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Les beaux messieurs de Bois-Doré

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XV

Voici ce qui était arrivé.

Le petit bohème, heureux et fier d'équiter à lui tout seul un si grand dada, avait gentiment persuadé au carrosseux de lui laisser tenir le bridon. Le bon Squilindre, se sentant livré à cette petite main, et, d'ailleurs, excité par les joyeux petits talons qui tabourinaient sur ses flancs, s'était aventure trop avant sur la droite, avait perdu le gué et passé sous le pont à la nage. Le carrosseux essayait d'aller à son secours; mais Pimante, plus méfiant que son camarade, refusait de perdre pied; et l'enfant, se tenant aux crins, était enchanté de cette circonstance.

Pourtant les cris de sa mère l'arrachèrent à son ivresse, et il lui cria: dans une langue qui ne fut comprise que de Lucilio:

– N'aie pas peur, mère, je me tiens bien.

Mais il était entré dans le courant de la petite rivière qui alimentait le fossé. Le lourd et flegmatique Squilindre en avait déjà assez, et ses naseaux, largement ouverts et tendus, annonçaient son malaise et son inquiétude.

Il n'avait pas l'esprit de retourner en arrière; il s'en allait droit sur l'étang, où l'impossibilité de franchir le barrage pouvait bien épuiser ce qui lui restait de force pour nager.

Cependant le danger n'était pas encore imminent, et Lucilio s'efforçait de faire entendre, par gestes, à la Morisque de ne pas se jeter à l'eau. Elle n'en tenait compte et descendait le talus gazonné, lorsque le marquis, voyant le danger que couraient ces deux pauvres êtres, essaya de déboutonner son manteau.

Il se fût jeté à la nage; il allait le faire sans consulter personne et sans que d'Alvimar comprit son dessein, lorsque Lucilio, qui s'en aperçut et que rien ne gênait, sauta du pont dans le fossé et se mit à nager avec vigueur vers l'enfant.

– Ah! ce bon, ce brave Giovellino! s'écria le marquis oubliant, dans son émotion, la traduction française qui dénaturait le nom de son ami.

D'Alvimar enregistra ce nom dans les petites archives de sa mémoire, qui était très-fidèle, et, tandis que le marquis s'approchait du talus pour calmer et retenir la Morisque, il resta, lui, sur le pont, regardant avec un singulier intérêt ce qu'il adviendrait de l'aventure.

Cet intérêt n'était pas celui que toute bonne âme eût ressenti en pareille circonstance, et pourtant l'Espagnol éprouvait une vive anxiété.

Il ne tenait pas à ce que le muet fût noyé, ce qui n'avait aucune raison d'arriver; mais il souhaitait que l'enfant périt, chose qui paraissait très-possible. Il ne demandait pas au ciel d'abandonner cette pauvre créature; il ne raisonnait pas son cruel instinct; il le subissait, malgré lui, comme un mal bizarre, insurmontable. Il sentait de plus en plus cet enfant lui inspirer une terreur superstitieuse.

– Si ce que j'éprouve est une révélation de ma destinée, pensait-il, elle s'agite et se décide en cet instant. Si l'enfant meurt, je suis sauvé; s'il est sauvé, je suis perdu.

L'enfant fut sauvé.

Lucilio rejoignit le cheval, prit le petit cavalier par le collet de sa souquenille, et alla le jeter sur la talus, dans les bras de sa mère, qui avait suivi, en courant et en criant, les péripéties de ce petit drame.

Puis il retourna tranquillement chercher le trop simple Squilindre, qui s'acharnait contre le barrage de l'étang, et, le forçant à rebrousser chemin, le remit sain et sauf aux mains du carrosseux éperdu.

Toute la maison était accourue aux cris de la Morisque, et l'on fut attendri de la voir, «toute pleurante,» embrasser les genoux de Lucilio, et lui parler en arabe avec effusion, en s'étonnant qu'il ne lui répondit pas un mot, bien qu'il eût l'air d'entendre cette langue et qu'il l'entendit fort bien.

Le marquis embrassa Lucilio en lui disant tout bas:

– Eh! mon pauvre ami! pour un homme tourmenté par la main du bourreau jusque dans la moelle des os, vous êtes encore un vigoureux nageur! Dieu, qui sait que vous ne vivez que pour le bien, a voulu faire en vous des miracles. Or ça, allez vitement changer de tout, et vous, Adamas, faites sécher et réchauffer ce petit diable, qui n'a pas l'air plus effrayé que s'il sortait de son lit. Je souhaite que, tout à l'heure, après mon repas, vous me l'ameniez avec sa mère; faites-les donc aussi propres que vous pourrez. – Mais où donc est passé M. de Villareal?

Ce prétendu Villareal était rentré dans le château, et, seul dans sa chambre, il priait le Dieu vindicatif auquel il croyait de ne point trop le punir de l'âpreté avec laquelle il avait désiré, sans cause, la mort du polit bohémien.

Nous appelons ainsi l'enfant, pour faire comme les gens qui l'entouraient en cet instant; mais, lorsque, après le dîner, M. de Bois-Doré passa dans une ancienne salle de son castel, qu'Adamas décorait du titre pompeux de salle des audiences, et quelquefois de salle de justice; quand ce vieux ministre de l'intérieur du marquis lui présenta la Morisque et son enfant, le premier mot du marquis fut pour s'écrier, après un moment de silence imposant:

– Plus je considère ce garçonnet, plus je m'assure qu'il n'est ni Égyptien, ni Morisque, mais bien plutôt Espagnol de bonne race, et peut-être même de sang français.

Il ne fallait pas être bien sorcier pour faire cette découverte; néanmoins, elle fut écoutée avec grand respect par Adamas, qui, en sa qualité d'introducteur, restait présent à la conférence. M. d'Alvimar et Lucilio étaient invités par le marquis à former l'assistance.

– Voyez, continua Bois-Doré naïvement satisfait de sa pénétration, en écartant la grosse chemise blanche de l'enfant: sa figure est brûlée du soleil, mais pas plus que celle de nos paysans en temps de moisson; son cou est blanc comme neige, et voilà des pieds et des mains si petits, que jamais serf ou vilain n'en eut de pareils. Allons, mon petit lutin, n'ayez point honte, et, puisque vous entendez le français, à ce que l'on dit, répondez-nous Comment vous nomme-t-on?

– Mario, répondit l'enfant sans hésiter.

– Mario? C'est là un nom italien!

– Je ne sais pas, moi.

– De quel pays êtes-vous?

– Je suis Français, je crois.

– Où êtes-vous né?

– Je ne m'en souviens pas.

– Je le crois bien, dit le marquis en riant; mais demandez-le à votre mère.

Mario se tourna vers la Morisque et ouvrit la bouche pour lui parler.

Il avait un air d'expression et de bonheur de se sentir accueilli paternellement par ce beau monsieur qui le tenait entre ses jambes, et dont il touchait timidement, du bout de ses petits doigts, les beaux habits de soie et le joli petit chien enrubané.

Mais, dès qu'il eut rencontré les yeux de sa mère, il parut comprendre un avertissement de grande importance; car il quitta doucement M. de Bois-Doré, et, se rapprochant de la Morisque, il baissa les yeux sans rien dire.

Le marquis lui adressa d'autres questions auxquelles il ne répondit pas davantage, quoique, par un doux et tendre regard, il semblât lui demander furtivement pardon de son impolitesse.

– Je crois, mon ami Adamas, dit le marquis, que tu m'as un peu surfait ton histoire, en prétendant que ce garçonnet parlait couramment notre langue. Il est vrai qu'il la prononce assez bien et qu'il a dit plusieurs mots sans trop d'accent étranger; mais je crois qu'il n'en sait pas davantage. Puisque tu sais si bien l'espagnol (pour moi, j'avoue en savoir fort peu), fais-le donc s'expliquer.

– Inutile, monsieur la marquis, dit Adamas sans se déconcerter, je vous jure que le petit drôle parle français comme un clerc: seulement, il est intimidé devant vous, voilà toute l'affaire.

– Mais non! dit le marquis; c'est un petit lion qui n'a peur de rien. Il est sorti de l'eau aussi riant qu'il y est entré, et il voit bien que nous sommes de bonnes gens.

Mario parut très-bien comprendre; car son œil aimable disait oui, tandis que l'œil intelligent et craintif de la Morisque, s'arrêtant sur d'Alvimar, semblait dire non, quant à celui-là.

– Voyons, voyons, reprit le bon M. Sylvain en reprenant Mario dans ses jambes, je veux que nous soyons bons amis. J'aime les enfants, et celui-ci me plaît. N'est-ce pas, maître Jovelin, que voilà une figure qui n'est pas faite pour tromper, et un regard d'enfant qui va droit au cœur? Il y a du mystère là-dessous, et je veux le savoir. Écoute, maître Mario, si tu me réponds la vérité, je te donnerai… Que veux-tu que je te donne?

L'enfant, obéissant à l'impétuosité naïve de son âge, s'élança sur Fleurial, le beau petit chien blanc qui, lorsque son maître était assis, ne quittait pas son giron.

Il semblait que Mario était résolu à tout pour l'avoir; mais un nouveau regard de Mercédès l'avertit de se contenir, et il remit le petit chien sur les genoux du marquis, à la grande satisfaction de celui-ci, qui avait craint de s'être trop avancé.

L'enfant secoua la tête d'un air triste et fit signe qu'il ne voulait rien.

Jusque-là, d'Alvimar n'avait rien dit; tout en faisant sa prière après la scène du fossé, il avait repassé dans la mémoire, rapidement, mais avec certitude, toutes les circonstances de sa vie. Rien ne s'y était formulé qui pût avoir rapport, même indirectement, avec une femme et un enfant dans la situation où ceux-ci se trouvaient.

L'émotion qu'il avait ressentie était donc une pure hallucination; il s'était repenti de ne l'avoir pas surmontée tout de suite; il avait repris possession de sa raison.

Pendant le dîner, le marquis ne lui avait point parlé du récit d'Adamas sur le mystérieux voyage de Mercédès. Lui-même ne l'avait écouté, la veille au soir, que d'une oreille, en s'endormant. D'Alvimar, depuis quelques minutes, regardait donc avec une tranquillité méprisante ces deux mendiants, et il avait cru trouver enfin la cause vulgaire de sa répugnance pour eux.

Il prit la parole.

– Monsieur le marquis, dit-il, si vous me permettez de me retirer, je crois qu'avec quelque argent vous ferez parler ce drôle tant que vous voudrez. Il est possible que ce soit un chrétien volé par cette Morisque, car je n'ai aucun doute sur la race de celle-ci. Pourtant, vous vous tromperiez beaucoup si vous pensiez que la couleur de la peau soit un signe certain. Il y a de ces misérables enfants qui sont aussi blancs que nous, et, si vous voulez être sûr de quelque chose, vous ferez bien de soulever les cheveux qui couvrent le front de celui-ci; vous y trouverez peut-être la marque du fer rouge.

 

– Quoi! dit le marquis en souriant, ont-ils tellement peur de l'eau du baptême qu'ils l'effacent par le feu?

Cette marque est celle de l'esclavage, reprit d'Alvimar. La loi espagnole la leur inflige. On les marque au front d'une S et d'une tête de clou, ce qui se traduit ainsi de la langue figurée en espagnol: Esclave.

– Oui, dit le marquis, je me souviens, c'est un rébus! Eh bien, je le trouve fort laid, et, si ce pauvre petit en est marqué et qu'il soit esclave de votre nation, je le rachète, moi, et je le fais libre sur la bonne terre de France.

Mercédès n'avait rien compris à ce qui se disait autour d'elle. Seulement, elle voyait avec anxiété d'Alvimar s'approcher de Mario, comme pour le toucher; mais d'Alvimar n'eut, pour rien au monde, souillé sa main gantée au contact d'un More, et il attendait que le marquis soulevât les cheveux de l'enfant; seulement, le marquis n'en faisait rien, et cela par un sentiment de délicate commisération pour la pauvre mère dont il croyait comprendre l'humiliation et l'inquiétude.

Quant à Mario, il comprenait de quoi il s'agissait; mais, dominé et comme fasciné par le regard de Mercédès, il se renfermait dans un impassible silence.

– Vous le voyez, dit d'Alvimar au marquis, il baisse la tête et cache sa honte. Allons, j'en sais assez sur leur compte, et je vous laisse en cette honnête compagnie. Il n'y a point de danger qu'ils desserrent les dents devant un Espagnol, et ils savent apparemment que je le suis. Il y a, entre cette race abjecte et la nôtre, un instinct d'aversion qui fait qu'ils nous sentent comme le gibier sauvage sent l'approche du chasseur. Cette femme, je l'ai rencontré hier sur les chemins, et je suis sur qu'elle a essayé quelque pratique de sorcellerie sur mon cheval, car il est boiteux ce matin. Si j'étais le maître de cette maison, une pareille vermine n'y resterait pas un instant de plus!..

– Vous êtes mon hôte, répondit Bois-Doré mêlant à sa politesse un accent de dignité et de fermeté dont M. d'Alvimar ne l'eût pas cru capable, et, en cette qualité, vous avez droit à ne point rencontrer chez moi de discussion contre vos idées, qu'elles soient ou non les miennes. Si la vue de ces malheureux vous importune, comme je ne veux pas qu'il soit dit que vous avez été contrarié dans ma maison en chose que ce soit, on s'arrangera pour qu'ils ne blessent point vos regards; mais vous ne sauriez exiger que je chasse brutalement un enfant et une femme.

– Non, certes, monsieur, dit d'Alvimar reprenant possession de lui-même; ce serait méconnaître vos bontés, et je vous demande pardon de mon emportement. Vous savez l'horreur de ma nation pour ces infidèles, et je sais, moi, que j'aurais dû la contenir ici.

– Que voulez-vous dire? demanda Bois-Doré un peu impatienté; nous prenez-vous pour des musulmans?

– À Dieu ne plaise, monsieur le marquis! je voulais parler de la tolérance française en général, et, comme c'est une loi de civilité que de se conformer aux usages de la nation où l'on reçoit l'hospitalité, je vous promets de m'observer et de voir chez vous sans répugnance quiconque il vous plaira d'accueillir.

– À la bonne heure! répondit le bon marquis en lui tendant la main. Vous plaît-il que, dans un instant, quand j'aurai fini ici, je vous mène tuer un lièvre ou deux?

– C'est trop de bonté, dit d'Alvimar en sortant; mais ne vous dérangez pas pour moi: avec votre permission, et en attendant l'heure du dîner, j'irai écrire quelques lettres.

Le marquis, s'étant levé pour le saluer, se rassit avec sa grâce nonchalante, et, s'adressant à Lucilio:

– Notre hôte est un cavalier bien élevé, lui dit-il; mais il est vif, et, tout bien considéré, il a un grand malheur en la tête, qui est d'être trop Espagnol. Ces gens sublimes méprisent tout ce qui n'est pas eux; mais je crois qu'ils se sont rompu les reins en martyrisant et en exterminant ces pauvres Morisques. Ils s'en mangeront les mains, un jour ou l'autre. Les Morisques étaient courageux au travail et soigneux de la propreté, au pays de la paresse et de la vermine. Ils étaient doux et humains avant qu'on les eût provoqués si durement. Allons, allons, si nous tenons là un pauvre débris de cette race qui fut si grande au temps passé, ne marchons pas dessus. Ayons pitié! Dieu pour tous!

Lucilio avait écouté le marquis avec une religieuse attention, mais en écrivant, pendant qu'il disait ses dernières paroles.

– Que faites-vous là? lui dit Bois-Doré.

Lucilio lui passa son papier, qui parut un vrai grimoire au marquis.

– Ce sont, lui répondit le muet avec son crayon, les excellentes paroles que vous venez de dire, traduites en arabe. Voyez si l'enfant sait lire et s'il entend cette langue.

Mario regarda le papier qu'on lui présenta et courut le lire à la Morisque, qui l'écouta avec une grande émotion, baisa l'écriture et vint se mettre à genoux devant le marquis.

Puis elle se tourna vers Giovellino et lui dit en arabe:

– Homme de cœur et de vertu, dis à cet homme de bien ce que je vais te dire. Je n'ai pas voulu parler ma langue devant l'Espagnol. Je n'ai pas voulu que l'enfant dît un mot devant lui. L'Espagnol nous hait, et, en quelque lieu qu'il nous rencontre, il nous fait du mal. Pourtant l'enfant est chrétien, il n'est pas esclave. Tu peux voir sur mon front la marque de l'inquisition; elle y est encore, quoique je fusse bien petite quand on m'a brûlée.

Et, en parlant ainsi, elle défaisait le mouchoir de serpillière bariolée qui retenait ses longs cheveux noirs, et montrait son front, qui ne présentait aucune trace de feu.

Mais elle se le frappa du creux de la main, et aussitôt l'horrible rébus se dessina en blanc sur la peau rougie.

– Mais, reprit elle en relevant la chevelure abondante et douce de Mario, tu peux regarder ce jeune front. S'il eût été marqué comme le mien, la trace ne serait pas encore possible à méconnaître. C'est un front baptisé par un prêtre de ta religion; l'enfant est instruit dans la foi et dans la langue de ses pères.

Pendant que la Morisque parlait, Lucilio écrivait traduisant, et le marquis lisait à mesure.

– Demandez-lui son histoire, dit-il au muet; faites-lui savoir que nous portons intérêt à ses malheurs et que nous la prenons sous notre protection.

Il ne fut pas nécessaire que Lucilio écrivit les interruptions de Bois-Doré. Mario, qui parlait aussi facilement l'arabe que le français et le catalan, les traduisait, au fur et à mesure, à sa mère adoptive, avec une remarquable fidélité.

Nous continuerons donc l'entretien de ces quatre personnes, comme si toutes quatre avaient parlé la même langue et comme si Lucilio, prompt à transcrire, n'eût pas été empêché d'en parler une seule.

XVI

La Morisque parla ainsi:

– Mario, mon bien-aimé, dis à ce seigneur bienfaisant que je sais mal parler l'espagnol, et le français encore moins; je dirai mon histoire à son écrivain, et il la lira.

«Je suis fille d'un pauvre fermier de la Catalogne. C'est en Catalogne que le peu de Mores épargnés par l'inquisition vivaient encore tranquilles, espérant qu'on les y laisserait gagner leur vie en travaillant, puisque nous n'avions pris part à aucune des guerres de ces derniers temps, si malheureux pour nos frères des autres provinces d'Espagne.

»Mon père s'appelait Yésid en arabe, et Juan on espagnol; moi, baptisée par aspersion comme les autres, j'étais la chrétienne Mercédès, mais la morisque Ssobyha13.

»J'ai à présent trente ans. J'en avais treize quand on commença à nous avertir secrètement que nous allions être chassés et dépouillés à notre tour.

»Déjà, avant ma naissance, le terrible roi Philippe II avait ordonné que, dans le délai de trois ans, tous les Morisques devaient savoir la langue castillane et ne plus parler, lire ou écrire en arabe, publiquement ou secrètement; «que tous les contrats en cette langue seraient nuls; que tous nos livres seraient brûlés; «que nous quitterions nos costumes pour porter ceux des chrétiens;»que les femmes morisques sortiraient sans voile, le visage découvert;»que nous n'aurions ni fêtes ni danses, ni chants nationaux; «que nous perdrions nos noms de famille et d'individu pour prendre des noms chrétiens; que ni hommes, ni femmes morisques ne pourraient plus se baigner à l'avenir, et que nos bains seraient détruits dans nos maisons.

»Ainsi, on nous insultait jusque dans la pudeur de nos mœurs et dans la santé de nos corps! Mes parents s'étaient soumis. Quand ils virent que cela ne servait de rien et qu'on ne les persécutait que pour avoir leur argent, ils songèrent à en amasser et à en cacher le plus qu'ils pourraient, afin de s'enfuir quand le danger de la mort reviendrait.

»À force de travail et de patience, ils se firent un petit trésor. C'était, disaient-ils, pour m'empêcher de mendier comme tant d'autres qui s'étaient laissé surprendre. Mais il était écrit que, comme tous les autres, je tendrais la main.

»Nous étions encore assez heureux, malgré les humiliations dont on nous abreuvait. Nos seigneurs espagnols ne nous aimaient point; mais, comme ils voyaient bien que nous seuls, en Espagne, savions et voulions cultiver leurs terres, ils demandaient à leur roi de nous épargner.

»Quand j'eus dix-sept ans, le roi Philippe III fit rendre tout à coup un nouveau décret contre tous les Morisques catalans. Nous étions bannis du royaume avec les biens meubles que nous pourrions emporter sur nos corps. Dans trois jours, sous peine de mort, il nous fallait quitter nos maisons et aller, sous escorte, au lieu de l'embarquement. Tout chrétien qui cacherait un Morisque irait pour six ans aux galères.

»Nous étions ruinés. Pourtant, nous mîmes sur nous, mon père et moi, l'or que nous pouvions emporter, et nous partîmes sans nous plaindre. On nous promettait de nous conduire en Afrique, au pays de nos ancêtres.

»Alors nous demandâmes au Dieu de nos pères de nous reprendre pour ses fidèles enfants.

»On nous laissa, pendant le voyage, remettre nos anciens costumes, qui se conservaient depuis un siècle dans les familles, et chanter nos prières dans notre langue, que nous n'avions pas oubliée; car, en dépit des décrets, nous n'en parlions pas d'autre entre nous.

»Nous fûmes entassés comme des animaux sur les galères de l'État, mais, à peine embarqués, on nous demanda le prix de la traversée. La plupart n'avaient rien. On exigea que les riches payassent pour les pauvres.

»Mon père, voyant qu'on jetait à la mer ceux qui ne trouvaient pas de caution, paya sans regret pour tous ceux qui étaient dans notre embarcation; mais, quand on vit qu'il n'avait plus rien, on le jeta à la mer comme les autres!..»

Ici, la Morisque s'arrêta. Elle ne pleurait pas, mais sa poitrine était serré.

– Détestables coquins d'Espagnols! Pauvres Morisques! murmura le marquis.

Puis il ajouta, comme averti par un triste regard de Lucilio:

– Hélas! la France n'a fait mieux, et la régente les a traités absolument de même!

Mercédès reprit:

– Me voyant seule au monde, sans un dernier, et privée de tout ce que j'aimais, je voulus suivre mon pauvre père; on m'en empêcha. J'étais jolie. Le patron de la galère me voulait pour esclave. Mais Dieu déchaîna la tempête, et il fallut songer à lutter contre elle. Plusieurs embarcations furent englouties, des milliers de Morisques périrent avec leurs bourreaux.

»La galère qui nous portait fut emmenée par l'orage sur les côtes de France, et vint se briser vers un lieu dont je n'ai jamais su le nom.

»Je fus jetée au rivage, au milieu des morts et des mourants; c'était mon salut. Je me traînai dans des rochers où, toute mouillée et toute brisée, m'étant bien cachée et n'ayant pas la force d'aller plus loin, je dormis pour la première fois depuis beaucoup de jours et beaucoup de nuits.

»Quand je m'éveillai, la tempête était finie. Il faisait chaud, j'étais seule. Le navire brisé était à la côte, les morts sur la grève. J'avais faim, mais j'avais encore assez de forces pour marcher.

 

»Je m'éloignai le plus vite que je pus du rivage, où je craignais de rencontrer des Espagnols, et je m'en allai par les montagnes, mendiant le pain, l'eau et le gîte. On me recevait bien mal; mon costume inquiétait les paysans.

»Enfin, je rencontrai quelques femmes de ma race qui étaient établies dans un village et qui me donnèrent un habillement; elles me conseillèrent de cacher ma religion et mon origine, parce que les hommes du pays n'aimaient pas les étrangers et détestaient surtout les Morisques. Il paraît, hélas! qu'on les déteste partout, car on m'a dit, plus tard, qu'au lieu d'accueillir comme des frères ceux qui purent arriver en Afrique, les Berbères les ont massacrés ou réduits à un pire esclavage que celui de l'Espagne.

»Comment pouvais-je suivre le conseil qu'on me donnait de cacher mon origine? Je ne savais pas assez bien la langue catalane pour cela. D'abord, on me fit quelque aumône; mais, quand un Espagnol passait, il disait aux gens du pays:

» – Vous avez là chez vous une Morisque.

»Et l'on me chassait de partout. Je marchai de vallée en vallée.

»Un jour, je me trouvai sur une grande route qui était celle de Pau, comme je l'ai su plus tard, et c'est là que le ciel me fit rencontrer une femme encore plus malheureuse que moi. C'était la mère de l'enfant que vous voyez, et qui est devenu le mien…»

– Continuez, dit le marquis.

Mais Mercédès s'arrêta encore, parut réfléchir, et dit, s'adressant à Lucilio.

– Je ne peux pas raconter l'histoire des parents de l'enfant, si ce n'est à vous seul… qui lui avez sauvé la vie, et qui me paraissez un ange sur la terre. Si l'on veut me garder ici quelques jours et que je ne voie aucun danger pour Mario, je jure que je dirai tout; mais je crains l'Espagnol, et j'ai vu ce vieux seigneur mettre sa main dans la sienne, après l'avoir repris de sa dureté pour nous. J'ai tout compris avec mes yeux: les seigneurs sont les seigneurs, et les pauvres esclaves ne doivent pas espérer que les meilleurs mêmes prendront leur parti contre leurs égaux.

– Il n'y a pas d'égaux qui tiennent! s'écria le marquis lorsque Lucilio lui eut traduit, par écrit, la réponse du Mercédès. Je jure, sur ma foi de chrétien et sur mon honneur de gentilhomme, de protéger le faible envers et contre tous.

La Morisque répondit qu'elle dirait la vérité, mais qu'elle cacherait certains détails inutiles.

Puis elle reprit ainsi:

– J'étais sur la route de Pau, mais au cœur des montagnes, dans un endroit fort désert. Là, comme je me reposais en me cachant, par crainte des mauvaises gens que l'on rencontre en tous pays, je vis passer un homme qui voyageait avec sa femme.

»La femme marchait un peu en avant; des bandits accoururent par derrière eux, tuèrent et volèrent ce voyageur, si vite, que sa femme ne le vit point, et, revenant pour l'appeler, le trouva mort en travers du chemin.

»À cette vue, elle tomba mourante, et je vis qu'elle était enceinte.

»Je ne savais comment la soulager et la consoler. À genoux près d'elle, je priais et je pleurais, lorsqu'un homme à la moustache grise et tout habillé de noir parut à cheval, et vint savoir pourquoi je pleurais ainsi. Je lui montrai cette femme couchée sur le corps de son mari. Il lui parla en plusieurs langues, car il était un grand savant; mais il vit bientôt qu'elle n'était pas en état de répondre.

»La secousse qu'elle venait d'éprouver hâtait son accouchement.

»Des bergers passaient avec leurs troupeaux. Il les appela; et, comme ils virent que cet homme de bien était un prêtre de leur religion chrétienne, ils obéirent à son commandement et portèrent la femme dans leur maison, où elle mourut, une heure après avoir mis Mario au monde, et après avoir donné au prêtre la bague de mariage qu'elle avait au doigt, sans pouvoir rien expliquer, mais en lui montrant l'enfant et le ciel!

»Le prêtre s'arrêta chez les bergers pour faire ensevelir ces pauvres morts, et, comme il crut que j'avais été l'esclave de cette dame, il me confia l'enfant en me disant de le suivre. Mais je ne voulus pas le tromper, ayant connu qu'il était savant et humain. Je lui dis mon histoire, et comment j'avais vu, par hasard, l'assassinat du colporteur.»

– C'était donc un colporteur? dit le marquis.

– Ou un gentilhomme déguisé, répondit Mercédès; car sa femme avait, sous sa pauvre cape, les vêtements d'une dame, et lui-même, quand on le dépouilla pour l'ensevelir, fut trouvé en chemise fine et en chausses de soie sous ses habits grossiers. Il avait les mains blanches, et on trouva aussi sur lui un cachet où il y avait des armoiries.

– Montrez-moi ce cachet! s'écria Bois-Doré fort ému.

La Morisque secoua la tête et dit:

– Je ne l'ai pas.

– Cette femme se méfie de nous, reprit le marquis s'adressant à Lucilio, et pourtant cette histoire m'intéresse plus qu'elle ne croit! Qui sait si…? Voyons, mon grand ami, tâchez, au moins, de lui faire dire à quelle époque précisément est arrivée l'aventure qu'elle nous raconte.

Lucilio fit signe au marquis d'interroger l'enfant, qui répondit sans hésiter:

– Je suis né une heure après la mort de mon père, une heure avant celle du bon roi de France, Henri le quatrième. Voilà ce que M. l'abbé Anjorrant, qui a pris soin de moi, m'a appris, en me recommandant de ne jamais l'oublier, et ce que ma mère Mercédès ne me défend pas de vous dire, à condition que l'Espagnol ne le saura pas.

– Pourquoi? dit Adamas.

– Je ne sais, répondit Mario.

– Alors, prie ta mère de continuer son histoire, dit M. de Bois-Doré, et comptez que nous vous en garderons le secret, comme nous l'avons promis.

La Morisque reprit ainsi son récit:

– Le bon prêtre s'étant fait donner une chèvre pour nourrir l'enfant, nous emmena en me disant:

» – Nous parlerons religion plus tard. Vous êtes malheureuse, et je vous dois la pitié.

»Il demeurait assez loin de là, dans la cœur de la montagne. Il nous mit dans une petite cabane faite de pierres de marbre et couverte d'autres grandes pierres noires toutes plates, et il n'y avait dans cette maison que de l'herbe sèche. Ce saint n'avait rien de mieux à nous donner que l'abri et la parole de Dieu. Il demeurait dans une maison qui n'était guère plus riche que le chalet où nous étions.

»Mais je ne fus pas là huit jours sans que l'enfant fût propre, bien soigné et la maison bien close. Les bergers et les paysans ne me rebutaient pas, tant leur prêtre leur avait enseigné la douceur et la pitié. Moi, je leur enseignai vite, pour le soin de leurs troupeaux et pour la culture de leurs terres, des choses qu'ils ne savaient pas et que savent tous les Morisques cultivateurs. Ils m'écoutèrent, et, me trouvant utile, ils ne me laissèrent plus manquer de rien.

»J'aurais été bien heureuse de rencontrer cet homme de paix et ce pays de pardon, si j'avais pu oublier mon pauvre père, la maison où j'étais née, mes parents et mes amis que je ne devais plus revoir; mais je me mis à tant aimer ce pauvre orphelin, que peu à peu je me consolai de tout.

»Le prêtre l'éleva et lui enseigna le français et l'espagnol, tandis que je lui apprenais ma langue, afin d'avoir quelqu'un au monde avec qui je pusse la parler; et pourtant, ne croyez pas qu'en lui apprenant des prières arabes, je l'aie détourné de la religion que le prêtre lui enseignait.

»Ne croyez pas que je repousse votre Dieu. Non, non! Quand je vis cet homme si vrai, si miséricordieux, si savant et si chaste, qui me parlait si bien de son prophète Issa14 et des beaux préceptes de l'Engil15, qui ne disent pas de faire ce que le Coran nous défend, je pensai que la plus belle religion devait être celle qu'il pratiquait; et, comme je n'avais pas reçu le baptême, malgré l'aspersion des prêtres espagnols (m'étant garantie avec mes mains pour qu'aucune goutte de l'eau chrétienne ne tombât sur ma tête), je consentis à être de nouveau baptisée par ce vertueux, et je jurai à Allah de ne plus jamais renier dans mon cœur le culte d'Issa et de Paraclet.

Cette naïve déclaration fit beaucoup de plaisir au marquis, lequel, malgré ses nouvelles notions de philosophie, n'était, pas plus qu'Adamas, partisan de l'idolâtrie païenne attribuée aux Mores d'Espagne.

13Aurore.
14Jésus.
15L'Évangile.