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Lélia

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TROISIÈME PARTIE



Pourquoi promenez-vous ces spectres de lumière

Devant le rideau noir de nos nuits sans sommeil,

Puisqu’il faut qu’ici-bas tout songe ait son réveil,

Et puisque le désir se sent cloué sur terre,

Comme un aigle blessé qui meurt dans la poussière,

L’aile ouverte et les yeux fixés sur le soleil?



ALFRED DE MUSSET.

XXXV

«Je ne vous raconterai pas de faits circonstanciés et précis, dit Lélia. Tout ce qui a composé ma vie serait aussi long à dire que ma vie a duré de jours. Mais je vous dirai l’histoire d’un cœur malheureux, égaré par une vaine richesse de facultés, flétri avant d’avoir vécu, usé par l’espérance, et rendu impuissant par trop de puissance peut-être!



– Et c’est ce qui vous rend déplorablement vulgaire, Lélia, reprit la courtisane impitoyable dans son bon sens grossier. C’est ce qui vous fait ressembler à tous les poëtes que j’ai lus. Car je lis les poëtes; je les lis pour me réconcilier avec la vie qu’ils peignent de couleurs si fausses, et qui a le tort d’être trop bonne pour eux; je les lis pour savoir de quelles idées prétentieuses et scandaleusement erronées il faut se préserver pour être sage; je les lis pour prendre d’eux ce qui est utile et rejeter ce qui est mauvais, c’est-à-dire pour m’emparer de ce luxe d’expression qui est devenu la langue usuelle du siècle, et pour me préserver d’en babiller les sottises qu’ils professent. Vous auriez dû vous en tenir là. Vous auriez dû, ma Lélia, faire servir la fécondité de votre cerveau à poétiser les choses pour les mieux apprécier. Vous auriez dû appliquer votre supériorité d’organisation à jouir et non à nier; car alors à quoi vous sert la lumière?



– Et vous avez raison, cruelle, dit Lélia avec amertume. Ne sais-je pas tout cela? Eh bien! c’est mon travers, c’est mon mal, c’est ma fatalité que vous signalez, et vous me raillez quand je viens me plaindre à vous! Je m’humilie et m’afflige d’être un type si trivial et si commun de la souffrance de toute une génération maladive et faible, et vous me répondez par le mépris! Est-ce ainsi que vous me consolez?



– Pardonne,

Meschina

!» dit l’insouciante Pulchérie en souriant, et continue.



Lélia reprit:



«Si Dieu m’a créée dans un jour de colère ou d’apathie, dans un sentiment d’indifférence ou de haine pour les œuvres de ses mains, c’est ce que je ne sais point. Il est des instants où je me hais assez pour m’imaginer être la plus savante et la plus affreuse combinaison d’une volonté infernale. Il en est d’autres où je me méprise au point de me regarder comme une production inerte engendrée par le hasard et la matière. La faute de ma misère, je ne sais à qui l’imputer; et, dans les âcres révoltes de mon esprit, ma plus grande souffrance est toujours de craindre l’absence d’un Dieu que je puisse insulter. Je le cherche alors sur la terre, et dans les cieux, et dans l’enfer, c’est-à-dire dans mon cœur. Je le cherche, parce que je voudrais l’étreindre, le maudire et le terrasser. Ce qui m’indigne et m’irrite contre lui, c’est qu’il m’ait donné tant de vigueur pour le combattre, et qu’il se tienne si loin de moi; c’est qu’il m’ait départi la gigantesque puissance de m’attaquer à lui, et qu’il se tienne là-bas ou là-haut, je ne sais où, assis dans sa gloire et dans sa surdité, au-dessus de tous les efforts de ma pensée.



«J’étais pourtant née en apparence sous d’heureux auspices. Mon front était bien conformé; mon œil s’annonçait noir et impénétrable comme doit être tout œil de femme libre et fière; mon sang circulait bien, et nulle infirme disgrâce ne me frappait d’une injuste et flétrissante malédiction. Mon enfance est riche de souvenirs et d’impressions d’une inexprimable poésie. Il me semble que les anges m’ont bercée dans leurs bras, et que de magiques apparitions m’ont gâté la nature réelle avant qu’à mes yeux se fût révélé le sens de la vue.



«Et comme la beauté se développait en moi, tout me souriait, hommes et choses. Tout devenait amour et poésie autour de moi, et dans mon sein chaque jour faisait éclore la puissance d’aimer et celle d’admirer.



«Cette puissance était si grande, si précieuse et si bonne, je la sentais émaner de moi comme un parfum si suave et si enivrant, que je la cultivai avec amour. Loin de me défier d’elle et de ménager sa sève pour jouir plus longtemps de ses fruits, je l’excitai, je la développai, je lui donnai cours par tous les moyens possibles. Imprudente et malheureuse que j’étais!



«Je l’exhalais alors par tous les pores, je la répandais comme une inépuisable source de vie sur toutes choses. Le moindre objet d’estime, le moindre sujet d’amusement, m’inspiraient l’enthousiasme et l’ivresse. Un poëte était un dieu pour moi, la terre était ma mère, et les étoiles mes sœurs. Je bénissais le ciel à genoux pour une fleur éclose sur ma fenêtre, pour un chant d’oiseau envoyé à mon réveil. Mes admirations étaient des extases, mon bien-être le délire.



«Ainsi agrandissant de jour en jour ma puissance, excitant ma sensibilité et la répandant sans mesure au-dessus et au-dessous de moi, j’allais jetant toute ma pensée, toute ma force dans le vide de cet univers insaisissable qui me renvoyait toutes mes sensations émoussées: la faculté de voir, éblouie par le soleil; celle de désirer, fatiguée par l’aspect de la mer et le vague des horizons; et celle de croire, ébranlée par l’algèbre mystérieuse des étoiles et le mutisme de toutes ces choses après lesquelles s’égarait mon âme; de sorte que j’arrivai dès l’adolescence à cette plénitude de facultés qui ne peut aller au delà sans briser l’enveloppe mortelle.



«Alors un homme vint, et je l’aimai. Je l’aimai du même amour dont j’avais aimé Dieu et les cieux, et le soleil et la mer. Seulement je cessai d’aimer ces choses, et je reportai sur lui l’enthousiasme que j’avais eu pour les autres œuvres de la Divinité.



«Vous avez raison de dire que la poésie a perdu l’esprit de l’homme; elle a désolé le monde réel, si froid, si pauvre, si déplorable au prix des doux rêves qu’elle enfante. Enivrée de ses folles promesses, bercée de ses douces moqueries, je n’ai jamais pu me résigner à la vie positive. La poésie m’avait créé d’autres facultés, immenses, magnifiques, et que rien sur la terre ne devait assouvir. La réalité a trouvé mon âme trop vaste pour y être contenue un instant. Chaque jour devait marquer la ruine de ma destinée devant mon orgueil, la ruine de mon orgueil désolé devant ses propres triomphes. Ce fut une lutte puissante et une victoire misérable; car, à force de mépriser tout ce qui est, je conçus le mépris de moi-même, sotte et vaine créature, qui ne savais jouir de rien à force de vouloir jouir splendidement de toutes choses.



«Oui, ce fut un grand et rude combat, car, en nous enivrant, la poésie ne nous dit pas qu’elle nous trompe. Elle se fait belle, simple, austère comme la vérité. Elle prend mille faces diverses, elle se fait homme et ange, elle se fait Dieu; on s’attache à cette ombre, on la poursuit, on l’embrasse, on se prosterne devant elle, on croit avoir trouvé Dieu et conquis la terre promise; mais, hélas! sa fugitive parure tombe en lambeaux sous l’œil de l’analyse, et l’humaine misère n’a plus un haillon pour se couvrir. Oh! alors l’homme pleure et blasphème. Il insulte le ciel, il demande raison de ses mécomptes, il se croit volé, il se couche et veut mourir.



«Et en effet, pourquoi Dieu le trompe-t-il à ce point? Quelle gloire peut trouver le fort à leurrer le faible? Car toute poésie émane du ciel et n’est que le sentiment instinctif d’une Divinité présente à nos destinées. Le matérialisme détruit la poésie, il réduit tout aux simples proportions de la réalité. Il ne construit l’univers qu’avec des combinaisons; la foi religieuse le peuple de fantômes. La Divinité derrière ses voiles impénétrables se rit-elle donc même de notre culte et des créations angéliques dont notre cerveau maladif l’environne? Hélas! tout ceci est sombre et décourageant.



– C’est qu’il ne faudrait ni rêver, ni prier, dit Pulchérie; il faudrait se contenter de vivre, accepter naïvement la croyance à un Dieu bon: cela suffirait à l’homme s’il avait moins de vanité. Mais l’homme veut examiner ce Dieu et reviser ses œuvres; il veut le connaître, l’interroger, le rendre propice à ses besoins, responsable de ses souffrances; il veut traiter d’égal à égal avec lui. C’est votre orgueil qui inventa la poésie et qui plaça entre la terre et le ciel tant de rêves décevants. Dieu n’est pas l’auteur de vos misères…



– Orgueil, confiance, reprit Lélia, ce sont deux mots différents pour exprimer la même idée; ce sont deux manières diverses d’envisager le même sentiment. De quelque nom que vous l’appeliez, il est le complément de notre organisation, et comme la clef de voûte de notre monde intellectuel. C’est Dieu qui a couronné son œuvre de cette pensée vague, douloureuse, mais infinie et sublime; c’est la condition d’inquiétude et de malaise qu’il nous a imposée en nous élevant au-dessus des autres créatures animées. – Vous surpasserez la force du chameau, l’habileté du castor, nous a-t-il dit; mais vous ne serez jamais satisfaits de vos œuvres, et au-dessus de votre Éden terrestre vous chercherez toujours la flottante promesse d’un séjour meilleur. Allez, vous vous partagerez la terre, mais vous désirerez le ciel; vous serez puissants, mais vous souffrirez.



– Eh bien! s’il en est ainsi, dit Pulchérie, souffrez en silence, priez à genoux, attendez le ciel, mais résignez-vous devant les maux de la vie. Ressentir la souffrance imposée par le Créateur, ce n’est pas là toute la tâche de l’homme: il s’agit de l’accepter. Crier sans cesse et maudire le joug, ce n’est pas le porter. Vous savez bien qu’il ne suffit pas de trouver le calice amer, il faut encore le boire jusqu’à la lie. Vous n’avez qu’une chance de grandeur sur la terre, et vous la méprisez: c’est celle de vous soumettre, et vous ne vous soumettez jamais. A force de frapper impérieusement au séjour des anges, ne craignez-vous pas de vous le rendre inaccessible?

 



– Vous avez raison, ma sœur, vous parlez comme Trenmor. Amoureuse de la vie, vous êtes au même point de soumission que cet homme détaché de la vie. Vous avez dans le désordre le même calme que lui dans la vertu. Mais moi, qui n’ai ni vertus ni vices, je ne sais comment faire pour supporter l’ennui d’exister. Hélas! il vous est facile de prescrire la patience! Si vous étiez, comme moi, placée entre ceux qui vivent encore et ceux qui ne vivent plus, vous seriez, comme moi, agitée d’une sombre colère et tourmentée d’un insatiable désir d’être quelque chose, de commencer la vie ou d’en finir avec elle.



– Mais ne m’avez-vous pas dit que vous aviez aimé? Aimer, c’est vivre à deux.



«Ne sachant à quoi dépenser la puissance de mon âme, je la prosternai aux pieds d’une idole créée par mon culte, car c’était un homme semblable aux autres; et quand je fus lasse de me prosterner, je brisai le piédestal et je le vis réduit à sa véritable taille. Mais je l’avais placé si haut dans mes pompeuses adorations, qu’il m’avait paru grand comme Dieu.»



«Ce fut là ma plus déplorable erreur; et voyez quelle destinée misérable est la mienne! je fus réduite à la regretter dès que je l’eus perdue. C’est que, hélas! je n’eus plus rien à mettre à la place. Tout me parut petit près de ce colosse imaginaire. L’amitié me sembla froide, la religion menteuse, et la poésie était morte avec l’amour.



«Avec ma chimère j’avais été aussi heureuse qu’il est permis de l’être aux caractères de ma trempe. Je jouissais du robuste essor de mes facultés, l’enivrement de l’erreur me jetait dans des extases vraiment divines; je me plongeais à outrance dans cette destinée cuisante et terrible qui devait m’engloutir après m’avoir brisée. C’était un état inexprimable de douleur et de joie, de désespoir et d’énergie. Mon âme orageuse se plaisait à ce ballottement funeste qui l’usait sans fruit et sans retour. Le calme lui faisait peur, le repos l’irritait. Il lui fallait des obstacles, des fatigues, des jalousies dévorantes à concentrer, des ingratitudes cruelles à pardonner, de grands travaux à poursuivre, de grandes infortunes à supporter. C’était une carrière, c’était une gloire. Homme, j’eusse aimé les combats, l’odeur du sang, les étreintes du danger; peut-être l’ambition de régner par l’intelligence, de dominer les autres hommes par des paroles puissantes, m’eût-elle souri aux jours de ma jeunesse. Femme, je n’avais qu’une destinée noble sur la terre, c’était d’aimer. J’aimai

vaillamment

; je subis tous les maux de la passion aveugle et dévouée aux prises avec la vie sociale et l’égoïsme réel du cœur humain; je résistai durant de longues années à tout ce qui devait l’éteindre ou la refroidir. A présent, je supporte sans amertume les reproches des hommes, et j’écoute en souriant l’accusation d’insensibilité dont ils chargent ma tête. Je sais, et Dieu le sait bien aussi, que j’ai accompli ma tâche, que j’ai fourni ma part de fatigues et d’angoisses au grand abîme de colère où tombent sans cesse les larmes des hommes sans pouvoir le combler. Je sais que j’ai fait l’emploi de ma force par le dévouement, que j’ai abjuré ma fierté, effacé mon existence derrière une autre existence. Oui, mon Dieu, vous le savez, vous m’avez brisée sous votre sceptre, et je suis tombée dans la poussière. J’ai dépouillé cet orgueil jadis si altier, aujourd’hui si amer; je l’ai dépouillé longtemps devant l’être que vous avez offert à mon culte fatal. J’ai bien travaillé, ô mon Dieu! j’ai bien dévoré mon mal dans le silence. Quand donc me ferez-vous entrer dans le repos?



– Tu te vantes, Lélia; tu as travaillé en pure perte, et je ne m’en étonne pas. Tu as voulu faire de l’amour autre chose que ce que Dieu lui a permis d’être ici-bas. Si je comprends bien ton infortune, tu as aimé de toute la puissance de ton être, et tu as été mal aimée. Quelle erreur était la tienne! Ne savais-tu pas que l’homme est brutal et la femme mobile? Ces deux êtres si semblables et si dissemblables sont faits de telle sorte, qu’il y a toujours entre eux de la haine, même dans l’amour qu’ils ont l’un pour l’autre. Le premier sentiment qui succède à leurs étreintes, c’est le dégoût et la tristesse. C’est une loi d’en haut contre laquelle vous vous révolterez en vain. L’union de l’homme et de la femme devait être passagère dans les desseins de Providence. Tout s’oppose à leur éternelle association, et le changement est une nécessité de leur nature.



– S’il en est ainsi, dit Lélia avec véhémence, malédiction sur l’amour! ou plutôt malédiction sur la volonté divine et sur la destinée humaine! Pour moi, j’avais cru, en effet, qu’il en devait être autrement. Le sentiment de l’amour avait été révélé à ma jeunesse sous la forme la plus angélique et la plus durable; elle émanait de Dieu même, elle devait avoir revêtu quelque chose de son immortalité. Cesser d’aimer! cette idée ne pouvait pas avoir de sens pour moi! Autant valait dire: cesser d’exister!



– Et pourtant tu n’aimes plus, dit Pulchérie.



– Et aussi je suis morte! répondit Lélia.



– Mais pourquoi avoir laissé éteindre le feu sacré? dit la courtisane; ne pouviez-vous le porter sur d’autres autels? Changer d’amant n’est pas changer d’amour.



– Eh quoi! reprit Lélia, peut-on rallumer ce feu, quand celui qui l’inspirait l’a laissé mourir? Peut-on lui rendre son éclat et sa pureté première? Qu’est-ce que l’amour? n’est-ce pas un culte? et derrière ce culte, l’objet aimé n’est-il pas le dieu? Et si lui-même prend plaisir à détruire la foi qu’il inspirait, comment l’âme peut-elle se choisir un autre dieu parmi d’autres créatures? Elle a rêvé l’idéal, et, tant qu’elle a cru trouver la perfection dans un être de sa race, elle s’est prosternée devant lui. Mais maintenant elle sait que son idéal n’est pas de ce monde. Quelle espèce de culte, quelle espèce de foi pourra-t-elle offrir à une idole nouvelle? Il faudra donc qu’elle lui apporte un amour incomplet et borné, un sentiment fini, raisonné, susceptible d’analyse et de distinction? Elle avait cru à des vertus sans alliage, à un éclat sans tache. Elle sait maintenant que toute vertu est fragile, que toute grandeur est limitée; car ce qui était pour elle le type du beau et du grand a trompé son attente et trahi ses promesses. Effacera-t-elle, par un simple effort de sa volonté, ce souvenir terrible qui doit lui servir d’éternelle leçon? Où donc trouvera-t-elle cet oubli bienfaisant? Et si elle le trouve, ne sera-ce pas plutôt une confiance stupide, dont elle ne tardera pas à se repentir? Faudra-t-il qu’elle se traîne de déception en déception jusqu’à ce que sa force s’épuise, et que la noble chimère de l’idéal s’envole devant la réalité des grossières passions? Est-ce pour cette noble fin que Dieu nous avait donné des aspirations si brûlantes et des songes si sublimes?



– Mais quel orgueil est donc le tien, ô Lélia! s’écria Pulchérie étonnée. Es-tu donc le seul être accompli qu’il y ait sur la terre? Ton cœur est-il le foyer d’une flamme si céleste que tu ne puisses jamais rencontrer un cœur aussi ardent que le tien, une pureté aussi irréprochable que la tienne? Sois donc impie, puisque tu te crois un ange envoyé ici-bas pour souffrir parmi les hommes!



– Quand j’aurais un orgueil insensé, je n’en aurais pas encore assez pour me croire un ange. Si j’étais un ange, j’aurais un sentiment si net de ma mission en ce monde, que je m’immolerais pour l’expiation de quelque faute dont j’aurais le souvenir, ou pour accomplir quelque bien sur cette terre infortunée par le sacrifice de mon orgueil et l’enseignement des éternelles vérités dont j’aurais la certitude. Mais je suis un être faible, borné, souffrant. Une profonde ignorance de mon existence antérieure plane sur moi depuis que je respire dans ce monde maudit. Je ne sais pas si je souffre pour laver la tache du péché originel, contractée dans une autre existence, ou pour conquérir une existence nouvelle plus pure et plus douce. J’ai en moi le sentiment et l’amour de la perfection. Il me semble que j’en aurais la puissance si j’avais la foi. Mais la foi me manque, l’expérience me détrompe, le passé m’est inconnu, le présent me froisse, l’avenir m’épouvante. Mon idéal n’est plus en moi qu’un rêve déchirant, un désir qui me consume. Que puis-je faire d’un sentiment que personne ne partage ou que personne n’espère voir triompher des tristes réalités de la vie? Je connais un homme vertueux, je crains de l’interroger; j’ai peur qu’il ne me désespère en m’avouant qu’il ne voit dans la vertu que l’exercice d’un besoin inné chez lui, ou qu’il ne me décourage en me disant de renoncer a tout, même à l’espérance.



– Vous conservez donc de l’espérance? dit Pulchérie en souriant. Avouez-le, Lélia, vous n’êtes pas bien morte.



– J’essaie d’aimer un poëte, dit Lélia. Je vois en lui le sentiment de l’idéal tel que je l’ai conçu quand j’étais jeune comme lui; mais je crains de découvrir en lui ce besoin d’épouser la terre et ses vulgaires intérêts, qui, tôt ou tard, flétrit le cœur de l’homme et lui enlève son rêve de perfection.



– On m’a dit que vous connaissiez Valmarina, reprit la courtisane. On prétend que vous n’êtes pas étrangère aux mystérieuses opérations de cet homme singulier. On le dit jeune encore, beau, et d’un grand caractère. Pourquoi ne l’aimez-vous pas? manque-t-il d’intelligence? méprise-t-il l’amour?



– Ni l’un ni l’autre, répondit Lélia; mais il aime trop la vertu pour aimer une femme; son idéal, c’est le devoir. Il craindrait de retirer à l’humanité ce qu’il donnerait de son âme à un individu. Je n’ai jamais songé à l’aimer, parce que de grandes douleurs ont tué à jamais en lui l’espérance de tout bonheur sur la terre. Il fut un temps, peut-être, où nous aurions pu nous unir, nous comprendre et nous aider mutuellement à garder le feu sacré. Mais il n’était pas alors ce qu’il est aujourd’hui: j’avais la foi et il ne l’avait pas. Aujourd’hui les rôles sont changés: c’est lui qui a la foi, et moi je l’ai perdue.



– Mais, puisque vous avez le culte de la vertu, ne pouvez-vous, à l’exemple de celui dont vous me parliez tout à l’heure, vous y livrer, comme à la satisfaction d’un besoin inné? Renoncez à l’amour, ayez le courage d’exercer la charité.



– Je l’exerce et n’y trouve pas le bonheur.



– J’entends, vous faites le bien par curiosité. Eh bien, je vaux donc mieux que vous; mon plus grand plaisir est de verser à pleines mains sur les pauvres l’or que les riches me prodiguent.



– C’est que vous avez conservé plus de jeunesse et de naïveté dans vos désordres que moi dans ma solitude. Mon cœur est mort, le vôtre n’a pas vécu. Votre vie est une perpétuelle enfance.



– Eh bien, j’en rends grâces au ciel, dit Pulchérie; vous avez connu la vertu et l’amour, et il ne vous est pas même resté ce qui ne m’a pas quittée, la bonté!



– Sans doute je suis retombée plus bas, reprit Lélia, pour avoir pris un essor trop orgueilleux. Mais telle que je suis, je voudrais d’une vertu que je pusse comprendre; et, comme mon âme aspirait à la vertu par l’amour, je ne comprends plus l’un sans l’autre. Je ne puis pas aimer l’humanité, car elle est perverse, cupide et lâche. Il faudrait croire à son progrès, et je ne le peux pas. Je voudrais qu’au moins le petit nombre des cœurs purs entretînt la flamme du céleste amour, et qu’affranchi des liens de l’égoïsme et de la vanité, l’hymen des âmes fût le refuge des derniers disciples de l’idéal poétique. Il n’en est point ainsi: ces âmes d’exception, éparses sur la face d’un monde où tout les froisse, les refoule et les force à se replier sur elles-mêmes, se chercheraient et s’appelleraient en vain. Leur union ne serait pas consacrée par les lois humaines, ou bien leur existence ne serait pas protégée par la sympathie des autres existences. C’est ainsi que tout essai de cette vie idéale a misérablement échoué entre des êtres qui eussent pu s’identifier l’un à l’autre, sous l’œil de Dieu, dans un monde meilleur.



– La faute en est donc à la société? dit Pulchérie, qui commençait à écouter Lélia avec plus d’attention.



– La faute en est à Dieu, qui permet à l’humanité de s’égarer ainsi, répondit Lélia. Quel est donc celui de nos torts que nous puissions imputer à nous seuls? A moins de croire que nous sommes jetés ici-bas pour nous y retremper par la souffrance avant de nous asseoir au banquet des félicités éternelles, comment accepter l’intervention d’une Providence dans nos destinées? Quel œil paternel était donc ouvert sur la race humaine le jour où elle imagina de se scinder elle-même en plaçant un sexe sous la domination de l’autre? N’est-ce pas un appétit farouche qui a fait de la femme l’esclave et la propriété de l’homme? Quels instincts d’amour pur, quelles notions de sainte fidélité ont pu résister à ce coup mortel? Quel lien autre que celui de la force pourra exister désormais entre celui qui a le droit d’exiger et celle qui n’a pas le droit de refuser? Quels travaux et quelles idées peuvent leur être communs ou du moins également sympathiques? Quel échange de sentiments, quelle fusion d’intelligences possibles entre le maître et l’esclave? En faisant l’exercice le plus doux de ses droits, l’homme est encore à l’égard de sa compagne comme un tuteur à l’égard de son pupille. Or, la relation de l’homme avec l’enfant est limitée et temporaire dans les desseins de la nature. L’homme ne peut se faire compagnon des jeux de l’enfant, et l’enfant ne peut s’associer aux travaux de l’homme. D’ailleurs un temps arrive où les leçons du maître ne suffisent plus à l’élève, car l’élève entre dans l’âge de l’émancipation, et réclame à son tour ses droits d’homme. Il n’y a donc pas de véritable association dans l’amour des sexes; car la femme y joue le rôle de l’enfant, et l’heure de l’émancipation ne sonne jamais pour elle. Quel est donc ce crime contre nature de tenir une moitié du genre humain dans une éternelle enfance? La tache du premier péché pèse, selon la légende judaïque, sur la tête de la femme, et de là son esclavage. Mais il lui a été promis qu’elle écraserait la tête du serpent. Quand donc cette promesse sera-t-elle accomplie?

 



– Et cependant nous valons mieux qu’eux, dit Pulchérie avec chaleur.



– Nous valons mieux dans un sens, dit Lélia. Ils ont laissé sommeiller notre intelligence; mais il n’ont pas aperçu qu’en s’efforçant d’éteindre en nous le flambeau divin, ils concentraient au fond de nos cœurs la flamme immortelle, tandis qu’elle s’éteignait en eux. Ils se sont assuré la possession du côté le moins noble de notre amour, et ils ne s’aperçoivent pas qu’ils ne nous possèdent plus. En affectant de nous croire incapables de garder nos promesses, ils se sont tout au plus assuré des héritiers légitimes. Ils ont des enfants, mais ils n’ont pas de femmes.



– Voilà pourquoi leurs chaînes m’ont fait horreur, s’écria Pulchérie; voilà pourquoi je n’ai pas voulu prendre une place dans leur société. N’aurais-je pas pu m’asseoir parmi leurs femmes, respecter les lois et les usages qu’elles feignent de respecter, jouer comme elles la pudeur, la fidélité et toutes leurs vertus hypocrites? N’aurais-je pas pu satisfaire tous mes caprices, assouvir toutes mes passions, en consentant à porter un masque et à me placer sous la protection d’une dupe?



– En êtes-vous plus heureuse, pour avoir agi avec plus de hardiesse? dit Lélia. Si vous l’êtes, dites-le-moi avec cette franchise que j’ai toujours estimée en vous.»



Pulchérie, troublée, hésita un instant.



«Non! vous ne l’êtes pas, reprit Lélia. Je le sais mieux que vous-même; ni vos fêtes, ni vos triomphes, ni vos prodigalités ne peuvent vous étourdir. Vous rivalisez en vain de luxe et de volupté avec Cléopâtre; Antoine n’est point à vos pieds, et vous donneriez tous vos plaisirs et toutes vos richesses pour la possession d’un cœur profondément épris de vous: car, telle que vous voilà, Pulchérie, il me semble que vous devez encore être meilleure et plus pure que tous ces hommes qui vous possèdent et qui se vantent, comme l’amant de Laïs, de ne point être possédés par vous. Par la seule raison que vous êtes femme, il me semble que vous devez encore aimer quelquefois, ou que du moins, dans les bras d’un homme qui vous paraît un peu plus noble que les autres, vous regrettez de ne pas aimer. Est-ce que cette perpétuelle comédie d’amour ne vous émeut pas quelquefois comme ferait l’amour véritable? J’ai vu de grands acteurs verser réellement des larmes sur la scène. Sans doute la fiction qu’ils représentaient leur rappelait les souffrances d’une passion qu’ils avaient ressentie. Il me semble que plus on s’abandonne au délire de la volupté sans que le cœur y prenne part, plus on excite une soif d’aimer qui n’est jamais assouvie, et qui, chaque jour, devient plus ardente.»



Pulchérie se mit à rire, puis tout à coup elle cacha son visage dans ses mains et fondit en larmes.



«Oh! dit Lélia, toi aussi, tu portes au fond du cœur une plaie profonde, et tu es forcée de la cacher sous le mensonge d’une folle gaieté, comme je cache la mienne sous le voile d’une hautaine indifférence.



– Et pourtant vous n’avez pas été méprisée, vous, dit la courtisane. C’est vous qui avez dédaigné l’amour des hommes comme indigne du vôtre.



– Quant à celui que j’ai connu, je ne prétends pas qu’il fût indigne du mien; mais il était si différent que je ne pus accepter éternellement cet inégal échange. Cet homme était sage, juste, généreux. Il avait une mâle beauté, une rare intelligence, une âme loyale, le calme de la force, la patience et la bonté. Je ne pense pas que j’eusse pu mieux placer mes affections. Je n’espérerais pas aujourd’hui rencontrer son égal.



– Et quels furent donc ses torts? dit Pulchérie.



«Il n’aimait pas! répondit Lélia. Que m’importaient toutes ses grandes qualités? Tous en profitaient excepté moi, ou du moins j’y participais comme les autres; et, tandis qu’il avait toute mon âme, je n’avais qu’une partie de la sienne. Il avait pour moi de brûlants éclairs de passion, qui bientôt après retombaient dans la nuit profonde. Ses transports étaient plus ardents que les miens, mais ils semblaient consumer en un instant tout ce qu’il avait amassé de puissance durant une série de jours pour aimer. Dans la vie de tous les instants, c’était un ami plein de douceur et d’équité; mais ses pensées erraient loin de moi, et ses actions l’entraînaient sans cesse où je n’étais pas. Ne croyez pas que j’eusse l’injustice de prétendre l’enchaîner à tous mes pas ou l’indiscrétion de m’attacher aux siens. J’ignorais la jalousie, car j’étais incapable de tromper. Je comprenais ses devoirs, et je ne voulais pas en entraver l’exercice; mais j’avais une terrible clairvoyance, et malgré moi je voyais tout ce que ces occupations que les hommes appellent sérieuses ont de vain et de puéril. Il me semblait qu’à sa place je m’y serais livrée avec plus d’ordre, de précision et de gravité. Et pourtant, parmi les hommes, il était un des premiers. Mais je voyais bien qu’il y avait pour lui, dans l’accomplissement du devoir social, des satisfactions d’amour-propre plus vives, ou du moins plus profondes, plus constantes, plus nécessaires que les saintes délices d’un pur amour. Ce n’était pas le seul dévouement à la cause de l’humanité qui absorbait son esprit et faisait palpiter son cœur, c’était l’amour de la gloire. Sa gloire était pure et respectable. Il ne l’eût jamais acquise au prix d’une faiblesse; mais il consentait à y sacrifier mon bonheur, et il s’étonnait que je ne fusse pas enivrée de l’éclat qui l’environnait. Quant à moi, j’aimais les actions généreuses dont elle était le prix; mais ce prix me paraissait grossier, et l’embrassement de la popularité était à mes yeux la prostitution du cœur. Je ne comprenais pas qu’il pût se plaire aux caresses de la foule plus qu’aux miennes, et que sa récompense ne fût pas dans son propre cœur, et surtout dans le mien. Je lui voyais dépenser en vile monnaie tout le trésor de son idéal