Za darmo

Lélia

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

– Et que faudra-t-il faire pour cela, Trenmor? demanda Sténio.



– Il faudra te reposer seulement, répondit Trenmor; car la nature est bonne à ceux qui te ressemblent. Il faudra laisser à tes nerfs le temps de se calmer, à ton cerveau le loisir de recevoir des impressions nouvelles. Éteindre ses désirs par la fatigue, ce peut être une bonne chose; mais exciter ses désirs éteints, les gourmander comme des chevaux fourbus, s’imposer la souffrance au lieu de l’accepter, chercher au delà de ses forces des joies plus intenses, des plaisirs plus aiguisés que la réalité ne le permet, remuer dans une heure les sensations d’une vie entière, c’est le moyen de perdre le passé et l’avenir: l’un par le mépris de ses timides jouissances, l’autre par l’impossibilité d’y surpasser le présent......»



La sagesse et la conviction de Trenmor ne pouvaient rien sur la blessure profonde qui saignait au cœur du jeune poëte. Lui aussi avait sucé en s’ouvrant à la vie le lait empoisonné, le scepticisme, dont cette génération est abreuvée. Aveugle et présomptueux, il s’était cru, au sortir de l’adolescence, investi d’une puissance céleste; et, parce que son intelligence savait donner des formes charmantes à toutes ses impressions, il s’était flatté de traverser la vie sans combat et sans chute. Il n’avait pas compris, il n’avait pas pu comprendre Lélia, et là était la cause de tous les revers où il devait se laisser entraîner. Le ciel, qui ne les avait pas faits l’un pour l’autre, avait donné à Lélia trop d’orgueil pour se révéler, à Sténio trop d’amour-propre pour la deviner. Il n’avait pas voulu entendre qu’il fallait mériter le dévouement d’une telle femme par de nobles actions, par de pieux sacrifices, et surtout par la patience, qui est la plus grande preuve d’estime, le plus honorable hommage auquel ait droit une âme fière. Sténio n’avait pu se refuser à reconnaître la supériorité de Lélia entre toutes les femmes qu’il avait rencontrées; mais il n’avait jamais réfléchi à l’égalité de l’homme et de la femme dans les desseins de Dieu. Et comme il voyait seulement l’état des jours présents, comme il ne pouvait admettre que la femme eût déjà un droit suffisant à cette égalité sociale, il ne voulait pas admettre non plus que quelques femmes, nobles et douloureuses exceptions, eussent un droit d’exception au sein de la société existante. Peut-être l’eût-il compris, si Lélia eût pu le lui expliquer. Mais Lélia ne le pouvait pas. Elle n’avait pas trouvé le mot de sa propre destinée. Malgré tout son orgueil, elle avait un fonds de modestie naïve qui l’empêchait de comprendre la nécessité de son isolement. Quand même elle eût eu assez de foi en elle-même pour se dire qu’elle avait mission de marcher seule et de n’obéir à personne, le cri d’indignation et de haine soulevé autour d’elle par cette prétention hardie eût peut-être glacé son courage. C’est ce qui lui arriva, lorsque Sténio, ne voulant pas comprendre la sublime pudeur de ce sentiment d’indépendance à la fois héroïque et timide, et prenant le réserve de Lélia pour du mépris, l’abandonna en la maudissant. Alors Lélia s’applaudit de n’avoir pas dévoilé le mystère de son orgueil, et de n’avoir pas livré à la risée d’un enfant l’instinct prophétique qui fermentait dans son sein. Elle se replia sur elle-même, et chercha dans son orgueil une légitime, mais amère consolation. Profondément blessée de n’avoir pas été devinée, et voyant par la conduite ultérieure de Sténio qu’il ne comprenait de l’amour que le plaisir facile de la possession, elle prononça à son tour un anathème irrévocable sur l’orgueil insensé de l’homme, et prit le parti de se suicider socialement, en se vouant à un célibat éternel.



Trenmor lui-même ne pouvait pas bien comprendre l’infortune sans remède de cette femme née cent ans trop tôt peut-être. Des préoccupations personnelles non moins graves avaient rempli sa vie. Comme Lélia avait été poussée à la révélation de l’avenir de la femme par le sentiment de son malheur individuel, Trenmor avait été poussé à la révélation de l’avenir de l’homme par sa propre misère. Ses regards embrassaient une partie du vaste horizon, ils ne pouvaient l’embrasser tout entier. Il disait souvent à Lélia, et non sans raison, qu’avant d’affranchir la femme, il fallait songer à affranchir l’homme; que des esclaves ne pouvaient délivrer et réhabiliter des esclaves; qu’il était impossible de faire comprendre la dignité d’autrui à qui ne comprenait pas la sienne propre. Trenmor travaillait avec espoir. Ses fautes passées lui donnaient l’humble patience et la foi persévérante du martyr. Lélia, innocente des maux qu’elle subissait, ne pouvait avoir la même abnégation. Victime désolée, elle pleurait, comme la fille de Jephté, sa jeunesse, sa beauté et son amour sacrifiés à un vœu barbare, à une force insensée.



Quand la nuit fut descendue sur la vallée, Trenmor guida Sténio à travers les ravins jusqu’à la route qui devait le ramener à la ville. Chemin faisant, il essaya de sonder de nouveau sa blessure et de la soulager en y versant le baume de l’espérance. Il avait fait promettre à Lélia qu’elle accorderait par vertu ce qu’elle ne pouvait plus accorder par inclination, pardon au repentir, récompense à l’expiation. Il s’efforça donc de faire comprendre à Sténio qu’il pouvait encore mériter et obtenir celle qu’il avait tant aimée. Mais il était trop tard. Malheureusement pour Sténio, Trenmor, enchaîné aux devoirs de sa mission austère, n’avait pu l’arracher assez tôt à l’entraînement funeste des passions brutales. Eût-il pu le faire à temps, Sténio était peut-être condamné à retomber dans cet abîme. Il était le fils de son siècle. Aucun principe arrêté, aucune foi profonde n’avait pu pénétrer son âme. Fleur épanouie au souffle des vents capricieux, elle s’était tournée à l’orient et à l’occident, suivant la brise, cherchant partout le soleil et la vie, incapable de résister au froid ni de lutter contre l’orage. Avide de l’idéal, mais n’en connaissant pas les chemins, Sténio avait aspiré la poésie et s’était imaginé avoir une religion, une morale, une philosophie. Il ne s’était pas dit que la poésie n’est qu’une forme, une expression de la vie en nous; et que là où elle n’exprime ni vœux ni convictions, elle n’est qu’un ornement frivole, un ornement sonore. Il avait longtemps plié le genou devant les autels du Christ, parce qu’il trouvait du charme dans les rites institués par ses pères; mais, quand les boudoirs lui furent ouverts, les parfums voluptueux du luxe lui firent oublier l’encens du lieu saint, et la beauté profane de Laïs lui parut mériter son hommage et ses vers tout aussi bien que la beauté idéale de Marie. L’intelligence de Lélia avait donné à l’enthousiasme de Sténio le caractère de la passion, et alors, dans un enivrement de vanité, il flétrissait de ses mépris exagérés les hommes infortunés qui cherchent à s’étourdir dans le vice. Mais, quand il vit cette intelligence mesurer la sienne avec plus de tendresse que d’enthousiasme et refuser de s’y soumettre aveuglément, il ne lui resta pour Lélia que de la haine, et il se jeta dans le vice avec plus de facilité que tous ceux qu’il avait blâmés.



Trenmor, voyant avec quelle amertume il repoussait le souvenir de Lélia, fut effrayé du ravage que l’impiété avait fait en lui: car l’amour est le dernier reflet de la vie divine qui s’éteigne en nous. La pensée de toute la vie de Trenmor était une pensée d’expiation et de réhabilitation pour la race humaine. Trop fort pour croire à la sincérité du désespoir ou à la réalité de l’épuisement, il s’indignait profondément de ses manifestations. Il accusait le siècle d’avoir encouragé cette mode impie, et regardait comme criminels envers l’humanité ceux qui proclamaient le découragement et s’abandonnaient à l’incrédulité.



«Honte et misère! s’écria-t-il, transporté à la fin d’une colère généreuse; est-ce un de nos frères, est-ce un martyr de la vérité, est-ce un serviteur de la sainte cause que j’entends parler ainsi? Comment parleront donc nos persécuteurs et nos bourreaux, si nous abjurons toute idée de grandeur, tout espoir de salut? O jeunesse, que je me plaisais à nommer sainte, toi que je croyais fille de la Providence et mère de la liberté! ne sais-tu donc que verser ton sang sur une arène, comme faisaient les lutteurs aux jeux olympiques, pour remporter une couronne inutile et recueillir de vains applaudissements? N’as-tu donc pour vertu que l’insouciance de la vie, pour courage que l’audace naturelle à la force? N’es-tu bonne qu’à fournir d’intrépides soldats? Ne produiras-tu pas des hommes persévérants et vraiment forts? Auras-tu traversé la nuit des temps comme un météore rapide, et la postérité écrira-t-elle sur ta tombe: – Ils surent mourir, ils n’auraient pas su vivre? N’es-tu donc qu’un instrument aveugle de la destinée, et ne comprends-tu ni les causes ni les fins de ton œuvre! Eh quoi! Sténio, tu as pu accomplir une grande action, et tu n’es plus capable d’une grande pensée ou d’un grand sentiment! Tu ne crois à rien, et tu as pu faire quelque chose! Et tous ces dangers affrontés, et toutes ces souffrances acceptées, et tout ce sang versé, celui de tes frères, le tien propre, tout cela est sans moralité, sans enseignement pour toi! Oh! alors, je le comprends, tu dois tout rejeter, tout nier, tout mépriser, tout flétrir. Notre œuvre n’est qu’une tentative avortée; nos frères immolés ne sont que les victimes de l’aveugle fatalité, leur sang a coulé sur la terre aride, et nous n’avons plus qu’à nous enivrer chaque soir pour endormir des souvenirs poignants et chasser des rêves affreux…



– Valmarina, dit Sténio d’un air sombre, vous avez tort de me faire des reproches. Vous m’ayez imposé un secret, je l’ai gardé; vous m’avez demandé un serment, je l’ai prêté; vous m’avez commandé une action, je l’ai accomplie. Qu’avez-vous de plus à me demander? Vous convenez que je suis fidèle à ma parole, que je sais me battre, que je ne recule pas devant les fatigues et les dangers; que voulez-vous davantage de moi? Vous savez que je vous ai donné le droit de m’employer à votre œuvre autant que vous le jugerez convenable; que, d’un bout du monde à l’autre, je suis soumis à votre vouloir et prêt à marcher à votre voix. Vous avez en moi un bon serviteur; servez-vous-en, et que l’ardeur du prosélytisme ne vous égare pas jusqu’à vouloir en faire un disciple. Quel droit avez-vous de m’imposer vos croyances et votre espoir? Ai-je cherché vos prédicateurs? ai-je brigué la faveur d’être admis à la Table-Ronde de vos chevaliers? Me suis-je présenté à vous comme un héros, comme un libérateur, comme un adepte seulement? Non! je vous ai dit que je ne croyais plus à rien, et vous m’avez répondu: – Il n’importe, suis-moi, et agis: vous avez fait un appel à mon honneur, à mon courage, et je n’ai pas dû reculer. Je n’ai pas voulu mériter la quenouille que vous envoyez aux poltrons… ou aux indifférents, car vous ne souffrez pas l’indifférence. Vous la traduisez à votre barre redoutable, et vous la condamnez à être réputée lâcheté. Je n’ai pas eu assez de philosophie pour accepter cet arrêt. J’ai vu marcher toute la jeunesse, tous les hommes braves de mon pays, je me suis levé, tout malade et brisé que j’étais; je me suis traîné sur une arène ensanglantée. Et quel spectacle m’avez-vous montré, grand Dieu! pour me guérir et me consoler, pour m’enseigner la confiance et la foi à vos théories? L’élite des hommes de mon temps moissonnés par la vengeance brutale du plus fort; les cachots ouvrant leur gueule immonde pour engloutir ceux que le canon ou le glaive n’avait pu atteindre; les arrêts de proscriptions poursuivant tout ce qui était sympathique à notre entreprise; partant, tous les dénouements paralysés, toutes les intelligences étouffées, tous les courages brisés, toutes les volontés écrasées! Et vous appelez cela une œuvre régénératrice, un salutaire enseignement, une semence jetée sur la terre promise! Moi, j’ai vu une œuvre de mort, un exemple d’impuissance, et les derniers grains d’une semence précieuse jetés aux vents, sur les rochers, parmi les épines! Et vous me faites un crime d’être abattu et dégoûté le lendemain de cette catastrophe! Vous ne voulez pas que je pleure les victimes, et que je m’asseye consterné au bord de la fosse où je voudrais être étendu, pour dormir de l’éternel sommeil, à côté du pâle Edméo…

 



– Tu n’es pas digne de prononcer ce nom, s’écria Trenmor dont le visage fut à l’instant inondé de larmes. Malheureux déclamateur, tu le prononces avec ces yeux secs! Tu ne songes qu’à justifier ton doute impie, et tu ne vois dans ce cadavre étendu dans le cercueil qu’un objet d’horreur au souvenir duquel tu voudrais échapper! Ah! tu n’as pas compris cette âme sublime, puisque tu veux la déshériter de son immortel héritage; et tu n’as pas compris non plus ton rôle angélique sur la terre, puisque tu doutes des fruits qu’un tel exemple doit produire. O justice de Dieu, n’écoute pas ces blasphèmes! O habitant du ciel, ô mon fils Edméo, tu es heureux, toi, de ne pas les entendre!..»



Valmarina se laissa tomber sur la terre, et, ramené au souvenir d’Edméo de la manière la plus douloureuse, il croisa ses mains avec force sur sa large poitrine pour y refouler ses sanglots. On eût dit qu’il voulait retenir dans son cœur sa foi ébranlée par le blasphème. Il soutenait une agonie terrible comme le Christ à l’heure du calice empoisonné.



Sténio pleurait aussi, car il était bon et sensible; mais il attachait à ses larmes plus de prix qu’elles ne valaient. C’étaient des larmes de poëte qui coulaient aisément et qui lavaient mollement la trace de ses douleurs. Il ne comprenait pas les larmes de cet homme fort et généreux, qui ne pouvaient pas le soulager et qui retombaient sur le cœur comme une pluie de feu. Il ne savait pas que les douleurs combattues et comprimées de la force, sont plus vives et plus dévorantes que celles auxquelles on donne un libre cours. La destinée de Sténio était de nier ce qu’il ne connaissait pas. Il crut que Trenmor rougissait d’un instant de pitié, et que, dans son héroïsme farouche, il immolait le souvenir d’Edméo dans son cœur comme il avait immolé sa vie dans le combat. Il s’éloigna triste, mécontent, malheureux aussi, car il avait de nobles instincts, et son âme était faite pour de nobles croyances… Il entra vers minuit dans le salon de Pulchérie. Elle était seule devant sa toilette, rêveuse et mélancolique. En voyant Sténio, qu’elle avait cru mort, apparaître derrière elle dans sa glace, elle crut voir un spectre, poussa un cri perçant, et tomba évanouie sur le parquet.



«Digne accueil! dit Sténio.»



Et, se jetant sur un sofa sans songer à la relever, il s’endormit accablé de fatigue, tandis que les femmes de Pulchérie s’empressaient à la secourir.



LI

«Tu dis, ma chère enfant, que ta sœur est morte? Quelle sœur? est-ce que tu as une sœur? toi?



– Sténio, répondit Pulchérie, est-il possible que tu accueilles avec tant d’indifférence une telle nouvelle! Je te dis que Lélia n’est plus, et tu feins de ne pas me comprendre!



– Lélia n’est pas morte, dit Sténio en secouant la tête. Est-ce que les morts peuvent mourir?



– Cesse, malheureux, d’augmenter ma douleur par ton air de raillerie, répondit la Zinzolina. Ma sœur n’est plus, je le crois… tout porte à le croire; et quoiqu’elle fût hautaine et froide, comme tu l’es souvent à son exemple, Sténio, c’était un grand cœur et un esprit généreux. Elle avait manqué d’indulgence pour moi jadis; mais lorsque je la retrouvai, l’an dernier, au bal de Bambucci, elle semblait voir la vie plus sagement, elle s’ennuyait de sa solitude, et ne s’étonnait plus que j’eusse pris une route opposée à la sienne.



– Je vous fais mon compliment à l’une et à l’autre, dit Sténio avec un sérieux ironique. Vos cœurs étaient faits pour s’entendre, et il est fâcheux qu’une si touchante harmonie n’ait pu durer davantage. Or donc la belle Lélia est morte. Console-toi, ma charmante, il n’en est rien. J’ai vu hier quelqu’un qui est toujours bien informé à son égard, et Lélia a, je crois, plus envie de vivre à l’heure qu’il est qu’il ne convient à une personne d’un si grand caractère.



– Que veux-tu dire? s’écria Pulchérie, tu as des nouvelles de Lélia? tu sais où elle est, ce qu’elle est devenue?..



– Oui, j’ai des nouvelles vraiment intéressantes, répondit Sténio avec une nonchalance superbe. D’abord je ne sais pas où elle est, on n’a pas daigné me le dire, peut-être parce que je n’ai pas songé à le demander… Quant à ce qu’elle est devenue, je crois qu’elle est devenue de plus en plus ennuyée de son rôle majestueux, et qu’elle ne serait pas fâchée si j’étais assez sot pour m’en soucier…



– Tais-toi, Sténio: s’écria Pulchérie, tu es un fat… Elle ne t’a jamais aimé… Et pourtant, ajouta-t-elle après un instant de silence, je ne répondrais pas que ses dédains ne cachassent une sorte d’amour à sa manière. Rien ne m’ôtera de l’esprit que mon triomphe sur elle, à ton égard, l’ait profondément blessée; car pourquoi serait-elle partie sans me dire adieu? Comment, depuis plus d’un an qu’elle est absente, ne m’aurait-elle pas envoyé un souvenir, elle qui avait semblé heureuse de me retrouver? Tiens, Sténio, maintenant que tu me rassures et me consoles en m’apprenant qu’elle vit, je puis te dire ce que j’ai pensé lorsqu’elle a disparu si étrangement de cette ville.



– Étrangement, pourquoi étrangement? Rien de ce que fait Lélia n’a droit d’étonner; ses actes diffèrent de ceux des autres, mais son âme n’en diffère-t-elle pas aussi? Elle part tout à coup, et sans dire adieu à personne, sans voir sa sœur, sans adresser un mot d’affection à celui qu’elle disait chérir comme son fils: quoi de plus simple? Son généreux cœur ne se soucie de personne; sa grande âme ne connaît ni l’amitié, ni les liens du sang, ni l’indulgence, ni la justice…



– Ah! Sténio, comme vous l’aimez encore, cette femme dont vous dites tant de mal!.. Comme vous brûlez d’aller la rejoindre!..»



Sténio haussa les épaules, et sans daigner repousser le soupçon de Pulchérie: «Voyons votre idée, ma respectable dame, lui dit-il; vous aviez tout à l’heure une idée…



– Eh bien, dit Pulchérie, j’ai pensé, et d’autres que moi l’ont pensé aussi, que, saisie d’un accès de désespoir, et quittant tout a coup les fêtes de la villa Bambucci, elle avait été…



– Se jeter à la mer, comme une nouvelle Sapho! s’écria Sténio avec un rire méprisant. Eh bien, je le voudrais pour elle; elle aurait été femme un instant dans sa vie.



– Avec quel sang-froid vous accueillez cette idée! dit Pulchérie effrayée. Êtes-vous bien sûr que Lélia est vivante? Celui qui vous l’a dit en était-il bien sûr lui-même? Écoutez, vous ne savez pas les détails de sa fuite. On ne les a pas sus pendant longtemps, parce que, dans la maison de Lélia, tout est muet, grave et méfiant comme elle. Mais enfin, à force de l’attendre, ses serviteurs effrayés ont commencé à la chercher, à la demander, à confier enfin leurs inquiétudes, et à raconter ce qui s’était passé… Écoute et juge: La troisième nuit des fêtes du prince Bambucci, tu soupas chez moi… tu t’en souviens, et, pendant ce temps, elle parut au bal, plus belle, plus calme, plus parée que jamais, dit-on… Elle comptait te trouver là sans doute, et elle ne t’y trouva pas. Eh bien, cette nuit-là, Lélia ne rentra pas chez elle, et depuis cette nuit-là personne ne l’a revue.



– Quoi! elle partit toute seule, et ainsi parée, à travers les champs? dit Sténio; votre récit n’est pas vraisemblable, ma chère dame. Il a bien dû se trouver dans le bal quelque cavalier assez galant pour la reconduire.



– Non, Sténio, non! personne ne l’a reconduite, et elle n’a pas donné signe de vie depuis cette nuit-là. Ses serviteurs l’attendent, son palais est ouvert à toute heure, et sa camériste veille auprès du foyer. Ses chevaux frappent du pied dans ses écuries, et c’est le seul bruit qui interrompe le morne silence de cette maison consternée. Son majordome touche ses revenus et entasse l’or dans les caisses, sans que personne lui en demande, compte ou lui en dicte l’emploi. Les chiens hurlent, dit-on, dans les cours, comme s’ils voyaient errer des spectres. Et quand un étranger se présente à la porte pour visiter cette riche demeure, les gardiens épouvantés accourent à sa rencontre, et l’interrogent comme un messager de mort.



– Tout cela est fort romantique, dit Sténio; vous possédez vraiment le style moderne, ma chère. Fi! Puichérie, est-ce que tu deviens bas-bleu? A l’heure qu’il est, Lélia fait fureur dans quelque concert à Londres, ou bien elle joue nonchalamment de l’éventail dans quelque tertullia à Madrid; mais je suis sûr qu’elle ne possède pas mieux que toi la grimace inspirée et le jargon byronien.



– Sais-tu où l’on a retrouvé ce bracelet? dit Pulchérie en montrent à Sténio un cercle d’or ciselé qu’il avait longtemps vu au bras de Lélia.



– Dans l’estomac d’un poisson? dit Sténio en poursuivant sa raillerie.



– A

la Punta-di-Oro

: un chasseur le rapporta le lendemain de la disparition de Lélia, et la camériste assure le lui avoir attaché elle-même au bras lorsqu’elle partait pour la dernière fête de la villa Bambucci.»



Sténio jeta les yeux sur le bracelet; il s’était brisé dans un mouvement impétueux de Lélia, la nuit qu’elle avait passé à discuter ardemment avec Trenmor sur une des cimes de la montagne. Cette fracture fit quelque impression sur Sténio. Lélia pouvait, dans une de ses courses capricieuses à travers le désert, avoir été assassinée. Ce bijou s’était échappé peut-être de la ceinture d’un bandit. Des conjectures sinistres s’emparèrent de l’esprit de Sténio, et, par une de ces réactions inattendue auxquelles sont sujettes les organisations troublées, il tomba dans une profonde tristesse, et passa machinalement à son bras l’anneau d’or rompu. Puis il se promena dans les jardins d’un air sombre, et revint au bout d’un quart d’heure réciter à Pulchérie le sonnet suivant qu’il venait de composer:



A UN BRACELET ROMPU

«Restons unis, ne nous quittons pas, nous deux qui avons partagé le même sort; toi, cercle d’or, qui fus l’emblème de l’éternité; moi, cœur de poëte, qui fus un reflet de l’infini.



«Nous avons subi le même sort, et tous deux nous demeurons brisés. Te voilà devenu l’emblème de la fidélité de la femme; me voici devenu un exemple du bonheur de l’homme.



«Nous n’étions tous deux que des jouets pour celle qui mettait l’anneau d’or à son bras, le cœur du poëte sous ses pieds.



«Ta pureté est ternie, ma jeunesse a fui loin de moi. Restons unis, débris que nous sommes; nous avons été brisés le même jour!»



Zinzolina donna au sonnet des éloges exagérés. Elle savait que c’était le vrai moyen de consoler Sténio; et cette fille légère, qui s’attristait toujours la première, et qui toujours aussi se lassait la première de voir régner la tristesse, commençait à trouver que Sténio s’était affligé assez longtemps.

 



«Sais-tu, lui dit-elle à la fin du souper, la grande nouvelle du pays? La princesse Claudia s’est retirée aux Camaldules.



– Quoi! la petite Bambucci? Est-ce qu’elle va faire sa première communion?



– Oh! reprit Pulchérie, la petite Bambucci a reçu tous ses sacrements; tu le sais mieux que personne, Sténio. N’est-ce pas toi qu’elle a pris pour confesseur à la saison dernière?



– Je sais qu’elle a sali ses petits pieds à traverser ton jardin et a monter l’escalier de ton casino. Mais elle en aura été quitte pour changer de souliers; car je jure par l’âme de sa mère (je ne voudrais pas jurer par celle de la mienne à cette table) qu’elle n’a pas reçu d’autre souillure ce jour-là. Or, comme je ne l’avais jamais regardée auparavant, comme je ne l’ai jamais revue depuis, si elle a commis quelque faute qui nécessite une retraite aux Camaldules, je me récuse. Je n’ai pas même dérobé une feuille à l’arbre généalogique des Bambucci.



– Il n’est pas question de faute, dit Pulchérie; il est question de désespoir d’amour, ou d’inclination contrariée, comme tu voudras. Les uns disent qu’elle a tourné subitement à une dévotion exaltée; d’autres, qu’elle a pris ce prétexte pour échapper aux poursuites d’un vieux duc qu’on voulait lui faire épouser. Moi seule je sais de qui la jeune princesse eût voulu être aimée… et s’il faut tout te dire, comme elle est entrée aux Camaldules le jour même de ton départ, c’est-à-dire le jour même de son rendez-vous avec toi, je crains bien que son escapade n’ait été découverte, et que les grands-parents, par prudence ou par sévérité, ne l’aient mise en sûreté derrière les grilles du cloître.



– S’il en est ainsi, s’écria Sténio en frappant sur la table, je l’enlève! ou plutôt je ne l’enlève pas, mais je la séduis! Que ce malheur retombe sur la tête des grands-parents. J’avais respecté l’innocence de la petite Claudia, je ne saurais respecter l’orgueil de la famille… Oui, je suis capable de l’épouser, afin de les faire rougir de l’alliance d’un poëte… Mais avec quoi la ferais-je vivre? Non, le ciel lui réserve un noble époux! Il est dans ses destins, quoi qu’il arrive, d’être princesse, à la grande édification de la cour et de la ville. Eh bien, puisque cette condition suprême lui est assurée, qu’elle profite donc de sa jeunesse et des avantages attachés à son rang! Cette fleur se conservera-t-elle intacte à l’ombre d’un cloître, pour aller orner l’écusson rouillé d’un vieux chevalier et se flétrir sous ses laides caresses? Ne faudra-t-il pas que, tôt ou tard, quelque page discret ou quelque habile confesseur… Déjà peut-être! Oh! l’ermite Magnus a choisi sa thébaïde bien près du couvent des Camaldules!.. Si je le croyais, à l’instant même… Pardon, Pulchérie, mille idées folles se croisent dans mon cerveau. Peut-être m’as-tu versé trop de malvoisie ce soir; mais cette nuit ne se passera pas sans que j’aie accompli ou tenté du moins quelque joyeuse aventure. Voyons! tu vas me déguiser en femme, et nous invoquerons le comte Ory, de glorieuse mémoire. Ne sommes-nous pas en carnaval?



– Gardez-vous de songer à une telle folie, dit la Zinzolina effrayée; la moindre imprudence peut vous rendre suspect, et les Bambucci sont tout-puissants sur ce petit coin de terre qu’ils appellent leur

Etat

. Le prince, bien loin de marcher sur les traces de l’aimable épicurien so