne conduisent les âmes qu'à leur perte, et vous n'attendez pas de moi que je supplie votre père de vous les ouvrir.»

Le vieux Turdy allait répliquer.

«Entendons-nous bien, dit avec douceur M. Lemontier. M. l'abbé ne regarde pas le mariage en lui-même comme une voie de perdition: il estime mieux la voie du renoncement, c'est son droit; mais ce qu'il proscrit, c'est le mariage avec un hérétique, et mon fils est un hérétique à ses yeux.

– N'en faites-vous pas gloire, monsieur? reprit l'abbé.

– Non, monsieur, il n'y a aucune gloire à protester contre une loi qui condamne l'esprit d'examen. C'est un devoir très simple pour ceux qui croient que Dieu veut être compris librement, afin d'être librement aimé.