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Les beaux messieurs de Bois-Doré

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XIII

Le premier éveillé fut M. Sciarra d'Alvimar, qui, accablé de fatigue, s'était endormi aussi le premier.

Il n'aimait pas à rester au lit, et l'habitude d'une grande gêne, habilement dissimulée, lui rendait inutiles les soins du valet de chambre. Cela était d'autant mieux vu, que le vieil Espagnol qui l'accompagnait n'eût pas volontiers consenti à remplir d'autres fonctions que celles d'écuyer.

Pourtant, cet homme lui était aussi dévoué qu'Adamas l'était à Bois-Doré; mais il y avait autant de différence dans leurs relations que dans leurs caractères et dans leur respective situation.

Ils se parlaient peu, soit qu'ils y eussent de la répugnance, soit qu'ils s'entendissent à demi-mot sur toutes choses. Et puis, jusqu'à un certain point, le valet se considérait comme l'égal de son maître, vu que leurs familles étaient aussi anciennes l'une que l'autre, et aussi pures (du moins telle était leur prétention) de tout mélange avec les races maure et juive, si solennellement méprisées et si atrocement persécutées en Espagne.

Sanche de Cordoue, tel était le nom du vieil écuyer, avait vu naître le jeune d'Alvimar dans le castel du village où lui-même, à force de misère, était réduit au métier d'éleveur de porcs. Le jeune châtelain, fort peu plus riche que lui, l'avait pris à son service, le jour où il s'était décidé à aller chercher fortune à l'étranger.

On disait, dans ce village castillan, que Sanche avait aimé madame Isabelle, mère de d'Alvimar, et même qu'il ne lui avait pas été indifférent. On expliquait ainsi l'attachement de cet homme taciturne et sombre pour un jeune homme hautain et froid, qui le traitait, non pas en valet proprement dit, mais en subalterne inintelligent.

La vie rêveuse ou abrutie de Sanche se passait donc à soigner les chevaux et à entretenir brillantes et afûtées les armes de son maître. Le reste du temps, il priait, dormait ou songeait, évitant de se familiariser avec les autres domestiques, qu'il regardait comme ses inférieurs, ne se liant avec personne, vu qu'il se méfiait de tout le monde, mangeant peu, ne buvant point, et ne regardant jamais en face.

D'Alvimar s'habilla donc lui-même et sortit, pour prendre connaissance des êtres, bien qu'il fit à peine jour.

Le manoir avait vue immédiatement sur un petit étang, d'où un large fossé sortait pour y rentrer, après avoir fait le tour des bâtiments, lesquels consistaient, comme nous l'avons dit, en un massif d'architecture de plusieurs époques:

1º Un pavillon tout neuf, blanc, fluet, couvert d'ardoises, grand luxe dans un pays ou l'on employait alors tout au plus la tuile, et couronné de deux mansardes à tympans festonnés et ornés de boules10;

2º Un autre pavillon, déjà très-ancien, mais bien restauré, avec toit de mairain11, et ressemblant à la forme de certains chalets suisses. Ce logis, qui contenait les cuisines, les offices et les chambres d'amis, offrait la disposition sauvage des vieux temps d'alarme. Il n'avait pas de porte extérieure, on n'y pénétrait que par les autres bâtiments; ses fenêtres donnaient sur le préau, et sa façade, tournée sur la campagne, avait pour tous huis deux petits trous carrés, placés dans le gable comme deux petits yeux méfiants sur une face muette;

3º Une tour prismatique à porte ogiviale, délicatement travaillée, ladite tour à toit d'ardoises, également quinquagone et surmontée d'un clocheton à épi et à girouette très-élancée. Cette tour contenait l'unique escalier du manoir et reliait le vieux logis et le logis neuf.

À ce massif tenaient d'autres constructions basses pour les domestiques de l'intérieur, logés sur le bord du fossé.

Le préau, avec son puits au milieu, était fermé par le manoir, l'étang, un autre logis à un seul étage, orné aussi de mansardes à boules de pierre, et destiné aux écuries, gens de suite et équipages de chasse; enfin, par la tour d'entrée, moins belle et moins grande que celle de la Motte-Seuilly, mais soutenue d'un mur de défense percé de meurtrières à fauconneaux, pour le balayage des abords du pont.

Cette chétive fortification était suffisante, en raison de la double enceinte des fossés: le premier, autour du préau, large, profond, à eau courante; le second, autour de la basse-cour, marécageux, mais garni de bonnes murailles.

Entre les deux enceintes, à la droite du pont, s'étendait le jardin, assez vaste, clos de murs élevés et de fossés bien tenus; à gauche, le mail, le chenil, le verger, la ferme et la prairie avec le pigeonnier seigneurial, la héronnière et la fauconnerie; vaste enclos s'étendant jusqu'aux maisons du bourg, qui, presque toutes, étaient la propriété du marquis.

Le bourg était fortifié, et, en quelques endroits, la base massive de ses petites murailles datait, dit-on, du temps de César.

En comparant l'exiguité du manoir avec l'étendue du domaine, avec le riche mobilier entassé dans les appartements et avec les habitudes luxueuses du seigneur, M. d'Alvimar se demanda la raison de ce contraste; et, comme il n'était guère enclin à la bienveillance, il en conclut que le marquis cachait peut-être sa fortune, non par avarice, mais parce que la source de cette fortune n'était pas bien claire.

Il ne se trompait pas précisément.

Le marquis avait cela de commun avec un grand nombre de gentilshommes de son temps, qu'il s'était enrichi sans trop de scrupule dans les troubles civils, aux dépens des riches abbayes, et au moyen des contributions de guerre, des droits de conquête et de la contrebande du sel.

Le pillage était, à cette époque, une sorte de droit des gens, à preuve la réclamation de M. d'Arquian, se plaignant légalement d'avoir eu son château brûlé par M. de la Châtre, «contrairement à tous usages de guerre, car du bris et saccage de ses meubles, il n'en eût point seulement parlé.»

Quant à la contrebande du sel, il eût été difficile de trouver, au commencement du xviie siècle, un noble de nos provinces qui regardât comme une injure la qualification de gentilhomme faux saulnier.

L'opulence dont M. de Bois-Doré faisait, du reste, bon usage par sa libéralité et sa charité inépuisables, n'était donc pas un mystère dans le petit pays de la Châtre; mais il évitait sagement d'attirer sur lui, par une vaste demeure et par un état de maison trop splendide, l'attention du gouvernement de la province.

Il savait bien que les tyranneaux qui se partageaient les deniers de la France n'eussent pas manqué de prétextes, soi-disant légaux, pour lui faire rendre gorge.

D'Alvimar parcourut les jardins, création comique de son hôte, et dont il était certainement plus vain que de ses plus beaux faits d'armes.

Il avait, sur une médiocre étendue de terrain, prétendu réaliser les jardins d'Isaure, tels qu'ils sont décrits dans l'Astrée: «Ce lieu enchanté fut (soit) en fontaines et en parterres, fut en allées et en ombrages.» Le grand bois qui faisait un si gracieux dédale était représenté par un bosquet en labyrinthe où n'étaient oubliés ni le carré de coudriers, ni la fontaine de la vérité d'amour, ni la caverne de Dumon et de Fortune, ni l'antre de la vieille Mandrague.

Toutes ces choses parurent fort puériles à M. d'Alvimar, mais non pas cependant aussi absurdes qu'elles nous le sembleraient aujourd'hui.

La monomanie de M. de Bois-Doré était assez répandue de son temps pour n'être pas une excentricité. Henri IV et sa cour avaient dévoré l'Astrée, et, dans les petites cours d'Allemagne, les princes et princesses prenaient encore ces noms redondants que le marquis imposait à ses gens et à ses bêtes. La vogue passionnée du roman de M. d'Urfé a duré deux siècles; il a encore ému et charmé Jean-Jacques Rousseau; enfin, il ne faut pas oublier qu'à la veille de la Terreur, l'habile graveur Moreau mettait encore dans ses compositions des dames qui s'appelaient Chloris et des messieurs qui s'appelaient Hylas et Cidamant. Seulement, ces noms illustres étaient portés, dans la vignette et dans la romance, par des marquis de fantaisie, tandis que les nouveaux bergers se nommaient Colin ou Colas. On avait fait un petit pas vers le réel; la bergerie n'en valait pas mieux: d'héroïque, elle était devenue grivoise.

D'Alvimar, voulant se faire une idée du pays environnant, traversa le hameau, qui se composait d'une centaine de feux, et qui est littéralement situé dans un trou. Il en est ainsi de beaucoup de ces vieilles localités. Quand elles ne sont pas assez fortes pour percher, fières et menaçantes, sur les hauteurs escarpées, elles semblent se cacher à dessein dans le creux des vallons, comme pour échapper à la vue des bandes de maraudeurs.

Cet endroit est, au reste, un des plus jolis du bas Berry. Les chemins de gravier qui y aboutissent sont bons et propres en toute saison. Deux jolis petits ruisseaux lui font une défense naturelle qui put être mise à profit jadis pour le camp de César.

 

Un de ces ruisseaux alimentait les fossés du château; l'autre, au-dessous du village, traversait deux petits étangs.

L'Indre, qui coule à trois pas de là, reçoit ces eaux courante; et les emmène le long d'une étroite vallée coupée de chemins creux, ombragés et parsemés de terrains vagues et incultes d'un aspect sauvage.

Il ne faut pas chercher la grandeur, mais la grâce dans ce petit désert, où les beaux terrains vierges, les buissons, les folles herbes, les genêts, les bruyères et les châtaigniers vous enferment de toutes parts.

Sur les bords de l'Indre, qui devient tout à fait ruisseau à mesure qu'on remonte vers sa source, les fleurs sauvages croissent avec une abondance réjouissante à voir12. Le ruisselet tranquille et clair a déchiré tous les terrains qui gênaient sa marche et formé des îlots de verdure où les arbres poussent avec vigueur. Trop serrés pour être imposants, ils étendent sur l'eau une voûte de feuillage.

Autour du hameau, le sol est fertile. De magnifiques noyers et une quantité d'arbres fruitiers de haute taille en font un nid de verdure.

La majeure partie des terres appartenait à M. de Bois-Doré. Il affermait les bonnes; les mauvaises étaient son pays de chasse.

M. d'Alvimar, après avoir exploré cette petite contrée, qui, par son isolement et l'absence de communications, lui faisait espérer aussi l'absence de rencontres inquiétantes, rentra dans le hameau et se demanda s'il irait rendre visite au recteur.

Il était échappé à M. de Beuvre de dire devant lui à Bois-Doré:

– Et votre nouveau paroissial? fait-il toujours des sermons dans le goût de la Ligue?

Ce mot avait donné l'éveil à l'Espagnol.

– Si cet ecclésiastique est zélé pour la bonne cause, pensait-il, il peut m'être utile de l'avoir pour ami; car ce de Beuvre est un huguenot, et le Bois-Doré, avec sa tolérance, ne vaut pas mieux. Qui sait si je pourrai vivre en bonne intelligence avec de pareilles gens?

Il commença par visiter l'église, et il fut scandalisé de son délabrement et de sa nudité, qui attestaient l'incurie de l'ancien desservant, l'indifférence du châtelain et la tiédeur des paroissiens.

Bois-Doré, dont l'abjuration réelle ou prétendue n'avait fait aucun bruit, n'avait pas songé à signaler son retour à l'orthodoxie par des dons à l'église du village et des largesses au chapelain. Ses vassaux, qui haïssaient les huguenots, n'avaient pas salué son retour définitif, en 1610, par des réjouissances bien sincères; mais leurs suspicions avaient vite fait place à un grand attachement, vu qu'à la place d'un régisseur qui les pressurait, ils avaient trouvé un seigneur débonnaire et prodigue de bienfaits.

On était donc médiocrement dévotieux au hameau de Briantes; et les paysans ayant contesté je ne sais quelle dîme à je ne sais quelle moinerie, l'archevêque leur avait envoyé un homme très-bien stylé, tant pour ramener ces mauvaises gens aux bons principes, que pour surveiller les opinions du châtelain.

Le pieux Sciarra s'agenouilla dans l'église et murmura quelque formule de prière; mais il ne se sentit pas disposé à prier avec le cœur, et il sortit bientôt pour se rendre chez le recteur.

Il n'eut pas la peine d'aller chez lui; car il le vit sur la place, causant avec Bellinde, et il eut le loisir de l'examiner.

C'était un homme encore jeune, d'une figure bilieuse, doucereuse et dissimulée. Probablement, les préoccupations du monde temporel étaient aussi vives chez lui que chez d'Alvimar; car il n'eut pas plus tôt aperçu, sortant de l'église, cet élégant et grave étranger, qu'il ne songea plus qu'à se demander qui ce pouvait être.

Il savait fort bien déjà qu'un hôte nouveau était arrivé la veille au manoir, car il n'avait guère d'autre occupation que de s'enquérir des faits concernant le marquis; mais comment un homme aussi pieux que l'indiquait cette matinale visite d'Alvimar à l'église pouvait-il frayer avec un converti aussi douteux que Bois-Doré?

Tandis qu'il essayait de se renseigner à cet égard auprès de la gouvernante du château, il remarqua qu'il ne pouvait pas se détourner une seule fois sans rencontrer les yeux de cet étranger fixés sur les siens.

Il fit donc quelques pas avec la Bellinde pour se mettre hors de sa vue, en homme qui ne voulait pas risquer un salut avant de savoir à qui il avait affaire.

D'Alvimar, qui comprit ou devina sa préoccupation, resta à l'attendre dans le petit cimetière qui entourait l'église, résolu, d'après l'inspection de sa physionomie, à lui adresser la parole et à se lier avec lui.

Il était là, songeant à sa destinée, problème dont il était constamment obsédé, et que la vue des tombes éparses semblait lui rendre plus irritant que de coutume.

D'Alvimar croyait à l'Église, mais il ne croyait pas au vrai Dieu. L'Église était pour lui l'institution de discipline et de terreur par excellence, l'instrument de torture dont un Dieu implacable et farouche se servait pour établir son autorité. S'il y eût bien réfléchi, il se fût volontiers persuadé que le miséricordieux Jésus était entaché d'hérésie.

L'idée de la mort lui était odieuse. Il craignait l'enfer, et, par un effet naturel des mauvaises croyances, il ne pouvait pas conformer sa vie à la rigidité de ses principes.

Il n'avait de ferveur que pour la discussion; seul avec lui-même, il trouvait son cœur sec, son esprit tendu et troublé par l'ambition mondaine. Il se le reprochait en vain. La pensée de la damnation ne saurait être féconde, et les terreurs ne sont pas des remords.

– Il faudra donc mourir! se disait-il en regardant les renflements du gazon qui couvrait, comme les sillons d'un champ, la tombe de ces obscurs villageois; mourir peut-être sans fortune et sans pouvoir, comme les misérables serfs qui n'ont pas même laissé un nom à inscrire sur ces petites croix de bois pourri! Ni crédit ni renommée en ce monde! Des colères, des déceptions, d'inutiles travaux, d'inutiles efforts… des crimes, peut-être!.. tout cela pour arriver au seuil de l'éternité, sans avoir pu servir la gloire de l'Église en cette vie et sans avoir mérité mon pardon dans l'autre!

Tout en pensant à la destinée, il en vint à se persuader que l'influence du diable avait gâté la sienne.

Il songea un instant à se confesser à ce prêtre dont l'œil lui avait paru intelligent, et puis il eut peur de confier les secrets qui dévoraient sa vie et son repos.

Au milieu de ces idées noires, il vit enfin arriver M. Poulain, qui vint à lui en le saluant avec déférence.

La connaissance fut bientôt faite.

Ces deux hommes sentirent, dès les premiers mots, qu'ils étaient aussi ambitieux l'un que l'autre.

Le recteur emmena d'Alvimar chez lui et l'invita à déjeuner.

– Je ne pourrai vous offrir, lui dit-il, qu'un repas bien pauvre; ma cuisine ne ressemble pas à celle du château. Je n'ai ni valets ni vassaux à mes ordres pour servir de pourvoyeurs à mes festins. La frugalité de ma table vous permettra donc de garder assez d'appétit pour faire honneur encore à celle du marquis, dont la cloche ne sonnera pas avant deux ou trois heures d'ici.

Il y avait, dans ce début, un sentiment d'aigreur jalouse contre le château qui n'échappa pas à l'Espagnol. Il se hâta d'accepter le déjeuner du recteur, certain d'apprendre là tout ça qu'il devait espérer ou craindre de l'hospitalité du marquis.

XIV

M. Poulain commença par dire du bien du châtelain.

C'était un très-bon homme; il avait de bonnes intentions; il donnait beaucoup aux pauvres, on ne pouvait le nier: malheureusement, il manquait de lumières, il distribuait ses aumônes à tort et à travers, sans consulter l'intermédiaire naturel entre le château et la chaumière, à savoir le recteur paroissial. Il était un peu fou, inoffensif par lui-même, dangereux par sa position, par sa richesse, par les exemples de sensualité raffinée, de légèreté et d'indifférence religieuse qu'il donnait à son entourage.

Et puis il avait chez lui un personnage très-suspect: ce joueur de cornemuse qui n'était peut-être pas aussi muet qu'il feignait de l'être, quelque hérétique ou faux savant, qui se mêlait d'astronomie, d'astrologie, peut-être!

Le vieux Adamas ne valait pas mieux: c'était un vil flatteur et un hypocrite; et ce page, si ridiculement affublé en petit gentilhomme, lui qui, comme bourgeois, n'avait pas le droit de porter du satin, et qui venait le dimanche à la messe avec une manière de surcot damassé!

Toute cette valetaille ne valait rien. On était tout au plus poli avec M. Poulain; point de prévenance marquée: on ne l'avait pas encore invité à dîner d'une manière particulière et pressante. Ou s'était contenté de lui dire que son couvert était mis, une fois pour toutes. C'était en user avec trop peu de façons. Cela était surprenant de la part d'un homme qui avait vécu longtemps à la cour. Il est vrai que, chez le Béarnais, on ne se piquait pas d'un grand savoir-vivre, et les gens de rien y étaient affreusement gâtés; enfin, il n'y avait au château que la Bellinde qui parût une personne de sens.

D'Alvimar trouva que M. Poulain avait du jugement; le sonneur de musette, surtout, lui sembla de nouveau mériter les soupçons.

Pourtant il ne s'intéressa pas longtemps à ces petites choses.

Dès qu'il se fut assuré qu'il ferait bien de ne témoigner aucune confiance au vieux marquis, il monta plus haut dans ses préoccupations et voulut savoir ce qu'il devait penser des gros bonnets de la province.

M. Poulain était au courant de tous les petits secrets du gouvernement de Bourges. Il entendait la politique comme d'Alvimar: s'emparer de la vie privée de chacun pour arriver à exercer son ascendant sur les affaires générales.

Ce mauvais prêtre vit qu'il pouvait parler; il avoua qu'il se déplaisait mortellement dans ce petit hameau, mais qu'il y prenait patience, vu que, un jour ou l'autre, M. de Bois-Doré ou son voisin M. de Beuvre pourrait bien lui fournir l'occasion d'une petite persécution qu'il désirait subir plutôt qu'exercer.

– Vous m'entendez bien; il vaut mieux être sur le terrain de la défensive que sur la brèche de l'agression. On n'est jamais solide sur une brèche; si ces parpaillots du Bas-Berry pouvaient me faire quelque menace ou même un peu de mal, j'en ferais, moi, assez de bruit pour sortir de ces fonctions infimes et de ce pays désert. N'allez pas me croire ambitieux; je ne le suis que de servir l'Église, et, pour être utile, il faut accepter la nécessité de se mettre en vue.

– Ce petit prestolet est plus fort que moi, se dit d'Alvimar; il sait attendre et se bien placer pour tirer sur l'ennemi; moi, j'ai toujours été agressif, c'est ce qui m'a perdu. Mais il est toujours temps de profiter des bons conseils; j'en viendrai demander souvent à cet homme-ci.

En effet, cet homme, qui avait l'air de s'occuper de commérages de clocher, et qui, au fond, ne s'en souciait que pour en tirer parti, était plus fort que d'Alvimar; à telles enseignes qu'en une heure, il le pénétra, lui si méfiant, et sut, sinon les secrets de sa vie, du moins ceux de son caractère, ses déceptions, ses revers, ses désirs et ses besoins.

Quant il l'eut bien confessé en ayant l'air de ne confesser que lui-même, il lui parla ainsi, allant droit au but:

– Vous avez plus de chances que moi pour parvenir, vu que la fortune est la grande condition du pouvoir. Un prêtre ne peut pas faire fortune comme un laïque. Il faut qu'il arrive lentement, par les seules forces de son esprit et de son zèle. Il ne doit pas oublier que la richesse n'est pas son but, et il ne peut la désirer que comme un moyen. Quant à vous, du jour au lendemain, vous êtes libre d'avoir de la fortune. Il ne s'agit que de vous marier.

– Je ne crois pas! dit d'Alvimar. Les femmes de ce temps corrompu font la fortune de leurs amants plus volontiers que de leurs maris.

– Je l'ai ouï dire, répondit M. Poulain; mais je sais le remède.

– Oui-da! Vous tenez là un grand secret!

– Très simple et très-facile. Il ne faut pas viser si haut que vous avez peut-être fait. Il ne faut pas épouser une femme du grand monde. Il faut chercher une bonne dot et une femme simple au fond d'une province. Vous m'entendez bien? Il faut dépenser l'argent à la cour, et n'y pas mener la femme.

– Quoi! épouser une bourgeoise?

 

– Il y a des demoiselles nobles qui sont plus riches et aussi modestes, que des bourgeoises.

– Je n'en connais pas.

– Il y en a, en ce pays, sans aller bien loin!.. La petite veuve de la Motte-Seuilly?

– Elle a tout au plus de l'aisance.

– Vous jugez sur les apparences. On n'a pas ici l'habitude du luxe. Excepté ce fou de marquis, toute la noblesse sédentaire vit sans éclat; mais il y a de l'argent. Le faux saulnage et la pillerie des couvents ont enrichi les gentilshommes. Quand vous voudrez, je vous prouverai qu'avec les revenus de madame de Beuvre, vous mèneriez un train des plus convenables à Paris. Elle est, d'ailleurs, apparentée aux premières familles de France, et toutes ne verraient pas avec déplaisir un Espagnol bien pensant dans leur alliance.

– Mais n'est-elle pas calviniste comme son père?

– Vous la convertirez!.. à moins que son calvinisme ne vous soit un prétexte tout trouvé pour la laisser vivre au fond de son petit manoir.

– Vous voyez loin, monsieur le recteur! Mais si, un jour ou l'autre, vous déclarez la guerre à cette famille…

– Pourvu que je ne la fasse pas dépouiller de ses biens, cette guerre peut vous être utile dans l'occasion. Faites attention que je ne vous conseille pas de malmener et de délaisser votre femme, mais d'avoir la liberté de vous absenter d'elle pour tes besoins de votre condition. Si elle devenait acariâtre ou récalcitrante, on pourrait la mater par son hérésie. La liberté de conscience accordée à ces gens-là est subordonnée à des restrictions qu'ils enfreignent souvent. Nous les tenons donc toujours, à preuve que cette petite veuve ne trouve pas à se remarier. Les jeunes gens du pays, qui sont las de la guerre de châteaux, craignent d'épouser la guerre. Vous n'auriez donc pour concurrent, en ce moment-ci, que, peut-être, M. Guillaume d'Ars, qui est un modéré et qui est assidu à la Motte; mais, à Bourges, on saura le retenir dans d'autres liens. C'est un jeune beau-fils facile à distraire. D'ailleurs, avec une veuve qui doit s'ennuyer de la solitude, il faudrait, fait comme vous l'êtes, n'avoir pas grande habileté pour échouer. Je vois, à votre sourire, que vous n'êtes pas inquiet du succès.

– Eh bien, j'avoue que vous dites la vérité, répondit d'Alvimar, qui se rappela vivement, tout à coup, l'émotion que la jeune dame n'avait pas réussi à lui cacher, et sur laquelle il avait bien pu se méprendre. Je crois que, si je le voulais…

– Il faut le vouloir… Pensez-y, répondit M. Poulain en se levant. Si vous êtes décidé, j'en écrirai confidentiellement à des gens qui peuvent beaucoup.

Il voulait parler des jésuites, qui avaient déjà ébranlé M. de Beuvre en le menaçant d'empêcher sa fille de se remarier. On pouvait rendre à ce gentilhomme sa propre tranquillité, au prix de ce mariage. D'Alvimar comprit à demi-mot, promit au recteur d'y penser sérieusement et de lui rendre réponse le surlendemain, puisque, précisément, il devait passer la journée du lendemain chez madame de Beuvre.

La cloche du château annonçait le repas du marquis. M. d'Alvimar prit congé du prestolet qui lui faisait augurer de meilleures destinées, et il reprit le chemin du manoir.

Il se sentait plus fort et plus gai qu'il lui l'avait été depuis bien des jours, parce qu'il se sentait en communication avec un esprit actif, capable de le soutenir au besoin. Le courage lui revenait. Cette fuite en Berry, cet asile inquiétant chez des ennemis de sa croyance et de ses opinions, et cette sorte d'isolement, qui, deux heures auparavant, se présentaient à sa pensée sous des couleurs sombres, lui souriaient maintenant comme une heureuse aventure.

– Oui, oui, cet homme a raison, pensait-il. Ce mariage me sauvera. Je n'ai qu'à vouloir. Que je tourne la tête à cette petite provinciale, et je pourrai lui avouer ma disgrâce à la cour. Elle se fera un point d'honneur de m'en dédommager. D'ailleurs, s'il faut faire le modéré pendant quelques jours… eh bien, j'essayerai! Allons, courage! mon horizon s'éclaircit, et peut-être que l'astre de ma fortune va enfin sortir de la nuée.

Il leva la tête en se parlant ainsi, et vit, devant lui, sur le pont du préau, l'enfant de la Morisque montant hardiment un des chevaux de la carroche du marquis.

Mercédès avait demandé à Adamas la permission de passer la journée au château, et le bonhomme la lui avait accordée au nom de son maître, à qui il voulait la présenter dès qu'il serait visible.

En jouant dans la cour, l'enfant avait plu au cocher (carrossier ou carrosseur, comme on disait alors; carrosseux, comme on disait en Berry) et celui-ci avait consenti à le percher sur Squilindre, tandis que lui-même, monté sur Pimante (l'autre cheval de carrosse), tenait le bridon et menait l'attelage prendre, dans le ruisseau, son bain de jambes quotidien.

D'Alvimar fut frappé de la figure de cet enfant, qu'il avait vu, la veille, se jeter en mendiant dans les jambes de son cheval et fuir devant son fouet, et qui, à cette heure, perché sur le monumental destrier Squilindre, le regardait de haut en bas, d'un air de triomphe bénévole.

Il était impossible de voir une figure plus intéressante et plus touchante que celle de ce petit vagabond. C'était pourtant une beauté sans éclat; il était pâle, brûlé du soleil et paraissait frêle. Ses traits n'étaient peut-être pas irréprochables; mais il y avait dans l'expression de ses yeux d'un noir doux, et dans le tendre et fin sourire de sa bouche délicate, quelque chose d'irrésistible pour quiconque n'avait pas le cœur fermé au divin charme de l'enfance.

Adamas avait subi instinctivement cette douce puissance, et déjà les plus grossiers valets de la basse-cour la subissaient aussi. Ces rudes natures sont parfois si bonnes! N'est-ce pas de celles-là que madame de Sévigné a dit qu'on trouvait «des âmes de paysans plus droites que des lignes, aimant la vertu comme naturellement les chevaux trottent?»

Mais d'Alvimar, n'aimant pas la candeur, n'aimait pas les enfants, et celui-ci, en particulier, lui causa un déplaisir dont il ne put se rendre compte.

Il eut donc une sensation de vertige et de froid, comme si, au moment de rentrer plus calme et moins triste dans ce manoir de Briantes, la herse lui fût tombée sur la tête.

Il était sujet, depuis quelques années, à ces vertiges subits, et il mettait volontiers sur le compte des visages qui le frappaient dans ces moments-là un phénomène qui se passait en lui-même. Il croyait à des influences mystérieuses, et, pour les détourner, il s'empressait, à tout hasard, de renier et de maudire intérieurement les êtres qui lui semblaient investis de cette puissance occulte.

– Puisse ce gros cheval le casser le cou! murmura-t-il en lui-même en relevant, sous son manteau, deux doigts de sa main gauche pour conjurer le mauvais œil.

Il recommença ce geste cabalistique en voyant la Morisque venir vers lui dans le préau.

Elle s'arrêta un moment, et, comme la veille, elle le regarda avec une attention qui l'irrita.

– Que me voulez-vous? lui dit-il brusquement en marchant à elle.

Elle ne répondit rien, et, le saluant, elle courut pour rejoindre son enfant, qu'elle s'inquiétait de voir à cheval.

Le marquis venait au-devant de son hôte avec Lucilio Giovellino.

– Venez donc manger, lui dit-il; vous devez être mort de faim! La Bellinde se désole de ne vous avoir pas vu sortir ce matin, et, conséquemment, de vous avoir laissé partir à jeun pour la promenade.

M. d'Alvimar ne crut pas devoir parler de sa visite et de son repas au presbytère. Il parla de la beauté agreste des environs et du temps doux et riant de cette matinée d'automne.

– Oui, dit Bois-Doré, nous en avons pour plusieurs jours encore, car le soleil…

Il fut interrompu par un cri perçant qui partait du dehors, et, courant le plus vite qu'il put, pour savoir ce que c'était, il se trouva sur le pont avec d'Alvimar et Lucilio; l'un, qui l'avait précédé, l'autre, qui le suivait machinalement.

Ils virent alors la Morisque au bord du fossé, étendant les bras avec angoisse vers son enfant, que le gros cheval emmenait dans l'eau, et prête à s'y jeter, du point assez escarpé où elle se trouvait.

10Cet ornement, usité au temps de Henri IV, est peut-être venu en France avec Marie de Médicis, comme une allusion aux armes de sa maison, que sont, comme l'on sait, sept petites boules, littéralement sept pilules, en souvenir de la profession du chef de la famille.
11Le mairain ou tuilage en bois de chêne, était employé dans presque tous les châteaux du Berry.
12C'est un des rares endroits du pays où l'on trouve encore la balsamine sauvage à fleurs jaunes.