Za darmo

Le meunier d'Angibault

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

XXIX.
LES DEUX SOEURS

Madame Bricolin ne s'attendait pas à voir revenir si tôt son monde. Son époux l'avait consignée à la maison sans lui dire l'esclandre qu'il méditait; il ne voulait pas qu'elle vînt nuire par des criailleries à la majesté de son rôle en public. Lors donc qu'elle le vit rentrer, cramoisi de colère, essoufflé, grondant sourdement, et traînant à son bras Rose très-animée, très-oppressée aussi et les yeux gros de larmes qu'elle ne pouvait retenir, tandis que la grand'mère les suivait en trottinant et en joignant les mains d'un air consterné, elle recula de surprise: puis, élevant sa chandelle à la hauteur de leur visage:

– Qu'est-ce qu'il y a donc? dit-elle; qu'est-ce qui vient de se passer?

– Il y a que mon fils a grandement tort, et qu'il parle sans raison, répondit la mère Bricolin en se laissant tomber sur une chaise.

– Oui, oui, c'est le refrain de la vieille, dit le fermier, à qui la vue de sa moitié rendit une partie de sa colère. Assez causé! Le souper est-il prêt? Allons, Rose, as-tu faim?

– Non, mon père, dit Rose assez sèchement.

– C'est donc moi qui t'ai coupé l'appétit?

– Oui, mon père.

– C'est un reproche, ça?

– Oui, mon père, j'en conviens.

– Ah ça! dis donc, Rose, reprit le fermier, qui avait pour sa fille autant de condescendance que possible, mais qui, pour la première fois, la voyait un peu révoltée contre lui: tu le prends sur un ton qui ne me va guère. Sais-tu que ta mauvaise humeur me donnerait à penser? tu ne le voudrais pas, j'espère?

– Parlez, parlez, mon père. Dites ce que vous pensez; si vous vous trompez, mon devoir est de me justifier.

– Je dis, ma fille, que tu aurais mauvaise grâce de prendre le parti d'un manant de meunier, à qui je romprai mon rotin sur le dos un de ces quatre matins s'il rôde autour de ma maison.

– Mon père, répondit Rose avec feu, j'oserai vous dire, moi, dussiez-vous me rompre votre bâton sur le dos à moi-même, que tout cela est cruel et injuste; que je suis humiliée de servir à votre vengeance en public, comme si j'étais responsable des torts qu'on a ou qu'on n'a pas envers vous, qu'enfin tout cela me fait de la peine et blesse ma grand'mère, vous le voyez bien.

– Oui, oui, ça m'afflige et ça me fâche, dit la mère Bricolin avec son ton franc et bref, qui cachait cependant une grande douceur et une grande bonté (et c'est en cela que Rose lui ressemblait, ayant le parler vif et l'âme tendre). Ça me saigne l'âme, continua la vieille, de voir maltraiter en paroles un honnête garçon que j'aime quasiment comme un de mes enfants, d'autant plus que je suis amie depuis plus de soixante ans avec sa mère et avec toute sa famille… Une famille de braves gens, oui! et à qui Grand-Louis n'est pas fait pour porter déshonneur!

– Ah! c'est donc à propos de ce joli monsieur-là que votre mère grogne, dit madame Bricolin à son mari, et que votre fille pleure? Regardez-la, la voilà toute larmoyante! Oui-da! vous nous avez embarqués dans de jolies affaires, monsieur Bricolin, avec votre amitié pour ce grand âne! Vous en voilà récompensé! Voyez si ce n'est pas une honte de voir votre mère et votre fille prendre son parti contre vous, et en verser des larmes comme si… comme si… Vrai Dieu! je ne veux pas en dire plus long, j'en rougirais!

– Dites tout, ma mère, dites, s'écria Rose tout à fait irritée. Puisqu'on est si bien en train de m'humilier aujourd'hui, qu'on ne se refuse donc rien! Je suis toute prête à répondre si l'on m'interroge sérieusement et sincèrement sur mes sentiments pour Grand-Louis.

– Et quels sont vos sentiments, Mademoiselle? dit le fermier courroucé, en prenant sa plus grosse voix: dites-nous ça bien vite, s'il vous plaît, puisque la langue vous démange.

– Mes sentiments sont ceux d'une soeur et d'une amie, répliqua Rose, et personne ne m'en fera changer.

– Une soeur! la soeur d'un meunier! dit M. Bricolin en ricanant et en contrefaisant la voix de Rose; une amie! l'amie d'un paysan! Voilà un beau langage et fort convenable pour une fille comme vous! Le tonnerre m'écrase si, au jour d'aujourd'hui, les jeunes filles ne sont pas toutes folles. Rose, vous parlez comme on parlerait aux Petites-Maisons!

En ce moment, des cris perçants retentirent dans la chambre de la folle; madame Bricolin tressaillit, et Rose devint pâle comme la mort.

– Écoutez! mon père, dit-elle en saisissant avec force le bras de M. Bricolin; écoutez bien, et osez donc rire encore de la folie des jeunes filles! Plaisantez sur les maisons des fous, vous qui semblez oublier qu'une fille de notre rang peut aimer un homme sans fortune, jusqu'à tomber dans un état pire que la mort!

– Ainsi, elle l'avoue, elle le proclame! s'écria madame Bricolin, partagée entre la rage et le désespoir; elle aime ce manant, et elle nous menace de tourner comme sa soeur!

– Rose! Rose! dit M. Bricolin épouvanté, taisez-vous! et vous, Thibaude, allez-vous-en voir la Bricoline, ajouta-t-il d'un ton impérieux.

Madame Bricolin sortit. Rose restait debout, la figure bouleversée, effrayée de ce qu'elle venait de dire à son père.

– Ma fille, tu es malade, dit M. Bricolin tout ému. Il faut reprendre tes sens.

– Oui, vous avez raison, mon père, je suis malade, dit Rose fondant en larmes et en se jetant dans les bras de son père.

M. Bricolin avait été effrayé, mais il lui était impossible de s'attendrir. Il embrassa Rose comme un enfant qu'on apaise, mais non comme une fille qu'on adore. Il était vain de sa beauté, de son esprit, et plus encore de la richesse qu'il voulait placer sur sa tête. Il eût mieux aimé l'avoir mise au monde laide et sotte, mais inspirant l'envie par son argent, que parfaite et pauvre, et inspirant la pitié.

– Petite, lui dit-il, tu n'as pas le sens commun, ce soir. Va te coucher, et que ce meunier et vos belles amitiés te sortent de la cervelle. Sa soeur t'a nourrie, c'est vrai; mais elle a été, parbleu! bien payée. Ce garçon a été ton camarade d'enfance, c'est encore vrai; mais il était notre domestique, et il ne faisait que son devoir en t'amusant. Il me plaît de le chasser au jour d'aujourd'hui, parce qu'il m'a joué un vilain tour: c'est ton devoir de trouver que j'ai raison.

– Oh! mon père, dit Rose en pleurant toujours dans les bras du fermier, vous révoquerez cet ordre-là. Vous lui permettrez de se justifier, car il n'est pas coupable, c'est impossible, et vous ne me forcerez pas à humilier mon ami d'enfance, le fils de la bonne meunière qui m'aime tant!

– Rose, tout ça commence à m'ennuyer particulièrement, répondit Bricolin en se débarrassant des caresses de sa fille. C'est trop bête qu'il faille faire une affaire de famille de l'expulsion d'un pareil va-nu-pieds. Allons, flanque-moi la paix, je te prie. Écoute comme ta pauvre soeur braille, et ne t'occupe pas tant d'un étranger quand le malheur est dans notre maison.

– Oh! si vous croyez que je n'entends pas la voix de ma soeur, dit Rose avec une expression effrayante, si vous croyez que ses cris ne disent rien à mon âme, vous vous trompez, mon père! je les entends bien, et je n'y pense que trop!

Rose sortit en chancelant, mais comme elle se dirigeait vers la chambre de sa soeur, on l'entendit rouler sur le plancher du corridor. Les deux dames Bricolin accoururent effrayées. Rose était évanouie et comme morte.

On s'empressa de porter Rose dans la chambre où Marcelle écrivait en l'attendant, sans se douter de l'orage où s'agitait sa pauvre amie. Elle l'entoura des plus tendres soins et eut seule la présence d'esprit d'envoyer voir dans le bourg si le médecin n'était pas reparti. Il vint, et trouva la jeune fille dans une violente contraction nerveuse. Elle avait les membres raidis, les dents serrées, les lèvres bleuâtres. La connaissance lui revint quand on eut exécuté quelques prescriptions; mais son pouls passa d'une atonie effrayante à une ardente énergie. La fièvre brillait dans ses grands yeux noirs, et elle parlait avec agitation, sans trop savoir à qui. Frappée de lui entendre prononcer plusieurs fois de suite le nom de Grand-Louis, Marcelle réussit à éloigner ses parents alarmés et à rester seule avec elle, tandis que le médecin se rendait auprès de mademoiselle Bricolin l'aînée, qui commençait à présenter des symptômes de fureur comme la veille.

– Ma chère Rose, dit Marcelle en pressant sa compagne dans ses bras, vous avez du chagrin, c'est la cause de votre mal. Apaisez-vous; demain vous me conterez tout cela, et je ferai tout au monde pour voir cesser vos peines. Qui sait si je ne trouverai pas quelque moyen?

– Ah! vous êtes un ange, vous, répondit Rose en se jetant à son cou. Mais vous ne pouvez rien pour moi. Tout est perdu, tout est rompu, Louis est chassé de la maison; mon père, qui le protégeait ce matin, le hait et le maudit ce soir. Je suis trop malheureuse, en vérité!

– Vous l'aimez donc bien? dit Marcelle étonnée.

– Si je l'aime! s'écria Rose; puis-je ne pas l'aimer! Et quand donc en avez-vous douté?

– Hier encore, Rose, vous n'en conveniez pas.

– C'est possible, je n'en serais peut-être jamais convenue si on ne l'eût pas persécuté, si on ne m'eût pas poussée à bout comme on l'a fait aujourd'hui. Imaginez-vous, dit-elle en parlant d'une manière précipitée, et en tenant à deux mains son front brûlant, qu'ils ont cherché à l'humilier devant moi, à l'avilir à mes yeux, parce qu'il est pauvre et qu'il ose m'aimer! Ce matin, quand on l'accablait de railleries, j'étais lâche; j'étais en colère, et je n'osais pas le faire paraître. Je l'ai laissé vilipender sans songer à le défendre, je rougissais presque de lui. Et puis je suis rentrée, prise tout à coup d'un grand mal de tête, et me demandant si j'aurais jamais la force de braver pour lui tant d'insultes. Je me suis figuré que je ne voulais plus l'aimer, et alors il m'a semblé que j'allais mourir, que cette maison, qui m'a toujours semblé belle, parce que j'y ai été élevée et que je m'y trouvais heureuse, devenait noire, malpropre, triste et laide comme elle vous le paraît sans doute à vous-même. Je me suis crue dans une prison, et ce soir, quand ma pauvre soeur me disait dans sa folie que notre père était un gendarme qui nous gardait à vue pour nous faire souffrir, il y a eu instant où j'étais comme folle aussi, et où je me figurais voir tout ce que voyait ma soeur. Oh! que cela m'a fait de mal! Et quand j'ai repris ma raison, j'ai bien senti que sans mon pauvre Louis il n'y avait pour moi rien d'agréable, rien de supportable dans ma vie. C'est parce que je l'aime que j'ai accepté gaiement jusqu'à ce jour toutes mes peines, l'humeur terrible de ma mère, l'insensibilité de mon père, le fardeau de notre richesse, qui ne fait que des malheureux et des jaloux autour de nous, et le spectacle des maladies affreuses qui frappent depuis si longtemps sous mes yeux ma soeur et mon grand-père. Tout cela m'a paru hideux quand je me suis vue seule, n'osant plus aimer, et forcée de subir tout cela sans la consolation d'être chérie par un être beau, noble, excellent, dont l'attachement me dédommageait de tout. Oh! c'est impossible! je l'aime, je ne veux plus essayer de m'en guérir. Mais j'en mourrai, voyez-vous, madame Marcelle; car ils l'ont chassé, et, j'aurai beau souffrir, ils seront impitoyables. Je ne pourrai plus le voir; si je lui parle en secret, ils me gronderont et me persifleront jusqu'à ce que j'aie perdu la tête… Ma pauvre tête, que je croyais si saine, si forte, et qui me fait tant de mal qu'il me semble qu'elle se brise… Oh! je ne me laisserai pas devenir comme ma soeur, n'ayez pas peur de moi, ma chère madame Marcelle! Je me tuerai plutôt si je sens que son mal me gagne. Mais cela ne se gagne pas, n'est-il pas vrai?.. Pourtant, quand je l'entends crier, cela me déchire le coeur, cela fait passer du feu et de la glace dans mon sang. Une soeur, une pauvre soeur! c'est le même sang que nous, et son mal se ressent dans notre corps comme dans notre âme! Oh ciel! Madame, oh! mon Dieu, l'entendez-vous? Tenez! ils ont beau fermer les portes, je l'entends encore, je l'entends toujours!.. Comme elle souffre, comme elle aime, comme elle appelle! ma soeur, ô ma pauvre amie, que j'ai vue si belle, si sage, si douce, si gaie, et qui rugit à présent comme une louve!..

 

La pauvre Rose éclata en sanglots, et peu à peu ses larmes, longtemps étouffées par un violent effort de sa volonté, devenaient des cris inarticulés, puis des cris perçants. Sa figure s'altérait, ses yeux égarés semblaient rentrer et s'éteindre, ses mains crispées pressaient les bras de Marcelle jusqu'à les meurtrir, et elle finit par cacher sa figure dans son oreiller en criant d'une manière déchirante, imitant par un instinct fatal et irrésistible les cris effroyables de sa malheureuse soeur.

La famille, frappée de cet écho sinistre, quitta l'aînée pour la cadette. Le médecin accourut, et, sachant ce qui s'était passé, n'attribua pas seulement cette violente attaque de nerfs à l'impression produite sur l'imagination de Rose par la démence de sa soeur aînée. Il réussit à la calmer; mais lorsqu'il se retrouva seul avec les Bricolin, il leur parla assez sévèrement: – Vous avez commis une longue imprudence, leur dit-il, d'élever cette jeune fille en présence d'un aussi triste spectacle. Il serait opportun de l'y soustraire, d'envoyer l'aînée dans un établissement d'aliénés, et de marier la cadette pour dissiper la mélancolie qui pourrait bien s'emparer d'elle.

– Comment, monsieur Lavergne! mais certainement! dit madame Bricolin, nous ne demandons qu'à la marier. Elle en a trouvé dix fois l'occasion, et, aujourd'hui encore, nous avions là son cousin Honoré, qui est un très-bon parti; il aura bien un jour cent mille écus. Si elle le voulait, il ne demanderait pas mieux et nous aussi, mais elle ne veut pas en entendre parler; elle refuse tous ceux que nous lui présentons!

– C'est peut-être que vous ne lui présentez pas celui qui lui plairait, répondit le docteur. Je n'en sais rien, et je ne me mêle pas de vos affaires; mais vous savez bien la cause du malheur de l'autre, et je vous conseille fort de vous conduire autrement avec celle-ci.

– Oh! celle-ci, dit M. Bricolin, ce serait trop grand dommage, une si belle fille, hein, monsieur le docteur?

– L'autre aussi était une belle fille; vous ne vous en souvenez pas!

– Mais enfin, Monsieur, dit madame Bricolin plus irritée que pénétrée de la franchise du docteur, est-ce que vous croiriez que ma fille n'aurait pas la tête saine? Le malheur de l'autre est un accident, un chagrin qu'elle a eu de la mort de son amant…

– Que vous ne lui aviez pas permis d'épouser!

– Monsieur, vous n'en savez rien; nous le lui aurions peut-être permis, si nous avions su que ça devait tourner si mal. Mais Rose, Monsieur, c'est une fille bien organisée, bien raisonnable, et, Dieu merci, ce n'est pas un mal héréditaire chez nous. Il n'y a jamais eu de fous, que je sache, dans la famille des Bricolin ni dans celle des Thibaut! Moi, j'ai toujours eu la tête froide et forte; j'ai d'autres filles qui sont comme moi: je ne conçois pas pourquoi Rosé ne l'aurait pas aussi bonne que les autres.

– Vous en penserez ce que vous voudrez, reprit le médecin; mais je vous déclare que vous jouez gros jeu si vous contrariez jamais les inclinations de votre fille cadette. C'est un tempérament nerveux des mieux conditionnés, et assez semblable à celui de l'ainée. De plus, la folie, si elle n'est pas héréditaire, est contagieuse…

– Oh! nous enverrons l'autre dans une maison de santé; nous nous déciderons à cela quoi qu'il en puisse coûter, dit madame Bricolin.

– Et il ne faut pas contrarier Rose, entends-tu, ma femme? dit le fermier en se versant du vin à pleins verres pour s'étourdir sur ses chagrins domestiques. Il y a des acteurs à la Châtre, il faudra la mener voir la comédie. Nous lui achèterons une robe neuve, deux s'il faut. Nous avons, sapredié, bien le moyen de ne lui rien refuser!..

M. Bricolin fut interrompu par madame de Blanchemont, qui lui demandait un entretien particulier.

XXX.
LE CONTRAT

– Monsieur Bricolin, dit Marcelle en suivant le fermier dans une espèce de cabinet sombre et mal rangé où il entassait ses papiers pèle-mêle avec divers instruments aratoires et ses échantillons de semence, êtes-vous disposé à m'écouter avec calme et douceur?

Le fermier avait beaucoup bu pour se donner de l'aplomb avant d'aller insulter Grand-Louis sur le terrier. En revenant, il avait encore bu pour se calmer et se rafraîchir. En troisième lieu, il avait bu pour conjurer la tristesse répandue autour de lui et chasser les idées noires qui le gagnaient. Son pichet de faïence à fleurs bleues, en permanence sur la table de la cuisine, lui servait ordinairement de contenance ou de stimulant contre la première pesanteur de l'ivresse. Quand il se vit seul avec la dame de Blanchemont et privé du secours de son vin blanc, il se sentit mal à l'aise, fit machinalement le mouvement de chercher sur sa table à écrire un verre qui ne s'y trouvait point, et, en voulant offrir une chaise, il en fit tomber deux. Marcelle s'aperçut alors que ses jambes, sa face rouge, sa langue et son cerveau étaient passablement avinés, et, malgré le dégoût que lui inspirait ce redoublement d'attrait du personnage, elle résolut d'affronter une franche explication avec lui, se rappelant le proverbe in vino veritas.

Voyant qu'il avait à peine entendu ses premières paroles, elle revint à l'assaut. – Monsieur Bricolin, lui dit-elle, j'ai eu le, plaisir de vous demander si vous étiez disposé à écouter avec bienveillance et tranquillité une demande assez délicate que j'ai à vous faire.

– Qu'est-ce qu'il y a, Madame? répondit le fermier d'un ton peu gracieux, mais sans énergie. Il en voulait beaucoup à Marcelle, mais il était trop appesanti pour le lui témoigner.

– Il y a, monsieur Bricolin, reprit-elle, que vous avez chassé de votre maison le meunier d'Angibault, et que je désirerais savoir la cause de votre mécontentement contre lui.

Bricolin fut étourdi de cette franche manière d'aborder la question. Il y avait dans l'extérieur de Marcelle une sincérité hardie qui le gênait toujours, et surtout dans un moment où il n'avait pas le libre exercice de ses facultés. Dominé comme par une volonté supérieure à la sienne, il fit le contraire de ce qu'il eût fait à jeun, il dit la vérité.

– Vous la savez, Madame, répondit-il, la cause de mon mécontentement! je n'ai pas besoin de vous la dire.

– C'est donc moi? dit madame de Blanchemont.

– Vous? non. Je ne vous accuse pas. Vous songez à vos propres intérêts, c'est tout simple, comme je songe aux miens… mais je trouve que c'est le fait d'une canaille de faire semblant d'être mon ami, et d'aller, pendant ce temps-là, vous donner des conseils contre moi. Écoutez-les, profitez-en, payez-les bien, vous n'en manquerez pas. Mais moi, je mets à la porte l'ennemi qui me nuit auprès de vous. Voilà!.. Tant pis pour ceux qui le trouvent mauvais… Je suis le maître chez moi; car enfin, voyez-vous, madame de Blanchemont, je vous le dis, chacun pour soi!.. Vos intérêts sont vos intérêts à vous, mes intérêts sont mes intérêts à moi. La canaille est de la canaille… Au jour d'aujourd'hui, chacun songe à soi. Je suis le maître dans ma maison et dans ma famille, vous avez vos intérêts comme j'ai les miens; pour des conseils contre moi, vous n'en manquerez guère, je vous le dis…

Et M. Bricolin continua ainsi pendant dix minutes à se répéter fastidieusement sans s'en apercevoir, perdant à chaque parole le souvenir d'avoir dit déjà cent fois la même chose.

Marcelle, qui avait vu rarement de près des gens ivres, et qui n'avait jamais causé avec aucun, l'écoutait avec étonnement, se demandant s'il était devenu tout à coup idiot, et songeant avec effroi que le sort de Rose et de son amant dépendait d'un homme dur et opiniâtre à jeun, stupide et sourd quand le vin avait apaisé sa rudesse. Elle le laissa ressasser pendant quelque temps les mêmes lieux communs ignobles, puis, voyant que cela pouvait durer jusqu'à ce que le sommeil le prît sur sa chaise, elle essaya de le dégriser en touchant brusquement la corde la plus sensible.

– Voyons, monsieur Bricolin, dit-elle en l'interrompant, vous voulez absolument acheter Blanchemont? Et si j'acceptais le prix que vous m'en offrez, seriez-vous encore fâché?

Bricolin fit un effort pour relever ses paupières dilatées, et pour regarder fixement Marcelle qui, de son côté, le regardait avec, attention et assurance. Peu à peu l'oeil du fermier s'éclaircit, sa face lourde et gonflée parut se raffermir, et on eût dit qu'un voile tombait de dessus ses traits. Il se leva et fit deux ou trois tours dans la chambre, comme pour essayer ses jambes et rassembler ses idées. Il craignait de rêver. Quand il revint s'asseoir vis-à-vis de Marcelle, son attitude était solide et son teint presque pâle.

– Pardon, madame la baronne, lui dit-il, qu'est-ce que vous m'avez fait l'honneur de me dire?

– Je dis, reprit Marcelle, que je suis capable de vous laisser ma terre pour deux cent cinquante mille francs, si…

– Si quoi? demanda Bricolin d'un ton bref et avec un regard de lynx.

– Si vous voulez me promettre de ne pas faire le malheur de votre fille.

– Ma fille! Qu'est-ce que ma fille a à faire dans tout cela?

– Votre fille aime le meunier d'Angibault; elle est fort malade, elle peut en perdre la raison comme sa soeur. Entendez-vous, comprenez-vous, monsieur Bricolin?

– J'entends, et ne comprends guère. Je vois bien que ma fille a une espèce d'amourette dans la tête. Ça peut passer d'un jour à l'autre, comme ça est venu. Mais quel si grand intérêt portez-vous à ma fille?

– Que vous importe? Puisque vous ne comprenez pas qu'on puisse avoir de l'amitié et de la compassion pour une fille charmante qui souffre, vous comprenez du moins l'avantage d'être propriétaire de Blanchemont?

– C'est un jeu, madame la baronne. Vous vous moquez de moi. Vous avez parlé aujourd'hui à mon plus grand ennemi, à Tailland le notaire, qui vous aura certainement conseillé de me tenir la dragée haute!

– Sans aucune animosité contre vous, il m'a donné les renseignements nécessaires sur ma position. Or, je sais que je pourrais trouver un acquéreur très-prochainement, et vous tenir, comme vous dites, la dragée très-haute.

– Et c'est le meunier d'Angibault qui vous a procuré ce bon conseiller-là en cachette de moi?

– Qu'en savez-vous? Vous pourriez vous tromper. D'ailleurs, toute explication à ce sujet est inutile; si je me contente de vos offres, que vous importe le reste?

 

– Mais le reste… le reste, c'est qu'il faut que ma fille épouse un meunier!

– Votre père l'était avant d'entrer comme fermier chez mes parents.

– Mais il a ramassé du bien, et, au jour d'aujourd'hui, je suis en position d'avoir un gendre qui m'aidera à acheter votre terre.

– A l'acheter trois cent mille francs, et peut-être plus?

– C'est donc une condition sinet quoi nomme? Vous voulez que ce meunier épouse ma fille? Quel intérêt avez-vous à cela?

– Je vous l'ai dit, l'amitié, le plaisir de faire des heureux, toutes choses qui vous paraissent bizarres; mais chacun son caractère.

– Je sais bien que défunt M. le baron votre mari aurait donné dix mille francs d'un mauvais cheval, quarante mille francs d'une mauvaise fille, quand ça lui passait par la tète. Ce sont des fantaisies de noble; mais enfin ça se conçoit, c'était pour lui, ça lui procurait de l'agrément: au lieu que faire un sacrifice purement pour le plaisir des autres, à des gens qui ne vous tiennent en rien, que vous connaissez à peine…

– Vous me conseillez donc de ne pas le faire?

– Je vous conseille, dit vivement Bricolin effrayé de sa maladresse, de faire ce qui vous plaît! On ne dispute pas des goûts et des idées; mais enfin!..

– Mais enfin, vous vous méfiez de moi, cela est clair. Vous ne me croyez pas sincère dans mes propositions?

– Dame, Madame! quelle garantie eu aurais-je? C'est une fantaisie de reine qui peut vous passer d'un moment à l'autre.

– C'est pourquoi vous devriez vous hâter de me prendre au mot.

«Elle a pardieu raison, se dit M. Bricolin; dans sa folie, elle a plus de sang-froid que moi.»

– Voyons, madame la baronne, dit-il, quelle garantie me donneriez-vous?

– Un engagement écrit.

– Signé?

– A coup sûr.

– Et moi, je vous promettrais de donner ma fille en mariage à votre protégé?

– Vous m'en donneriez d'abord votre parole d'honneur.

– D'honneur? et puis après?

– Et puis tout de suite vous iriez, en présence de votre mère, de votre femme et de moi, la donner à Rose.

– Ma parole d'honneur? Rose est donc bien amourachée?

– Enfin, consentez-vous?

– S'il ne faut que cela pour lui faire plaisir, à cette petite!..

– Il faut plus encore…

– Quoi donc?

– Il faut tenir votre parole.

La figure du fermier s'altéra.

– Tenir ma parole… tenir ma parole! dit-il; vous en doutez donc?

– Pas plus que vous ne doutez de la mienne; mais, comme vous me demandez un écrit, je vous en demanderais un aussi.

– Un écrit comme quoi tourné?

– Une promesse de mariage que je rédigerais moi-même, que Rose signerait; et que vous signeriez aussi.

– Et si Rose allait me demander une dot après tout cela?

– Elle y renoncerait par écrit.

«Ce serait une fameuse économie, pensa le fermier, Cette diable de dot qu'il aurait fallu fournir d'un jour à l'autre m'aurait empêché peut-être d'acheter Blanchemont. Ne pas doter et avoir Blanchemont pour deux cent cinquante mille francs, c'est cent mille francs de profit. Allons, il n'y a pas à barguigner. Avec ça que si Rose devenait folle, il faudrait bien renoncer à trouver un gendre… et puis payer un médecin à l'année… Et puis enfin, c'est trop triste; ça me ferait trop de peine de la voir devenir laide et malpropre comme sa soeur. Ça serait une honte pour nous d'avoir deux filles folles. Celle-là sera drôlement établie, mais la seigneurie de Blanchemont peut replâtrer bien des choses. On critiquera d'un côté, on nous jalousera de l'autre. Allons, soyons bon père. L'affaire n'est pas mauvaise.»

– Madame la baronne, dit-il, si nous essayions de voir comment on pourrait tourner cet écrit-là? C'est un drôle de marché tout de même, et je n'en ai jamais vu de modèle.

– Ni moi non plus, répondit madame de Blanchemont, et je ne sais s'il en existe dans la législation moderne. Mais, qu'importe? avec du bon sens et de la loyauté, vous savez qu'on peut rédiger un acte plus solide que tous ceux des gens du métier.

– Ça se voit tous les jours. Un testament, par exemple! le papier timbré même n'y fait rien. Mais j'en ai ici. J'en ai toujours. On doit toujours avoir de ça sous la main.

– Laissez-moi faire un brouillon sur papier libre, monsieur Bricolin, et faites-en un de votre côté: nous comparerons, nous discuterons s'il y a lieu, et nous transcrirons sur papier marqué.

– Faites, faites, Madame, répondit Bricolin, qui savait à peine écrire. Vous avez plus d'esprit que moi, vous tournerez ça mieux que moi, et puis nous verrons.

Pendant que Marcelle écrivait, M. Bricolin chercha dans un coin une cruche d'eau, et, sans être aperçu, il la posa sur une encoignure, s'inclina et en avala une certaine quantité. «Il s'agit d'avoir sa tête, pensait-il; il me semble bien que c'est revenu; mais de l'eau froide dans le sang, c'est très-bon en affaires, ça rend prudent et méfiant.»

Marcelle, inspirée par son coeur, et douée d'ailleurs d'une grande lucidité d'intelligence dans ses généreuses résolutions, rédigea un écrit qu'un légiste eût pu regarder comme un chef-d'oeuvre de clarté, quoiqu'il fût écrit en bon français, qu'il n'y eût pas un mot de l'argot consacré, et qu'il fût empreint de la plus admirable bonne foi. Quand Bricolin en eut écouté la lecture, il fut frappé de la précision de cet acte, qu'il n'eût pas dicté, mais dont il comprenait fort bien la valeur et les conséquences.

«Le diable soit des femmes! pensa-t-il. On a bien raison de dire que, quand par hasard elles s'entendent aux affaires, elles en remontreraient au plus malin d'entre nous. Je sais bien que, quand je consulte la mienne, elle s'aperçoit toujours de ce qui peut laisser une porte ouverte en ma faveur ou à mon détriment. Je voudrais qu'elle fût là! Mais elle nous retarderait par ses objections. Nous verrons bien quand il sera question de signer. Qu'est-ce qui croirait pourtant que cette jeune dame-là, qui est une liseuse de romans, une républicaine et un cerveau brûlé, est capable de faire si sagement une folie? J'en perdrai la tête d'étonnement. Buvons encore un verre d'eau. Pouah! que c'est mauvais! que de bon vin il me faudra boire après le marché pour me refaire l'estomac!»