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Lélia

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«Il y a bien d’autres sensations intimes de ce genre. Il y a des souvenirs qui semblent ceux d’une autre vie, des enfants qui viennent au jour avec des douleurs qu’on dirait contractées dans la tombe; car l’homme quitte peut-être le froid du cercueil pour rentrer dans le duvet du berceau. Qui sait? n’avons-nous pas traversé la mort et le chaos? Ces images terribles nous suivent dans tous nos rêves! Pourquoi cette vive sympathie pour des existences effacées? pourquoi ces regrets et cet amour pour des êtres qui n’ont laissé qu’un nom dans l’histoire des hommes? N’est-ce pas peut-être de la mémoire qui s’ignore? Il me semble parfois que j’ai connu Shakspeare, que j’ai pleuré avec Torquato, que j’ai traversé le ciel et l’enfer avec Dante. Un nom des anciens jours réveille en moi des émotions qui ressemblent à des souvenirs, comme certains parfums de plantes exotiques nous rappellent les contrées qui les ont produites. Alors notre imagination s’y promène comme si elle les connaissait, comme si nos pieds avaient foulé jadis cette patrie inconnue qui pourtant, nous le croyons, ne nous a vus ni naître ni mourir. Pauvres hommes, que savons-nous?

– Nous savons seulement que nous ne pouvons pas savoir, dit Sténio.

– Eh bien! voilà ce qui nous dévore, reprit-elle; c’est cette impuissance que tout un univers asservi et mutilé peut à peine dissimuler sous l’éclat de ses vains trophées. Les arts, l’industrie et les sciences, tout l’échafaudage de la civilisation, qu’est-ce, sinon le continuel effort de la faiblesse humaine pour cacher ses maux et couvrir sa misère? Voyez si, en dépit de ses profusions et de ses voluptés, le luxe peut créer en nous de nouveaux sens, ou perfectionner le système organique du corps humain; voyez si le développement exagéré de la raison humaine a porté l’application de la théorie dans la pratique, si l’étude a poussé la science au delà de certaines limites infranchissables, si l’excitation monstrueuse du sentiment a réussi à produire des jouissances complètes. Il est douteux que le progrès opéré par soixante siècles de recherches ait amené l’existence de l’homme au point d’être supportable, et de détruire la nécessité du suicide pour un grand nombre.

– Lélia, je n’ai pas essayé de vous prouver que l’homme fût arrivé à son apogée de puissance et de grandeur. Au contraire, je vous ai dit que, selon moi, la race humaine avait encore bien des générations à ensevelir avant d’arriver à ce point, et peut-être qu’alors elle s’y maintiendra pendant bien des siècles avant de redescendre à l’état de décrépitude où vous la croyez maintenant.

– Comment pouvez-vous croire, jeune homme, que nous suivions une marche progressive, lorsque vous voyez autour de vous toutes les convictions se perdre, sans faire place à d’autres convictions; toutes les sociétés s’agiter dans leurs liens relâchés, sans se reconstituer selon l’équité naturelle; toutes les facultés s’épuiser par l’abus de la vie, tous les principes jadis sacrés tomber dans le domaine de la discussion et servir de jouet aux enfants, sans que les principes d’une nouvelle foi les remplacent, comme les haillons de la royauté et du clergé ont servi de mascarade au peuple, roi et prêtre de son plein droit, sans que les rois aient cessé de régner, sans que le peuple ait cessé de servir!

«De vains efforts ont, je le sais, fatigué la race humaine dans tous les temps. Mais mieux vaut un temps où la tyrannie prévaut et où l’esclave souffre, qu’un temps où la tyrannie s’endort parce que l’esclave se soumet.

«Jadis, après les guerres d’homme à homme, après les bouleversements de sociétés, le monde, encore jeune et vigoureux, se relevait et reconstruisait son édifice bon ou mauvais pour une nouvelle période de siècles. Cela n’arrivera plus. Nous ne sommes pas seulement, comme vous le croyez, à un de ces lendemains de crise où l’esprit humain fatigué s’endort sur le champ de bataille avant de reprendre les armes de la délivrance. A force de tomber et de se relever, à force de rester étendu sur le flanc et de ressaisir l’espérance, de voir ses blessures se rouvrir et se refermer, à force de s’agiter dans ses fers et de s’enrouer à crier vers le ciel, le colosse vieillit et s’affaisse, il chancelle maintenant comme une ruine qui va crouler pour jamais; encore quelques heures d’agonie convulsive, et le vent de l’éternité passera indifférent sur un chaos de nations sans frein, réduites à se disputer les débris d’un monde usé qui ne suffira plus à leurs besoins.

– Vous croyez à l’approche du jugement dernier? O ma triste Lélia! c’est votre âme ténébreuse qui enfante ces terreurs immenses, car elle est trop vaste pour de moindres superstitions. Mais, dans tous les temps, l’esprit de l’homme a été préoccupé de ces idées de mort. Les âmes ascétiques se sont toujours complu dans ces contemplations sinistres, dans ces images de cataclysme et de désolation universelle. Vous n’êtes pas un prophète nouveau, Lélia; Jérémie est venu avant vous, et votre poésie dantesque n’a rien créé d’aussi lugubre que l’Apocalypse chantée dans les nuits délirantes d’un fou sublime aux rochers de Pathmos.

– Je le sais; mais la voix de Jean le rêveur et le poëte fut entendue et recueillie; elle épouvanta le monde; elle rallia par la peur à la foi chrétienne un grand nombre d’intelligences médiocres que la sublimité des préceptes évangéliques n’avait pu toucher. Jésus avait ouvert le ciel aux spiritualistes; Jean ouvrit l’enfer et en fit sortir la mort montée sur son cheval pâle, le despotisme au glaive sanglant, la guerre et la famine galopant sur un squelette de coursier, pour épouvanter le vulgaire qui subissait tranquillement les fléaux de l’esclave, et qui s’en effraya dès qu’il les vit personnifiés sous une forme païenne. Mais aujourd’hui les prophètes crient dans le désert, et nulle voix ne leur répond, car le monde est indifférent; il est sourd, il se couche et se bouche les oreilles pour mourir en paix. En vain quelques groupes épars de sectaires impuissants essaient de rallumer une étincelle de vertu. Derniers débris de la puissance morale de l’homme, ils surnageront un instant sur l’abîme, et s’en iront rejoindre les autres débris au fond de cette mer sans rivage où le monde doit rentrer.

– Oh! pourquoi désespérer ainsi, Lélia, de ces hommes sublimes qui aspirent à ramener la vertu dans notre âge de fer? Si je doutais, comme vous, de leur succès, je ne voudrais pas le dire. Je craindrais de commettre un crime.

– J’admire ces hommes, répondit Lélia, et je voudrais être le dernier d’entre eux. Mais que pourront ces pâtres, qui portent une étoile au front, devant le grand monstre de l’Apocalypse, devant cette immense et terrible figure qui se dessine sur le premier plan de tous les tableaux du prophète? Cette femme pâle et belle dans le vice, cette grande prostituée des nations, couverte des richesses de l’Orient et chevauchant une hydre qui vomit des fleuves de poison sur toutes les voies humaines, c’est la civilisation, c’est l’humanité dépravée par le luxe et la science, c’est le torrent de venin qui engloutira toute parole de vertu, tout espoir de régénération.

– O Lélia! s’écria le poëte frappé de superstition, n’êtes-vous point ce fantôme malheureux et terrible? Combien de fois cette frayeur s’est emparée de mes rêves! Combien de fois vous m’êtes apparue comme un type de l’indicible souffrance où l’esprit de recherche a jeté l’homme! Ne personnifiez-vous pas, avec votre beauté et votre tristesse, avec votre ennui et votre scepticisme, l’excès de douleur produit par l’abus de la pensée! Cette puissance morale, si développée par l’exercice que lui ont donné l’art, la poésie et la science, ne l’avez-vous pas livrée et pour ainsi dire prostituée à toutes les impressions, à toutes les erreurs nouvelles? Au lieu de vous attacher, fidèle et prudente, à la foi simple de vos pères et à l’instinctive insouciance que Dieu a mise dans l’homme pour son repos et pour sa conservation, au lieu de vous renfermer dans une vie religieuse et sans faste, vous vous êtes abandonnée aux séductions d’une ambitieuse philosophie. Vous vous êtes jetée dans le torrent de la civilisation qui se levait pour détruire, et qui, pour avoir couru trop vite, a ruiné les fondations, à peine posées, de l’avenir. Et parce que vous avez reculé de quelques jours l’œuvre des siècles, vous croyez avoir brisé le sablier de l’éternité! Il y a bien de l’orgueil dans cette douleur, ô Lélia! Mais Dieu laissera passer ce flot de siècles orageux qui pour lui n’est qu’une goutte d’eau dans la mer. L’hydre dévorante mourra faute d’aliments, et de son cadavre, qui couvrira le monde, sortira une race nouvelle, plus forte et plus patiente que l’ancienne.

– Vous voyez loin, Sténio! Vous personnifiez pour moi la nature, dont vous êtes l’enfant encore vierge. Vous n’avez pas encore émoussé vos facultés; vous vous croyez immortel parce que vous vous sentez jeune, comme cette vallée inculte, qui fleurit belle et fière, sans songer qu’en un seul jour le soc de la charrue et le monstre à cent bras qu’on appelle Industrie peuvent flétrir son sein pour en ravir les trésors; vous grandissez confiant et présomptueux, sans prévoir la vie qui s’avance et qui va vous engloutir sous le poids de ses erreurs, vous défigurer sous le fard de ses promesses. Attendez, attendez quelques années, et vous direz comme nous: Tout s’en va!

– Non, tout ne s’en va pas! dit Sténio. Voyez donc ce soleil et cette terre, et ce beau ciel, et ces vertes collines, et cette glace même, fragile édifice des hivers, qui résiste depuis des siècles aux rayons de l’été. Ainsi prévaudra la frêle puissance de l’homme! Et qu’importe la chute de quelques générations? Pleurez-vous pour si peu de chose, Lélia? Croyez-vous possible qu’une seule idée meure dans l’univers? Cet héritage impérissable ne sera-t-il pas retrouvé intact dans la poussière de nos races éteintes, comme les inspirations de l’art et les découvertes de la science sortent chaque jour vivantes des cendres de Pompéia ou des sépulcres de Memphis? Oh! la grande et frappante preuve de l’immortalité intellectuelle! De profonds mystères s’étaient perdus dans la nuit des temps, le monde avait oublié son âge, et, se croyant encore jeune, il s’effrayait de se sentir déjà si vieux. Il disait comme vous, Lélia: – Me voici près de finir, car je m’affaiblis, et il y a si peu de jours que je suis né! Combien il m’en faudra peu pour mourir, puisque si peu a suffi à me faire vivre! Mais ces cadavres humains sont un jour exhumés du sein de l’Égypte; l’Égypte, qui avait vécu son âge de civilisation, et qui vient de vivre son âge de barbarie! l’Égypte, où se rallume l’ancienne lumière longtemps perdue, et qui, reposée et rajeunie, viendra bientôt peut être s’asseoir sur le flambeau éteint de la nôtre; l’Égypte, vivante image de ses momies qui dormaient dans la poussière des siècles et qui s’éveillent au grand jour de la science pour révéler au monde nouveau l’âge du monde ancien! Dites, Lélia, ceci n’est il pas solennel et terrible? Au fond des entrailles desséchées d’un cadavre humain, le regard curieux de notre siècle découvre le papyrus, mystérieux et sacré monument de l’éternelle puissance de l’homme; témoignage encore sombre, mais incontestable, de l’imposante durée de la création. Notre main avide déroule ces bandelettes embaumées, frêles et indissolubles linceuls devant lesquels la destruction s’est arrêtée. Ces linceuls où l’homme était enseveli, ces manuscrits qui reposaient sous des côtes décharnées à la place de ce qui renferma une âme, c’est la pensée humaine énoncée par la science des chiffres et transmise par le secours d’un art perdu pour nous et retrouvé dans les sépultures de l’Orient, l’art de disputer la dépouille des morts aux outrages de la corruption qui est la plus grande puissance de l’univers. O Lélia! niez donc la jeunesse du monde, en le voyant s’arrêter ignorant et naïf devant les leçons du passé, et commencer à vivre sur les ruines oubliées d’un monde inconnu.

 

– Savoir, ce n’est pas pouvoir, répondit Lélia. Rapprendre, ce n’est pas avancer; voir, ce n’est pas vivre. Qui nous rendra la puissance d’agir, et surtout l’art de jouir et de conserver? Nous avons été trop loin à présent pour reculer. Ce qui fut le repos pour les civilisations éclipsées, sera la mort pour notre civilisation exténuée; les nations rajeunies de l’Orient viendront s’enivrer au poison que nous avons répandu sur notre sol. Hardis buveurs, les hommes de la barbarie prolongeront peut-être de quelques heures l’orgie du luxe, dans la nuit des temps; mais le venin que nous leur léguerons sera promptement mortel pour eux comme pour nous, et tout retombera dans les ténèbres!.. Eh! ne voyez-vous pas, Sténio, que le soleil se retire de nous? La terre fatiguée dans sa marche ne dérive-t-elle pas sensiblement vers l’ombre et le chaos? Votre sang est-il si ardent et si jeune, qu’il ne sente pas les atteintes du froid qui s’étend comme un manteau de deuil sur cette planète abandonnée au destin, le plus puissant de tous les dieux? Oh! le froid! ce mal pénétrant qui enfonce des aiguilles acérées dans tous les pores; cette haleine maudite qui flétrit les fleurs et les brûle comme le feu, ce mal à la fois physique et moral qui envahit l’âme et le corps, qui pénètre jusqu’aux profondeurs de la pensée et paralyse l’esprit comme le sang; le froid, ce démon sinistre, qui rase l’univers de son aile humide et souffle la mort sur les nations consternées! le froid qui ternit tout, qui déroule son voile gris et nébuleux sur les riches couleurs du ciel, sur les reflets de l’eau, sur le sein des fleurs, sur les joues des vierges! Le froid qui jette son linceul blanc sur les prairies, sur les bois, sur les lacs, et jusque sur la fourrure, jusque sur le plumage des animaux! le froid qui décolore tout dans le monde matériel comme dans le monde intellectuel, la robe du lièvre et de l’ours aux rivages d’Arkangel, les plaisirs de l’homme et le caractère de ses mœurs dans tous les pays qui ont des hivers! Vous voyez bien que tout se civilise, c’est-à-dire que tout se refroidit. Les nations de la zone torride commencent à ouvrir leur main craintive et méfiante aux piéges de notre industrie; les tigres et les lions s’apprivoisent et viennent des déserts servir d’amusement aux peuples du Nord. Des animaux qui n’avaient jamais pu s’acclimater chez nous ont quitté sans mourir, pour vivre dans la domesticité, leur soleil attiédi, et oublié cet âpre et fier chagrin qui les tuait dans la servitude. C’est que partout le sang s’appauvrit et se congèle à mesure que l’instinct grandit et se développe. L’âme s’exalte et quitte la terre insuffisante à ses besoins, pour dérober au ciel le feu de Prométhée; mais, perdue au milieu des ténèbres, elle s’arrête dans son vol et tombe; car Dieu, voyant son audace, étend la main et lui ôte le soleil.

XXX
SOLITUDE

Eh bien! Trenmor, l’enfant m’a obéi: il m’a laissée seule dans la vallée déserte. Je suis bien ici. La saison est douce. Un chalet abandonné me sert de retraite, et, chaque matin, les pâtres de le vallée voisine m’apportent du lait de chèvre et du pain sans levain, cuit en plein air avec les arbres morts de la forêt. Un lit de bruyères sèches, un manteau pour la nuit et quelques hardes, c’est de quoi supporter une semaine ou deux sans trop souffrir de la vie matérielle.

Les premières heures que j’ai passées ainsi m’ont semblé les plus belles de ma vie. A vous je puis tout dire, n’est-ce pas, Trenmor?

A mesure que Sténio s’éloignait, je sentais le poids de la vie s’alléger sur mes épaules. D’abord sa douleur à me quitter, sa répugnance à me laisser dans ce désert, son effroi, sa soumission, ses larmes sans reproches et ses caresses sans amertume m’avaient fait repentir de ma résolution. Quand il fut en bas du premier versant du Monteverdor, je voulus le rappeler; car sa démarche abattue me déchirait. Et puis je l’aime, vous savez que je l’aime du fond du cœur; l’affection sainte, pure, vraie, n’est pas morte en moi, vous le savez bien, Trenmor; car vous aussi, je vous aime. Je ne vous aime pas comme lui. Je n’ai pas pour vous cette sollicitude craintive, tendre, presque puérile, que j’ai pour lui dès qu’il souffre. Vous, vous ne souffrez jamais, vous n’avez pas besoin qu’on vous aime ainsi!

Je lui fis signe de revenir; mais il était déjà trop loin. Il crut que je lui adressais un dernier adieu; il y répondit et continua sa route. Alors je pleurai, car je sentais le mal que je lui avais fait en le congédiant, et je priai Dieu, pour le lui adoucir, de lui envoyer, comme de coutume, la sainte poésie, qui rend la douleur précieuse et les larmes bienfaisantes.

Et puis je le contemplai longtemps comme un point non perdu dans les profondeurs de la vallée, tantôt caché par un tertre, tantôt par un massif d’arbres, et puis reparaissant au-dessus d’une cataracte ou sur le flanc d’un ravin. Et à le voir s’en aller ainsi lent et mélancolique, je cessais de le regretter; car déjà, pensai-je, il admire l’écume des torrents et la verdure des monts, déjà il invoque Dieu, déjà il me place dans ses nuées, déjà il accorde la lyre de son génie, déjà il donne à sa douleur une forme qui en élargit le développement à mesure qu’elle en diminue l’intensité.

Pourquoi voudriez-vous que je fusse effrayée du destin de Sténio? M’en avoir rendue responsable, m’en avoir prédit l’horreur, c’est une rigueur injuste. Sténio est bien moins malheureux qu’il ne le dit et qu’il ne le croit. Oh! comme j’échangerais avidement mon existence contre la sienne! Que de richesses sont en lui qui ne sont plus en moi! Comme il est jeune! comme il est grand! comme il croit à la vie!

Quand il se plaint le plus de moi, c’est alors qu’il est le plus heureux, car il me considère comme une exception monstrueuse, plus il repousse et combat mes sentiments, plus il croit aux siens, plus il s’y attache, plus il a foi en lui-même.

Oh! croire en soi! sublime et imbécile fatuité de la jeunesse! arranger soi-même son avenir et rêver la destinée qu’on veut, jeter un regard de mépris superbe sur les voyageurs fatigués et paresseux qui encombrent la route, et croire qu’on va s’élancer vers le but, fort et rapide comme la pensée, sans jamais perdre haleine, sans jamais tomber en chemin! Savoir si peu, qu’on prenne le désir pour la volonté! O bonheur et bêtise insolente! O fanfaronnade et naïveté!

Quand il fut devenu imperceptible dans l’éloignement, je cherchai ma souffrance, et je ne la trouvai plus: je me sentis soulagée comme d’un remords, je m’étendis sur le gazon, et je dormis comme le prisonnier à qui l’on ôte ses fers, et qui, pour premier usage de sa liberté, choisit le repos.

Et puis je redescendis le Monteverdor du côté du désert, et je mis la cime du mont entre Sténio et moi, entre l’homme et la solitude, entre la passion et la rêverie.

Tout ce que vous m’avez dit du calme enchanteur révélé à vous après les orages de votre vie, je l’ai senti en me trouvant seule enfin, absolument seule entre la terre et le ciel. Pas une figure humaine dans cette immensité, pas un être vivant dans l’air ni sur les monts. Il semblait que cette solitude se faisait austère et belle pour m’accueillir. Il n’y avait pas un souffle de vent, pas un vol d’oiseau dans l’espace. Alors j’eus peur du mouvement qui venait de moi. Chaque brin d’herbe que j’agitais en marchant me semblait souffrir et se plaindre. Je dérangeais le calme, j’insultais le silence. Je m’arrêtai, je croisai mes bras sur ma poitrine, et je retins ma respiration.

Oh! si la mort était ainsi, si c’était seulement le repos, la contemplation, le calme, le silence! si toutes les facultés que nous avons pour jouir et souffrir se paralysaient, s’il nous restait seulement une faible conscience, une imperceptible intuition de notre néant! si l’on pouvait s’asseoir ainsi dans un air immobile devant un paysage vide et morne, savoir qu’on a souffert, qu’on ne souffrira plus, et qu’on se repose là sous la protection du Seigneur! Mais quelle sera l’autre vie? Je n’avais pas encore trouvé une forme sous laquelle je pusse la désirer. Jusque-là, sous quelque aspect quelle m’apparût, elle me faisait peur ou pitié. D’où vient que je n’ai pas cessé un jour pourtant de la désirer? Quel est ce désir inconnu et brûlant qui n’a pas d’objet conçu et qui dévore comme une passion? Le cœur de l’homme est un abîme de souffrance dont la profondeur n’a jamais été sondée et ne le sera jamais.

Je restai là tant que le soleil fut au-dessus de l’horizon, et tout ce temps-là je fus bien. Mais quand il n’y eut plus dans le ciel que des reflets, une inquiétude croissante se répandit dans la nature. Le vent s’éleva, les étoiles semblèrent lutter contre les nuages agités. Les oiseaux de proie élevèrent leurs grands cris et leur vol puissant dans le ciel; ils cherchaient un gîte pour la nuit, ils étaient tourmentés par le besoin, par la crainte. Ils semblaient esclaves de la nécessité, de la faiblesse et de l’habitude, comme s’ils eussent été des hommes.

Cette émotion à l’approche de la nuit se révélait dans les plus petites choses. Les papillons d’azur, qui dorment au soleil dans les grandes herbes, s’élevèrent en tourbillons pour aller s’enfouir dans ces mystérieuses retraites où on ne les trouve jamais. La grenouille verte des marais et le grillon aux ailes métalliques commencèrent à semer l’air de notes tristes et incomplètes qui produisirent sur mes nerfs une sorte d’irritation chagrine. Les plantes elles-mêmes semblaient frissonner au souffle humide du soir. Elles fermaient leurs feuilles, elles crispaient leurs anthères, elles retiraient leurs pétales au fond de leur calice. D’autres, amoureuses à l’heure de la brise, qui se charge de leurs messages et de leurs étreintes, s’entr’ouvraient coquettes, palpitantes, chaudes au toucher comme des poitrines humaines. Toutes s’arrangeaient pour dormir ou pour aimer.

Je me sentis redevenir seule. Quand tout semblait inanimé, je pouvais m’identifier avec le désert et faire partie de lui comme une pierre ou un buisson de plus. Quand je vis que tout reprenait à la vie, que tout s’inquiétait du lendemain et manifestait des sentiments de désir ou de souci, je m’indignai de n’avoir pas à moi une volonté, un besoin, une crainte. La lune se leva, elle était belle; l’herbe des collines avait des reflets transparents comme l’émeraude; mais que m’importaient la lune et ses nocturnes magies? Je n’attendais rien d’une heure de plus ou de moins dans son cours: nul regret, nul espoir ne s’attachait pour moi au vol de ces heures qui intéressaient toute la création. Pour moi rien au désert, rien parmi les hommes, rien dans la nuit, rien dans la vie. Je me retirai dans ma cabane, et j’essayai du sommeil par ennui plus que par besoin.

 

Le sommeil est une douce et belle chose pour les petits enfants, qui ne rêvent que de fées ou de paradis; pour les petits oiseaux, qui se pressent frêles et chauds sous le duvet de leur mère; mais pour nous, qui sommes arrivés à une extension outrée de nos facultés, le sommeil a perdu ses chastes voluptés et ses profondes langueurs. La vie, arrangée comme elle l’est, nous ôte ce que la nuit a de plus précieux, l’oubli des jours. Je ne parle pas de vous, Trenmor, qui, selon la parole sacrée, vivez au monde comme n’y étant pas. Mais moi, dans le cours de ma vie sans règle et sans frein, j’ai fait comme les autres. J’ai abandonné au mépris superbe de l’âme les nécessités impérieuses du corps; j’ai méconnu tous les dons de l’existence, tous les bienfaits de la nature; j’ai trompé la faim par des aliments savoureux et excitants, j’ai trompé le sommeil par une agitation sans but ou des travaux sans profit. Tantôt, à la clarté de la lampe, je cherchais dans les livres la clef des grandes énigmes de la vie humaine; tantôt, lancée dans le tourbillon du siècle, traversant la foule avec un cœur morne et promenant un regard sombre sur tous ses éléments de dégoût et de satiété, je cherchais à saisir dans l’air parfumé des fêtes nocturnes un son, un souffle qui me rendissent une émotion. D’autres fois, errant dans la campagne silencieuse et froide, j’allais interroger les étoiles baignées dans la brume et mesurer, dans une douloureuse extase, la distance infranchissable de la terre au ciel.

Combien de fois le jour m’a surprise dans un palais retentissant d’harmonie, ou dans les prairies humides de la rosée du matin, ou dans le silence d’une cellule austère, oubliant la loi du repos que l’ombre impose à toutes les créatures vivantes, et qui est devenue sans force pour les êtres civilisés! Quelle surhumaine exaltation soutenait mon esprit à la poursuite de quelque chimère, tandis que mon corps affaibli et brisé réclamait le sommeil sans que je daignasse m’apercevoir de ses révoltes! Je vous l’ai dit: le spiritualisme enseigné aux nations, d’abord comme une foi religieuse, puis comme une loi ecclésiastique, a fini par passer dans les mœurs, dans les habitudes, dans les goûts. On a dompté tous les besoins physiques, on a voulu poétiser les appétits comme les sentiments. Le plaisir a fuiles lits de gazon et les berceaux de vigne pour aller s’asseoir sur le velours à des tables chargées d’or. La vie élégante, énervant les organes et surexcitant les esprits, a fermé aux rayons du jour la demeure des riches; elle a allumé les flambeaux pour éclairer leur réveil, et placé l’usage de la vie aux heures que la nature marquait pour son abdication. Comment résister à cette fébrile et mortelle gageure? Comment courir dans cette carrière haletante sans s’épuiser avant d’atteindre la moitié de son terme? Aussi me voilà vieille comme si j’avais mille ans. Ma beauté, que l’on vante, n’est plus qu’un masque trompeur sous lequel se cachent l’épuisement et l’agonie. Dans l’âge des passions énergiques, nous n’avons plus de passions, nous n’avons même plus de désirs, si ce n’est celui d’en finir avec la fatigue et de nous reposer étendus dans un cercueil.

Pour moi, j’ai perdu le sommeil. Vraiment, hélas! je ne sais plus ce que c’est. Je ne sais comment appeler cet engourdissement lourd et douloureux qui pèse sur mon cerveau et le remplit de rêves et de souffrances pendant quelques heures de la nuit. Mais ce sommeil de mon enfance, ce bon, ce doux sommeil, si pur, si frais, si bienfaisant, ce sommeil qu’un ange semblait protéger de son aile, et qu’une mère berçait de son chant, ce calme réparateur de la double existence de l’homme, cette molle chaleur étendue sur les membres, cette paisible et régulière respiration, ce voile d’or et d’azur abaissé sur les yeux, et ce souffle aérien que l’haleine de la nuit fait courir dans les cheveux et autour du cou de l’enfant, ce sommeil-là je l’ai perdu et ne le retrouverai jamais. Une sorte de délire amer et sombre plane sur mon âme privée de guide. Ma poitrine brûlante se soulève avec effort sans pouvoir aspirer les parfums subtils de la nuit. La nuit n’a plus pour moi qu’une atmosphère avare et desséchante. Mes rêves n’ont plus ce désordre aimable et gracieux qui résumait toute une vie d’enchantement dans quelques heures d’illusion. Mes rêves ont un effroyable caractère de vérité; les spectres de toutes mes déceptions y repassent sans cesse, plus lamentables, plus hideux chaque nuit. Chaque fantôme, chaque monstre évoqué par le cauchemar est une allégorie claire et saisissante qui répond à quelque profonde et secrète souffrance de mon âme. Je vois fuir les ombres des amis que je n’aime plus, j’entends les cris d’alarme de ceux qui sont morts et dont l’âme erre dans les ténèbres de l’autre vie. Et puis je descends moi-même pâle et désolée dans les abîmes de ce gouffre sans fond qu’on appelle l’Éternité, et dont la gueule me semble toujours béante au pied de mon lit comme un sépulcre ouvert. Je rêve que j’en descends lentement les degrés, cherchant d’un œil avide un faible rayon d’espoir dans ces profondeurs sans bornes, et ne trouvant pour flambeau dans ma route que les bouffées d’une clarté d’enfer, rouge et sinistre, qui me brûle les yeux jusqu’au fond du crâne et qui m’égare de plus en plus.

Tels sont mes rêves. C’est toujours la raison humaine se débattant contre la douleur et l’impuissance.

Un semblable sommeil abrège la vie au lieu de la prolonger. Il dépense une énorme énergie. Le travail de la pensée, plus désordonné, plus fantastique dans les songes, est aussi plus violent et plus rude. Les sensations s’y éveillent par surprise, âpres, terribles et déchirantes, comme elles le seraient devant la réalité. Jugez-en, Trenmor, par l’impression que vous laisse la représentation dramatique de quelque passion fortement exprimée. Dans le rêve, l’âme assiste aux spectacles les plus terribles, et ne peut distinguer l’illusion de la vérité. Le corps bondit, se tord et palpite sous des émotions affreuses de terreur et de souffrance, sans que l’esprit ait la conscience de son erreur pour se donner, comme au théâtre, la force d’aller jusqu’au bout. On s’éveille baigné de sueur et de larmes, l’esprit frappé d’une stupide consternation, et fatigué pour tout un jour de l’exercice inutile qui vient de lui être imposé.

«Il y a des rêves plus pénibles encore, c’est de se croire condamné à accomplir quelque tâche extravagante, quelque travail impossible, comme de compter les feuilles dans une forêt, ou de courir rapide et léger comme l’air, de traverser, aussi vite que le pensée, vallons, mers et montagnes pour atteindre une image fugitive, incertaine, qui toujours nous devance et toujours nous attire en changeant d’aspect. N’avez-vous pas fait ce rêve, Trenmor, alors qu’il y avait dans votre vie des désirs et des chimères? Oh! comme il revient souvent ce fantôme! comme il m’appelle, comme il me convie! Parfois c’est sous la forme délicate et pâle d’une vierge qui fut ma compagne et ma sœur au matin de ma vie, et qui, plus heureuse que moi, mourut dans la fleur de sa jeunesse. Elle m’invite à la suivre au séjour du repos et du calme. J’essaie de marcher après elle. Mais, substance éthérée que le vent emporte, elle me devance, m’abandonne et disparaît dans les nuées. Et pourtant, moi, je cours toujours: car j’ai vu surgir, des rives brumeuses d’une mer imaginaire, un autre spectre que j’ai pris pour le premier et que je poursuis avec la même ardeur. Mais lorsqu’il se retourne, c’est quelque objet hideux, un démon ironique, un cadavre sanglant, une tentation ou un remords. Et moi, je cours encore: car un charme fatal m’entraîne vers ce protée qui ne s’arrête jamais, qui semble parfois s’engloutir au loin dans le flot rouge de l’horizon, et qui tout à coup sort de terre sous mes pieds pour m’imprimer une direction nouvelle.