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Lélia

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XXVI
VIOLA

Il y avait, au bas des terrasses du jardin, une petite rivière qui coulait sous l’épais ombrage des ifs et des cèdres, et s’enfonçait sous leurs rameaux pendants. Sous une de ces voûtes mystérieuses, un tombeau de marbre blanc se mirait dans l’eau, pâle au milieu des sombres reflets de la verdure. A peine un souffle furtif de la brise ébranlait les angles purs et tremblants du marbre réfléchi dans l’onde; un grand liseron avait envahi ses flancs, et suspendait ses guirlandes de cloches bleues autour des sculptures déjà noircies par la pluie et l’abandon. La mousse croissait sur le sein et sur les bras des statues agenouillées; les cyprès éplorés, laissant tomber languissamment leurs branches sur ces fronts livides, enveloppaient déjà le monument confié à la protection de l’oubli.

«C’est là, dit Lélia en écartant les longues herbes qui cachaient l’inscription, le tombeau d’une femme morte d’amour et de douleur!..

– C’est un monument plein de religion et de poésie, dit Sténio. Voyez comme la nature semble s’enorgueillir de te posséder! Comme ces festons de fleurs l’enlacent mollement, comme ces arbres l’embrassent, comme l’eau en baise le pied avec tendresse! pauvre femme morte d’amour! pauvre ange exilé sur la terre et fourvoyé dans les voies humaines, tu dors enfin dans la paix de ton cercueil, tu ne souffres plus, Viola! Tu dors comme ce ruisseau; tu étends dans ton lit de marbre tes bras fatigués, comme ce cyprès penché sur toi. Lélia, prends cette fleur de la tombe, mets-la sur ton sein, respire-la bien souvent, mais respire-la vite avant que, séparée de sa tige, elle perde ce virginal parfum qui est peut-être l’âme de Viola, l’âme d’une femme qui a aimé jusqu’à en mourir. Viola! s’il y a quelque émanation de vous dans ces fleurs, si quelque souffle d’amour et de vie a passé de votre sein dans ce mystérieux calice, ne pouvez-vous pénétrer jusqu’au cœur de Lélia? Ne pouvez-vous embraser l’air qu’elle respire et faire qu’elle ne soit plus là, pâle, froide et morte, comme ces statues qui se regardent d’un air mélancolique dans le ruisseau?

– Enfant! dit Lélia en jetant la fleur au cours paresseux de l’eau et en la suivant d’un regard distrait, croyez-vous donc que je n’aie pas aussi ma souffrance, âpre et profonde comme celle qui a tué cette femme? Eh! que savez-vous? ce fut là peut-être une vie bien riche, bien complète, bien féconde. Vivre d’amour et en mourir! c’est beau pour une femme! Sous quel ciel de feu étiez-vous donc née, Viola? Où aviez-vous pris un cœur si énergique qu’il s’est brisé au lieu de ployer sous le poids de la vie? Quel dieu avait mis en vous cette indomptable puissance que la mort seule a pu détrôner de votre âme? O grande, grande entre toutes les créatures! vous n’avez pas courbé la tête sons le joug, vous n’avez pas voulu accepter la destinée, et pourtant vous n’avez pas hâté votre mort comme ces êtres faibles qui se tuent pour s’empêcher de guérir. Vous étiez si sûre de ne pas vous consoler, que vous vous êtes flétrie lentement sans reculer d’un pas vers la vie, sans avancer d’un pas vers la tombe. La mort est venue, et elle vous a prise, faible, brisée, morte déjà, mais enracinée encore à votre amour, disant à la nature: «Adieu, je te méprise et ne veux pas de salut. Garde tes bienfaits, ta poésie décevante, tes consolantes vanités, et l’oubli narcotique, et le scepticisme au front d’airain; garde tout cela pour les autres, moi je veux aimer et mourir!» Viola! vous avez même repoussé Dieu, vous avez franchement haï ce pouvoir inique qui vous avait donné pour lot la douleur et la solitude. Vous n’êtes pas venue au bord de cette onde chanter des hymnes mélancoliques, comme fait Sténio les jours où je l’afflige; vous n’avez pas été vous prosterner dans les temples, comme fait Magnus quand le démon du désespoir est en lui; vous n’avez pas, comme Trenmor, écrasé votre sensibilité sous la méditation; vous n’avez pas, comme lui, tué vos passions de sang-froid pour vivre fière et tranquille sur leurs débris; et vous n’avez pas non plus, comme Lélia…»

Elle oublia d’articuler sa pensée, et, le coude appuyé sur le mausolée, l’œil immobile sur les flots, elle n’entendit pas Sténio qui la suppliait de se révéler à lui.

«Oui, dit-elle après un long silence, elle est morte! Et si une âme humaine a mérité d’aller aux cieux, c’est la sienne; elle a fait plus qu’il ne lui était imposé: elle a bu la coupe d’amertume jusqu’à la lie; puis, repoussant le bienfait qui allait descendre d’en haut après l’épreuve, refusant la faculté d’oublier et de mépriser son mal, elle a brisé la coupe et gardé le poison dans son sein comme un amer trésor. Elle est morte! morte de chagrin! Et nous tous, nous vivons! Vous-même, jeune homme, qui avez encore des facultés toutes neuves pour la douleur, vous vivez, ou bien vous parlez de suicide, et cela est plus lâche que de subir cette vie souillée que le mépris de Dieu nous laisse.»

Sténio, la voyant plus triste, se mit à chanter pour la distraire. Tandis qu’il chantait, des larmes coulaient de ses paupières fatiguées; mais il domptait sa douleur, et cherchait dans son âme abattue des inspirations pour consoler Lélia.

XXVII

«Tu m’as dit souvent, Lélia, que j’étais jeune et pur comme un ange des cieux; tu m’as dit quelquefois que tu m’aimais. Ce matin encore, tu m’as souri en disant: – Je n’ai plus de bonheur qu’en toi. – Mais ce soir tu as oublié tout, et tu renverses sans pitié les fondements de mon bonheur.

«Soit! brise-moi, jette-moi à terre comme cette fleur que tu viens de respirer et que maintenant tu abandonnes sur le gravier du ruisseau. Si, à me voir emporté comme elle, et ballotté, flétri au caprice de l’onde, tu trouves quelque amusement, quelque satisfaction ironique et cruelle, déchire-moi, foule-moi sous ton pied; mais, n’oublie pas qu’au jour, à l’heure où tu voudras me ramasser et me respirer encore, tu me retrouveras fleuri et prêt à renaître sous tes caresses.

«Eh bien! pauvre femme, tu m’aimeras comme tu pourras. Je savais bien que tu ne pouvais plus aimer comme j’aime; d’ailleurs, il est juste que tu sois la souveraine de nous deux. Je ne mérite pas l’amour que tu mérites, je n’ai pas souffert, je n’ai pas combattu comme toi; je ne suis qu’un enfant sans gloire et sans blessures en face de la vie qui commence et de la lutte qui s’ouvre. Toi sillonné de la foudre, toi cent fois renversée et toujours debout, toi qui ne comprends pas Dieu et qui crois pourtant, toi qui l’insultes et qui l’aimes, toi flétrie comme un vieillard et jeune comme un enfant, Lélia, ma pauvre âme! aime-moi comme tu pourras; je serai toujours à genoux pour te remercier, et je te donnerai tout mon cœur, toute ma vie, en échange du peu qu’il te reste à me donner.

«Laisse-toi seulement aimer; accepte sans dédain les souffrances que j’apporte en holocauste à tes pieds; laisse-moi consumer ma vie et brûler mon cœur sur l’autel que je t’ai dressé. Ne me plains pas, je suis encore plus heureux que toi, c’est pour toi que je souffre! Oh! que ne puis-je mourir pour toi, comme Viola mourut de son amour! Qu’il y a de volupté dans ces tortures que tu mets dans mon sein! Qu’il y a de bonheur à être seulement ton jouet et la victime, à expier, jeune, pur et résigné, les vieilles iniquités, les murmures, les impiétés amassées sur ta tête! Ah! si l’on pouvait laver les taches d’une autre âme avec les douleurs de son âme et le sang de ses veines, si l’on pouvait la racheter comme un nouveau Christ et renoncer à sa part d’éternité pour lui épargner le néant!

«C’est ainsi que je vous aime, Lélia. Vous ne le savez pas, car vous n’avez pas envie de le savoir. Je ne vous demande pas de m’apprécier, encore moins de me plaindre; venez à moi seulement quand vous souffrirez, et faites-moi tout le mal que vous voudrez, afin de vous distraire de celui qui vous ronge…

– Eh bien! dit Lélia, je souffre mortellement à l’heure qu’il est; la colère fermente dans mon sein. Voulez-vous blasphémer pour moi? Cela me soulagera peut-être. Voulez-vous jeter des pierres vers le ciel, outrager Dieu, maudire l’éternité, invoquer le néant, adorer le mal, appeler la destruction sur les ouvrages de la Providence, et le mépris sur son culte? Voyons, êtes-vous capable de tuer Abel pour me venger de Dieu mon tyran? Voulez-vous crier comme un chien effaré qui voit la lune semer des fantômes sur les murs? Voulez-vous mordre la terre et manger du sable comme Nabuchodonosor? Voulez-vous comme Job exhaler votre colère et la mienne dans de véhémentes imprécations? Voulez-vous, jeune homme pur et pieux, vous plonger dans le scepticisme jusqu’au cou et rouler dans l’abîme où j’expire? Je souffre, et je n’ai pas de force pour crier. Allons, blasphémez pour moi! Eh bien! vous pleurez!.. Vous pouvez pleurer, vous? Heureux! heureux cent fois ceux qui pleurent! Mes yeux sont plus secs que les déserts de sable où la rosée ne tombe jamais, et mon cœur est plus sec que mes yeux. Vous pleurez? Eh bien! écoutez, pour vous distraire, un chant que j’ai traduit d’un poëte étranger.

XXVIII
A DIEU

«Qu’ai-je donc fait pour être frappé de malédiction? Pourquoi vous êtes-vous retiré de moi? Vous ne refusez pas le soleil aux plantes inertes, la rosée aux imperceptibles graminées des champs; vous donnez aux étamines d’une fleur la puissance d’aimer, et au madrépore stupide les sensations du bonheur. Et moi qui suis aussi une créature de vos mains, moi que vous aviez doué d’une apparente richesse, vous m’avez tout retiré: vous m’avez traité plus mal que vos anges foudroyés, car ils ont encore la puissance de haïr et de blasphémer, et moi je ne l’ai même pas! vous m’avez traité plus mal que la fange du ruisseau et que le gravier du chemin; car on les foule aux pieds, et ils ne le sentent pas. Moi je sens ce que je suis, et je ne puis pas mordre le pied qui m’opprime, ni soulever la damnation qui pèse sur moi comme une montagne.

 

Pourquoi m’avez-vous ainsi traité, pouvoir inconnu dont je sens la main de fer s’étendre sur moi? Pourquoi m’avez-vous fait naître homme, si vous vouliez un peu plus tard me changer en pierre, et me laisser inutile en dehors de la vie? Est-ce pour m’élever au-dessus de tous, ou pour me rabaisser au-dessous, que vous m’avez ainsi brisé, ô mon Dieu? Si c’est une destinée de prédilection, faites donc qu’elle me soit douce et que je la porte sans souffrance; si c’est une vie de châtiment, pourquoi donc me l’avez-vous infligée? Hélas, étais-je coupable avant de naître?

Qu’est-ce donc que cette âme que vous m’avez donnée? Est-ce là ce qu’on appelle une âme de poëte? Plus mobile que la lumière et plus vagabonde que le vent, toujours avide, toujours inquiète, toujours haletante, toujours cherchant en dehors d’elle les aliments de sa durée et les épuisant tous avant de les avoir seulement goûtés! O vie! ô tourment! tout aspirer et ne rien saisir, tout comprendre et ne rien posséder! arriver au scepticisme du cœur, comme Faust au scepticisme de l’esprit! Destinée plus malheureuse que la destinée de Faust; car il garde dans son sein le trésor des passions jeunes et ardentes, qui ont couvé en silence sous la poussière des livres, et dormi tandis que l’intelligence veillait; et quand Faust, fatigué de chercher la perfection et de ne la pas trouver, s’arrête, près de maudire et de renier Dieu, Dieu pour le punir lui envoie l’ange des sombres et funestes passions. Cet ange s’attache à lui, il le réchauffe, il le rajeunit, il le brûle, il l’égare, il le dévore; et le vieux Faust entre dans la vie, jeune et vivace, maudit, mais tout-puissant! il en était venu à ne plus aimer Dieu, mais le voilà qui aime Marguerite. Mon Dieu, donnez-moi la malédiction de Faust!

Car vous ne me suffisez pas! Dieu! vous le savez bien. Vous ne voulez pas être tout pour moi! vous ne vous révélez pas assez pour que je m’empare de vous et pour que je m’y attache exclusivement! Vous m’attirez, vous me flattez avec un souffle embaumé de vos brises célestes, vous me souriez entre deux nuages d’or, vous m’apparaissez dans mes songes, vous m’appelez, vous m’excitez sans cesse à prendre mon essor vers vous, mais vous avez oublié de me donner des ailes. A quoi bon m’avoir donné une âme pour vous désirer? Vous m’échappez sans cesse, vous enveloppez ce beau ciel et cette belle nature de lourdes et sombres vapeurs; vous faites passer sur les fleurs un vent du midi qui les dévore, ou vous faites souffler sur moi une bise qui me glace et me contriste jusqu’à la moelle des os. Vous nous donnez des jours de brume et des nuits sans étoiles, vous bouleversez notre pauvre univers avec des tempêtes qui nous irritent, qui nous enivrent, qui nous rendent audacieux et athées malgré nous! Et si dans ces tristes heures nous succombons sous le doute, vous éveillez en nous les aiguillons du remords, et vous placez un reproche dans toutes les voix de la terre et du ciel!

Pourquoi, pourquoi nous avez-vous faits ainsi? Quel profit tirez-vous de nos souffrances? Quelle gloire notre abjection et notre néant ajoutent-ils à votre gloire? Ces tourments sont-ils nécessaires à l’homme pour lui faire désirer le ciel? L’espérance est-elle une faible et pâle fleur qui ne croît que parmi les rochers, sous le souffle des orages? Fleur précieuse, suave parfum, viens habiter ce cœur aride et dévasté!.. Ah! c’est en vain, depuis longtemps, que tu essaies de la rajeunir; tes racines ne peuvent plus s’attacher à ses parois d’airain, son atmosphère glacée te dessèche, ses tempêtes t’arrachent et te jettent à terre, brisée, flétrie!.. O espoir! ne peux-tu donc plus refleurir pour moi?..»

– Ces chants sont douloureux, cette poésie est cruelle, dit Sténio en lui arrachant la harpe des mains, vous vous plaisez dans ces sombres rêveries, vous me déchirez sans pitié. Non, ce n’est point là la traduction d’un poëte étranger; le texte de ce poëme est au fond de votre âme, Lélia, je le sais bien! O cruelle et incurable! écoutez cet oiseau, il chante mieux que vous; il chante le soleil, le printemps et l’amour; ce petit être est donc mieux partagé que vous, qui ne savez chanter que la douleur et le doute!

XXIX
DANS LE DÉSERT

«Je vous ai amenée dans cette vallée déserte que le pied des troupeaux ne foule jamais, que la sandale du chasseur n’a point souillée. Je vous y ai conduite, Lélia, à travers les précipices. Vous avez affronté sans peur tous les dangers de ce voyage, vous avez mesuré d’un tranquille regard les crevasses qui sillonnent les flancs profonds du glacier, vous les avez franchies sur une planche jetée par nos guides et qui tremblait sur des abîmes sans fond. Vous avez traversé les cataractes, légère et agile comme la cigogne blanche qui se pose de pierre en pierre, et s’endort le cou plié, le corps en équilibre, sur une de ses jambes frêles, au milieu du flot qui fume et tournoie, au-dessus des gouffres qui vomissent l’écume à pleins bords. Vous n’ayez pas tremblé une seule fois, Lélia; et moi, combien j’ai frémi! combien de fois mon sang s’est glacé et mon cœur a cessé de battre en vous voyant passer ainsi au-dessus de l’abîme, insouciante, distraite, regardant le ciel et dédaignant de savoir où vous posiez vos pieds étroits! Vous êtes bien brave et bien forte, Lélia! Quand vous dites que votre âme est énervée, vous mentez; nul homme ne possède plus de confiance et d’audace que vous.

– Qu’est-ce que l’audace, répondit Lélia, et qui n’en a pas? Qui est-ce qui aime la vie au temps où nous sommes? Cette insouciance-là s’appelle du courage quand elle produit un bien quelconque; mais, quand elle se borne à risquer une destinée sans valeur, n’est-ce pas simplement de l’inertie?

«L’inertie, Sténio! c’est le mal de nos cœurs, c’est le grand fléau de cet âge du monde. Il n’y a plus que des vertus négatives. Nous sommes braves parce que nous ne sommes plus capables d’avoir peur. Hélas! oui, tout est usé, même les faiblesses, même les vices de l’homme. Nous n’avons plus la force qui fait qu’on aime la vie d’un amour opiniâtre et poltron. Quand il y avait encore de l’énergie sur la terre, on guerroyait avec ruse, avec prudence, avec calcul. La vie était un combat perpétuel, une lutte ou les plus braves reculaient sans cesse devant le danger; car le plus brave était celui qui vivait le plus longtemps au milieu des périls et des haines. Depuis que la civilisation a rendu la vie facile et calme pour tous, tous la trouvent monotone et sans saveur; on la joue pour un mot, pour un regard, tant elle a peu de prix! C’est l’indifférence de la vie qui a fait le duel dans nos mœurs. C’est un spectacle fait pour constater l’apathie du siècle, que celui de deux hommes calmes et polis tirant au sort lequel tuera l’autre sans haine, sans colère et sans profit. Hélas! Sténio, nous ne sommes plus rien, nous ne sommes plus ni bons ni méchants, nous ne sommes même plus lâches, nous sommes inertes.

– Lélia, vous avez, raison, et quand je jette les yeux sur la société, je suis triste comme vous. Mais je vous ai amenée ici pour vous faire oublier cette société au moins pendant quelques jours. Regardez où nous sommes, cela n’est-il pas sublime, et pouvez-vous penser à autre chose qu’à Dieu? Asseyez-vous sur cette mousse vierge de pas humains, et voyez à vos pieds le désert dérouler ses grandes profondeurs. Avez-vous jamais rien contemplé de plus sauvage et pourtant de plus animé? Voyez, que de vigueur dans cette végétation libre et vagabonde, que de mouvement dans ces forêts que le vent courbe et fait ondoyer, dans ces grandes troupes d’aigles qui planent sans cesse autour des cimes brumeuses, et qui passent en cercles mouvants comme de grands anneaux noirs sur la nappe blanche et moirée du glacier! Entendez-vous le bruit qui monte et descend de toutes parts? Les torrents qui pleurent et sanglotent comme des âmes malheureuses, les cerfs qui brament d’une voix plaintive et passionnée, la brise qui chante et rit dans les bruyères, les vautours qui crient comme des femmes effrayées; et ces autres bruits étranges, mystérieux, indécrits, qui grondent sourdement dans les montagnes, ces glaces colossales qui craquent dans le cœur des blocs, ces neiges qui s’éboulent et entraînent le sable, ces grandes racines d’arbres qui luttent incessamment avec les entrailles de la terre et qui travaillent à soulever le roc et à fendre le schiste; ces voix inconnues, ces vagues soupirs que le sol, toujours en proie aux souffrances de l’enfantement, exhale ici par ses flancs entr’ouverts: ne trouvez-vous pas tout cela plus splendide, plus harmonieux que l’église et le théâtre?

– Il est vrai que tout cela est beau, et c’est ici qu’il faut venir voir ce que la terre possède encore de jeunesse et de vigueur. Pauvre terre! elle aussi s’en va!

– Que dites-vous donc, Lélia? Pensez-vous que la terre et le ciel soient coupables de notre décrépitude morale? Insolente rêveuse, les accusez-vous aussi?

– Oui, je les accuse, répondit-elle; ou plutôt j’accuse la grande loi du temps, qui veut que tout s’épuise et prenne fin. Ne voyez-vous pas que le flot des siècles nous emporte tous ensemble, hommes et mondes, pour nous engloutir dans l’éternité, comme des feuilles sèches qui fuient vers le précipice, entraînées par l’eau du torrent? Hélas! nous ne laisserons pas même cette frêle dépouille. Nous ne surnagerons même pas comme ces herbes flétries qui flottent là, tristes et pendantes, semblables à la chevelure d’une femme noyée. La dissolution aura passé sur les cadavres des empires; les débris muets de l’humanité ne seront pas plus que les grains de sable de la mer. Dieu ploiera l’univers comme un vêtement usé qu’on jette au vent, comme un manteau qu’on dépouille parce qu’on n’en veut plus. Alors, Dieu tout seul sera. Alors peut-être sa gloire et sa puissance éclateront sans voiles. Mais qui les contemplera? De nouvelles races naîtront-elles sur notre poussière pour voir ou pour deviner celui qui crée et qui détruit?

– Le monde s’en ira, je le sais, dit Sténio; mais il faudra pour le détruire tant de siècles, que le chiffre en est incalculable dans le cerveau des hommes. Non, non, nous n’en sommes pas encore à son agonie. Cette pensée est éclose dans l’âme irritée de quelques sceptiques comme vous; mais moi, je sens bien que le monde est jeune; mon cœur et ma raison me disent qu’il n’est pas même arrivé à la moitié de sa vie, à la force de son âge; le monde est en progrès encore, il lui reste tant de choses à apprendre!

– Sans doute, répondit-elle avec ironie, il n’a pas encore trouvé le secret de ressusciter les morts et de rendre les vivants immortels; mais il fera ces grandes découvertes, et alors le monde ne finira pas, l’homme sera plus fort que Dieu et subsistera sans le secours d’aucun élément autre que son intelligence.

– Lélia, vous raillez toujours; mais écoutez-moi: ne pensez-vous pas que les hommes sont meilleurs aujourd’hui qu’hier, et par conséquent…

– Je ne le pense pas, mais qu’importe? Nous ne sommes pas d’accord sur l’âge du monde, voilà tout.

– Nous le saurions au juste, dit Sténio, nous n’en serions pas plus avancés. Nous ne connaissons pas les secrets de son organisation, nous ignorons combien de temps un monde constitué comme celui-ci peut et doit vivre. Mais je sens à mon cœur que nous marchons vers la lumière et la vie. L’espoir brille dans notre ciel; voyez comme le ciel est beau! comme il est vermeil et généreux! comme il sourit aux montagnes qui s’empourprent de ses caresses et rougissent d’amour comme des vierges timides! Ce n’est point avec la logique du raisonnement qu’on peut prouver l’existence de Dieu. On croit en lui parce qu’un céleste instinct le révèle. De même, on ne peut mesurer l’éternité avec le compas des sciences exactes; mais on sent dans son âme ce que le monde moral possède de sève et de fraîcheur, de même qu’on sent dans son être physique ce que l’air renferme de principes vivifiants et toniques. Eh quoi! vous respirez cette brise aromatique des montagnes sans qu’elle vous pénètre? vous buvez cette eau limpide et glacée, qui a le goût de la menthe et du thym sauvage, sans en sentir la saveur? Vous ne vous sentez pas rajeunie et retrempée dans cet air vif et subtil, parmi ces fleurs si belles et qui semblent si fières de ne rien devoir aux soins de l’homme? Tournez-vous, et voyez ces buissons épais de rhododendrum; comme ces touffes de fleurs lilas sont fraîches et pures! comme elles se tournent vers le ciel pour en regarder l’azur, pour en recueillir la rosée! Ces fleurs sont belles comme vous, Lélia, incultes et sauvages comme vous: ne concevez-vous pas la passion qu’on a pour les fleurs?»

Lélia sourit et rêva longtemps, les yeux fixés sur la vallée déserte.

«Sans doute il nous faudrait pouvoir vivre ici, dit-elle enfin, pour conserver le peu qui nous reste dans le cœur; mais nous n’y vivrions pas trois jours sans flétrir cette végétation et sans souiller cet air. L’homme va toujours éventrant sa nourrice, épuisant le sol qui l’a produit. Il veut toujours arranger la nature et refaire l’œuvre de Dieu. Vous ne seriez pas trois jours ici, vous dis-je, sans vouloir porter les rochers de la montagne au fond de la vallée, et sans vouloir cultiver le roseau des profondeurs humides sur la cime aride des monts. Vous appelleriez cela faire un jardin. Si vous y fussiez venu il y a cinquante ans, vous y eussiez mis une statue et un berceau taillé.

 

– Toujours moqueuse, Lélia! Vous pouvez rire et railler ici en présence de cette scène sublime! Sans vous je me serais prosterné devant l’auteur de tout cela; mais vous, mon démon, vous n’avez pas voulu. Il faut que je vous entende nier tout, même la beauté de la nature.

– Eh! je ne la nie pas! s’écria-t-elle. Quelle chose m’avez-vous jamais entendue nier? Quelle croyance m’a trouvée insensible à ce qu’elle avait de poétique ou de grand? Mais la puissance de m’abuser, qui me la donnera? Hélas! pourquoi Dieu s’est-il plu à mettre une telle disproportion entre les illusions de l’homme et la réalité? Pourquoi faut-il souffrir toujours d’un désir de bien-être qui se révèle sous la forme du beau, et qui plane dans tous nos rêves sans se poser jamais à terre? Ce n’est pas notre âme seulement qui souffre de l’absence de Dieu, c’est notre être tout entier, c’est la vue, c’est la chair qui souffrent de l’indifférence ou de la rigueur du ciel. Dites-moi, dans quel climat de la terre l’homme ignore-t-il les sensations excessives du froid et du chaud? Quelle est la vallée qui ne soit humide en hiver? Où sont les montagnes dont l’herbe ne soit pas flétrie et déracinée par le vent? En Orient l’espèce énervée végète et languit, toujours couchée, toujours inerte. Les femmes s’étiolent à l’ombre des harems; car le soleil les calcinerait. Et puis un vent sec et corrosif arrive de la mer, et porte à cette race indolente une sorte de vertige qui enfante des crimes ou des héroïsmes inconnus à nos peuples d’en deçà le soleil. Alors ces hommes s’enivrent d’activité; ils exhalent en rumeurs féroces, en plaisirs sanguinaires, en débauches effrénées, la force qui dormait en eux, jusqu’à ce que, épuisés de souffrance et de fatigue, ils retombent sur leurs divans, stupides entre tous les hommes!

«Et ceux-là pourtant sont les mieux trempés, les plus énergiques parmi les peuples, les plus heureux dans le repos, les plus violents dans l’action. Regardez ceux des zones torrides: pour ceux-là le soleil est généreux en effet; les plantes sont gigantesques, la terre est prodigue de fruits, de parfums et de spectacles. Il y a vanité de luxe dans la couleur et dans la forme. Les oiseaux et les insectes étincellent de pierreries, les fleurs exhalent des odeurs enivrantes. Les arbres eux-mêmes recèlent d’exquises senteurs dans leurs tissus ligneux. Les nuits sont claires comme nos jours d’automne, les étoiles se montrent quatre fois grandes comme ici. Tout est beau, tout est riche. L’homme, encore grossier et naïf, ignore une partie des maux que nous avons inventés. Croyez-vous qu’il soit heureux? Non. Des troupes d’animaux hideux et féroces lui font la guerre. Le tigre rugit autour de sa demeure; le serpent, ce monstre froid et gluant dont l’homme a plus d’horreur que d’aucun autre ennemi, se glisse jusqu’au berceau de son enfant. Puis vient l’orage, cette grande convulsion d’une nature robuste qui bondit comme un taureau en fureur, qui se déchire elle-même comme un lion blessé. Il faut que l’homme fuie ou périsse: le vent, la foudre, les torrents débordés bouleversent et emportent sa cabane, son champ et ses troupeaux: chaque soir il ignore s’il aura une patrie le lendemain; elle était trop belle, cette patrie: Dieu ne veut pas la lui laisser. Chaque année il lui en faudra chercher une nouvelle. Le spectacle d’un homme heureux n’est pas agréable au Seigneur. O mon Dieu! tu souffres peut-être aussi, tu es peut-être ennuyé dans ta gloire, puisque tu nous fais tant de mal!

«Eh bien! ces enfants du soleil que dans nos rêves de poëtes nous envions comme les privilégiés de la terre, sans doute ils se demandent parfois s’il existe une contrée chérie du ciel, que ne sillonnent pas les laves ardentes, que ne balaient pas les vents destructeurs; une contrée qui s’éveille au matin, unie, calme et tiède comme la veille. Ils se demandent si Dieu, dans sa colère, a mis partout des panthères affamées de sang et des reptiles hideux. Peut-être ces hommes simples rêvent-ils leur paradis terrestre sous nos latitudes tempérées, peut-être dans leurs songes voient-ils la brume et le froid descendre sur leurs fronts bronzés et assombrir leur atmosphère de feu. Nous, quand nous rêvons, nous voyons le soleil rouge et chaud, la plaine étincelante, la mer embrasée et le sable brûlant sous nos pieds. Nous appelons le soleil méridional sur nos épaules glacées, et les peuples du Midi recevraient à genoux les gouttes de notre pluie sur leurs poitrines ardentes. Ainsi partout l’homme souffre et murmure; créature délicate et nerveuse, il s’est fait en vain le roi de la création, il en est la plus infortunée victime. Il est le seul animal chez qui la puissance intellectuelle soit dans un rapport aussi disproportionné avec la puissance physique. Chez les êtres qu’il appelle animaux grossiers, la force matérielle domine, l’instinct n’est que le ressort conservateur de l’existence animale. Chez l’homme, l’instinct, développé outre mesure, brûle et torture une frêle et chétive organisation. Il a l’impuissance du mollusque avec les appétits du tigre; la misère et la nécessité l’emprisonnent dans une écaille de tortue; l’ambition, l’inquiétude déploient leurs ailes d’aigle dans son cerveau. Il voudrait avoir les facultés réunies de toutes les races, mais il n’a que la faculté de vouloir en vain. Il s’entoure de dépouilles: les entrailles de la terre lui abandonnent l’or et le marbre; les fleurs se laissent broyer, exprimer en parfums pour son usage; les oiseaux de l’air laissent tomber pour le parer les plus belles plumes de leurs ailes, le plongeon et l’eider livrent leur cuirasse de duvet pour réchauffer ses membres indolents et froids; la laine, la fourrure, l’écaille, la soie, les entrailles de celui-là, les dents de celui-ci, la peau de cet autre, le sang et la vie de tous appartiennent à l’homme. La vie de l’homme ne s’alimente que par la destruction, et pourtant quelle douloureuse et courte durée!

«Ce que les peintres et les poëtes ont inventé de plus hideux dans les fantaisies grotesques de leur imagination, et, il faut bien le dire, ce qui nous apparaît le plus souvent dans le cauchemar, c’est un sabbat de cadavres vivants, de squelettes d’animaux décharnés, sanglants, avec des erreurs monstrueuses, des superpositions bizarres, des têtes d’oiseaux sur des troncs de cheval, des faces de crocodile sur des corps de chameau. C’est toujours un pêle-mêle d’ossements, une orgie de la peur qui sent le carnage, et des cris de douleur, des paroles de menace proférées par des animaux mutilés. Croyez-vous que les rêves soient une pure combinaison du hasard? Ne pensez-vous pas qu’en dehors des lois d’association et des habitudes consacrées chez l’homme par le droit et par le pouvoir, il peut exister en lui de secrets remords, vagues, instinctifs, que nul ordre d’idées reçues n’a voulu avouer ou énoncer, et qui se révèlent par les terreurs de la superstition ou les hallucinations du sommeil? Alors que les mœurs, l’usage et la croyance ont détruit certaines réalités de notre vie morale, l’empreinte en est restée dans un coin du cerveau, et s’y réveille quand les autres facultés intelligentes s’endorment.