Za darmo

Lélia

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Hélas! que d’univers j’ai parcourus dans ces voyages de l’âme! J’ai traversé les steppes blanchies des régions glacées. J’ai jeté mon rapide regard sur les savanes parfumées où la lune se lève si belle et si blanche. J’ai effleuré, sur les ailes du sommeil, ces vastes mers dont l’immensité épouvante la pensée. J’ai devancé à la course les navires les plus fins voiliers et les grandes hirondelles de proie. J’ai, dans l’espace d’une heure, vu le soleil se lever aux rivages de la Grèce et se coucher derrière les montagnes bleues du Nouveau-Monde. J’ai vu sous mes pieds les peuples et les empires. J’ai contemplé de près la face rouge des astres errants dans les solitudes de l’air et dans les plaines du ciel. J’ai rencontré la face effarée des ombres dispersées par un souffle de la nuit. Quels trésors d’imagination, quelles richesses de la nature n’ai-je pas épuisées dans ces vaines hallucinations du sommeil? Aussi à quoi m’a servi de voyager? Ai-je jamais rien vu qui ressemblât à mes fantaisies? Oh! que la nature m’a semblé pauvre, le ciel terne et la mer étroite, au prix des terres, des cieux et des mers que j’ai franchis dans mon vol immatériel! Que reste-t-il à la vie réelle de beautés pour nous charmer, à l’âme humaine de puissances pour jouir et admirer, quand l’imagination a tout usé d’avance par un abus de sa force?

«Ces songes étaient pourtant l’image de la vie: ils me la montraient obscursie par le trop vif éclat d’une lumière surnaturelle, comme les faits de l’avenir et l’histoire du monde sont écrits sombres et terribles dans les poésies sacrées des prophètes. Traînée à la suite d’une ombre à travers les écueils, les déserts, les enchantements et les abîmes de la vie, j’ai tout vu sans pouvoir m’arrêter. J’ai tout admiré en passant sans pouvoir jouir de rien. J’ai affronté tous les dangers sans succomber à aucun, toujours protégée par cette puissance fatale qui m’emporte dans son tourbillon, et m’isole de l’univers qu’elle fait passer sous mes pieds.

Voilà le sommeil que nous nous sommes fait.

Les jours sont employés à nous reposer des nuits. Plongés dans une sorte d’anéantissement, les heures d’activité pour toute la création nous trouvent, nonchalants et sans vie, occupés à attendre le soir pour nous réveiller, et la nuit pour dépenser en vains rêves le peu de force amassée durant le jour. Ainsi marche ma vie depuis bien des années. Toute l’énergie de mon âme se dévore et se tue à s’exercer sur elle-même, et tout son effet extérieur est d’affaiblir et de détruire le corps.

Je n’ai pas dormi plus calme sur ma couche de bruyères que sur mon lit de satin. Seulement je n’ai pas entendu sonner les heures au fronton des églises, et j’ai pu m’imaginer n’avoir perdu à cette insomnie mêlée d’un mauvais sommeil qu’une longue heure au lieu d’une nuit entière. Aux lieux habités s’attache, selon moi, une grande misère, c’est l’indomptable nécessité de savoir toujours à quelle heure on est de sa vie. Vainement on chercherait à s’y soustraire. On en est averti le jour par l’emploi que fait du temps tout ce qui vous entoure; et la nuit, dans le silence, quand tout dort et que l’oubli semble planer sur toutes les existences, le timbre mélancolique des horloges vous compte impitoyablement les pas que vous faites vers l’éternité, et le nombre des instants que le passé vous dévore sans retour. Qu’elles sont graves et solennelles ces voix du temps qui s’élèvent comme un cri de mort, et qui vont se briser indifférentes sur les murs sonores de la demeure des vivants ou sur les tombes sans écho du cimetière! Comme elles vous saisissent et vous font palpiter de colère et d’effroi sur votre couche brûlante! Encore une! me suis-je dit souvent, encore une partie de mon existence qui se détache! Encore un rayon d’espoir qui s’éteint! Encore des heures! toujours des heures perdues, et qui tombent toutes dans l’abîme du passé, sans amener celle où je me sentirai vivre!

J’ai passé la journée d’hier dans un profond accablement. Je n’ai pensé à rien. Je crois que j’ai eu du repos tout un jour; mais je ne me suis pas aperçue que je reposais. Et alors à quoi bon?

Le soir j’ai résolu de ne point dormir, et d’employer la force que mon âme retrouve pour les rêves, à poursuivre comme autrefois une idée. Il y a bien longtemps que je ne lutte plus, ni contre la veille ni contre le sommeil. Cette nuit j’ai voulu reprendre la lutte, et, puisqu’en moi la matière ne peut éteindre l’esprit, faire au moins que l’esprit domptât la matière. Eh bien! je n’ai point réussi. Écrasée par l’un et par l’autre, j’ai passé la nuit assise sur un rocher, ayant à mes pieds le glacier que la lune faisait étinceler comme les palais de diamants des contes arabes, sur ma tête un ciel pur et froid où les étoiles resplendissaient larges et blanches comme des larmes d’argent sur un linceul.

Ce désert est vraiment bien beau, et Sténio le poëte eût passé là une nuit d’extase et de fièvre lyrique! Moi hélas! je n’ai senti dans mon cerveau que l’indignation et le murmure; car ce silence de mort pesait sur mon âme et l’offensait. Je me demandais à quoi bon cette âme curieuse, avide, inquiète, incapable de rester ici-bas, pour aller toujours frapper à un ciel d’airain qui jamais ne s’entr’ouvre à son regard, qui jamais ne lui répond par un mot d’espoir! Oui, je détestais cette nature radieuse et magnifique, car elle se dressait là, devant moi, comme une beauté stupide qui se tient muette et fière sous le regard des hommes, et croit avoir assez fait en se montrant. Puis je retombais dans cette décourageante pensée: – Quand je saurais, je n’en serais que plus à plaindre, ne pouvant pas. – Et au lieu de tomber dans une philosophique insouciance, je tombais dans l’ennui de ce néant où mon existence est rivée.

XXXI

Eh bien! Trenmor, je quitte le désert. Je vais au hasard chercher du mouvement et du bruit parmi les hommes. Je ne sais où j’irai. Sténio s’est résigné à vivre un mois séparé de moi: que je passe ce temps ici ou ailleurs, il n’importe pour lui. Moi, je veux me rendre compte d’une chose: c’est à savoir si je suis plus ou moins mal sur la terre, avec ou sans une affection. Quand je commençai d’aimer Sténio, je crus que l’affection m’emporterait au delà du point où elle m’a laissée. J’étais si fière de croire à un reste de jeunesse et d’amour!.. Mais tout cela est déjà retombé dans le doute, et je ne sais plus ce que je sens ni ce que je suis. J’ai voulu la solitude pour me recueillir, pour m’interroger. Car abandonner ainsi sa vie sans rames et sans gouvernail sur une mer plate et morne, c’est échouer de la plus triste manière. Mieux vaut la tempête, mieux vaut la foudre; au moins on se voit, on se sent périr.

Mais pour moi la solitude est partout, et c’est folie que de la chercher au désert plus qu’ailleurs. Seulement là elle est plus calme, plus silencieuse. Eh bien! cela me tue! J’ai découvert, je pense, ce qui me soutient encore dans cette vie de désenchantement et de lassitude: c’est la souffrance. La souffrance excite, ranime, irrite les nerfs; elle fait saigner le cœur, elle abrége l’agonie. C’est la convulsion violente, terrible, qui nous relève de terre, et nous donne la force de nous dresser vers le ciel pour maudire et crier. Mourir en léthargie, ce n’est ni vivre ni mourir; c’est perdre tous les avantages, c’est ignorer toutes les voluptés de la mort!

«Ici toutes les facultés s’endorment. A un corps infirme où l’âme se soutiendrait vigoureuse et jeune, cet air vif, cette vie agreste, cette absence de sensations violentes, ces longues heures pour le repos, ces frugales habitudes, seraient autant de bienfaits. Mais moi, c’est mon âme qui rend mon corps débile, et, tant qu’elle souffrira, il faudra que le corps dépérisse, quelles que soient les salutaires influences de l’air et du régime animal. Or, cette solitude me pèse à l’heure qu’il est. Étrange chose! Je l’ai tant aimée, et je ne l’aime plus! Oh! cela est affreux, Trenmor!

«Quand toute la terre me manquait, je me réfugiais dans le sein de Dieu. J’allais l’invoquer dans le silence des champs. Je me plaisais à y rester des jours, des mois entiers, absorbée dans une pensée d’avenir meilleur. Aujourd’hui me voilà si usée, que l’espoir même ne me soutient plus. Je crois encore parce que je désire; mais cet avenir est si loin, et cette vie ne finit pas! Quoi! est-il impossible de s’y attacher et de s’y plaire? Tout est il perdu sans retour? Il y a des jours ou je le crois, et ces jours-là ne sont pas les plus cruels; ces jours-là je suis anéantie. Le désespoir est sans aiguillon, le néant sans terreurs. Mais les jours où, avec un souffle tiède de l’air, un rayon pur du matin, se réveille en moi une velléité d’existence, je suis le plus infortuné des êtres. L’effroi, l’anxiété, le doute, me rongent. Où fuir? où me réfugier? Comment sortir de ce marbre qui, selon la belle expression du poëte, me monte jusqu’aux genoux, et me retient enchaînée comme le sépulcre retient les morts?

Eh bien, souffrons! Cela vaut mieux que de dormir. Dans ce désert pacifique et muet, la souffrance s’émousse, le cœur s’appauvrit. Dieu, rien que Dieu, c’est trop, ou trop peu! Dans l’agitation de la vie sociale, ce n’est pas une compensation suffisante, une consolation à notre portée. Dans l’isolement, c’est une pensée trop immense: elle écrase, elle effraie, elle fait naître le doute. Le doute s’introduit dans l’âme qui rêve, la foi descend dans l’âme qui souffre.

Et puis j’étais habituée à ma souffrance. C’était ma vie, mais c’était ma compagne; c’était ma sœur, cruelle, implacable, sans pitié; mais fière, mais assidue, mais toujours escortée de stoïque résolution et d’austères conseils.

Reviens donc, ô ma douleur! Pourquoi m’as-tu quittée? Si je ne puis avoir d’autre amie que toi, du moins je ne veux pas te perdre. N’es-tu pas mon héritage et mon lot? C’est par toi seule que l’homme est grand. S’il pouvait être heureux dans ce monde d’aujourd’hui, s’il pouvait traverser d’un front serein et voir d’un œil tranquille la laideur du genre humain qui l’entoure, il ne serait pas plus que cette foule stupide et lâche, qui s’enivre dans le crime et s’endort dans la fange. C’est toi, ô douleur sublime! qui nous rappelles au sentiment de notre dignité, en nous faisant pleurer sur l’égarement des hommes! C’est toi qui nous mets à part, et nous places, brebis du désert, sous la main du pasteur céleste qui nous regarde, nous plaint, en attendant peut-être qu’il nous console!

 

L’homme qui n’a pas souffert n’est rien! C’est un être incomplet, une force inutile, une matière brute et sans valeur, que le ciseau de l’ouvrier brisera peut-être en essayant de la façonner. Aussi j’estime Sténio moins que toi, Trenmor, quoique Sténio n’ait pas un vice et que tu les aies eus presque tous. Mais toi, rude acier, Dieu t’a trempé dans la fournaise ardente; et, après t’avoir tordu de cent façons, il a fait de toi un métal solide et précieux.

Pour moi, que deviendrai-je? Si je pouvais m’élever du même vol que toi, et devenir plus puissante que tous les maux et tous les biens de la vie!

XXXII

Lélia descendit les montagnes, et avec un peu d’or versé sur son chemin elle franchit rapidement les vallées frontières. Peu de jours après avoir dormi sur la bruyère de Monteverdor, elle étalait le luxe d’une reine dans une de ces belles villes du plateau inférieur qui rivalisent d’opulence entre elles, et qui voient encore fleurir les arts sur la terre d’où ils nous sont venus.

Comme Trenmor, qui s’était rajeuni et fortifié au bagne, Lélia espéra renaître, par la force de son courage, au milieu de ce monde qu’elle haïssait et de ces joies qui lui faisaient horreur. Elle résolut de se vaincre, de dompter les révoltes de son esprit sauvage, de se jeter dans le flot de la vie, de se rapetisser pour un temps, de s’étourdir, afin de voir de près ce cloaque de la société, et de se réconcilier avec elle-même par la comparaison.

Lélia n’avait pas de sympathie pour la race humaine, quoiqu’elle souffrît les mêmes maux et résumât en elle toutes les douleurs semées sur la face de la terre. Mais cette race aveugle et sourde sentait son malheur et son abaissement sans vouloir s’en rendre compte. Ceux-là, hypocrites et vaniteux, cachaient les plaies de leur sein et l’épuisement de leur sang sous l’éclat d’une vaine poésie. Ils rougissaient de se voir si vieux, si pauvres, au milieu d’une génération dont ils ne voyaient pas la vieillesse et la pauvreté percer de tous côtés; et, pour se faire jeunes comme ceux qu’ils croyaient jeunes, ils mentaient, ils fardaient toutes leurs idées, ils niaient tous leurs sentiments: ils étaient fanfarons d’innocence et de simplicité, eux décrépits dès le sein de leurs mères! Ceux-ci, moins effrontés, se laissaient emporter par le siècle: lents et débiles, ils s’en allaient avec le monde sans savoir pourquoi, sans se demander où était la cause, où était la fin. Ils étaient de nature trop médiocre pour s’inquiéter beaucoup de leur ennui; petits et faibles, ils s’étiolaient avec résignation. Ils ne se demandaient pas s’ils pouvaient trouver secours dans la vertu ou dans le vice; ils étaient également au-dessous de l’un et de l’autre. Sans foi, sans athéisme, éclairés tout juste au point de perdre les bienfaits de l’ignorance, ignorants au point de vouloir tout soumettre à des systèmes étroitement rigoureux, ils pouvaient constater de quels faits se compose l’histoire matérielle du monde, mais ils n’avaient jamais voulu étudier le monde moral ni lire l’histoire dans le cœur de l’homme; ils avaient été arrêtés par l’imbécile inflexibilité de leurs préventions. C’étaient les hommes du jour qui raisonnaient sur les siècles passés et futurs, sans s’apercevoir que leurs génies avaient tous passé par le même moule, et que, rassemblés en masse, ils auraient pu s’asseoir encore sur les bancs de la même école, et suivre la loi du même pédant.

Quelques-uns, c’était le petit nombre, mais ils représentaient pourtant une puissance sociale, avaient traversé l’atmosphère empoisonnée des temps sans rien perdre de la vigueur primitive de l’espèce. C’étaient des hommes d’exception comparativement à la foule. Mais entre eux ils se ressemblaient tous. L’ambition, seul ressort d’une époque sans croyance, annihilait la noblesse mâle et caractéristique départie à chacun d’eux, pour les confondre tous dans un type de beauté grossière et sans prestige. C’étaient bien encore les hommes de fer du moyen âge; ils avaient les pensées fortes, le bras robuste, la soif de la gloire et le goût du sang, tout comme s’ils se fussent appelés Armagnac et Bourgogne. Mais, à ces larges organisations que la nature produit encore, manquait la sève de l’héroïsme. Tout ce qui le fait naître et l’alimente était mort: l’amour, la fraternité d’armes, la haine, l’orgueil de la famille, le fanatisme, toutes les passions personnelles qui donnent de l’intensité aux caractères, de la physionomie aux actions. Il n’y avait plus pour mobile de ces âpres courages que les illusions de la jeunesse détruites en deux matins, et l’ambition virile, têtue, sale, déplorable fille de la civilisation.

Lélia, triste existence flétrie par le sentiment de sa dégradation intellectuelle, seule peut-être assez attentive pour la constater, assez sincère pour se l’avouer, Lélia, pleurant ses passions éteintes et ses illusions perdues, traversait le monde sans y chercher la pitié, sans y trouver l’affection. Elle savait bien que ces hommes, malgré leur agitation essoufflée et chétive, n’étaient pas plus actifs, pas plus vivants qu’elle; mais elle savait aussi qu’ils avaient l’impudence de le nier ou la stupidité de l’ignorer. Elle assistait à l’agonie de cette race comme le prophète, assis sur la montagne, pleurait sur Jérusalem, opulente et vieille débauchée étendue à ses pieds.

XXXIII
A LA VILLA BAMBUCCI

Le plus riche parmi les petits princes de l’État donnait une fête. Lélia y parut éblouissante de parure, mais triste sous l’éclat de ses diamants, et moins heureuse que la dernière des bourgeoises enrichies qui se pavanaient avec orgueil sous leur faste d’un jour. Pour elle ces naïfs plaisirs de femme n’existaient pas. Elle traînait après elle le velours et le satin broché d’or, et les cordons de pierreries, et les longues plumes aériennes et molles, sans jeter sur les glaces ce regard de puérile vanité qui résume toutes les gloires d’un sexe encore enfant dans sa décrépitude. Elle ne jouait pas avec ses aiguillettes de diamants pour montrer sa main blanche et effilée. Elle ne passait pas ses doigts avec amour dans les boucles de sa chevelure. Elle savait à peine de quelles couleurs elle était parée, de quelles étoffes on l’avait revêtue. Avec son air impassible, son front pâle et froid et ses riches habits, on l’eût volontiers prise pour une de ces madones d’albâtre que la dévotion des femmes italiennes couvre de robes de soie et de chiffons brillants. Lélia était insensible à sa beauté, à sa parure, comme la vierge de marbre à sa couronne d’or ciselé et à son voile de gaze d’argent. Elle était indifférente aux regards fixés sur elle. Elle méprisait trop tous ces hommes pour s’enorgueillir de leurs louanges. Que venait-elle donc faire au bal?

Elle y venait chercher un spectacle. Ces vastes tableaux mouvants, disposés avec plus ou moins de goût et d’habileté dans le cadre d’une fête, étaient pour elle un objet d’art à examiner, à critiquer ou à louer dans ses parties ou dans son ensemble. Elle ne comprenait pas que sous un climat pauvre et froid, où les habitations, étroites et disgracieuses, entassent les hommes comme des ballots de marchandises dans un entrepôt, on pût se vanter de connaître le luxe et l’élégance. Elle pensait qu’à de telles nations le sentiment des arts est nécessairement étranger. Elle avait pitié de ce qu’on appelle les bals dans ces salles tristes et resserrées, où le plafond écrase le coiffure des femmes, où, pour épargner le froid de la nuit à leurs épaules nues, on remplace l’air vital par une atmosphère fébrile et corrosive qui enivre ou suffoque; où l’on fait semblant de remuer et de danser dans l’étroit espace marqué entre les doubles rangs des spectateurs assis, qui sauvent à grand peine leurs pieds des atteintes de la valse et leurs vêtements du voisinage des bougies.

Elle était de ces gens difficiles qui n’aiment le luxe qu’en grand, et qui ne veulent point de milieu entre le bien-être de la vie intérieure et la prodigalité superbe des hautes existences sociales. Encore n’accordait-elle qu’aux peuples méridionaux le privilége de comprendre la vie de pompe et d’apparat. Elle disait que les nations commerçantes et industrieuses n’ont ni le sens du goût ni l’instinct du beau, et qu’il fallait aller chercher l’emploi de la forme et de la couleur chez ces vieux peuples qui, à défaut d’énergie présente, ont gardé la religion du passé dans les principes et dans les choses.

En effet, rien n’est plus éloigné de réaliser la prétention du beau qu’une fête mal ordonnée. Il faut tant de choses difficiles à réunir, qu’il ne s’en donne peut-être pas, dans tout un siècle, deux qui soient satisfaisantes pour l’artiste. Il faut le climat, le local, la décoration, la musique, les mets et les costumes. Il faut une nuit d’Espagne ou d’Italie, une nuit sombre et sans lune: car la lune, quand elle règne dans le ciel, verse sur les hommes une influence de langueur et de mélancolie qui se reflète sur toutes leurs sensations. Il faut une nuit fraîche et bien aérée, avec des étoiles qui brillent faiblement au travers des nuages, et qui ne semblent pas se moquer des illuminations. Il faut de vastes jardins dont les parfums enivrants pénètrent par flots dans les appartements. La senteur de l’oranger et de la rose de Constantinople sont surtout propres à développer l’exaltation du cœur et du cerveau. Il faut des mets légers, des vins savoureux, des fruits de tous les climats et des fleurs de toutes les saisons. Il faut à profusion des choses rares et difficiles à posséder. Car une fête doit être la réalisation des désirs les plus capricieux, le résumé des imaginations les plus avides. Il faut, avant de donner une fête, se pénétrer d’une chose: c’est que l’homme riche et civilisé ne trouve plus de plaisir que dans l’espoir de l’impossible. Alors il faut approcher de l’impossible autant qu’il est permis à l’homme de le faire.

Le prince de Bambucci était un homme de goût, ce qui est pour un riche la qualité la plus éminente et la plus rare. La seule vertu qu’on exige de ces gens-là, c’est de savoir convenablement dépenser leur argent. A cette condition, on les tient quittes de tout autre mérite; mais le plus souvent ils sont au-dessous de leur vocation, et vivent bourgeoisement sans abdiquer l’orgueil de leur classe.

Bambucci était le premier homme du monde pour payer un cheval, une femme ou un tableau, sans marchander et sans se laisser friponner. Il savait le prix des choses à un sequin près. Son œil était exercé comme celui d’un huissier-priseur ou d’un marchand d’esclaves. Le sens olfactif était si développé en lui, qu’il pouvait dire, rien qu’à l’odeur du vin, non-seulement quel était le degré de latitude et le nom du vignoble, mais encore à quelle exposition du soleil était situé le versant de la colline qui l’avait produit. Nul artifice, nul miracle de sentiment ou de coquetterie n’était capable de faire qu’il se méprît de six mois sur l’âge d’une actrice: rien qu’à la voir marcher au fond du théâtre, il était prêt à dresser son acte de naissance. Rien qu’à voir courir un cheval à la distance de cent pas, il pouvait signaler à sa jambe l’existence d’une molette imperceptible au doigt du vétérinaire. Rien qu’à toucher le poil d’un chien de chasse, il pouvait dire à quelle génération ascendante la pureté de sa race avait été altérée; et sur un tableau d’école florentine ou flamande, combien de coups de pinceau avaient été donnés par le maître. En un mot, c’était un homme supérieur et tellement reconnu pour tel, qu’il n’en pouvait plus douter lui-même.

La dernière fête qu’il donna ne contribua pas peu à soutenir la haute réputation qu’il s’était acquise. De grands vases d’albâtre, répandus dans les salles, les escaliers et les galeries de son palais, furent remplis de fleurs exotiques, dont le nom, la forme et le parfum étaient inconnus à la plupart de ceux qui les virent. Il avait eu soin de distribuer dans le bal une vingtaine de savants, chargés de servir de ciceroni aux ignorants, et de leur expliquer sans affectation l’usage et le prix des choses qu’ils admiraient. La façade et les cours de la villa étincelaient de lumières. Mais les jardins n’étaient éclairés que par le reflet des appartements. A mesure qu’on s’éloignait, on pouvait s’ensevelir dans une molle et mystérieuse obscurité, et se reposer du mouvement et du bruit au fond de ces ombrages où les sons de l’orchestre arrivaient doux et faibles, interrompus souvent par les bouffées d’un vent chargé de parfums. Des tapis de velours vert avaient été jetés et comme oubliés sur les gazons, afin qu’on pût s’y asseoir sans froisser son vêtement; et, dans quelques endroits, des sonnettes d’un timbre clair et faible étaient suspendues aux arbres, et, au moindre souffle de l’air, semaient le feuillage de notes incertaines on d’accords sans suite, qu’on eût pu prendre pour les voix grêles des sylphes éveillés par le balancement des fleurs où ils s’étaient blottis.

 

Bambucci savait combien il était important, quand on veut réveiller la volupté dans les âmes énervées, d’éviter tout ce qui peut amener la fatigue des sens. Aussi, dans l’intérieur des salles, la lumière n’était point trop ardente pour les yeux délicats. L’harmonie était douce et sans éclats de cuivre. Les danses étaient lentes et rares. On ne permettait pas aux jeunes gens de former de nombreux quadrilles. Car, dans la conviction que l’homme ne sait ni ce qu’il veut, ni ce qui lui convient, le philosophique Bambucci avait placé partout des chambellans qui réglaient la dose d’activité et de repos de chacun. Ces gens-là, observateurs habiles et sceptiques profonds, mettaient un frein à l’ardeur des uns pour qu’elle ne s’épuisât pas trop vite, gourmandaient la paresse des autres pour qu’elle ne fût pas trop lente à s’éveiller. Ils lisaient dans les regards l’approche de la satiété, et ils trouvaient moyen de la prévenir on vous faisant changer de lieu et d’amusement. Ils devinaient aussi, dans l’inquiétude de votre marche, dans la précipitation de vos mouvements, l’invasion ou le développement d’une passion; et, s’ils prévoyaient quelque résultat immédiatement scandaleux, ils savaient le prévenir, soit en vous enivrant, soit en vous improvisant une fable officieuse qui vous dégoûtait de vos poursuites. Mais s’ils voyaient en présence deux acteurs expérimentés dans l’intrigue, ils n’épargnaient rien pour engager et protéger des rapports qui pouvaient rendre les heures légères à des couples bien assortis.

Et d’ailleurs, rien de plus noble et de plus franc que les affaires de cœur qui se traitaient là. En homme de goût, Bambucci avait banni la politique, le jeu et la diplomatie de ses fêtes. Il trouvait que discuter les affaires de l’État, tramer des complots, se ruiner, ou conduire des négociations à travers les plaisirs du bal, c’étaient choses du plus mauvais ton.

Le joyeux Bambucci entendait bien mieux la vie. Il n’y avait pas de cri populaire, pas de murmure subalterne qui parvint à son oreille quand il était en train de s’amuser, le bon prince! Tout conseiller farouche, tout penseur de mauvais augure, était banni de ses divertissements. Il n’y voulait que des gens aimables, des hommes d’art, comme on dit aujourd’hui, des femmes à la mode, des complaisants, beaucoup de personnes jeunes, quelques femmes laides, seulement pour faire ressortir les belles, et des êtres ridicules, juste ce qu’il en fallait pour divertir le reste de la société.

La majeure partie des convives appartenait donc à cet âge où il y a encore des illusions, et à ces classes intermédiaires qui ont assez de goût pour applaudir, et pas assez de richesse pour dédaigner. C’était le chœur dans l’opéra, c’était une partie du spectacle, une partie nécessaire comme les décors et le souper. Ils ne s’en doutaient pas, ces bons citoyens; mais ils remplissaient dans les salons de Bambucci le rôle de figurants. Ils avaient bien, en qualité d’acteurs, les profits de la fête, c’est-à-dire, le plaisir; mais ils n’en avaient pas l’honneur. L’honneur était réservé à un petit nombre, à un certain groupe d’épicuriens choisis que le prince avait à cœur d’éblouir et de charmer. Ceux-là étaient vraiment les invités, les juges, les amis qu’on traitait; cette foule bruyante et parée qu’on faisait passer sous leurs yeux s’y évertuait de son mieux, en croyant n’agir là que pour son compte; admirable discernement du prince de Bambucci!

Ces personnes de distinction étaient, pour la plupart, aptes à rivaliser de luxe et de génie avec l’amphitryon. Bambucci savait bien qu’il n’avait pas affaire à des enfants; aussi tenait-il à honneur suprême de les vaincre en inventions et en délicatesses de tout genre. Si l’on avait servi dans des vases de vermeil chez le marquis Panorio, Bambucci étalait sur les tables une vaisselle d’or pur. Si le juif Pandolfi avait montré sa femme couronnée de diamants, Bambucci mettait des diamants jusque sur les souliers de sa maîtresse. Si l’habit des pages du duc Almiri était brodé en or, celui des valets de pied de la maison de Bambucci était brodé de perles fines. Digne et touchante émulation entre les souverains éclairés de nations intelligentes!

Il ne faut pas s’abuser. La tâche entreprise par le prince n’était pas facile: c’était une chose grave. Il y avait rêvé plus d’une nuit avant de la tenter. Il fallait d’abord surpasser, en dépense d’argent et d’esprit, tous ces rivaux dignes de lui. Et puis, il fallait réussir à les enivrer tellement de plaisir, qu’oubliant leur orgueil blessé dans la défaite, ils eussent la bonne foi de l’avouer. Eh bien! cette entreprise immense n’étonna point l’imagination gigantesque de Bambucci; il s’y jeta, sûr de la victoire, plein de confiance dans ses ressources et dans l’assistance du ciel, à qui il avait fait demander neuf jours à l’avance, par l’organe de son chapelain, qu’il ne tombât pas de pluie durant cette nuit mémorable.

Parmi ces hautes sommités à qui toute la province était servie en collation, l’étrangère Lélia occupait le premier rang. Comme elle avait beaucoup d’argent, elle avait toujours un peu de famille et beaucoup de considération là où elle se trouvait. Connue par sa beauté, ses dépenses et la singularité de son caractère, elle était l’objet des plus ingénieuses attentions du prince et de ses favoris.

Elle fut introduite d’abord dans un des salons éblouissants qui n’étaient que le premier degré de l’éclat progressif réservé à ses yeux. Les affiliés de Bambucci étaient chargés d’y arrêter adroitement les nouveaux arrivés et d’entretenir leur intérêt pendant un temps convenable. Or, il se trouva que le jeune prince grec Paolaggi entrait en même temps que Lélia, et que les chambellans n’imaginèrent rien de mieux pour les occuper que de mettre en présence l’une de l’autre ces deux éminences sociales, au milieu d’un peuple de riches et de nobles de moindre étage, destiné a remplir les interstices des colonnes et les vides du pavé de mosaïque.

Ce prince grec avait bien le plus beau profil que jamais sculpture antique ait reproduit. Il était bronzé comme Otello, car il y avait du sang maure dans sa famille, et ses yeux noirs brillaient d’un éclat sauvage; sa taille était élancée comme le palmier oriental. Il y avait en lui du cèdre, du cheval arabe, du Bédouin et de la gazelle. Toutes les femmes en étaient folles.

Il s’approcha gracieusement de Lélia, et lui baisa la main, quoiqu’il la vît pour la première fois. C’était un homme qui avait des manières à lui; les femmes lui pardonnaient beaucoup d’originalités, eu égard à l’ardeur du sang asiatique qui coulait dans ses veines.

Il lui parla peu, mais d’une voix si harmonieuse et d’un style si poétique, avec des regards si pénétrants et un front si inspiré, que Lélia s’arrêta cinq minutes à l’observer comme un prodige; puis elle pensa à autre chose.