Za darmo

Le meunier d'Angibault

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Enfin, vers trois heures du matin, la pesanteur de l'orage parut accabler les organes excédés de la folle. Elle s'endormit par terre, et on parvint à la mettre au lit sans qu'elle s'en aperçût. Il y avait sans doute bien longtemps qu'elle n'avait goûté un instant de sommeil, car elle s'y ensevelit profondément, et tout le monde put se reposer, même Rose à qui madame de Blanchemont s'empressa de porter cette meilleure nouvelle.

Si Marcelle n'eût trouvé là l'occasion de se dévouer à la pauvre Rose, elle eût maudit la malheureuse inspiration qui l'avait poussée dans cette maison habitée par l'avarice et le malheur. Elle se fût hâtée de chercher un autre gîte que celui-là, si antipathique à la poésie, si déplaisant dans la prospérité, si lugubre dans la disgrâce. Mais quelque nouvelle contrariété qu'elle pût être exposée à y subir encore, elle résolut d'y rester tant qu'elle pourrait être secourable à sa jeune compagne. Heureusement la matinée fut calme. Tout le monde s'éveilla fort tard, et Rose dormait encore lorsque madame de Blanchemont, à peine éveillée elle-même, reçut de Paris, grâce à la rapidité des communications actuelles, la réponse suivante à la lettre que trois jours auparavant elle avait écrite à sa belle-mère.

Lettre de la comtesse de Blanchemont à sa belle-fille, Marcelle, baronne de Blanchemont.

«Ma fille,

«Que la Providence qui vous envoie tout ce courage daigne vous le conserver! Il ne m'étonne pas de votre part, quoiqu'il soit grand. Ne louez pas le mien. A mon âge on n'a pas longtemps à souffrir! Au vôtre… heureusement, on ne se fait pas une idée nette de la longueur et de la difficulté de l'existence. Ma fille, vos projets sont louables, excellents, et d'autant plus sages qu'ils sont nécessaires; encore plus nécessaires que vous ne pensez. Nous aussi, ma chère Marcelle, nous sommes ruinés! et nous ne pourrons peut-être rien laisser en héritage à notre petit-fils bien-aimé. Les dettes de mon malheureux fils surpassent tout ce que vous en connaissez, tout ce qu'on pouvait prévoir. Nous temporiserons avec les créanciers; mais nous acceptons la responsabilité, et c'est en privant l'avenir d'Édouard de l'honorable fortune à laquelle il devait aspirer après notre décès. Élevez-le donc avec simplicité. Apprenez-lui à se créer lui-même des ressources par ses talents et à maintenir son indépendance par la dignité avec laquelle il saura supporter le malheur. Quand il sera en âge d'homme nous ne serons plus du monde. Qu'il respecte la mémoire de vieux parents qui ont préféré l'honneur d'un gentilhomme à ses plaisirs, et qui ne lui auront laissé en héritage qu'un nom pur et sans reproche. Le fils d'un banqueroutier n'aurait eu dans la vie que des jouissances condamnables; le fils d'un père coupable aura, du moins, quelque obligation à ceux qui auront su mettre sa vie à l'abri du blâme public.

«Demain je vous écrirai des détails, aujourd'hui je suis sous le coup de la découverte d'un nouvel abîme. Je vous l'annonce en peu de mots. Je sais que vous pouvez tout comprendre et tout supporter. Adieu, ma fille, je vous admire et je vous aime.»

– Édouard! dit Marcelle en couvrant de baisers son fils endormi, il était donc écrit au ciel que tu aurais la gloire et peut-être le bonheur de ne pas succéder à la richesse et au rang de tes pères! Ainsi périssent les grandes fortunes, ouvrage des siècles, en un seul jour! Ainsi les anciens maîtres du monde, entraînés par la fatalité, plus encore que par leurs passions, se chargent d'accomplir eux-mêmes les décrets de la sagesse divine, qui travaille insensiblement à niveler les forces de tous les hommes! Puisses-tu comprendre un jour, ô mon enfant! que cette loi providentielle t'est favorable, puisqu'elle te jette dans le troupeau de brebis qui est à la droite du Christ, et te sépare des boucs qui sont à sa gauche. Mon Dieu, donnez-moi la force et la sagesse nécessaires pour faire de cet enfant un homme! Pour en faire un patricien, je n'avais qu'à me croiser les bras et laisser agir la richesse. A présent j'ai besoin de lumières et d'inspirations; mon Dieu, mon Dieu! vous m'avez donné cette tâche à remplir, vous ne m'abandonnerez pas!

«Lémor! écrivait-elle un instant après, mon fils est ruiné, ses parents sont ruinés. Mon fils est pauvre. Il eût été peut-être un riche indigne et méprisable. Il s'agit d'en faire un pauvre courageux et noble. Cette mission vous était réservée par la Providence. A présent, parlerez-vous jamais de m'abandonner? Cet enfant, qui était un obstacle entre nous, n'est-il pas un lien cher et sacré? A moins que vous ne m'aimiez plus dans un an, Henri, qui peut s'opposer maintenant à notre bonheur? Ayez du courage, ami, partez. Dans un an, vous me retrouverez dans quelque chaumière de la Vallée-Noire, non loin du moulin d'Angibault.»

Marcelle écrivit ce peu de lignes avec exaltation. Seulement, lorsque sa plume traça cette phrase: «A moins que vous ne m'aimiez plus dans un an,» un imperceptible sourire donna à ses traits une expression ineffable. Elle joignit à ce billet celui de sa belle-mère pour explication, et, cachetant le tout, elle le mit dans sa poche, pensant bien qu'elle ne tarderait pas à revoir le meunier et peut-être Lémor lui-même sous cet habit de paysan qui lui allait si bien.

La folle dormit toute la journée. Elle avait la fièvre; mais depuis douze ans elle ne l'avait point quittée un seul jour, et cet anéantissement, où on ne l'avait jamais vue, faisait croire à une crise favorable. Le médecin qu'on avait appelé de la ville et qui était habitué à la voir, ne la trouva pas malade relativement à son état ordinaire. Rose, bien rassurée, et rendue aux doux instincts de la jeunesse, s'habilla lentement avec beaucoup de coquetterie. Elle voulait être simple pour ne pas effaroucher son ami, en faisant devant lui l'étalage de sa richesse; elle voulait être jolie pour lui plaire. Elle chercha donc les plus ingénieuses combinaisons, et réussit à être modeste comme une fille des champs et belle comme un ange du paradis. Sans vouloir s'en rendre compte, au milieu de toutes ses douleurs, elle avait un peu tremblé à l'idée de perdre cette riante journée. A dix-huit ans, on ne renonce pas sans regret à enivrer tout un jour l'homme dont on est aimée, et cette crainte était venue, à l'insu d'elle-même, se mêler à la sincère et profonde douleur que sa soeur lui avait fait éprouver. Lorsqu'elle parut à la grand'messe, il y avait longtemps que Louis guettait son entrée. Il s'était placé de manière à ne pas la perdre de vue un instant. Elle se trouva comme par hasard auprès de la Grand'Marie, et il la vit avec attendrissement mettre son joli châle sous les genoux de la meunière, en dépit du refus de la bonne femme.

Après l'office, Rose prit adroitement le bras de sa grand'mère, qui avait coutume de ne pas quitter la meunière, son ancienne amie, quand elle avait le plaisir de la rencontrer. Ce plaisir devenait chaque année plus rare à mesure que l'âge rendait aux deux matrones la distance de Blanchemont à Angibault plus difficile à franchir. La mère Bricolin aimait à causer. Continuellement rembarrée, comme elle disait, par sa belle-fille, elle avait un flux de paroles rentrées à verser dans le sein de la meunière, qui, moins expansive, mais sincèrement attachée à sa compagne de jeunesse, l'écoutait avec patience et lui répondait avec discernement.

De cette façon, Rose espérait échapper toute la journée à la surveillance de madame Bricolin et même à la société de ses autres parents, la grand'mère aimant beaucoup mieux l'entretien des paysans ses pareils que celui des parvenus de sa famille.

Sous les vieux arbres du terrier, en vue d'un site charmant, la foule des jolies filles se pressait autour des ménétriers placés deux à deux sur leurs tréteaux à peu de distance les uns des autres, faisant assaut de bras et de poumons, se livrant à la concurrence la plus jalouse, jouant chacun dans son ton et selon son prix, sans aucun souci de l'épouvantable cacophonie produite par cette réunion d'instruments braillards qui s'évertuaient tous à la fois à qui contrarierait l'air et la mesure de son voisin. Au milieu de ce chaos musical, chaque quadrille restait inflexible à son poste, ne confondant jamais la musique qu'il avait payée avec celle qui hurlait à deux pas de lui, et ne frappant jamais du pied à faux pour marquer le rhythme, tour de force de l'oreille et de l'habitude. Les ramées retentissaient de bruits non moins hétérogènes, ceux-ci chantant à pleine voix, ceux-là parlant de leurs affaires avec passion; les uns trinquant de bonne amitié, les autres menaçant de se jeter les pots à la tête, le tout rehaussé de deux gendarmes indigènes circulant d'un air paterne au milieu de cette cohue, et suffisant, par leur présence, à contenir cette population paisible qui, des paroles, en vient rarement aux coups.

Le cercle compacte qui se formait autour des premières bourrées s'épaissit encore lorsque la charmante Rose ouvrit la danse avec le grand farinier. C'était le plus beau couple de la fête et celui dont le pas ferme et léger électrisait tous les autres. La meunière ne put s'empêcher de le faire remarquer à la mère Bricolin, et même elle ajouta que c'était un malheur que deux jeunes gens si bons et si beaux ne fussent pas destinés l'un à l'autre.

– Fié pour moi (c'est-à-dire, quant à moi), répondit sans hésiter la vieille fermière, je n'en ferais ni une ni deux, si j'étais la maîtresse; car je suis sûre que ton garçon rendrait ma petite-fille plus heureuse qu'elle ne le sera jamais avec un autre. Je sais bien que Grand-Louis l'aime; ça se voit de reste, quoiqu'il ait l'esprit de n'en rien dire. Mais que veux-tu, ma pauvre Marie? on ne pense qu'à l'argent, chez nous. J'ai fait la bêtise d'abandonner tout mon bien à mon fils, et depuis ce temps-là, on ne m'écoute pas plus que si j'étais morte. Si j'avais agi autrement, j'aurais aujourd'hui le droit de marier Rose à mon gré en la dotant. Mais il ne me reste que les sentiments, et c'est une monnaie qui ne se rend pas chez nous en bons procédés.

 

Malgré l'adresse que Rose sut mettre à passer d'un groupe à l'autre pour éviter sa mère et se retrouver toujours, soit à côté, soit vis-à-vis de son ami, madame Bricolin et sa société réussirent à la rejoindre et à se fixer autour d'elle. Ses cousins la firent danser jusqu'à la fatiguer, et Grand-Louis s'éloigna prudemment, sentant qu'à la moindre querelle sa tête s'échaufferait plus que de raison. On avait bien essayé de l'entreprendre par des plaisanteries blessantes; mais le regard clair et hardi de ses grands yeux bleus, son calme dédaigneux et sa haute stature avaient contenu aisément la bravoure des Bricolin. Quand il se fut retiré, on s'en donna à coeur joie, et Rose fut fort surprise d'entendre ses soeurs, ses belles-soeurs et ses nombreuses cousines décréter, autour d'elle, que ce grand garçon avait l'air d'un sot, qu'il dansait ridiculement, qu'il paraissait bouffi de prétentions, et qu'aucune d'elles ne voudrait danser avec lui pour tout un monde. Rose avait de l'amour-propre. On avait trop obstinément travaillé à développer ce défaut en elle pour qu'elle ne fût pas sujette à y tomber quelquefois. On avait tout fait pour corrompre et rabaisser cette bonne et franche nature, et si l'on n'y avait guère réussi, c'est qu'il est des âmes incorruptibles sur lesquelles l'esprit du mal a peu de prise. Cependant elle souffrit d'entendre dénigrer si obstinément et si amèrement son amoureux. Elle en prit de l'humeur, n'osa plus se promettre de danser encore avec lui, et, déclarant qu'elle avait mal à la tête, elle rentra à la ferme, après avoir vainement cherché Marcelle, dont l'influence lui eût rendu, elle le sentait bien, le courage et le calme.

XXVII.
LA CHAUMIÈRE

Marcelle avait été attendre le meunier au bas du terrier, ainsi qu'il le lui avait expressément recommandé. Au coup de deux heures, elle le vit entrer dans un enclos très-ombragé et lui faire signe de le suivre. Après avoir traversé un de ces petits jardins de paysan, si mal tenus, et par conséquent si jolis, si touffus et si verts, elle entra, en se glissant sous les haies, dans la cour d'une des plus pauvres chaumières de la Vallée-Noire. Cette cour était longue de vingt pieds sur six, fermée d'un côté par la maisonnette, de l'autre par le jardin, à chaque bout par des appentis en fagots recouverts de paille, qui servaient à rentrer quelques poules, deux brebis et une chèvre, c'est-à-dire toute la richesse de l'homme qui gagne son pain au jour le jour et qui ne possède rien, pas même la chétive maison qu'il habite et l'étroit enclos qu'il cultive; c'est le véritable prolétaire rustique. L'intérieur de la maison était aussi misérable que l'entrée, et Marcelle fut touchée de voir par quelle excessive propreté le courage de la femme luttait là contre l'horreur du dénûment. Le sol inégal et raboteux n'avait pas un grain de poussière, les deux ou trois pauvres meubles étaient clairs et brillants comme s'ils eussent été vernis; la petite vaisselle de terre, dressée à la muraille et sur des planches, était lavée et rangée avec soin. Chez la plupart des paysans de la Vallée-Noire, la misère la plus réelle, la plus complète, se dissimule discrètement et noblement sous ces habitudes consciencieuses d'ordre et de propreté. La pauvreté rustique y est attendrissante et affectueuse. On vivrait de bon coeur avec ces indigents. Ils n'inspirent pas le dégoût, mais l'intérêt et une sorte de respect. Il faudrait si peu du superflu du riche pour faire cesser l'amertume de leur vie, cachée sous ces apparences de calme poétique!

Cette réflexion frappa Marcelle au coeur lorsque la Piaulette vint à sa rencontre, avec un enfant dans ses bras et trois autres pendus à son tablier; tout cela, en habits du dimanche, était frais et propre. Cette Piaulette (ou Pauline), était jeune encore, et belle, quoique fanée par les fatigues de la maternité et l'abstinence des choses les plus nécessaires à la vie. Jamais de viande, jamais de vin, pas même de légumes pour une femme qui travaille et allaite! Cependant les enfants auraient revendu de la santé à celui de Marcelle, et la mère avait le sourire de la bonté et de la confiance sur ses lèvres pâles et flétries.

– Entrez chez nous et asseyez-vous, Madame, dit-elle en lui offrant une chaise de paille couverte d'une serviette de grosse toile de chanvre bien lessivée. Le monsieur que vous attendez est déjà venu, et, ne vous trouvant pas, il a été faire un tour à l'assemblée, mais il reviendra tout à l'heure. Si je pouvais vous offrir quelque chose en attendant!.. Voilà des prunes toutes fraîchement cueillies et des noisettes. Allons, Grand-Louis, prends donc un fruit de mon jardin, toi aussi?.. Je voudrais tant pouvoir t'offrir un verre de vin, mais nous n'en cueillons pas, tu le sais bien, et si ce n'était de toi, nous n'aurions pas toujours du pain.

– Vous êtes très-pauvre? dit Marcelle, en glissant une pièce d'or dans la poche de la petite fille qui louchait avec étonnement sa robe de soie noire; et Grand-Louis, qui n'est pas bien riche lui-même, vient à votre secours?

– Lui? répondit la Piaulette, c'est le meilleur coeur d'homme que le bon Dieu ait fait! Sans lui nous serions morts de faim et de froid depuis trois hivers; mais il nous donne du blé, du bois, il nous prête ses chevaux pour aller en pèlerinage quand nous avons des malades, il…

– En voilà bien assez, Piaulette, pour me faire passer pour un saint, dit le meunier en l'interrompant. Vraiment, c'est bien beau de ma part de ne pas avoir abandonné un bon ouvrier comme ton mari!

– Un bon ouvrier! dit la Piaulette en secouant la tête. Pauvre cher homme! M. Bricolin dit partout que c'est un lâche parce qu'il n'est pas fort.

– Mais il fait ce qu'il peut. Moi j'aime les gens de bonne volonté; aussi je l'emploie toujours.

– C'est ce qui fait dire à M. Bricolin que tu ne seras jamais riche et que tu n'as pas de bon sens d'employer des gens de petite santé.

– Eh bien, si personne ne les emploie, il faudra donc qu'ils meurent de faim? Beau raisonnement!

– Mais vous savez, dit tristement Marcelle, la moralité que tire de là M. Bricolin: tant pis pour eux!

– Mam'selle Rose est bien bonne, reprit la Piaulette. Si elle pouvait, elle secourrait les malheureux; mais elle ne peut rien, la pauvre demoiselle, que d'apporter en cachette un peu de pain blanc pour faire la soupe à mon petit. Et c'est bien malgré moi; car si sa mère la voyait! oh! la rude femme! Mais le monde est comme ça. Il y a des méchants et des bons. Ah! voilà M. Tailland qui vient. Vous n'attendrez pas longtemps.

– Piaulette, tu sais ce que je t'ai recommandé, dit le meunier en posant le doigt sur ses lèvres.

– Oh! répondit-elle, j'aimerais mieux me faire couper la langue que de dire un mot.

– C'est que, vois-tu…

– Tu n'as pas besoin de m'expliquer le pourquoi et le comment, Grand-Louis; il suffit que tu me commandes de me taire. Allons, enfants, dit-elle à ses trois marmots qui jouaient sur la porte; allons-nous-en voir un peu l'assemblée.

– Cette dame a mis un louis d'or dans la poche de ta petite, lui dit tout bas le Grand-Louis. Ce n'est pas pour payer ta discrétion; elle sait bien que tu ne la vends pas. Mais c'est qu'elle a vu que tu étais dans le besoin. Serre-le, l'enfant le perdrait, et ne remercie pas; la dame n'aime pas les compliments, puisqu'elle s'est cachée en te faisant, cette charité.

M. Tailland était un honnête homme, très-actif pour un Berrichon, assez capable en affaires, mais seulement un peu trop ami de ses aises. Il aimait les bons fauteuils, les jolies petites collations, les longs repas, le café bien chaud et les chemins sans cahots pour son cabriolet. Il ne trouvait rien de tout cela à la fête de Blanchemont. Et cependant, tout en pestant un peu contre les plaisirs de la campagne, il y restait volontiers tout le jour pour rendre service aux uns et pour faire ses affaires avec les autres. En un quart d'heure de conversation, il eut bientôt démontré à Marcelle la possibilité, la probabilité même de vendre cher. Mais quant à vendre vite et à être payée comptant, il n'était pas de l'avis du meunier. Rien ne se fait vite dans notre pays, dit-il. Cependant ce serait une folie de ne pas essayer de gagner cinquante mille francs sur le prix offert par Bricolin. Je vais y mettre tous mes soins. Si, dans un mois, je n'ai pas réussi, je vous conseillerai peut-être, vu votre position particulière, de céder. Mais il y a cent à parier contre un que d'ici là Bricolin, qui grille d'être seigneur de Blanchemont, aura composé avec vous, si vous savez feindre une grande âpreté, qualité sauvage, mais nécessaire, dont je vois bien, Madame, que vous n'êtes pas trop pourvue. Maintenant, signez la procuration que je vous apporte, et je me sauve, parce que je ne veux pas avoir l'air d'avoir fait concurrence, par mes menées, à mon collègue M. Varin, que votre fermier aurait bien voulu vous faire choisir.

Grand-Louis reconduisit le notaire jusqu'à la sortie de l'enclos, et chacun disparut de son côté. Il avait été convenu que Marcelle sortirait seule, la dernière, quelques instants plus tard, et qu'elle tiendrait les huisseries de la maison fermées, afin que si quelque curieux observait leurs mouvements, on crût la maison déserte.

Ces huis de la chaumière se composaient d'une seule porte coupée en deux transversalement, la partie supérieure servant de fenêtre pour donner de l'air et du jour. Dans les anciennes constructions de nos paysans, les croisées indépendantes de la porte et garnies de vitres étaient inconnues. Celle de la Piaulette avait été bâtie il y a cinquante ans, pour des gens aisés, tandis qu'aujourd'hui les plus pauvres, pour peu qu'ils habitent une maison neuve, ont des croisées à espagnolettes et des portes à serrure. Chez la Piaulette, la porte à deux fins fermait en dedans et en dehors à l'aide d'un coret, c'est-à-dire d'une cheville en bois que l'on plante dans un trou le la muraille, d'où vient le vieux mot coriller et décoriller, pour dire fermer et ouvrir.

Lorsque Marcelle se fut renfermée ainsi, elle se trouva dans une obscurité profonde, et alors elle se demanda quelle pouvait être l'existence intellectuelle de gens qui, trop pauvres pour avoir de la chandelle, étaient obligés, dès que la nuit venait, de se coucher en hiver, ou de se tenir le jour dans les ténèbres pour se préserver du froid. Je me disais, je me croyais ruinée, pensa-t-elle, parce que j'étais forcée de quitter mon appartement doré, ouaté et tendu de soie; mais que de degrés encore à parcourir dans l'échelle des existences sociales avant d'en venir à cette vie du pauvre qui diffère si peu de celle des animaux! Pas de milieu entre supporter à toute heure les intempéries du climat, ou s'ensevelir dans le néant de l'oisiveté comme le mouton dans la bergerie! A quoi s'occupe cette triste famille dans les longues soirées de l'hiver? A parler? Et de quoi parler si ce n'est de ses maux! Ah! Lémor a raison, je suis trop riche encore pour oser dire à Dieu que je n'ai rien à me reprocher.

Cependant les yeux de Marcelle s'habituaient à l'obscurité. La porte, mal jointe, laissait pénétrer une lueur vague qui devenait plus claire à chaque instant. Tout à coup Marcelle tressaillit en voyant qu'elle n'était pas seule dans la chaumière, mais son second frisson ne fut pas causé par la peur: Lémor était à ses côtés. Il s'était caché, à l'insu de tous, derrière le lit en forme de corbillard, garni de rideaux de serge. Il s'était enhardi jusqu'à rechercher un tête-à-tête avec Marcelle, se disant que c'était le dernier, et qu'il faudrait partir après.

– Puisque vous voilà, lui dit-elle, dissimulant, avec une tendre coquetterie, la joie et l'émotion de sa surprise, je veux vous dire tout haut ce que je pensais. Si nous étions réduits à habiter cette chaumière, votre amour résisterait-il à la souffrance du jour et à l'inaction du soir? Pourriez-vous vivre privé de livres, ou ne pouvant vous en servir faute d'une goutte d'huile dans la lampe, et de temps aux heures où le travail occuperait vos bras? Après quelques années d'ennuis et de privations de tous genres, trouveriez-vous cette demeure pittoresque dans son délabrement et la vie du pauvre poétique dans sa simplicité?

– J'avais les mêmes pensées précisément, Marcelle, et je songeais à vous demander la même chose. M'aimeriez-vous si je vous entretenais, par mes utopies, dans une pareille misère?

– Il me semble que oui, Lémor.

– Et pourquoi doutez-vous de moi? Ah! vous n'êtes pas sincère en me répondant oui!

– Je ne suis pas sincère? dit Marcelle en mettant ses deux mains dans celles de Lémor. Mon ami, je veux être digne de vous, c'est pourquoi je me préserve de l'exaltation romanesque qui peut pousser, même une femme du monde, à tout affirmer, à tout promettre, sauf à ne rien tenir, et à se dire le lendemain: «J'ai composé hier un joli roman.» Moi, je ne passe pas un jour sans adresser à ma conscience les plus sévères interrogations, et je crois être sincère en vous répondant que je ne puis me représenter une situation, fût-ce l'horreur d'un cachot, où je cesserais de vous aimer à force de souffrir!

 

– O Marcelle! chère et grande Marcelle! Mais pourquoi donc doutez-vous de moi?

– Parce que l'esprit de l'homme diffère du nôtre. Il est habitué à d'autres aliments que la tendresse et la solitude. Il lui faut de l'activité, du travail, l'espoir d'être utile, non-seulement à sa famille, mais à l'humanité.

– Aussi, n'est-ce pas un devoir de se précipiter volontairement dans cette impuissance de la misère!

– Nous vivons donc dans un temps où les devoirs se contredisent? car on n'a la puissance de l'esprit qu'avec les lumières de l'instruction, et l'instruction qu'avec la puissance de l'argent: et pourtant, tout ce dont on jouit, tout ce qu'on acquiert, tout ce qu'on possède, est au détriment de celui qui ne peut rien acquérir, rien posséder des biens célestes et matériels.

– Vous me prenez par mes propres utopies, Marcelle. Hélas! que vous répondrai-je, sinon que nous vivons, en effet, dans un temps d'énorme et inévitable inconséquence, où les bons coeurs veulent le bien et sont forcés d'accepter le mal? On ne manque pas de raisons pour se prouver à soi-même, comme font tous les heureux du siècle, qu'on doit soigner, édifier et poétiser sa propre existence pour faire de soi un instrument actif et puissant au service de ses semblables; que se sacrifier, s'abaisser et s'annihiler comme les premiers chrétiens du désert, c'est neutraliser une force, c'est étouffer une lumière que Dieu avait envoyée aux hommes pour les instruire et les sauver. Mais que d'orgueil dans ce raisonnement, tout juste qu'il semble dans la bouche de certains hommes éclairés et sincères! C'est le raisonnement de l'aristocratie. Conservons nos richesses pour faire l'aumône, disent aussi les dévots de votre caste. C'est nous, disent les princes de l'Église, que Dieu a institués pour éclairer les hommes. C'est nous, disent les démocrates de la bourgeoisie, nous seuls, qui devons initier le peuple à la liberté! Voyez pourtant quelles aumônes, quelle éducation et quelle liberté ces puissants ont données aux misérables! Non! la charité particulière ne peut rien, l'Eglise ne veut rien, le libéralisme moderne ne sait rien. Je sens mon esprit défaillir et mon coeur s'éteindre dans ma poitrine quand je songe à l'issue de ce labyrinthe où nous voilà engagés, nous autres qui cherchons la vérité et à qui la société répond par des mensonges ou des menaces. Marcelle, Marcelle, aimons-nous, pour que l'esprit de Dieu ne nous abandonne pas!

– Aimons-nous, s'écria Marcelle en se jetant dans les bras de son amant; et ne me quitte pas, ne m'abandonne pas à mon ignorance, Lémor, car tu m'as fait sortir de l'étroit horizon catholique où je faisais tranquillement mon salut, mettant la décision de mon confesseur au-dessus de celle du Christ, et me consolant de ne pouvoir être chrétienne à la lettre, lorsqu'un prêtre m'avait dit: Il est avec le ciel des accommodements. Tu m'as fait entrevoir une sphère plus vaste, et aujourd'hui je n'aurais plus un instant de repos si tu m'abandonnais sans guide dans ce pâle crépuscule de la vérité.

– Mais moi, je ne sais rien, répondit Lémor avec douleur. Je suis l'enfant de mon siècle. Je ne possède pas la science de l'avenir, je ne sais que comprendre et commenter le passé. Des torrents de lumière ont passé devant moi, et comme tout ce qui est jeune et pur aujourd'hui, j'ai couru vers ces grands éclairs qui nous détrompent de l'erreur sans nous donner la vérité. Je hais le mal, j'ignore le bien. Je souffre, oh! je souffre, Marcelle, et je ne trouve qu'en toi le beau idéal que je voudrais voir régner sur la terre. Oh! je t'aime de tout l'amour que les hommes repoussent du milieu d'eux, de tout le dévouement que la société paralyse et refuse d'éclairer, de toute la tendresse que je ne puis communiquer aux autres, de toute la charité que Dieu m'avait donnée pour toi et pour eux, mais que toi seule comprends et ressens comme moi-même lorsque tous sont insensibles ou dédaigneux. Aimons-nous donc sans nous corrompre en nous mêlant à ceux qui triomphent, et sans nous abaisser avec ceux qui se soumettent. Aimons-nous comme deux passagers qui traversent les mers pour conquérir un nouveau monde, mais qui ne savent pas s'ils l'atteindront jamais. Aimons-nous, non pour être heureux dans l'égoïsme à deux, comme on appelle l'amour, mais pour souffrir ensemble, pour prier ensemble, pour chercher ensemble ce qu'à nous deux, pauvres oiseaux égarés dans l'orage, nous pouvons faire, jour par jour, pour conjurer ce fléau qui disperse notre race, et pour rassembler sous notre aile quelques fugitifs brisés comme nous d'épouvante et de tristesse!

Lémor pleurait comme un enfant en pressant Marcelle contre son coeur. Marcelle, entraînée par une sympathie brûlante et un respect enthousiaste, tomba à genoux devant lui comme une fille devant son père, en lui disant:

– Sauve-moi, ne me laisse pas périr! Tu étais là, tout à l'heure, tu m'as entendue consulter un homme d'argent sur des affaires d'argent. Je me laisse persuader de lutter contre la pauvreté pour sauver mon fils de l'ignorance et de l'impuissance morale; si tu me condamnes, si tu me prouves que mon fils sera meilleur et plus grand en subissant la pauvreté, j'aurai peut-être l'effroyable courage de faire souffrir son corps pour fortifier son âme!

– O Marcelle! dit Lémor en la forçant à se rasseoir et en se mettant à son tour à genoux devant elle, tu as la force et la résolution des grandes saintes et des fières martyres du temps passé. Mais où sont les eaux du baptême, pour que nous y portions ton enfant? l'église des pauvres n'est pas édifiée, ils vivent dispersés dans l'absence de toute doctrine, suivant des inspirations diverses; ceux-ci résignés par habitude, ceux-là idolâtres par stupidité, d'autres féroces par vengeance, d'autres encore avilis par tous les vices de l'abandon et de l'abrutissement. Nous ne pouvons pas demander au premier mendiant qui passe d'imposer les mains à ton fils et de le bénir. Ce mendiant a trop souffert pour aimer, c'est peut-être un bandit! Gardons ton fils à l'abri du mal autant que possible, enseignons-lui l'amour du bien et le besoin de la lumière. Cette génération la trouvera peut-être. Ce sera peut-être à elle de nous instruire un jour. Garde ta richesse, comment pourrais-je te la reprocher, quand je vois que ton coeur en est entièrement détaché et que tu la regardes comme un dépôt dont le ciel le demandera compte? Garde ce peu d'or qui te reste. Le bon meunier le disait l'autre jour: Il est des mains qui purifient comme il en est qui souillent et corrompent. Aimons-nous, aimons-nous, et comptons que Dieu nous éclairera quand son jour sera venu. Et maintenant, adieu Marcelle, je vois que tu désires que ce courage vienne de moi. Je l'aurai. Demain j'aurai quitté cette douce et belle vallée où j'ai vécu deux jours si heureux malgré tout! Dans un an j'y reviendrai: que tu sois dans un palais ou dans une chaumière, je vois bien qu'il faut que je me prosterne à ta porte et que j'y suspende mon bâton de pèlerin pour ne jamais le reprendre.