Za darmo

Lélia

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

LII
LE SPECTRE

Une nuit a suffi à Sténio pour explorer et se rendre familiers les alentours du monastère, le sentier escarpé qui communique de la terrasse au sommet de la montagne, sentier périlleux, qu’un amant passionné ou un froid libertin peut seul franchir sans trembler, et l’autre sentier, non moins dangereux, qui du cimetière s’enfonce dans les sables mobiles du ravin. Déjà Sténio a corrompu une des tourières, et déjà la jeune Claudia sait que, la nuit suivante, Sténio l’attendra sous les cyprès du cimetière.

La petite princesse n’a jamais compris le sens moral et sérieux de ces coutumes dévotes dont elle se montre depuis quelque temps rigide observatrice. Blessée de la froide raison de Sténio, elle s’est jetée d’elle-même au couvent, et se plaît à publier sa résolution d’y prendre le voile. Peut-être, au fond de son âme exaltée, ce désir a-t-il quelque chose de sincère; mais il est bien loin d’y être contemplé par elle-même avec le même courage que la jeune fille en met à le proclamer. Il y a dans ces âmes tendres et faibles deux consciences: l’une qui appelle les résolutions fortes, l’autre qui les repousse et qui, après les avoir accueillies en tremblant, espère que la destinée viendra en détourner l’accomplissement. Un peu de vanité satisfaite par les regrets et les prières adulatrices de son entourage, beaucoup de dépit contre Sténio, et le désir, après avoir eu à rougir de sa faiblesse, de faire croire à sa force, tels étaient les éléments de sa vocation. Mais cette fierté n’était pas bien robuste: l’exaltation religieuse était, chez elle comme chez Sténio, une poésie plutôt qu’un sentiment, et son frère, élevé par des jésuites, savait fort bien que le plus sûr moyen de mettre fin à ce caprice, c’était de ne pas le contrarier.

Le billet de Sténio surprit Claudia dans un premier jour d’ennui. Déjà le parti pris par la fille de Bambucci, de se consacrer à Dieu, avait produit tout son effet et jeté tout son éclat. On n’en parlait presque plus dans la ville, et par conséquent à la grille du parloir. Les religieuses semblaient compter sur la réalisation de ce projet. Le confesseur, bien averti par le prince, y poussait sa pénitente avec une ardeur qui commençait à l’épouvanter. L’audace de Sténio excita donc plus de joie que de colère, et l’on refusa le rendez-vous, certaine que Sténio ne s’y rendrait pas moins… et quand l’heure fut venue, on résolut d’y aller pour l’accabler de mépris et humilier son insolence. Le cœur était palpitant, la joue brûlante, la marche incertaine et pourtant rapide… La nuit était sombre.

Le cimetière des Camaldules était d’une grande beauté. Des cyprès et des ifs monstrueux dont la main de l’homme n’avait jamais tenté de diriger la croissance couvraient les tombes d’un rideau si sombre qu’on y distinguait à peine, en plein jour, le marbre des figures couchées sur les cercueils, de la pâleur des vierges agenouillées parmi les sépultures. Un silence terrible planait sur cet asile des morts. Le vent ne pouvait pénétrer l’épaisseur mystérieuse des arbres; la lune n’y dardait pas un seul rayon; la lumière et la vie semblaient s’être arrêtées aux portes de ce sanctuaire, et, si on essayait de le traverser, c’était pour rentrer dans le cloître ou pour s’arrêter au bord d’un ravin plus silencieux et plus désolé encore.

«A la bonne heure, dit Sténio en s’asseyant sur une tombe et en posant à terre sa lanterne sourde, ce cimetière me convient mieux que ce que j’ai aperçu de l’intérieur lambrissé et parfumé du couvent. J’aime chaque chose en son lieu: le luxe et la mollesse chez les courtisanes; l’austérité, la mortification chez les religieuses.»

Et il attendit avec patience l’arrivée de Claudia, tout aussi certain qu’elle l’avait été à son égard de son exactitude au rendez-vous.

L’entreprise de Sténio n’était pas sans danger; il le savait fort bien. Brave avec sang-froid, mais sentant que, pour goûter sans mélange le plaisir de cette aventure, il fallait être brave jusqu’à la témérité, il avait souvent vidé durant le souper la coupe d’or où la belle main de Pulchérie faisait pétiller pour lui un vin capiteux. Agité d’une demi-ivresse, il avait achevé de s’exalter dans une course rapide et pénible à travers les obstacles et les précipices de la route. Appuyé sur le marbre glacé du tombeau, il sentait la terre se dérober sous ses pieds et ses pensées tourbillonner dans son cerveau comme dans un songe. Tout à coup une forme blanche qu’il avait prise pour une statue, et qui était agenouillée de l’autre côté du cénotaphe, se leva lentement; et comme elle semblait s’appuyer sur le marbre pour s’aider, une main, plus froide encore que ce marbre, se posa sur celle de Sténio et lui arracha un cri involontaire. Alors l’ombre se dressa tout entière devant lui.

«Claudia!» s’écria-t-il imprudemment. Mais aussitôt cette ombre lui paraissait plus grande que Claudia; il se hâta de diriger sur elle la clarté de sa lanterne; et, au lieu de celle qu’il attendait, il vit Lélia pâle comme la mort, et tout enveloppée de voiles blancs comme d’un linceul. Sa raison s’égara.

– Un spectre! un spectre!..» murmura-t-il d’une voix étouffée, et, laissant tomber son flambeau, il s’enfuit au hasard dans les ténèbres.

A l’heure où l’horizon blanchit, il revint un peu à lui-même, et regarda avec un effroi mêlé de honte en quel lieu il se trouvait. Il reconnut le petit lac à l’autre rive duquel la cellule de l’anachorète Magnus s’ouvrait sur les flancs abrupts du rocher. Les vêtements de Sténio étaient souillés par le sable et l’humidité, ses mains ensanglantées par les ronces et les agaves. Son épée brisée était dans sa main, et ses cheveux se hérissaient encore sur son front; car il restait sous l’impression d’une vision terrible. A cette fièvre délirante Sténio sentit succéder un accablement profond. Le souvenir confus d’une fuite pleine d’épouvante et d’une lutte désespérée avec des êtres inconnus, insaisissables, flottait dans sa pensée, tantôt comme un rêve, tantôt comme un fait si récemment accompli que sa terreur et son angoisse n’étaient pas encore dissipées. Les premières lueurs de l’aube montaient lentement et semblaient ramper sur les escarpements du ravin; elles jouaient avec la brume qui s’exhalait du marécage en flocons blancs et diaphanes. On eût dit une troupe de cygnes géants qui s’élevaient avec majesté au-dessus des eaux. Ce beau spectacle ne produisit qu’une impression pénible sur les sens bouleversés de Sténio; l’incertitude de la lumière matinale prêtait aux objets des formes vagues et trompeuses. Le vent, qui dispersait et chassait les vapeurs, donnait l’apparence du mouvement aux objets inanimés. Longtemps Sténio resta l’œil hagard et fixé sur un bloc de rochers qu’il avait pris toute la nuit pour un monstre fantastique vomi à ses pieds par les ondes. Il n’osait détourner la tête de peur de retrouver au-dessus de lui le squelette gigantesque qui, toute la nuit, avait étendu ses bras décharnés pour le saisir. Quand il l’osa, il vit un sapin desséché et déraciné à moitié qui pendait sur le lac, et aux branches mortes duquel la brise balançait une flottante chevelure de pampre.

Quand le jour fut tout à fait venu, Sténio, humilié de son égarement, s’avoua qu’il ne pouvait plus supporter l’excitation du vin, et se promit de ne plus s’exposer à perdre la raison. «Tant que l’homme, pensa-t-il, conserve assez de sens pour se faire sauter la tête, ou pour avaler une forte dose d’opium, il n’a rien à craindre de la souffrance ou de l’épuisement; mais il peut perdre, dans la folie, l’instinct du suicide, et faire longtemps horreur et pitié aux autres hommes. Si je croyais qu’un tel sort pût m’être réservé, je me plongerais à l’instant même ce reste d’épée dans la poitrine…»

Il se calma par l’idée qu’on ne pouvait survivre au retour d’un accès semblable à celui qu’il venait de subir. Il ne se souvenait pas d’avoir éprouvé de telles angoisses. Il avait vu naguère ses amis et ses compagnons expirer sur un champ de carnage. Il était tombé sous leurs cadavres palpitants, et le sang d’Edméo avait coulé sur lui. Rien dans la réalité n’avait été aussi affreux que ce cauchemar durant lequel il venait de perdre le sentiment de sa puissance et la conscience de sa volonté.

Il chercha les fragments de son épée et les ensevelit dans les flots du lac; puis, réparant son désordre, il se traîna à l’ermitage. Les hôtes étaient absents. Sténio se jeta sur la natte du cénobite, et s’endormit vaincu par la fatigue.

Quand il s’éveilla, l’ermite était près de lui. La vue de cet homme infortuné qui avait aimé Lélia, et dont l’amour avait toujours été repoussé par elle avec aversion, excitait chez Sténio je ne sais quelle satisfaction maligne et cruelle, qu’il ne pouvait se défendre de manifester.

«Mon père, dit-il, j’en demande pardon à votre sainte retraite; mais, tout en dormant sur cette couche virginale, j’ai rêvé d’une femme… et précisément d’une femme qui ne nous a été indifférente ni à l’un ni à l’autre…»

L’angoisse se peignit sur les traits de Magnus.

«Mon fils, dit-il avec une grande douceur, ne réveillons pas des souvenirs que la mort a rendus plus graves encore qu’ils n’étaient.

– La mort! Quelle mort? s’écria Sténio, dont la pensée se reporta aussitôt sur la vision qu’il avait eue la veille dans le cimetière des Camaldules.

– Lélia est morte, vous le savez bien, dit l’ermite d’un air d’égarement qui démentait son calme affecté.

– Oh! oui, Lélia est morte! reprit Sténio, qui brûlait d’apprendre la vérité, mais qui ne voulait interroger le prêtre que par des sarcasmes; bien morte! tout à fait morte! C’est un vieux refrain, à nous deux bien connu; mais, si elle n’est pas mieux morte cette fois que l’autre, nous courons risque, vous, mon père, de dire encore bien des oremus à cause d’elle; moi peut-être, de lui adresser encore quelque madrigal.

 

– Lélia est morte, dit Trenmor d’un ton ferme et incisif qui fit pâlir Sténio.»

Debout au seuil de la grotte, il avait entendu les âcres plaisanteries du jeune homme. Il ne put les supporter, et prit la première occasion venue de les faire cesser.

– Elle est morte, continua-t-il, et peut-être aucun de nous ici n’est parfaitement pur de ce meurtre devant Dieu, car aucun de nous n’a connu ni compris Lélia…»

Il parlait ainsi dans un sens symbolique: Sténio le prit à la lettre. Il baissa la tête pour cacher son trouble, et, changeant brusquement de conversation, il ne tarda pas à prendre congé de ses hôtes. Il se hâta de retourner en plein jour à la ville, craignant l’approche de la nuit, et sentant qu’il ne pouvait pas gouverner son imagination mortellement frappée. Il fit allumer cent bougies, et envoya chercher tous ses anciens compagnons de débauche, afin de passer la nuit dans l’étourdissement de la joie. Ce remède ne lui réussit pas. Cent fuis il crut voir apparaître le spectre au fond des glaces qui resplendissaient aux panneaux de la salle. La voix de Pulchérie le faisait tressaillir, et, quoiqu’il ne portât pas une seule fois le vin à ses lèvres, ses amis le crurent ivre, car ses yeux étaient effarés et ses paroles incohérentes. Depuis ce moment, la raison de Sténio ne fut jamais bien saine, et ses manières devinrent si étranges, ses habitudes si fantasques, que la solitude se fit autour de lui.

LIII
SUPER FLUMINA BABYLONIS

«Prends ta couronne d’épines, ô martyre! et revêts ta robe de lin, ô prêtresse! car tu vas mourir au monde et descendre dans le cercueil. Prends ta couronne d’étoiles, ô bienheureuse! et revêts ta robe de noces, ô fiancée! car tu vas vivre pour le ciel et devenir l’épouse du Christ.»

Ainsi chantent en chœur les saintes filles du monastère lorsqu’une sœur nouvelle leur est adjointe par les liens d’un hymen mystique avec le Fils de Dieu.

L’église est parée comme aux plus beaux jours de fête. Les cours sont jonchées de roses effeuillées, les chandeliers d’or étincellent au tabernacle, la myrrhe et le benjoin pétillent et montent en fumée sous la blanche main des jeunes diacres. Les tapis d’Orient se déroulent en lames métalliques et en moelleuses arabesques sur les marbres du parvis. Les colonnes disparaissent sous les draperies de soie que la chaude haleine de midi soulève lentement, et de temps à autre, parmi les guirlandes de fleurs, les franges d’argent et les lampes ciselées, on aperçoit la face ailée d’un jeune séraphin de mosaïque, qui se détache sur un fond d’or étincelant, et semble se disposer à prendre sa volée sous les voûtes arrondies de la nef.

C’est ainsi qu’on pare et qu’on parfume l’église de l’abbaye lorsqu’une novice est admise à prendre le voile et l’anneau sacré. En approchant du couvent des Camaldules, Trenmor vit la route et les abords encombrés d’équipages, de chevaux et de valets. Le baptistère, grande tour isolée qui s’élevait au centre de l’édifice, remplissait l’air du bruit de ses grosses cloches, dont la voix austère ne retentit qu’aux solennités de la vie monacale. Les portes des cours et celles de l’église étaient ouvertes à deux battants, et la foule se pressait dans le parvis. Les femmes riches ou nobles de la contrée, toutes parées et bruyantes, et les silencieux enfants d’Albion, toujours et partout assidus à ce qui est spectacle, occupaient les tribunes et les places réservées. Trenmor pensa bien que ce n’était pas le moment de demander à voir Lélia. Il y avait trop d’agitation et de trouble dans le couvent pour qu’il fût possible de pénétrer jusqu’à elle. D’ailleurs, toutes les portes des cloîtres intérieurs étaient sourdes; les chaînes des sonnettes avaient été supprimées; des rideaux de tapisserie couvraient toutes les fenêtres. Le silence et le mystère qui régnaient sur cette partie de l’édifice contrastaient avec le bruit et le mouvement de la partie extérieure abandonnée au public.

Le proscrit, forcé de se dérober aux regards, profita de la préoccupation de la foule pour se glisser inaperçu dans un enfoncement pratiqué entre deux colonnes. Il était près de la grille qui séparait la nef en deux, et sur laquelle une magnifique tenture de Smyrne abaissait un voile impénétrable.

Forcé d’attendre le commencement de la cérémonie, il fut forcé aussi d’entendre les propos qui se croisaient autour de lui.

«Ne sait-on point le nom de la professe? dit une femme.

– Non, répondit une autre. Jamais on ne le sait avant que les vœux soient prononcés. Autant les camaldules sont libres à partir de ce moment, autant leur règle est austère et effrayante durant le noviciat. La présence du public à leurs ordinations ne soulève pas le plus léger coin du mystère qui les enveloppe. Vous allez voir une novice qui changera de costume sous vos yeux, et vous n’apercevrez pas ses traits. Vous entendrez prononcer des vœux, et vous ne saurez pas qui les ratifie. Vous verrez signer un engagement, et vous ne connaîtrez pas le nom de la personne qui le trace. Vous assisterez à un acte public, et cependant nul dans cette foule ne pourra rendre compte de ce qui s’est passé, ni protester en faveur de la victime si jamais elle invoque son témoignage. Il y a ici, au milieu de cette vie si belle et si suave en apparence, quelque chose de terrible et d’implacable. L’inquisition a toujours un pied dans ces sanctuaires superbes de l’orgueil et de la douleur.

– Mais enfin, objecta une autre personne, on sait toujours à peu près d’avance dans le public quelle est la novice qui va prononcer ses vœux. Du moins on le découvre, pour peu qu’on s’y intéresse.

– Ne le croyez pas, lui répondit-on; le chapitre met en œuvre toute la diplomatie ecclésiastique pour faire prendre le change aux personnes intéressées à empêcher la consécration. Le secret est facile à garder derrière ces grilles impénétrables. Il y a certain amant ou certain frère qui a usé ses genoux à invoquer les gardiennes de ces murs, et qui a perdu ses nuits à errer à l’entour un an encore après que l’objet de sa sollicitude avait pris le voile, ou avait été transféré secrètement dans un autre monastère. Cette fois, il paraît qu’on a redoublé de précautions pour empêcher le nom de la professe d’arriver à l’oreille du public. Les uns disent qu’elle a fait un noviciat de cinq ans, et d’autres pensent (à cause de ce bruit précisément) qu’elle n’a porté le voile de lin que pendant quelques mois. La seule chose certaine, c’est que le clergé s’intéresse beaucoup à elle, que le chapitre de l’abbaye compte sur des dons magnifiques, et qu’il y aurait beaucoup d’obstacles à sa profession religieuse si on ne les avait habilement écartés.

– Il court à cet égard des bruits extraordinaires, dit la première interlocutrice: tantôt on dit que c’est une princesse de sang royal, tantôt on dit que ce n’est qu’une courtisane convertie. Il y en a qui pensent que c’est la fameuse Zinzolina, qui fit tant de bruit l’an passé à la fête de Bambucci. Mais la version qui mérite le plus de foi, c’est que la professe d’aujourd’hui n’est autre que la princesse Claudia Bambucci elle-même.

– On assure, reprit une autre en baissant la voix, que c’est un acte de désespoir. Elle était éprise du beau prince grec Paolaggi, qui a dédaigné son amour pour suivre la riche Lélia au Mexique.

– Je sais de bonne part, dit un nouvel interlocuteur, que la belle Lélia est dans les cachots de l’inquisition. Elle était affiliée aux carbonari.

– Eh! non, dit un autre, elle a été assassinée à la Punta-di-Oro.»

Les premières fanfares de l’orgue interrompirent cette conversation. Aux accords d’un majestueux introït, le vaste rideau de la nef se sépara lentement et découvrit les profondeurs mystérieuses du chapitre.

La communauté des Camaldules arriva par le fond de l’église et défila lentement sur deux lignes, se divisant vers le milieu de l’enceinte et allant par ordre prendre place à la double rangée de stalles du chapitre. Les religieuses proprement dites parurent les premières. Leur costume était simple et superbe; sur leur robe, d’une blancheur éclatant, tombait du sein jusqu’aux pieds le scapulaire d’étoffe écarlate, emblème du sang du Christ; le voile blanc enveloppait la tête; le voile de cérémonie, également blanc et fin, couvrait tout le corps d’un manteau diaphane et traînait majestueusement jusqu’à terre.

Après celles-ci marchaient les novices, troupeau svelte et blanc, sans pourpre et sans manteau. Leurs vêtements moins traînants laissaient voir le bout de leurs pieds nus chaussés de sandales, et l’on assurait que la beauté des pieds n’était pas dédaignée parmi elles; c’était le seul endroit par où elles pussent briller, le visage même étant couvert d’un voile impénétrable.

Quand elles furent toutes agenouillées, l’abbesse entra avec la dépositaire à sa droite et la doyenne à sa gauche. Tout le chapitre se leva et la salua profondément, tandis qu’elle prenait place dans la grande stalle du milieu. L’abbesse était courbée par l’âge. Pour marque de distinction, elle avait une croix d’or sur la poitrine; et sa main soutenait une crosse d’argent légère et bien travaillée.

Alors on entonna l’hymne Veni Creator, et la professe entra par la porte du fond. Cette porte était double. Le battant qui s’était ouvert pour la communauté s’était refermé; celui qui s’ouvrit pour la professe était précédé d’une galerie étroite et profonde qu’éclairait faiblement une rangée de lampes d’un aspect vraiment sépulcral. Elle avança comme une ombre, escortée de deux jeunes filles adolescentes couronnées de roses blanches, qui portaient chacune un cierge, et de deux beaux enfants en costume d’ange du moyen âge, corset d’or, ailes effilées, tunique d’argent, chevelure blonde et bouclée. Ces enfants portaient des corbeilles pleines de feuilles de roses; la professe, un lis de filigramme d’argent. C’était une femme très-grande, et, quoiqu’elle fût entièrement voilée, on jugeait à sa démarche qu’elle devait être belle. Elle s’avança avec assurance et s’agenouilla au milieu du chapitre sur un riche coussin. Ses quatre acolytes s’agenouillèrent dans un ordre quadrangulaire autour d’elle, et la cérémonie commença. Trenmor entendit murmurer autour de lui que c’était à coup sûr Pulchérie, dite la Zinzolina.

A l’autre extrémité de l’église, un autre spectacle commença. Le clergé vint au maître-autel étaler l’apparat de son cortége.

Des prélats s’assirent sur de riches fauteuils de velours, quelques capucins s’agenouillèrent humblement sur le pavé, de simples prêtres se tinrent debout derrière les Éminences, et le clergé officiant se montra le dernier en grand costume. Un cardinal, renommé par son esprit, célébra la messe. Un patriarche, réputé saint, prononça l’exhortation. Trenmor fut frappé du passage suivant:

«Il est des temps où l’Église semble se dépeupler, parce que le siècle est peu croyant, parce que les événements politiques entraînent la génération dans une voie de tumulte et d’ivresse. Mais, dans ce temps-là même l’Église remporte d’éclatantes victoires. Les esprits vraiment forts, les intelligences vraiment grandes, les cœurs vraiment tendres, viennent chercher dans son sein et sous son ombre, l’amour, la paix et la liberté que le monde leur a déniés. Il semble alors que l’ère des grands dévoûments et des grands actes de foi soit prête à renaître. L’Église tressaille de joie; elle se rappelle saint Augustin, qui, à lui seul, résuma et personnifia tout un siècle. Elle sait que le génie de l’homme viendra toujours s’humilier devant elle, parce qu’elle seule lui donnera sa véritable direction et son véritable aliment.»

Ces paroles, qui furent vivement approuvées par l’auditoire, firent froncer le sourcil de Trenmor. Il reporta ses regards sur la professe. Il eût voulu avoir l’œil du magnétisme pour percer le voile mystérieux. Aucune émotion ne soulevait le moindre pli de ce triple rempart de lin. On eût dit de la statue d’Isis, toute d’albâtre ou d’ivoire.

Au moment solennel où, traversant la foule pressée sur son passage, la professe, sortant du chapitre, entra dans l’église, un murmure inexprimable d’émotion et de curiosité s’éleva de toutes parts. Un mouvement d’oscillation tumultueuse fut imprimé à la multitude, et toutes ces têtes, que Trenmor dominait de sa place, ondulèrent comme des flots. Des archers aux ordres du prélat qui présidait à la cérémonie, rangés sur deux files, protégeaient la marche lente de la professe. Elle s’avançait, accompagnée d’un vieux prêtre chargé du rôle de tuteur, et d’une matrone laïque, symbole de mère conduisant sa fille au céleste hyménée.

Elle monta majestueusement les degrés de l’autel. Le patriarche, revêtu de ses habits pontificaux, l’attendait, assis sur une sorte de trône adossé au maître-autel. Les parents putatifs restèrent debout dans une attitude craintive, et la professe, ensevelie sous ses voiles blancs, s’agenouilla devant le prince de l’Église.

 

«Vous qui vous présentez devant le ministre du Très-Haut, quel est votre nom? dit le pontife d’une voix grave et sonore, comme pour inviter la professe à répondre du même ton, et à proclamer son nom devant l’auditoire palpitant.

La professe se leva, et, détachant l’agrafe d’or qui retenait son voile sur son front, tous les voiles tombèrent à ses pieds, et sous l’éclatant costume d’une princesse de la terre, parée pour un jour de noces, sous les flots noirs d’une magnifique chevelure tressée de perles et nouée de diamants, sous les plis nombreux d’une gaze d’argent semée de blancs camélias, on vit rayonner le front et se dresser la taille superbe de la femme la plus belle et la plus riche de la contrée. Ceux qui, placés derrière elle, ne la reconnaissaient encore qu’à ses larges épaules de neige et à son port impérial, doutaient et se regardaient avec surprise; et, dans cette avide attente, un tel silence planait sur l’assemblée qu’on eût entendu l’imperceptible travail de la flamme consumant la cire odorante des flambeaux.

«Je suis Lélia d’Almovar, dit la professe d’une voix forte et vibrante, qui semblait vouloir tirer de leur sommeil éternel les morts ensevelis dans l’église.

– Êtes-vous fille, femme ou veuve? demanda le pontife.

– Je ne suis ni fille ni femme selon les expressions adoptées et les lois instituées par les hommes, répondit-elle d’une voix encore plus ferme. Devant Dieu, je suis veuve.»

A cet aveu sincère et hardi, les prêtres se troublèrent, et dans le fond du chœur on eût pu voir les nonnes éperdues se voiler la face ou s’interroger l’une l’autre, espérant avoir mal entendu.

Mais le pontife, plus calme et plus prudent que son timide troupeau, conserva un visage impassible, comme s’il se fût attendu à cette réponse audacieuse.

La foule resta muette. Un sourire ironique avait circulé à l’interrogation consacrée, car on savait que Lélia n’avait jamais été mariée et qu’Ermolao avait vécu trois ans avec elle. Si la réponse de Lélia offensa quelques esprits austères, du moins elle ne fit rire personne.

«Que demandez-vous, ma fille? reprit le cardinal, et pourquoi vous présentez-vous devant le ministre du Seigneur?

– Je suis la fiancée de Jésus-Christ, répondit-elle d’une voix douce et calme, et je demande que mon hymen avec le Seigneur de mon âme soit indissolublement consacré aujourd’hui.

– Croyez-vous en un seul Dieu en trois personnes, en son fils Jésus-Christ, Dieu fait homme et mort sur la croix pour…

– Je jure, répondit Lélia en l’interrompant, d’observer tous les préceptes de la foi chrétienne, catholique et romaine.»

Cette réponse, qui n’était pas conforme au rituel, ne fut remarquée que d’un petit nombre d’auditeurs; et durant tout le reste de l’interrogatoire, la professe prononça plusieurs formules qui semblaient renfermer de mystérieuses restrictions, et qui firent tressaillir de surprise, d’épouvante ou d’inquiétude une partie du clergé présent à la cérémonie.

Mais le cardinal restait calme, et son regard impérieux semblait prescrire à ses inférieurs d’accepter les promesses de Lélia, quelles qu’elles fussent.

Après l’interrogatoire, le pontife, se retournant vers l’autel, adressa au ciel une fervente prière pour la fiancée du Christ. Puis il prit l’ostensoir étincelant qui renferme l’hostie consacrée, et reconduisit la professe jusqu’à la grille du chapitre. Là, on avait dressé un élégant autel portatif en forme de prie-Dieu, sur lequel on plaça l’ostensoir. La professe s’agenouilla devant cet autel, la face découverte et tournée pour la dernière fois vers cette foule avide de la contempler encore.

En ce moment, un jeune homme qui, debout dans le coin d’une tribune, le dos appuyé à la colonne et les bras croisés sur la poitrine, ne semblait prendre aucune part à ce qui se passait, se pencha brusquement sur la balustrade; et, comme s’il sortait d’un lourd sommeil, il promena des regards hébétés sur la foule. Au premier instant, Trenmor seul le remarqua et le reconnut, mais bientôt tous les regards se portèrent sur lui; car, lorsque ses yeux eurent rencontré, comme par hasard, les traits de la professe, il montra une agitation singulière, et parut faire des efforts inouïs pour se tenir éveillé.

«Regardez donc le poëte Sténio, dit un critique qui le haïssait. Il est ivre, toujours ivre!

– Dites qu’il est fou, reprit un autre.

– Il est malheureux, dit une femme; ne savez-vous pas qu’il a aimé Lélia?»

La professe disparut un instant, et revint bientôt dépouillée de tous ses ornements, vêtue d’une tunique de laine blanche, ceinte d’une corde. Ses beaux cheveux déroulés étaient répandus en flots noirs sur sa robe de pénitente. Elle s’agenouilla devant l’abbesse, et en un clin d’œil cette magnifique chevelure, orgueil de la femme, tomba sous les ciseaux et joncha le pavé. La professe était impassible; il y avait un sourire de satisfaction sur les traits flétris des vieilles nonnes, comme si la perte des dons de la beauté eût été une consolation et un triomphe pour elles.

Le bandeau fut attaché, le front altier de Lélia fut à jamais enseveli. «Reçois ceci comme un joug, chanta l’abbesse d’une voix sèche et cassée, et ceci comme un suaire, ajouta-t-elle en l’enveloppant du voile.

La camaldule disparut alors sous un drap mortuaire. Couchée sur le pavé entre deux rangées de cierges, elle reçut l’aspersion d’hysope, et entendit chanter sur sa tête le De profundis.

Trenmor regardait Sténio. Sténio regardait ce linceul noir étendu sur un être plein de force et de vie, d’intelligence et beauté. Il ne comprenait pas ce qu’il voyait, et ne donnait plus aucun signe d’émotion.

Mais quand la camaldule se releva et, sortant des livrées de la mort, vint, le regard serein et le sourire sur les lèvres, recevoir de l’abbesse la couronne de roses blanches, l’anneau d’argent et le baiser de paix, tandis que le chœur entonnait l’hymne Veni sponsa Christi, Sténio, saisi d’une terreur incompréhensible, s’écria à plusieurs reprises d’une voix étouffée: Le spectre! le spectre!… et il tomba sans connaissance.

Pour la première fois la professe fut troublée; elle avait reconnu cette voix altérée, et ce cri retentit dans son cœur comme un dernier effort, comme un dernier adieu de la vie. On emporta Sténio qui semblait en proie à un accès d’épilepsie. Les spectateurs avides, voyant chanceler Lélia, se pressèrent tumultueusement vers la grille, espérant assister à quelque scandale. L’abbesse, effrayée, donna aussitôt l’ordre de tirer le rideau; mais la nouvelle camaldule, d’un ton de commandement qui pétrifia et domina toute la communauté, démentit cet ordre et fit continuer la cérémonie. «Madame, dit-elle tout bas à la supérieure qui voulait insister, je ne suis point une enfant; je vous prie de croire que je sais garder ma dignité moi-même. Vous avez voulu me donner en spectacle. Laissez-moi achever mon rôle.»

Elle s’avança au milieu du chœur, où elle devait chanter une prière adoptée par le rituel. Quatre jeunes filles se préparèrent à l’accompagner avec des harpes. Mais, au moment d’entonner cet hymne, soit que sa mémoire vînt à la trahir, soit qu’elle cédât à l’inspiration, Lélia ôta l’instrument des mains d’une des joueuses de harpe, et, s’accompagnant elle-même, improvisa un chant sublime sur ces paroles du cantique de la Captivité:

«Nous nous sommes assises auprès des fleuves de Babylone, et nous y avons pleuré, nous souvenant de Sion.