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Les Maîtres sonneurs

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Septième veillée

Je fis ce qui m'était commandé, laissant, à contre-cœur, Brulette seule avec le muletier, dans un endroit de la place déjà bien embruni par la nuit tombante. Quand je revins, portant la musette pliée et démontée sous ma blouse, je les retrouvai au même coin, devisant avec beaucoup d'action, et Brulette me dit: – Tiennet, je te prends à témoin que je ne suis point consentante à donner à cet homme-là le gage qu'il a pendu à son oreille. Il prétend ne me le point rendre, parce que, de fait, c'est propriété pour Joset; mais il dit que Joset ne le lui reprendra pas, et encore que ce soit une petite chose qui n'a pas la conséquence de dix sous vaillant, il ne me plaît pas d'en faire don à un étranger. Je n'avais pas plus de douze ans quand je l'ai baillé à Joset, et il faudrait être fin pour y entendre malice; mais puisqu'on veut qu'il y en ait, ce m'est une raison de plus pour le refuser à un autre.

Il me sembla que Brulette se donnait trop de mal pour enseigner au muletier qu'elle n'était point l'amoureuse de Joset, et que, pour sa part, le muletier était content de lui trouver le cœur libre d'engagements. En tout cas, il ne se gêna guère pour continuer à la courtiser devant moi.

– Mignonne, lui dit-il, vous avez tort de vous défier. Je ne veux faire montre de vos dons à personne, encore qu'il y eût de quoi être glorieux s'ils étaient miens; mais je reconnais ici, devant Tiennet, que vous ne m'encouragez point à vous aimer. Dire que cela m'en empêchera, je n'en réponds pas; mais, à tout le moins, vous êtes forcée de souffrir que je me souvienne de vous, et que j'estime ce gage de dix sous vaillant à mon oreille, plus qu'aucune autre chose que j'aie jamais convoitée. Joseph est mon ami, et je sais qu'il vous aime; mais l'amitié de ce garçon-là est si tranquille, qu'il ne songera pas seulement à me redemander son gage. Or donc, si nous nous revoyons dans un an, ou dans dix, vous le retrouverez là, à moins que l'oreille n'y soit plus.

Et disant ainsi, il prit et embrassa la main de Brulette, et se mit en devoir de rajuster et d'enfler la cornemuse.

– Que faites-vous là? lui dit-elle. Quant à moi, je vous l'ai dit, puisque Joset quitte sa mère et ses amis pour longtemps, j'ai de la peine et ne veux plus me divertir; et tant qu'à vous, vous vous mettez en danger d'une bataille, si d'autres cornemuseux du pays viennent à passer.

– Bah! bah! répondit Huriel, c'est ce qu'on verra; ne vous inquiétez pas de moi; et quant à vous, Brulette, vous danserez, ou je croirai que vous êtes amoureuse d'un ingrat qui vous quitte.

Soit que Brulette eût trop de fierté pour laisser prendre cette idée-là, soit que le diable de la danse fut plus fort qu'elle, sitôt que la musette, dressée et enflée, commença de sonner, elle n'y put tenir et se laissa emmener par moi à la bourrée.

Vous ne sauriez croire, mes amis, quels cris de contentement et d'émerveillance il y eut sur la place, au bruit tonnant de cette musette bourbonnaise et au retour du muletier, que l'on croyait déjà parti. On ne dansait plus que d'un pied et on allait finir, quand il reparut sur la pierre des ménétriers. Aussitôt ce devint comme une rage, on ne s'y mit plus à quatre ni à huit, mais bien à seize ou à trente-deux, se tenant par les mains, sautant, criant et riant, que le bon Dieu n'aurait pu y placer un mot.

Et bientôt après, les vieux, les jeunes, les petits enfants qui ne savaient pas encore mener leurs jambes, comme les grands-pères qui ne tenaient quasi plus sur les leurs, les vieilles qui se trémoussaient à l'ancienne mode, les gars maladroits qui n'avaient jamais pu mordre à la mesure, tout se mit en branle, et, pour un peu, la cloche de la paroisse s'y serait mise aussi d'elle-même. Jugez donc une musique, la plus belle qu'on eût ouïe au pays, et qui ne coûtait rien! même elle paraissait aidée du diable, puisque le cornemuseux ne demandait jamais grâce, et faisait éreinter tout le monde sans se lasser. – J'en veux avoir le dernier! s'écriait-il, à chaque fois qu'on lui conseillait de se reposer; je prétends que la paroisse entière y crève et que nous soyons encore tous ici au lever du soleil, moi debout et vaillant, vous autres me demandant merci! – Et lui de cornemuser, et nous tous de trépigner comme des fous.

La mère Biaude, voyant qu'il y avait là de l'ouvrage et du profit, avait fait apporter des bancs, des tables, du boire et du manger, et comme, de ce dernier article, elle n'était pas assez fournie pour tant de ventres creusés par la danse, un chacun se mit en devoir de livrer aux amis et parents qu'il avait là tout ce que son logis contenait de victuailles pour la semaine. Qui apportait un fromage, qui un sac de noix, qui un quartier de chèvre, ou un cochon de lait, lesquels furent rôtis ou grillés à la cantine vitement dressée. C'était comme une noce où les voisins se seraient invités les uns les autres. Les enfants ne se couchèrent point, on n'eut pas le temps d'y songer, et ils dormirent en tas de moutons sur le bois de travail toujours emmagasiné sur le commun, au bruit enragé de la danse et de la musette qui ne s'arrêtait que le temps d'entonner au cornemuseux une chopine du meilleur vin.

Et tant plus il buvait, tant plus il était gaillard et cornemusait en manière admirable. Enfin, l'appétit venant aux plus solides, Huriel fut forcé de finir, faute de danseurs à contenter; et, ayant gagné sa gageure de nous enterrer tous, il consentit à souper. Chacun l'invitait et se disputait l'honneur et le plaisir de le régaler; mais voyant que Brulette venait à ma table, il accepta mon offre et s'assit à côté d'elle, tout bouillant d'esprit et de belle humeur. Il y mangea vite et bien; mais, au lieu d'être appesanti par la digestion, il fut le premier à lever son verre pour chanter, et malgré qu'il eût bouffé six heures durant comme un orage, il avait la voix aussi fraîche et aussi juste que si de rien n'était. On essaya de lui tenir tête, mais les plus renommés chanteurs y renoncèrent bientôt pour le plaisir de l'écouter, car rien ne valait auprès de ses chansons, tant pour les airs que pour les paroles, et on avait même grand'peine à lui donner le refrain; car il n'y avait rien dans son sac qui ne fût tout neuf pour nos oreilles et d'une qualité qui dépassait tout notre savoir.

On quitta toutes les tables pour l'entendre, et, au moment que le jour levant commença de percer à travers la feuillée, il y avait autour de nous une foule plus charmée et plus attentionnée qu'au plus beau prêche.

Alors il se leva, monta sur son banc et présenta son verre vide au premier rayon du soleil qui passait au-dessus de sa tête, en disant, d'un air qui nous fit trembler tous, sans qu'on sût ni pourquoi ni comment: – Amis, voilà le flambeau du bon Dieu! Éteignez vos petites chandelles, et saluez ce qu'il y a de plus clair et de plus beau dans le monde!

– Et à présent, dit-il en se rasseyant et en posant son verre retourné sur la table, assez causé, assez chanté pour une nuit. Que faites-vous là, sacristain? Allez sonner l'Angélus, et qu'on voie ceux qui se signeront chrétiennement! à cela on connaîtra celui qui s'est diverti honnêtement, de celui qui s'est abruti comme un sot. Après que nous aurons tous rendu gloire à Dieu, je vous quitterai, mes enfants, vous remerciant de m'avoir fait si bonne fête et marqué tant de fiance. Je vous devais une petite réparation pour un dommage que j'ai causé, sans le vouloir, à quelques-uns d'entre vous, il n'y a pas longtemps. Devinez si vous pouvez; moi, je ne suis pas ici à confesse; mais je pense avoir fait de mon mieux pour vous divertir, et le plaisir valant mieux que le profit, selon moi, je me crois quitte envers tous.

Et comme on voulait le faire expliquer: – Silence, cria-t-il, voilà l'Angélus qui cloche!

Et il se mit à genoux, ce qui entraîna tout le monde à en faire autant, et même avec un recueillement singulier, car cet homme-là semblait avoir puissance sur les esprits.

Quand on eut fini la prière, on le chercha; il avait disparu, et si bien, qu'il y eût des gens qui se frottèrent les yeux, pensant qu'ils avaient rêvé cette nuit de liesse et de folie.

Huitième veillée

Brulette était toute tremblante, et quand je lui demandai ce qu'elle avait et ce qu'elle pensait, elle me répondit en portant à sa joue le revers de sa main: – Cet homme-là est aimable, Tiennet; mais il est bien hardi.

Comme j'étais allumé un peu plus que de coutume, je me trouvai assez courageux pour lui dire: – Si la bouche d'un étranger vous a offensé la peau, celle d'un ami peut enlever la tache. Mais elle me repoussa en répondant: – Il est parti, et il y a sagesse à oublier ceux qui s'en vont.

– Mêmement le pauvre Joset?

– Oh! celui-là, c'est différent, dit-elle.

– Pourquoi différent? Vous ne répondez point? Ah! Brulette, vous en tenez pour…

– Pour qui? dit-elle vivement. Comment s'appelle-t-il? Dis donc, puisque tu le connais?

– C'est, lui répondis-je en riant, l'homme noir pour qui Joset s'est donné au diable, et qui vous a fait peur, un soir de ce printemps que vous étiez en ma maison.

– Non, non, tu te moques! Dis-moi son nom, son état, son pays?

– Non pas, Brulette! Tu dis qu'il faut oublier les absents, et j'aime autant ne pas te faire changer d'avis.

Le monde de la paroisse s'étonna bien de voir le cornemuseux parti comme par miracle, sans qu'on eût songé à s'informer de lui. Quelques-uns l'avaient bien questionné; mais à l'un il avait dit être Marchois et s'appeler d'une façon, à l'autre il avait dit autrement, et nul ne savait la vérité. Je leur jetai encore un nom différent pour les dérouter, non pas qu'Huriel le gâteux de blés eût rien à craindre de personne, après qu'Huriel le cornemuseux avait si bien monté la tête à tout le monde, mais pour me divertir, et aussi pour faire enrager Brulette. Puis, quand on me demanda d'où je le connaissais, je répondis, en me moquant, que je ne le connaissais pas; qu'il lui avait pris fantaisie, en arrivant, de m'accoster comme un ami, et que j'avais répondu de même par manière de plaisanter.

 

Cependant, Brulette m'ayant questionné à fond, force me fut de lui dire ce que j'en savais, et encore que ce ne fût pas grand'chose, elle regretta de l'entendre, car elle avait, comme beaucoup de gens du pays, un grand préjugé contre les étrangers, et contre les muletiers principalement.

Je pensai que cette répugnance lui ferait vitement oublier Huriel, et si elle y songea, elle ne le montra guère, car elle continua la joyeuse vie qui lui plaisait, sans marquer de préférence à personne, disant que, voulant être femme aussi fidèle qu'elle était fille insoucieuse, elle avait le droit de prendre son temps et d'étudier son monde; et tant qu'à moi, me répétant souvent qu'elle ne voulait que mon amitié fidèle et tranquille, sans idée de mariage.

Mon naturel ne me portant point à la tristesse, je n'en fis point de maladie. Je me sentais bien un peu comme Brulette à l'endroit de la liberté. J'usais de la mienne comme un garçon, et je prenais le plaisir où je le trouvais, sans la chaîne. Mais, ma fougue passée, je revenais toujours auprès de ma belle cousine, comme en une compagnie douce, honnête et réjouissante, dont je me serais trop privé en essayant de bouder contre moi-même. Elle avait plus d'esprit que toutes les filles et femmes de l'endroit. Et puis, son logis était agréable, toujours propre et bien gouverné, ne sentant point la gêne, et se remplissant, dans les veillées d'hiver comme dans tous les autres chômages de l'année, de la plus gentille jeunesse de la paroisse. Les filles suivaient volontiers la compagnie de cette belle, parce qu'il y pleuvait des garçons à choisir, et que, de temps en temps, elles y accrochaient un mari pour leur compte. Mêmement Brulette se servait de l'estime qu'on faisait de son esprit juste et de ses jolies paroles, pour décider les jeunes gens à donner leur attention à des filles qui les convoitaient, et elle s'y montrait généreuse comme font les riches qui savent bien ne devoir jamais manquer.

Le grand-père Brulet aimait cette jeune compagnie et la réjouissait par ses vieilles chansons et par beaucoup de belles histoires qu'il savait. Par des fois, la Mariton venait aussi pour un moment, à seules fins d'avoir à parler de son garçon, et c'était une femme de grande causette, encore très-fraîche et donnant aux jeunes filles la vraie manière de se bien habiller, car elle était élégante pour complaire à son maître Benoît, lequel voulait que, par sa bonne mine et sa braverie, elle fit belle enseigne à sa maison.

Il n'était même point rare qu'au passage, les vielleux du pays, voyant là de la jeunesse rassemblée, ne se missent en besogne de faire danser devant la porte, si bien que la Brulette, en son petit logis, sans autre avoir de conséquence que sa gentillesse et sa belle grâce, devint comme une reine, que les filles laides et délaissées critiquaient tout bas, mais que les autres trouvaient plus de profit que de dépit à reconnaître et à fréquenter.

Il y avait approchant une année qu'on se divertissait ainsi, sans avoir reçu d'autres nouvelles de Joseph que deux lettres par lesquelles il faisait connaître à sa mère qu'il était en bonne santé et gagnait bien sa vie dans le Bourbonnais. Il n'y disait, point l'endroit de sa demeurance, et les deux lettres portaient la marque de deux endroits différents. Mêmement la seconde n'était guère commode à comprendre, encore que notre nouveau curé fût très-adroit à lire les écritures; mais il paraissait que Joseph s'était fait enseigner l'instruction, et s'était essayé, pour la première fois, à écrire de lui-même. Enfin, vint une troisième lettre, adressée à Brulette, et monsieur le curé la lut bien couramment et la trouva clairement tournée. Celle-là disait que Joseph était un peu malade et s'en remettait à la main d'un ami pour donner de ses nouvelles. Ce n'était qu'une fièvre de printemps, et l'on ne s'en devait point tourmenter. On y disait encore qu'il était avec des amis, lesquels, faisant coutume de voyager, se mettaient en route pour le pays de Chambérat, d'où ils écriraient encore, si son état venait à s'empirer malgré les grands soins qu'ils lui donnaient.

– Mon Dieu! dit Brulette, quand le curé lui eut fait entendre ce qu'il y avait sur ce papier, j'ai grand'peur qu'il ne se soit fait muletier aussi, et je n'oserais dire à sa mère ni sa maladie ni l'état qu'il a pris. La pauvre âme a bien assez de peines comme ça.

Et puis, regardant la lettre, elle demanda ce que disait la signature. Monsieur le curé, qui n'y avait pas fait grande attention, mit ses lunettes et se prit à rire, disant qu'il n'avait jamais vu chose pareille, et qu'il avait beau s'y reprendre, il n'y voyait, en guise de nom, que la représentation d'un bout d'oreille avec un anneau et une manière de cœur passé dedans. – C'est, dit-il; quelque signe de compagnonnage. Toute confrérie a ses emblèmes, et personne n'y connaît goutte. Mais Brulette comprit fort bien, se troubla un peu, emporta la lettre et l'examina souvent, je peux croire, d'un œil moins indifférent qu'elle ne le prétendait: car il lui poussa en tête l'idée de savoir lire, et bien secrètement elle s'y mit, avec l'aide d'une ancienne fille de chambre de noble, qui était retirée mercière en notre bourg, et qui venait souvent babiller en une maison si bien achalandée de monde, comme était celle de ma cousine.

Il ne fallut pas grand temps à une tête si futée pour en savoir long, et, un beau jour, je fus bien étonné de voir qu'elle écrivait des chansons et des prières qui paraissaient moulées finement. Je ne pus m'empêcher de lui demander si c'était pour correspondre avec Joseph ou avec le beau muletier qu'elle s'apprenait des malices au-dessus de son état.

– Il s'agit bien de ce faraud aux oreilles percées! fit-elle en riant. Me crois-tu fille si peu réfléchie que d'envoyer des lettres à un garçon étranger? Mais si Joseph nous revient savant, il aura bien fait de se sortir de sa bêtise, et, tant qu'à moi, je ne suis point fâchée non plus d'être un peu moins sotte que je n'étais.

– Brulette, Brulette, lui dis-je, vous mettez votre idée hors de votre pays et de vos amis! Ça vous portera malheur, prenez-y garde! Je ne suis pas plus tranquille pour Joseph là-bas que pour vous ici.

– Tu peux être tranquille sur mon compte, Tiennet; j'ai la tête froide, malgré qu'on en dise. Tant qu'à notre pauvre gars, j'en suis bien en peine; car nous voilà, depuis six mois bientôt, sans nouvelles de lui, et ce beau muletier, qui avait si bien promis d'en donner, n'y a plus songé. La Mariton se désole de l'oubli de Joset, car elle n'a point su sa maladie, et peut-être qu'il est mort sans que personne s'en doute.

Je lui remontrai que, dans ce cas-là, nous en aurions reçu avertissement, et que le manque de nouvelles signifiait toujours bonnes nouvelles.

– Tu diras ce que tu voudras, répondit-elle; j'ai rêvé, il y a deux nuits, que je voyais arriver ici le muletier, nous rapportant sa musette et nous annonçant qu'il avait péri. Depuis ce rêve, je suis attristée dans mon cœur et me fais reproche d'avoir laissé passer tant de temps sans songer à mon pauvre ami de jeunesse, et sans m'essayer à lui écrire; mais où lui aurais-je envoyé ma lettre, puisque je ne sais pas seulement où il est?

Disant cela, Brulette, qui était auprès de la fenêtre et regardait par hasard au dehors, poussa un cri et devint toute blanche de peur. Je regardai aussi et vis Huriel tout encharbonné et noirci dans sa figure et ses habillements, comme je l'avais vu la première fois. Il venait vers nous, et les enfants se sauvaient de son passage en criant: «Le diable! le diable!» tandis que les chiens jappaient après lui.

Saisi de ce que m'avait raconté Brulette, et voulant lui épargner d'apprendre trop vite une mauvaise nouvelle, je courus au-devant du muletier, et ma première parole fut pour lui dire au hasard et dans un grand trouble: – Est-ce donc qu'il est mort?

– Qui? Joseph? répondit-il; non, Dieu merci! Mais vous savez donc qu'il est encore malade?

– Est-il en danger?

– Oui et non. Mais c'est devant Brulette que je te veux parler de lui. Est-ce là sa maison? Conduis-moi auprès d'elle.

– Oui, oui, viens! lui dis-je; et, courant en avant, je dis à ma cousine de se tranquilliser et que les nouvelles n'étaient point si mauvaises qu'elle s'y attendait.

Elle appela vitement son grand-père qui chapusait dans la chambre voisine, et se mit en devoir de recevoir honnêtement le muletier; mais, le voyant si différent de l'idée qu'elle en avait gardée, si mal connaissable dans sa couleur et son habillement, elle perdit contenance et en détourna ses yeux avec tristesse et confusion.

Huriel s'en aperçut bien, car il se prit à sourire, et, relevant ses rudes cheveux noirs, comme par hasard, mais de manière à montrer que le gage de Brulette était toujours à son oreille: – C'est bien moi, dit-il et non point un autre. Je viens exprès de mon pays pour vous parler d'un ami qui, grâce à Dieu, n'est ni mort ni mourant, mais dont cependant il faut que je vous entretienne un peu à loisir. Avez-vous celui de m'écouter?

– Fort bien oui, dit le père Brulet. Asseyez-vous, mon homme; on va vous servir.

– Il ne me faut rien, dit Huriel, prenant une chaise. J'attendrai l'heure de votre repas. Mais, avant tout, je me dois faire connaître des personnes à qui je parle.

– Parlez, dit mon oncle, on vous entendra.

Neuvième veillée

Alors le muletier: – Je m'appelle Jean Huriel, muletier de mon état, fils de Sébastien Huriel, qui est dit Bastien le grand bûcheux, maître sonneur très-renommé, et ouvrier très-estimé dans les bois du Bourbonnais. Voilà mes noms et qualités, dont je peux faire preuve et honneur. Je sais que pour gagner plus de confiance, j'aurais dû me présenter à vous comme j'ai le moyen de paraître; mais ceux de mon état ont une coutume…

– Votre coutume, dit le père Brulet, qui lui portait grande attention, je la connais, mon garçon. Elle est bonne ou mauvaise, selon que vous êtes bons ou mauvais vous-mêmes. Je n'ai pas vécu jusqu'à présent sans savoir ce que c'est que les muletiers, et comme j'ai roulé autrefois hors du pays, je sais vos usages et comportements. On dit vos confrères sujets à beaucoup de méfaits; on en a vu enlever des filles, battre des chrétiens, voire les faire périr dans de méchantes disputes, et leur enlever leur argent.

– Je pense, dit Huriel en riant, qu'on a beaucoup surpassé le mal en le racontant. Les choses dont vous parlez sont si anciennes qu'on n'en pourrait retrouver les auteurs, et la peur qu'on en a eu dans vos pays les a augmentées, si bien que, pendant longues années, les muletiers n'ont osé sortir des forêts qu'en grandes bandes et avec grand danger. La preuve qu'ils se sont bien amendés et qu'on n'a plus à les craindre, c'est qu'ils ne craignent plus rien eux-mêmes, et que me voilà seul au milieu de vous.

– Oui, dit le père Brulet, qui n'était point aisé à persuader, mais vous avez le noir sur la figure, pas moins! Vous avez juré à votre confrérie de suivre son commandement, qui est de passer déguisé en cette mode dans les pays où vous êtes encore suspects, afin que si l'un de vous y fait quelque mal, on ne puisse pas dire, en voyant les autres plus tard: «C'est lui ou ce n'est pas lui.» Enfin, vous êtes tous responsables les uns pour les autres. Ça a son bon côté, qui est de vous faire amis bien fidèles, chacun à la dévotion de tous; mais ça laisse une grande doutance pour le restant de votre religion, et je ne vous cache pas que si un muletier, tant bon garçon et avancé d'argent fût-il, venait me demander mon alliance, je lui offrirais bien de bon cœur mon vin et ma soupe, mais je ne le semonderais point d'épouser ma fille.

– Aussi, dit le muletier, l'œil allumé et regardant hardiment Brulette qui faisait semblant de penser à autre chose, n'ai-je point eu l'idée de me présenter dans un pareil dessein; vous n'avez pas besoin de me refuser, père Brulet, car vous ne savez pas si je suis marié ou garçon, je ne vous en ai rien dit.

Brulette baissa les yeux tout a fait, sans laisser voir si elle était contente ou fâchée du compliment: Puis elle reprit son courage, et dit au muletier: – Il ne s'agit point de cela, mais de Joset, dont vous deviez nous donner nouvelles, et dont la santé m'angoisse beaucoup le cœur. Voilà mon grand-père qui a élevé ce garçon et qui lui porte de l'intérêt: ne sauriez-vous nous parler de lui avant toutes choses?

Huriel regarda très-fixement Brulette, parut surmonter un moment de chagrin et se raffermir en lui-même pour parler; puis il dit:

 

– Joseph est malade, assez malade pour que je me sois décidé à venir dire à celle qui en est l'auteur: «Voulez-vous le guérir, et cela est-il en votre pouvoir?».

– Qu'est-ce que vous chantez là? dit mon oncle ouvrant l'oreille, qu'il commençait à avoir un peu dure. En quoi ma fille peut-elle guérir cet enfant dont nous parlons?

– Si j'ai parlé de moi avant de parler de lui, répondit Huriel, c'est que j'avais à en dire des choses délicates et que vous n'auriez point souffertes du premier venu. À présent, si vous me jugez honnête homme, permettez-moi d'exposer tout ce que je pense et tout ce que je sais.

– Expliquez-vous sans crainte, dit vivement Brulette; je ne m'embarrasse d'aucune idée qu'on puisse avoir de moi.

– Je n'ai de vous qu'une bonne idée, belle Brulette, répartit le muletier: ce n'est pas votre faute si Joseph vous aime; et si vous le lui rendez dans le secret de votre cœur, personne n'a le droit de vous en blâmer. On peut envier Joseph dans ce cas-là, mais non point le trahir, ni vous faire de la peine. Sachez donc comment vont les choses entre lui et moi depuis le jour où nous avons fait amitié ensemble, et où je lui ai persuadé de venir apprendre, en mon pays, la musique dont il se montrait si affolé.

– Je ne sais pas si vous lui avez rendu là un bien beau service, observa mon oncle; m'est avis qu'il aurait pu l'apprendre ici tout aussi bien, et sans chagriner ni inquiéter son monde.

– Il m'a dit, reprit Huriel, et je l'ai bien vu depuis, qu'il ne serait pas souffert par les autres sonneurs. D'ailleurs, je lui devais la vérité, puisqu'il me donnait sa confiance quasiment à la première vue. La musique est une herbe sauvage qui ne pousse pas dans vos terres. Elle se plaît mieux dans nos bruyères, je ne saurais vous-dire pourquoi; mais c'est dans nos bois et dans nos ravines qu'elle s'entretient et se renouvelle comme les fleurs de chaque printemps; c'est là qu'elle s'invente et fait foisonner des idées pour les pays qui en manquent; c'est de là que vous viennent les meilleures choses que vous entendez dire à vos sonneux; mais comme ils sont paresseux ou avares, et que vous vous contentez toujours du même régal, ils viennent chez nous une fois en leur vie, et se nourrissent là-dessus tout le restant. À cette heure même, ils font des élèves qui rabâchent nos vieux airs en les corrompant, et qui se croient dispensés de venir consulter nos anciens. Donc un jeune homme bien intentionné comme toi, disais-je à votre Joset, qui s'en irait boire à la source, s'en reviendrait si frais et gras nourri que personne ne pourrait se soutenir contre lui.

»C'est pourquoi Joset fit accord de partir à la Saint-Jean ensuivante, et de s'en aller en Bourbonnais, ou il trouverait, à la fois, de l'ouvrage pour vivre dans nos bois et des leçons du meilleur maître. Car il faut vous dire que les plus fameux inventeurs sont dans le haut Bourbonnais, vers les bois de pins, du côté où la Sioule descend emmi les monts-dômes, et que mon père, natif du bourg nommé Huriel, d'où il a pris son nom, a passé sa vie dans les meilleurs endroits et se tient toujours en bonne haleine et provision de belle science. C'est un homme qui n'aime pas à travailler deux ans de suite au même pays, et plus il avance en âge, plus il est vif et changeant. Il était en la forêt de Tronçay l'an dernier; il a été ensuite en celle de l'Épinasse, et il est, à cette heure, en celle de l'Alleu, où Joset, toujours fendant, bûchant et cornemusant avec lui, l'a suivi fidèlement, l'aimant comme s'il était son fils et se louant d'en être pareillement aimé.

»Il s'y est trouvé aussi heureux que peut l'être un amant séparé de sa maîtresse; mais la vie n'est pas si douce et si commode chez nous que dans vos pays, et malgré que mon père, conseillé par son expérience, le voulait retenir, Joseph, pressé de réussir, a un peu trop usé de son souffle dans nos instruments, qui sont, comme vous avez pu voir, d'autre taille que les vôtres, et qui fatiguent l'estomac, tant qu'on n'a pas trouvé la vraie manière de les enfler: si bien que les fièvres l'ont pris et qu'il a commencé de cracher du sang. Mon père connaissant le mal, et sachant le gouverner, lui a retiré sa musette et lui a recommandé le repos; mais si son corps y a gagné d'une façon, il s'y est empiré de l'autre. Il s'est arrêté de tousser et de cracher du sang, mais il est tombé dans un ennui et dans une faiblesse qui ont donné frayeur pour sa vie; si bien qu'il y a huit jours, revenant d'un de mes voyages, j'ai trouvé Joset si pâle que je ne le reconnaissais point, et si lâche sur ses jambes qu'il ne se pouvait porter.

»Questionné par moi, il m'a dit bien tristement et versant des larmes: «Je vois bien, mon Huriel, que je vas mourir au fond de ses bois, loin de mon pays, de ma mère, de mes amis, et sans avoir été aimé de celle à qui j'aurais tant voulu montrer mon savoir. L'ennui me mange la tête et l'impatience me sèche le cœur. J'aurais mieux souhaité que ton père me laissât m'achever en cornemusant. Je me serais éteint en envoyant de loin à celle que j'aime toutes les douceurs que ma bouche n'a jamais su lui dire, et en rêvant que j'étais à son côté. Sans doute le père Bastien a eu bonne intention, car je sentais bien que je m'y tuais par trop d'ardeur. Mais qu'est-ce que je gagne à mourir moins vite? Il n'en faut pas moins que je renonce à la vie, puisque, d'une part, me voilà sans pain et à votre charge, faute de pouvoir bûcher; et que, de l'autre, je me vois trop chétif de ma poitrine pour cornemuser. Ainsi, c'est fait de moi. Je ne serai jamais rien, et je m'en vas, sans avoir tant seulement le plaisir de me remémorer un jour d'amour et de bonheur.»

Ne pleurez pas, Brulette, continua le muletier en lui prenant la main dont elle s'essuyait le visage; tout n'est pas encore perdu. Écoutez-moi jusqu'à la fin.

»Voyant l'angoisse de ce pauvre enfant, je m'en allai querir un bon médecin, lequel, l'ayant examiné, nous dit qu'il avait plus d'ennui que de maladie, et qu'il répondait de le bien guérir, s'il pouvait se retenir de sonner et se dispenser de bûcher encore un mois durant.

Quant au dernier point, c'était bien commode; mon père n'est pas malheureux, ni moi non plus, Dieu merci, et nous n'avons pas grand mérite à prendre soin d'un ami empêché dans son travail; mais l'ennui de ne point musiquer et d'être là, loin de son monde, privé de voir sa Brulette, sans profit pour son avancement, a fait mentir le médecin. Un mois s'est quasiment passé, et Joset n'est pas mieux. Il ne voulait pas vous le faire assavoir, mais je l'y ai décidé; et mêmement, je le voulais amener ici avec moi. Je l'avais bien arrangé sur un de mes mulets et vous le reconduisais déjà, lorsqu'au bout de deux lieues, il est tombé en faiblesse, et j'ai été obligé de le reporter à mon père, lequel m'a dit: «Va-t'en au pays de ce garçon et ramène ici sa mère ou sa fiancée. Il n'est malade que de chagrin, et, en voyant l'une ou l'autre, il reprendra courage et santé pour achever ici son apprentissage ou pour s'en retourner chez lui.»

»Cela dit devant Joset l'a beaucoup secoué: «Ma mère, criait-il comme un enfant; ma pauvre mère, qu'elle vienne au plus tôt!» Mais bien vite il se reprenait: «Non, non! je ne veux pas qu'elle me voie mourir; son chagrin m'achèverait trop malheureusement! – Et Brulette? lui disais-je tout bas. – Oh! Brulette ne viendrait pas, faisait-il; Brulette est bonne; mais il n'est point possible, qu'elle n'ait pas fait choix d'un amoureux qui la retiendrait de me venir consoler.»

»Alors, j'ai fait jurer à Joset qu'il prendrait au moins patience jusqu'à mon retour, et je suis venu. Père Brulet, décidez de ce qu'il faut faire, et vous, Brulette, consultez votre cœur.