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Les beaux messieurs de Bois-Doré

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XXII

La Flèche commença par le gage le plus rapproché de la pierre centrale qu'il appelait le Sinaï.

C'était celui de Lucilio; il fit mine de mesurer des angles, de supputer des chiffres, et dit, en prose rimée:

 
Homme sans langue et de grand cœur,
Savoir de misère est vainqueur.
 

– Voyez-vous, dit Bois-Doré bas à d'Alvimar, que le drôle a bien deviné le triste cas de notre musicien!

– Cela n'était pas difficile, répondit d'Alvimar avec dédain. Il y a un quart d'heure que le muet vous parle par signes!

– Vous ne croyez donc point du tout à la divination? reprit Bois-Doré pendant que la Flèche continuait ses calculs d'un air absorbé, mais l'oreille ouverte à tout ce qui se passait autour de lui.

– Eh bien donc, y croyez-vous vous-même, messire? dit d'Alvimar feignant d'être étonné du sérieux avec lequel le marquis lui avait fait cette question.

– Moi? Mais… oui, un peu, comme tout le monde!

– Personne ne croit plus à ces billevesées!

– Mais si; j'y crois beaucoup, moi, dit Lauriane. Sorcier, je te prie, si ma destinée est mauvaise, de me laisser un peu de doute, ou de trouver dans ta science le moyen de la conjurer.

– Illustre reine des cœurs, répondit la Flèche, j'obéis à vos ordres. Un grand danger vous menace; mais si, pendant seulement trois jours, à partir du moment où nous sommes,

 
Vous ne donnez point votre cœur,
Du diable il sera le vainqueur!
 

– Ne saurais-tu trouver d'autres rimes? lui cria d'Alvimar. Ton dictionnaire n'est pas riche!

– N'est pas riche qui veut, messire, répondit le bohémien; et pourtant il y a des gens qui veulent bien fort, si fort qu'ils font tout pour la richesse, au risque de la hache et de la hart!

– Est-ce dans la destinée de ce gentilhomme que tu lis de pareilles choses? dit Lauriane, qui avait été très-frappée de ce qui la concernait dans l'avertissement du devin, et qui s'efforçait de tourner tout en plaisanterie.

– Peut-être! dit avec aisance M. d'Alvimar; on ne sait ce qui peut arriver.

– Mais on peut le savoir! s'écria la Flèche. Voyons, qui veut le savoir?

– Personne, dit le marquis, personne, s'il y a du fâcheux dans l'avenir de quelqu'un de nous.

– Vraiment, mon voisin, vous avez la foi! dit de Beuvre, qui ne croyait précisément à rien. Vous êtes une fière pratique pour tous les bateleurs qui voudront vous en conter!

– Comme vous voudrez, répliqua Bois-Doré, mais je n'y peux rien. J'ai vu des choses si surprenantes! Dix fois ce qui m'a été prédit m'est arrivé.

– Comment voulez-vous, lui dit d'Alvimar, qu'un idiot et un ignorant de cette espèce pénètre l'avenir, dont Dieu seul a le secret?

– Je ne crois pas à la science de l'opérateur, répondit le marquis, si ce n'est que, par état, il sait calculer des nombres, et que ces nombres sont pour lui comme les lettres d'un livre, avec lesquelles la propre fatalité des nombres compose des mots et des phrases.

De Beuvre se moqua du marquis et somma le devin de tout dire.

D'Alvimar eût souhaité qu'il en fût autrement, car son incrédulité était feinte; il croyait à l'action du diable dans tout ce qui est maléfice, et il se promettait de recommander La Flèche à M. Poulain, pour qu'il avisât à le faire coffrer et brûler dans l'occasion. Mais il n'en était pas moins dévoré, malgré lui, de l'anxiété d'ouvrir le livre de sa destinée, et il se trouvait d'ailleurs entraîné à faire l'esprit fort devant madame de Beuvre.

La Flèche, sommé de parler, vu qu'il avait assez étudié son grimoire, réfléchit en lui-même sérieusement. Il se méfiait de l'Espagnol. Il savait qu'il ne risquait rien avec les gens qui ne croyaient à rien, ce ne sont pas ceux-là qui dénoncent ou accusent les sorciers, et il était trop pénétrant pour ne pas avoir compris qu'en essayant de retirer son gage, d'Alvimar avait voulu se soustraire à ces révélations qu'il feignait de mépriser.

Il prit le parti dans lequel il se retranchait quand il se trouvait avec des gens disposés à s'émouvoir trop; ce fut de dire des banalités à tout le monde.

Il espérait que d'Alvimar se retirerait, et qu'il pourrait faire aux autres, à coup sur, quelque prédiction agréable qui lui serait grassement payée; car, depuis trois jours qu'il errait dans les environs, se glissant partout, écoutant aux portes, ou feignant de ne pas comprendre le français pour laisser causer devant lui, il avait appris bien des choses, et, quant à d'Alvimar, il en savait une sur son compte, que celui-ci eût bien voulu ensevelir dans un profond oubli.

Mais d'Alvimar, calmé par l'insignifiance des prédictions, ne se retirait pas; personne ne s'amusait plus, et La Flèche faisait fiasco, après avoir travaillé d'avance à une belle recette.

On allait le renvoyer. Il se redressa.

– Illustres seigneurs, dit-il, je ne suis pas sorcier, je le jure par l'image du saint patron que je porte sur la poitrine; je proteste contre tout pacte avec le diable. Je n'exerce que la magie blanche, tolérée par les autorités ecclésiastiques; mais…

– Mais, si tu n'es pas voué au diable, va-t'en au diable! dit M. de Beuvre en riant; tu nous ennuies!

– Eh bien, dit La Flèche effrontément, vous voulez de la cabale, vous en aurez, à vos risques et périls! mais ce n'est pas moi qui en ferai, et je m'en lave les mains!

Il se retourna aussitôt vers un panier qu'il avait apporté avec lui, et où l'on supposait qu'il tenait quelque attirail d'escamotage ou quelque bête curieuse, et il en tira une fillette de huit à dix ans, qui paraissait n'en avoir que quatre ou cinq, tant elle était petite et menue; avec cela noire, laide, ébouriffée un véritable lutin tout de rouge habillé, qui commença, pendant qu'il l'apportait dans ses bras, par lui appliquer vingt soufflets, lui tirer les cheveux et lui déchirer la figure avec ses griffes.

On crut d'abord que cette résistance enragée faisait partie de la représentation; mais on vit le sang couler en grosses gouttes tout le long du nez du sacripant.

Il s'en émut peu, et, s'essuyant avec sa manche:

– Ce n'est rien, dit-il; la princesse dormait dans son panier, et elle a le réveil acariâtre.

Puis il ajouta en espagnol, parlant bas à la petite:

– Sois tranquille, va! tu la danseras ce soir!

L'enfant, placée sur la pierre du Sinaï, s'accroupit en singe et regarda autour d'elle avec des yeux de chat sauvage.

Il y avait dans sa laideur malingre un caractère si accusé de souffrance et de colère, de malheur et de haine, qu'elle en était presque belle et, à coup sûr, effrayante.

Lauriane eut le cœur serré de voir la maigreur de cette misérable créature, presque nue sous la pourpre sordide de ses haillons.

Elle frémit en songeant au sort de cette enfant, exaspérée sans doute par la tyrannie et les coups d'un méchant saltimbanque, et elle s'éloigna de quelques pas, appuyée sur le bras de son bon Céladon Bois-Doré, lequel, sans le dire, se sentait presque aussi attristé qu'elle.

Mais de Beuvre avait l'écorce plus dure, et il pressa La Flèche de faire parler l'esprit malin.

– Voyons, ma belle Pilar, dit la Flèche en accompagnant chaque parole d'une mimique grosse de menaces intelligibles pour sa victime; voyons, reine des farfadets et des gnomes, il faut parler. Ramassez la pièce qui est le plus près de vous.

Pilar resta longtemps immobile, faisant mine de se rendormir; elle grelottait la fièvre.

– Allons, allons, gibier de potence, étoupe de bûcher! reprit La Flèche, ramassez cette pièce d'or, et je vous dirai où est Mario, votre bien-aimé.

– Hein! fit le marquis en se retournant, que dit-il de Mario?

– Qu'est-ce que Mario? lui demanda Lauriane.

– Silence! cria de Beuvre; le diable parle, et c'est de vous qu'il s'agit, mon voisin!

L'enfant parla ainsi en français avec un accent prononcé et une voix criarde:

 
Celui de qui dépend ce gage,
S'il veut écouter le présage
Et se bien garer de l'amour…
 

– J'en ai assez dit, je n'en veux plus dire, ajouta-t-elle en espagnol.

Elle ne se souvenait plus de sa leçon. Ni prières ni menaces ne purent lui faire retrouver la mémoire; mais elle n'avoua pas qu'on l'avait serinée; elle était déjà sorcière et vaniteuse de son état. Elle connaissait le grimoire beaucoup mieux que La Flèche, et elle aimait à prophétiser. En voulant lui apprendre des vers, ce qu'elle appelait une autre magie, La Flèche l'avait irritée, et le sentiment qu'elle ne s'en tirerait pas avait mortifié son amour-propre.

Elle secoua sa tête hérissée de cheveux noirs comme l'encre, frappa du pied et se livra à une colère de pythonisse.

– C'est bien! c'est bien! s'écria La Flèche résolu à en tirer parti, n'importe comment. Voilà que ça vient; le diable lui entre dans le corps, elle va parler!

– Oui, dit l'enfant en espagnol et en sautillant dans le cercle avec fureur, et je sais tout mieux que toi, mieux que tous les autres. Voilà! voilà! voilà! Je sais, demandez-moi.

– Parlons français, dit La Flèche. Que doit-il arriver au seigneur dont tu tiens le gage?

C'était celui du marquis.

– Liesse et confort! dit l'enfant.

– Très-bien! mais quels?

– Vengeance! répondit-elle.

– À moi, vengeance? dit Bois-Doré: ce n'est point là mon humeur.

– Non certes, ajouta Lauriane en regardant d'Alvimar malgré elle. Le diable se sera trompé de gage.

– Non! je ne me suis pas trompée, reprit la gnomide.

– Vrai? dit La Flèche. Si vous en êtes bien sûre, parlez, diablesse! Vous pensez donc que ce noble seigneur, ici présent, a quelque injure à laver?

– Dans le sang! répondit Pilar avec une énergie de tragédienne.

 

– Hélas! dit le marquis bas à Lauriane, il n'est sans doute que trop vrai! Vous savez bien, mon pauvre frère!

Et il dit tout haut:

– Je veux interroger cette petite devineresse moi-même.

– Faites, monseigneur! répondit La Flèche. Attention, la mouche noire! et parlez honnêtement à qui vaut mieux que vous!

Le marquis, s'adressant alors à Pilar.

– Voyons, ma pauvre petite, qu'est-ce que j'ai perdu? dit-il avec douceur.

Elle répondit:

– Un fils!

– Ne riez pas, mon voisin, dit le marquis à de Beuvre, elle dit la vérité. Il était comme mon fis!

Et à Pilar:

– Quand l'ai-je perdu?

– Il y a onze ans et cinq mois.

– Et combien de jours?

– Moins cinq jours.

– Ici, elle se trompe, dit le marquis à Lucilio; car j'ai eu de ses nouvelles depuis l'époque qu'il lui plaît de dire; mais voyons si elle verra clair dans le reste.

Et, s'adressant à l'enfant:

– Comment l'ai-je perdu? dit-il.

– De malemort! répondit-elle; mais vous aurez consolation.

– Quand?

– Avant trois mois, trois semaines ou trois jours.

– Quelle consolation?

– De trois sortes: vengeance, sagesse, famille.

– Famille? Je serai donc marié?

– Non, vous serez père!

– Vrai? s'écria le marquis sans se troubler du gros rire de M. de Beuvre. Quand serai-je père?

– Avant trois mois, trois semaines ou trois jours. J'ai tout dit sur vous, je veux me reposer.

La séance fut suspendue par un déluge de plaisanteries de M. de Beuvre au marquis.

Pour que l'événement de l'héritier prédit eût lieu avant trois mois, trois semaines ou trois jours, il fallait que trois femmes en eussent «reçu la commande.»

Le pauvre marquis savait si bien le contraire que toute sa foi à la magie en fut refroidie.

Il se laissa railler, protestant de son innocence et ne désirant point trop qu'on la crût aussi réelle qu'elle l'était.

L'enfant demanda à recommencer ses conjurations pour le dernier gage.

C'était le caillou de d'Alvimar.

Mais, pour l'intelligence de ce qui va suivre, il faut que le lecteur sache ce qui était convenu entre Pilar et son propriétaire, La Flèche.

Ce que La Flèche savait et voulait faire savoir à Bois-Doré, il comptait le faire dire par l'enfant hors de la présence de d'Alvimar.

L'enfant, par caprice et ostentation, ne voulut plus tenir compte de la convention faite entre eux. Elle voulait réciter toute sa leçon, dût-elle en souffrir et dût La Flèche y perdre la vie ou la liberté.

Peut-être aussi ces dangers qu'elle pouvait attirer sur lui, et qu'elle n'ignorait pas, alléchaient-ils ses instincts de haine.

Elle parla donc comme elle l'entendait, en dépit des avertissements et des grimaces de son maître, lequel ne pouvait lui rien dire en espagnol qui ne fût compris de d'Alvimar.

Elle ramassa le caillou, examina les signes qui l'entouraient, fit la mimique du calcul, et dit en espagnol avec une effrayante ardeur à la menace:

– Malheur, mécompte et disgrâce à celui dont le gage est tombé sur l'étoile rouge!

– Bravo! dit d'Alvimar en riant d'un rire nerveux et forcé; continuez, sale créature! Allons, allons, race de chiens, rebut de la terre, dites-nous les arrêts du ciel!

Pilar, irritée par ces injures, devint si sauvage qu'elle fit peur à tous ceux qui la regardaient et à La Flèche lui-même.

– Sang et meurtre! s'écriait-elle en bondissant avec des gestes convulsifs; meurtre et damnation! sang, sang et sang!

– Tout cela pour moi? dit d'Alvimar, qui, en ce moment, ne put cacher son épouvante.

– Pour toi! pour toi! cria cette guêpe furieuse, et la mort, l'enfer! bientôt, tout de suite, avant trois mois, trois semaines ou trois jours, damné! damné! l'enfer!

– Assez! assez! dit Bois-Doré, qui ne comprenait presque pas l'espagnol, mais qui vit d'Alvimar pâle et prêt à défaillir; cette enfant est possédée d'un mauvais diable, et c'est peut-être péché que de l'écouter.

– Oui, sans doute, monsieur, répondit d'Alvimar, elle est possédée du diable, et ses menaces sont vaines et méprisables, car l'enfer ne peut rien sans la volonté de Dieu; mais, si j'étais ici châtelain et justicier, je ferais enfermer ce bandit et cette vermine, et je les livrerais…

– La la! dit M. de Beuvre, il n'y a point tant à se fâcher! Je ne sais ce qui vous a été dit, mais je m'étonne que vous ayez fini d'en rire. Pourtant j'avoue que les transports de cette guenuche enragée sont une laide comédie, et je vois que ma fille en est troublée. Allons, drôle, dit-il à La Flèche, c'est assez. Gardez pour vous les gages si chacun y consent, et allez vous faire pendre ailleurs.

La Flèche n'avait pas attendu cette permission pour plier bagage. Il était fort pressé de se soustraire aux intentions bienveillantes de l'Espagnol à son égard.

La petite Pilar n'en fut pas émue. Tout au contraire, elle ramassa les pièces d'or et d'argent qui avaient servi de gages, et, quand elle en vint au caillou d'Alvimar, elle le lui jeta dans les jambes avec dédain.

Il en fut si outragé qu'il l'eût peut-être traitée comme il avait fait du louveteau, s'il eût eu encore l'arme dont il se servait si vite et si bien.

Mais il fit en vain le mouvement involontaire de la saisir, et Lauriane, qui le regardait, s'applaudit de l'avoir désarmé. Il rencontra ses yeux et se hâta de sourire; puis il essaya de parler d'autre chose, et Bois-Doré demanda à Lucilio un air de musette pour dissiper le fâcheux effet de cette aventure, tandis que La Flèche, remportant son grand panier sur sa tête, ses instruments magiques sous son bras, et, tirant de l'autre main la petite sibylle encore toute frémissante, franchissait avec empressement la herse et le pont-levis du manoir.

– À présent, tu vas me donner à manger? dit-elle quand ils furent en rase campagne.

– Non, tu as trop mal travaillé!

– J'ai faim.

– Tant mieux!

– J'ai faim, je ne peux plus marcher.

– En cage alors!

Il la remit dans son panier, malgré elle, et l'emporta en courant.

Les cris de l'infortunée créature se perdirent sans écho dans la plaine immense.

– Mario! Mario! pleurait sa voix entrecoupée; je veux voir Mario! Méchant! assassin! Tu m'avais promis de me faire voir Mario, qui me donnait à manger et qui jouait avec moi, et sa mère, qui m'empêchait d'être battue! Mercédès! Mario! venez me chercher! Tuez-le! il me fait mal, il me secoue, il me tue, il me fait mourir de faim! Damnation sur lui! mort et sang et meurtre! Le fouet, le feu, la roue, l'enfer pour les méchants!

XXIII

Pendant que le bohémien fuyait dans la direction du nord, le marquis, avec d'Alvimar et Lucilio, reprenait en sens contraire le chemin de Briantes.

Il lui tardait de faire part à son fidèle Adamas de ce qu'il regardait comme une heureuse issue de son entreprise; et, bien qu'il crût devoir à son amour d'étouffer quelques soupirs d'inquiétude ou d'impatience, tout bien considéré, il ne se trouvait pas trop contrarié d'avoir sept ans devant lui avant de prendre une nouvelle résolution matrimoniale.

D'Alvimar était de fort méchante humeur, non-seulement à cause des prédictions qui avaient remué sa bile et troublé sa cervelle, mais encore à cause de la tranquillité des adieux que lui avait faits madame de Beuvre, tandis qu'elle avait tendu ses deux petites mains au marquis en lui promettant gaiement sa visite pour le surlendemain.

– Serait-il possible, pensait-il, qu'elle eût accepté les écus de ce vieillard, et que je me visse supplanté par un rival de soixante et dix ans?

Il avait bien envie de questionner, de railler, de se dépiter.

Mais il n'y avait pas moyen d'entamer la conversation avec Bois-Doré sur ce sujet.

Le marquis avait un air de triomphe discret et modeste qui le faisait redoubler de politesse et de prévenance pour son hôte.

D'Alvimar ne put se venger de sa défaite qu'en éclaboussant tant qu'il put maître Jovelin, trottant derrière le marquis.

À peine arrivé au manoir, comme l'heure du souper n'était pas encore venue, il sortit à pied pour aller conférer avec M. Poulain.

– Eh bien, monsieur, dit, en débottant son maître, le fidèle Adamas, qui, en sa qualité d'homme de chambre, ne quittait presque jamais le manoir de Briantes; faut-il songer au repas des fiançailles?

– Précisément, mon ami, répondit le marquis. Il y faut songer au plus tôt.

– Vrai, monsieur? Eh bien, j'en était sûr, et j'en suis si content que je ne m'en connais plus. Figurez-vous, monsieur, que cette haquenée rouge que vous appelez Bellinde, et qui serait mieux nommée Tisiphone…

– Allons, allons, Adamas, vous avez l'humeur trop peu endurante! Vous savez que je n'aime point entendre injurier une personne du sexe. Qu'y a-t-il encore entre vous?

– Pardon, mon noble maître; mais il y a que cette fille ténébreuse écoute aux portes, et qu'elle sait la démarche que monsieur a faite aujourd'hui. Ce tantôt, elle en a ri comme une mouette avec la sotte gouvernante du recteur.

– Que savez-vous de cela, Adamas?

– Je le sais par magie, monsieur; mais, enfin, je le sais!

– Par magie? Depuis quand vous adonnez-vous aux sciences occultes?

– Je le dirai à monsieur; je n'ai rien de caché pour lui, mais que monsieur daigne donc me raconter comment il s'y est pris pour faire connaître ses sentiments à l'incomparable dame de ses pensées, et comment elle a répondu; car je suis sûr que rien d'aussi éloquent ne s'est dit sous le ciel depuis que le monde est monde, et je voudrais savoir écrire aussi vite que maître Jovelin, pour le coucher sur le papier à mesure que monsieur me le rapportera.

– Non, Adamas, aucune parole ne sortira de ma bouche, scellée par un serment de preux chevalier. J'ai juré de ne point trahir le secret de ma félicité. Tout ce que je peux te dire, mon ami, c'est de te réjouir du présent avec ton maître, et d'espérer avec lui en l'avenir!

– Alors, monsieur, c'est conclu, et…?

Adamas fut interrompu par un petit grattement de chat à la porte.

– Ah! fit-il après avoir été regarder, c'est l'enfant qui voudrait vous offrir le bonsoir. – Va-t'en, mon petit ami; monseigneur te verra plus tard, il est occupé.

– Oui, oui, Adamas, qu'il revienne! Il est bien question d'enfant! Je ne sais quelles idées de paternité m'avaient passé hier par la tête! Cela est du dernier bourgeois! Non! non! je ne suis plus ce vieux garçon qui voulait se marier bien vite, pour faire une fin. Je suis un jeune homme, Adamas, oui, un jeune amoureux, un blondin, sur ma parole, tendrement condamné à prouver sa constance par des épreuves, à soupirer et à faire des vers, en un mot, à attendre, dans les tourments et les délices de l'espoir, le bon plaisir de ma souveraine.

– Si je comprends bien, reprit Adamas, cette divinité jalouse se méfie un peu de l'humeur volage de mon maître, et elle exige qu'il renonce à toute galante aventure?

– Oui, oui, c'est cela, Adamas, ce doit être cela! Un peu de défiance! c'est bien la punition de ma folle jeunesse; mais je saurai si bien marquer ma sincérité… Regarde donc à la porte, on gratte encore!

– Quoi! dit Adamas sérieusement à Mario, en entrebâillant un peu la porte, c'est encore vous, mon lutin? Ne vous ai-je pas dit d'attendre?

– J'ai attendu, répondit Mario avec sa voix douce et caressante jusque dans l'espièglerie; vous m'avez dit: «Va-t'en, et reviens.» J'ai été au bout de l'autre chambre, et me voilà revenu.

– Il est drôlet! dit le marquis; laisse-le entrer. – Bonjour, mon petit ami; or ça, viens me baiser, et puis joue tranquillement avec Fleurial. J'ai à parler d'affaires sérieuses avec le bon M. Adamas. Voyons, Adamas, c'est après-demain que je traite mon incomparable voisine. Il y faut songer; c'est un petit dîner sans façons, quatorze services tout au plus.

– On les aura, monsieur; voulez-vous que j'appelle le maître-queux?

– Non, je n'aime point à ordonner, et si propres que soient les gens de cuisine, ils sentent toujours la cuisine. Aide-moi à imaginer…

– Qu'est-ce que c'est donc que ce couteau-là? dit très-vivement Mario, que le marquis, débonnaire et passablement distrait, tenait entre ses jambes et laissait fouiller dans ses poches.

– Rien, rien, dit le marquis en cherchant à reprendre le gage que Lauriane lui avait donné. Rends-moi ça, mon petit ami; les enfants ne touchent point à ça. Ça mord, vois-tu! Rends-le donc!

– Oui, oui, le voilà! dit Mario; mais j'ai bien vu ce qu'il y avait dessus, et je sais bien à qui il est.

– Tu ne sais ce que tu dis!

– Si fait, je dis qu'il est au monsieur espagnol que vous appelez Villareal. Il vous l'a donc donné?

 

– Voyons, que marmotes-tu là! Tu rêves!

– Non, bon monsieur! J'ai bien vu la devise qui est sur la lame; c'est en espagnol et je la connais bien; ma mère Mercédès a un poignard tout pareil où il y a la même devise.

– Et que signifie cette devise?

– Je sers Dieu.– S. A.

– Et que signifie S. A.?

– Ça doit être les premières lettres du nom de celui à qui est le poignard. C'est comme cela qu'on les place, à jour, près du manche.

– Je le sais bien; mais pourquoi dis-tu que ce poignard vient du monsieur espagnol qui s'appelle Villareal?

L'enfant ne répondit pas et parut embarrassé.

Il n'était plus sous l'œil vigilant et défiant de la Morisque. Il avait parlé plus qu'il ne devait, et il se rappelait trop tard ses recommandations.

– Mon Dieu, monsieur, dit Adamas, les enfants parlent quelquefois pour parler, et sans savoir ce qu'ils disent. Parlons donc, nous autres, de la chose importante. Votre garde, le père Andoche, a apporté aujourd'hui un chapelet de râles qui sont d'un gras…

– Oui, oui, tu as raison, mon ami; parlons du dîner. Pourtant, je ne sais… je me demande comment elle avait, en la poche de sa jupe, ce poignard espagnol.

– Qui, monsieur?

– Elle, parbleu! De quelle autre personne pourrais-je parler désormais?

– C'est juste; pardon, monsieur! Parlons du poignard. Je croyais qu'en effet c'était un don du M. de Villareal, ou qu'il vous l'avait prêté; car, pour de vrai, il vient du lui. Ces deux lettres S. A. sont sur ses autres armes, qui sont fort belles, et que j'ai remarquées ce matin pendant que son valet les fourbissait.

Le marquis tomba dans la rêverie.

Comment Lauriane avait-elle le poignard de Villareal? Elle l'avait reçu de lui, puisqu'elle en avait disposé comme de sa propriété.

Il avait beau chercher dans toute la généalogie des de Beuvre, il n'y trouvait pas un nom auquel ces initiales S. A. pussent se rapporter.

– Aurait-elle, se disait-il, fait le même accord avec lui qu'elle a fait ensuite avec moi?

Il se consola pourtant en songeant qu'elle faisait apparemment peu de cas du premier, puisqu'elle lui en avait sacrifié le gage; mais il n'en restait pas moins quelque chose d'incompréhensible dans cette circonstance, et le bon marquis n'était pas encore assez fou pour ne pas appréhender d'être l'objet de quelque «bernerie.»

Et puis ce que l'enfant avait dit compliquait l'embarras de son esprit, et il ne savait plus quelle intrigue de la destinée ou quelle mystification environnait ce poignard.

Il eut envie d'aller s'en expliquer tout de suite avec son hôte; mais il se souvint que Lauriane lui avait commandé de cacher son gage et de ne le laisser voir à personne.

Adamas vit le souci sur le front de son maître et s'en émut.

– Qu'y a-t-il, monsieur, lui dit-il, et que peut faire votre pauvre Adamas pour vous tirer d'intrigue?

– Je ne sais, mon ami. Je voudrais deviner comment il se fait que la Morisque ait une arme comme celle-ci, portant même devise et mêmes chiffres.

Puis, baissant la voix pour que Mario ne l'entendit point:

– Tu m'avais dit, et il m'avait semblé que cette femme était fort honnête. Pourtant elle aurait dérobé cet objet à notre hôte? C'est chose que je ne puis souffrir, qu'il soit larronné en ma maison.

Adamas partagea aussitôt les soupçons de son maître, d'autant plus que Mario, sentant qu'il avait parlé à l'étourdie, se glissait hors de la chambre, sur la pointe du pied, pour se dérober à de nouvelles questions. Adamas le retint.

– Vous nous faites des contes, mon bel ami, lui dit-il, et, par là, vous méritez de perdre les bonnes grâces de mon seigneur et maître. Il n'est point vrai que votre Mercédès ait la chose que vous dites, ou bien…

Le marquis l'interrompit, ne voulant pas que l'accusation fût formulée devant l'enfant.

– Y a-t-il longtemps, mon garçon, lui dit-il, que ta mère a ce poignard?

L'enfant avait vécu quelque temps avec les bohémiens, il savait donc ce que c'était que le vol. Il était doué, d'ailleurs, d'une finesse extraordinaire. Il comprit le soupçon qu'il avait attiré sur sa mère adoptive, et il aima mieux lui désobéir que ne pas la justifier.

– Oui, répondit-il, il y a bien longtemps.

Et, comme il avait un grand air d'assurance et de fierté, le marquis et Adamas sentirent qu'ils tenaient le moyen de le faire parler.

– C'est donc M. de Villareal qui le lui avait donné? dit Adamas.

– Oh! non! il l'avait laissé…

– Où? demanda le marquis. Voyons, il faut le dire, ou je n'aurai plus de confiance en vous, petit. Où l'avait-il laissé?

– Dans le cœur de mon père! répondit Mario, dont la figure s'anima extraordinairement.

Il avait besoin d'effusion; ce mystère lui posait, il avait dit le premier mot, il ne pouvait plus se taire.

– Adamas, dit le marquis saisi de je ne sais quelle émotion subite, ferme les portes, et, toi, mon enfant, viens ici et parle. Tu es avec des amis, ne crains rien, nous te défendrons, nous te ferons avoir justice. Dis-nous tout ce que tu sais de ta famille?

– Eh bien, dit l'enfant, si vous m'aimez, il faut punir M. de Villareal, parce que c'est lui qui a assassiné mon père.

– Assassiné?

– Oui, Mercédès l'a vu!

– Quand cela?

– Le jour que je suis venu au monde, le jour que ma mère est morte.

– Et pourquoi l'a-t-il assassiné?

– Pour avoir beaucoup d'argent et des bijoux que mon père avait.

– Voleur et assassin! dit le marquis en regardant Adamas; un homme de qualité! un ami de Guillaume d'Ars! Est-ce croyable, cela?

– Monsieur, dit Adamas, les enfants font beaucoup de contes, et je crois bien que celui-ci se moque de nous.

Le rouge monta au front du beau Mario.

– Je ne mens jamais! dit-il avec une touchante énergie. M. Anjorrant l'a toujours dit: «Cet enfant-là n'est pas du tout menteur.» Ma Mercédès m'a toujours dit qu'il ne fallait jamais mentir, mais se taire quand on ne voulait pas répondre. Puisque vous me faites parler, je dis ce qui est vrai.

– Il a raison, s'écria le marquis, et je vois bien qu'il a de noble sang plein le cœur, ce joli garçon! – Parle-moi, je te crois. Dis-moi comment s'appelait ton père.

– Ah! cela, je ne le sais pas.

– Sur votre honneur, mon petit ami?

– Sur la vérité, répondit l'enfant; ma mère s'appelait Marie, voilà tout ce que je sais, et c'est pour cela que M. Anjorrant m'a donné, en me baptisant, le nom de Mario.

– Mais Mercédès a dit, je m'en souviens bien, observa Adamas, que cette dame avait remis au curé une bague d'alliance; elle a parlé aussi d'un cachet.

– Oui, répondit Mario, le cachet venait de mon père, il y avait des armes dessus; mais il nous a été volé, il n'y a pas longtemps. Quant à la bague, jamais M. Anjorrant, ni ma Mercédès, qui est pourtant très-adroite, ni moi, ni personne, n'avons pu l'ouvrir. Pourtant il y a quelque chose dedans. Ma mère, qui est morte sans dire un mot que son nom de baptême, Marie, a fait signe au curé d'ouvrir son anneau. Elle n'avait pas la force de le faire; mais, lui, il ne le savait pas!

– Va le chercher, dit le marquis, nous saurons peut-être!

– Oh! non! répondit Mario effrayé; ma Mercédès ne voudra pas, et, si elle sait que j'ai parlé, elle aura bien du chagrin.

– Mais, enfin, pourquoi se cache-t-elle de nous qui pouvons l'aider à te faire retrouver ta famille?

– Parce qu'elle croit que vous écouterez l'Espagnol, et qu'il la tuera s'il apprend qu'elle l'a reconnu.

– Et lui, il ne la reconnaît donc pas?

– Il ne l'a jamais vue, puisqu'elle était cachée!

– L'a-t-elle donc revu quelque part depuis cette méchante affaire?

– Non, jamais.

– Et, après dix ans passés, elle croit être sûre de le reconnaître? C'est bien douteux.

– Elle dit qu'elle en est sûre, qu'il n'a presque pas vieilli, qu'il est toujours habillé de noir; et son vieux domestique, elle est bien sûre aussi que c'est le même. Oh! elle les avait bien regardés. Quand, il y a trois jours, nous les avons rencontrés auprès d'un autre château qui n'est pas loin d'ici…

– Ah! oui! voyons, dit le marquis, conte-nous comment elle l'a rencontré.

– Il était avec un beau et bon jeune seigneur que je vous ai depuis entendu appeler Guillaume en parlant de lui. Celui-là avait donné beaucoup de monnaie aux bohémiens avec qui nous étions.

»Et, tout d'un coup, comme l'Espagnol avait l'air méchant et voulait me frapper, Mercédès m'a dit:

» – C'est lui! tiens! c'est lui! et l'autre, le vieux valet, c'est lui aussi!

»Et elle a couru après eux pour les voir, jusqu'à ce que M. Guillaume nous ait dit que ça l'ennuyait.

»Alors Mercédès lui a fait demander son nom et celui de son ami, afin, disait-elle, de prier pour eux. Mais M. Guillaume s'est moqué de nous, et les bohémiens ont repris leur route d'un autre côté.