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Le meunier d'Angibault

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– J'y tiens pour mon honneur, monsieur Bricolin. J'ai toujours dansé la bourrée avec elle devant tout le monde. Personne ne l'a trouvé mauvais, et si je recevais d'elle maintenant l'affront d'un refus, on croirait aisément ce que trompette déjà votre femme, à savoir que je suis un malhonnête et un malappris. Je ne veux pas être traité comme ça. C'est à vous de savoir si vous voulez me fâcher, oui ou non.

– Danse avec Rose, mon garçon, danse! s'écria le fermier avec une joie mêlée de malice profonde, danse tant que tu voudras! s'il ne faut que cela pour te contenter!..

– Eh bien, nous verrons! pensa le meunier, satisfait de sa vengeance. Voilà la dame de Blanchemont qui vient par ici, dit-il. Votre femme, avec son esclandre, ne m'a pas donné le temps de lui rendre compte de ses commissions. Si elle me parle de ses affaires, je vous dirai ses intentions.

– Je te laisse avec elle, dit M. Bricolin en se levant. N'oublie pas que tu peux les influencer, ses intentions! Les affaires l'ennuient, elle a hâte d'en finir. Fais-lui bien comprendre que je serai inébranlable… Moi, je vas trouver la Thibaude pour lui faire la leçon en ce qui te concerne.

– Double coquin! se dit le Grand-Louis, en voyant s'enfuir lourdement le fermier; compte sur moi pour te servir de compère! Oui-da! pour m'en avoir cru seulement capable, je veux qu'il t'en coûte cinquante mille francs, et vingt mille en plus.

XXI.
LE GARÇON DE MOULIN

– Ma chère dame dit en toute hâte le meunier qui entendait Rose venir derrière Marcelle, j'ai deux cents choses à vous dire, mais je ne peux pas débiter tout cela en deux minutes! Ici d'ailleurs (je ne parle pas de mademoiselle Rose), les murs ont des oreilles très-longues, et si je vas me promener seul avec vous, ça donnera des soupçons sur certaines affaires… Enfin, il faut que je vous parle, comment ferons-nous?

– Il y a un moyen bien simple, répondit madame de Blanchemont. J'irai me promener aujourd'hui, et je trouverai bien le chemin d'Angibault.

– D'ailleurs, si mademoiselle Rose voulait vous le montrer… dit Grand-Louis au moment où Rose entrait, et entendait les dernières paroles de Marcelle… Si tant est, ajouta-t-il, qu'elle ne soit pas trop en colère contre moi…

– Ah! grand étourdi! vous allez me faire gronder par ma mère d'une belle façon! répondit Rose. Elle ne m'a encore rien dit, mais avec elle ce qui est différé n'est pas perdu.

– Non, mademoiselle Rose, non, ne craignez rien. Votre maman, cette fois, ne dira mot, Dieu merci! Je me suis justifié, votre papa m'a pardonné, il s'est chargé d'apaiser madame Bricolin, et pourvu que vous ne me gardiez pas rancune de ma sottise…

– Ne parlons plus de cela, dit Rose en rougissant. Je ne vous en veux pas, Grand-Louis. Seulement vous auriez pu me crier votre justification un peu moins haut en sortant; vous m'avez réveillée en peur.

– Vous dormiez donc? Je ne croyais pas.

– Allons, vous ne dormiez pas, petite rusée, dit Marcelle, puisque vous avez fermé vos rideaux avec fureur.

– Je dormais à moitié, dit Rose en tâchant de cacher son embarras sous un air de dépit.

– Ce qu'il y a de plus clair là dedans, dit le meunier avec une douleur ingénue, c'est qu'elle m'en veut!

– Non, Louis, je te pardonne, puisque tu ne me savais pas là, dit Rose, qui avait eu trop longtemps l'habitude de tutoyer le Grand-Louis, son ami d'enfance, pour ne pas y retomber soit par distraction, soit à dessein. Elle savait bien qu'un seul mot de sa bouche accompagné de ce délicieux tu changeait en joie expansive toutes les tristesses de son amoureux.

– Et pourtant, dit le meunier, dont les yeux brillèrent de plaisir, vous ne voulez pas venir vous promener au moulin aujourd'hui avec madame Marcelle?

– Comment donc faire, Grand-Louis, puisque maman me l'a défendu, je ne sais pas pourquoi?

– Votre papa vous le permettra. Je me suis plaint à lui des duretés de madame Bricolin; il les désapprouve et m'a promis d'ôter à sa dame les préventions qu'elle a contre moi… je ne sais pas pourquoi non plus.

– Ah! tant mieux! s'il en est ainsi, s'écria Rose avec abandon. Nous irons à cheval, n'est-ce pas, madame Marcelle? vous monterez ma petite jument, et moi, je prendrai le bidet à papa; il est très-doux et va très-vite aussi.

– Et moi, dit Édouard, je veux monter à cheval aussi.

– Cela est plus difficile, répondit Marcelle. Je n'oserai pas te prendre en croupe, mon ami.

– Ni moi non plus, dit Rose, nos chevaux sont un peu trop vifs.

– Oh! je veux aller à Angibault, moi! s'écria l'enfant. Maman, emmène-moi au moulin!

– C'est trop loin pour vos petites jambes, dit le meunier; mais moi je me charge de vous, si votre maman y consent. Nous partirons les premiers dans ma charrette, et nous irons voir traire les vaches pour que ces dames trouvent de la crème en arrivant.

– Vous pouvez bien le lui confier, dit Rose à Marcelle. Il est si bon pour les enfants! j'en sais quelque chose, moi!

– Oh! vous, vous étiez si gentille! dit le meunier tout attendri, vous auriez dû rester toujours comme cela!

– Merci du compliment, Grand-Louis!

– Je ne veux pas dire que vous ne soyez plus gentille, mais que vous auriez dû rester petite. Vous m'aimiez tant dans ce temps-là! vous ne pouviez pas me quitter; toujours pendue à mon cou!

– Il serait plaisant, dit Rose moitié troublée, moitié railleuse, que j'eusse conservé cette habitude!

– Allons, reprit le meunier s'adressant à Marcelle, j'emmène le petit, c'est convenu?

– Je vous le confie en toute sécurité, dit madame de Blanchemont en lui mettant son fils dans les bras.

– Ah! quel bonheur! s'écria l'enfant. Alochon, tu me mettras encore au bout de tes bras pour me faire attraper des prunes noires aux arbres tout le long du chemin!

– Oui, Monseigneur, dit le meunier en riant; à condition que vous ne m'en ferez plus tomber sur le nez.

Grand-Louis cheminant et jouant sur sa charrette avec le bel Édouard qui faisait battre son coeur en lui rappelant les grâces, les caresses et les malices de Rose enfant, approchait de son moulin, lorsqu'il aperçut dans la prairie Henri Lémor qui venait à sa rencontre, mais qui retourna aussitôt sur ses pas et rentra précipitamment dans la maison pour se cacher, en reconnaissant Édouard à côté du meunier.

– Mène Sophie au pré, dit Grand-Louis à son garçon de moulin en s'arrêtant à quelque distance de la porte. Et vous, ma mère, amusez-moi cet enfant-là. Ayez-en soin comme de la prunelle de vos yeux; moi, j'ai un mot à dire au moulin.

Il courut alors retrouver Lémor, qui s'était enfermé dans sa chambre, et qui lui dit, en ouvrant avec précaution:

– Cet enfant me connaît; j'ai dû éviter ses regards.

– Et qui diable pouvait se douter que vous seriez encore là! dit le meunier qui avait peine à revenir de sa surprise. Moi qui vous avais fait mes adieux ce matin et qui vous croyais déjà mettant à la voile pour l'Afrique! Quel chevalier errant, ou quelle âme en peine êtes-vous donc?

– Je suis une âme en peine, en effet, mon ami. Ayez compassion de moi. J'ai fait une lieue; je me suis assis au bord d'une fontaine, j'ai rêvé, j'ai pleuré, et je suis revenu: je ne peux pas m'en aller!

– Eh bien, c'est comme cela que je vous aime, s'écria le meunier en lui secouant la main avec force. Voilà comme j'ai été plus de cent fois! Oui, plus de cent fois, j'ai quitté Blanchemont en jurant de n'y jamais remettre les pieds, et il y avait toujours au bord du chemin quelque fontaine où je m'asseyais pour pleurer, et qui avait la vertu de me faire retourner d'où je venais. Mais écoutez, mon garçon, il faut être sur vos gardes: je veux bien que vous restiez chez nous tant que vous ne pourrez pas vous décider à vous en aller. Ce sera long, je le prévois. Tant mieux, je vous aime; je voulais vous retenir ce matin, vous revenez, j'en suis heureux, et je vous en remercie. Mais pour quelques heures il faut vous éloigner. Elles vont venir ici.

– Toutes les deux! s'écria Lémor, qui comprenait Grand-Louis à demi-mot.

– Oui, toutes les deux. Je n'ai pas pu dire un mot de vous à madame de Blanchemont. Elle vient pour que je lui parle de ses affaires d'argent, sans savoir que j'ai à lui parler de ses affaires de coeur. Je ne veux pas qu'elle vous sache ici avant d'être bien sûr qu'elle ne me grondera pas de vous y avoir amené… D'ailleurs, je ne veux pas la surprendre, surtout devant Rose, qui ne sait sans doute rien de tout cela. Cachez-vous donc. Elles ont demandé leurs chevaux comme je partais. Elles auront déjeuné comme déjeunent les belles dames, c'est-à-dire comme des fauvettes; leurs montures n'ont pas les épaules froides, elles peuvent être ici d'un moment à l'autre.

– Je pars… je m'enfuis! dit Lémor tout pâle et tout tremblant: ah! mon ami, elle va venir ici!

– J'entends bien! ça vous saigne le coeur de ne pas la voir! oui, c'est dur, j'en conviens!.. Si on pouvait compter sur vous… si vous pouviez jurer de ne pas vous montrer, de ne bouger ni pied ni patte tout le temps qu'elles seront par ici… je vous fourrerais bien dans un endroit d'où vous la verriez sans être aperçu.

– Oh! mon cher Grand-Louis, mon excellent ami, je promets, je jure! cachez-moi, fût-ce sous la meule de votre moulin…

– Diable! il n'y ferait pas bon, la Grand-Louise a les os plus durs que vous. Je vas vous serrer plus mollement. Vous monterez dans mon grenier à foin, et par le trou de la lucarne vous pourrez voir passer et repasser ces dames. Je ne serai pas fâché que vous voyiez Rose Bricolin; vous me direz si vous avez connu à Paris beaucoup de duchesses plus jolies que ça. Mais attendez que j'aille voir ce qui se passe!

Et le Grand-Louis gravit un peu la côte de Condé d'où l'on découvrait les tours de Blanchemont et à peu près tout le chemin qui y mène. Quand il se fut assuré que les deux amazones ne paraissaient pas encore, il retourna auprès de son prisonnier.

 

– Ça, mon camarade, lui dit-il, voilà un miroir de deux sous et un vrai rasoir de meunier, vous allez me jeter bas cette barbe de bouc. C'est déplacé dans un moulin. C'est un nid à farine. Et puis, si par malheur on apercevait le bout de votre museau, ce changement vous rendrait moins facile à reconnaître.

– Vous avez raison, dit Lémor, et je vous obéis bien vite.

– Savez-vous, reprit le meunier, que j'ai mon idée en vous faisant mettre bas cette toison noire?

– Laquelle?

– Je viens d'y penser, et j'ai arrêté ce qui suit: vous allez rester chez moi jusqu'à ce que vous vous soyez décidé à ne plus faire de peine à ma chère dame, et à changer vos folles idées sur la fortune. Quand même vous n'y resteriez que peu de jours, il ne faut pas qu'on sache qui vous êtes, et votre barbe vous donne un air citadin qui attire les yeux. J'ai dit en l'air, hier soir, à ma bonne femme de mère, que vous étiez un arpenteur. C'est le premier mensonge qui m'est venu, et il est absurde. J'aurais mieux fait de dire tout de suite votre état. Au reste, ma mère, qui ne s'étonne de rien, trouvera tout simple que du cadastre vous ayez passé dans la mécanique. Vous allez donc être meunier, mon cher, ça vous va mieux. Vous vous occuperez, ou vous aurez l'air de vous occuper au moulin; vous avez certainement des connaissances dans la partie, et vous serez censé me conseiller pour l'établissement d'une nouvelle meule. Vous serez une rencontre utile que j'aurai faite à la ville. Comme cela, votre présence chez moi n'étonnera personne. Je suis adjoint, je réponds de vous, personne ne demandera à voir votre passe-port. Le garde champêtre est un peu curieux et bavard. Mais avec une ou deux pintes de vin on endort sa langue. Voilà mon plan. Il faut vous y conformer ou je vous abandonne.

– Je me soumets, je serai votre garçon de moulin, je me cacherai, pourvu que je ne parte pas sans revoir, ne fût-ce que d'ici et pour un instant…

– Chut! j'entends des fers sur les cailloux… tric tric… c'est la jument noire à mademoiselle Rose; trac trac… c'est le bidet gris à M. Bricolin. Vous voilà assez rasé, assez lavé, et je vous assure que vous êtes cent fois mieux comme ça. Courez au foin et poussez sur vous le volet de la lucarne. Vous regarderez par la fente. Si mon garçon y monte, faites semblant de dormir. Une sieste dans le foin est une douceur que les gens du pays se donnent souvent, et une occupation qui leur paraît plus chrétienne que celle de réfléchir tout seul les bras croisés et les yeux ouverts… Adieu! voilà mademoiselle Rose. Tenez, la première en avant! voyez comme ça trottine légèrement et d'un air décidé!

– Belle comme un ange! dit Lémor qui n'avait regardé que Marcelle.

XXII.
AU BORD DE L'EAU

Grand-Louis, qui avait toutes les délicatesses d'un coeur candidement épris, avait donné, en passant, des ordres pour que le lait et les fruits de la collation fussent servis sous une treille qui ornait le devant de sa porte, juste en face et à très-peu de distance du moulin, d'où Lémor, blotti dans son grenier, pouvait voir et même entendre Marcelle.

La collation rustique fut fort enjouée, grâce à l'espiègle intimité d'Edouard avec le meunier et aux charmantes coquetteries de Rose envers celui-ci.

– Prenez garde, Rose! dit madame de Blanchemont à l'oreille de la jeune fille, vous vous faites adorable aujourd'hui, et vous voyez bien que vous lui tournez la tête. Il me semble que vous vous moquez beaucoup de mes sermons, ou que vous vous engagez trop.

Rose se troubla, resta un moment rêveuse, et recommença bientôt ses vives agaceries, comme si elle eût pris intérieurement son parti d'accepter l'amour qu'elle provoquait. Il y avait toujours eu au fond de son coeur une vive amitié pour le Grand-Louis; il n'était donc guère probable qu'elle se fit un jeu de le railler, si elle n'eût senti la possibilité de faire faire, en elle-même, un grand progrès à cette amitié fraternelle. Le meunier, sans vouloir se flatter, éprouvait cependant une confiance instinctive, et son âme loyale lui disait que Rose était trop bonne et trop pure pour le torturer froidement.

Il se trouvait donc heureux de la voir si enjouée et si animée près de lui, et il eut grand'peine à la laisser avec sa mère la dernière à table. Mais il avait vu Marcelle s'éloigner un peu et lui faire signe à la dérobée qu'il eût à la suivre de l'autre côté de la rivière.

– Eh bien! mon cher Grand-Louis, lui dit madame de Blanchemont, il me semble que vous n'êtes plus si triste que l'autre jour, et que j'en ai deviné la cause!

– Ah! madame Marcelle, vous savez tout, je le vois bien, et je n'ai rien à vous apprendre. C'est vous qui pourriez m'en dire plus long que je n'en sais; car il me semble qu'on doit avoir et qu'on a grande confiance en vous.

– Je ne veux pas compromettre Rose, dit Marcelle en souriant. Les femmes ne doivent pas se trahir entre elles. Cependant je crois pouvoir espérer avec vous qu'il ne vous sera pas impossible de vous faire aimer.

– Ah! si on m'aimait!.. je serais content, et je crois que je n'en demanderais pas davantage; car le jour où elle me le dirait, je serais capable d'en mourir de joie.

– Mon ami, vous aimez sincèrement et noblement, et c'est pour cela qu'il ne faudrait pas trop désirer d'être payé de retour avant de songer à détruire les obstacles qui viennent de la famille. Je présume que c'est là ce dont vous avez à m'entretenir, et c'est pourquoi je me suis rendue avec empressement à votre invitation. Voyons, le temps est précieux, car on va sans doute venir nous rejoindre… En quoi puis-je influencer les idées du père, ainsi que Rose me la fait entendre?

– Rose vous a fait entendre cela! s'écria le meunier transporté. Elle y songe donc? Elle m'aime donc? Ah! madame Marcelle! et vous ne me disiez pas cela tout de suite!.. Eh! que m'importe le reste si elle m'aime, si elle désire m'épouser?..

– Doucement, mon ami. Rose ne s'est pas engagée si avant. Elle a pour vous l'affection d'une soeur, elle désirait voir révoquer la sentence qui lui interdisait de vous parler, de venir chez vous, de vous traiter enfin en ami, comme elle l'avait fait jusqu'à ce jour. Voilà pourquoi elle m'a priée de vous protéger auprès de ses parents et de prendre votre parti, tout en montrant quelque fermeté dans mes affaires avec eux. Et voici ce que j'ai compris, en outre, Grand-Louis: M. Bricolin veut ma terre à bon marché, et peut-être que si Rose vous aimait, je pourrais assurer son bonheur et le vôtre en imposant votre mariage comme une condition de mon consentement. Si vous le croyez, ne doutez pas que je sois très-heureuse de faire ce léger sacrifice.

– Ce léger sacrifice! vous n'y songez pas, madame Marcelle! vous vous croyez encore riche; vous parlez de cinquante mille francs comme d'un rien. Vous oubliez que c'est désormais une bonne part de votre existence. Et vous croyez que j'accepterais ce sacrifice-là? Oh! j'aimerais mieux renoncer à Rose tout de suite.

– C'est que vous ne comprenez pas la véritable valeur de l'argent, mon ami; ce n'est qu'un moyen de bonheur, et le bonheur qu'on peut procurer aux autres est le plus certain et le plus pur qu'on puisse se procurer à soi-même.

– Vous êtes bonne comme Dieu, pauvre dame! mais il y a là un bonheur plus certain et plus pur encore pour vous-même. C'est celui que vous devez ménager à votre fils. Et que diriez-vous un jour, grand Dieu! si, faute des cinquante mille francs que vous auriez sacrifiés pour vos amis, votre cher Édouard était forcé, à son tour, de renoncer à une femme qu'il aimerait, et que vous ne pourriez plus lui faire obtenir?

– Mon coeur est pénétré de votre bon raisonnement; mais en fait d'intérêts matériels, il n'y a point, pour l'avenir, de calculs absolus. Ma position n'est pas rigidement dessinée comme vous la faites; en m'abstenant de vendre cher je perdrai du temps, et, vous le savez, chaque jour d'hésitation m'entraîne à ma ruine. En terminant vite, je me libère des dettes qui me rongent, et, certes, il peut y avoir un jour tout profit pour moi à avoir su prendre mon parti sans regret puéril et sans parcimonie déplacée. Vous voyez donc que je ne suis pas si généreuse, et que j'agis dans mes intérêts en servant ceux de votre amour.

– En voilà une pauvre tête en affaires! s'écria le meunier avec un sourire triste et tendre. Une sainte du paradis ne dirait pas mieux. Mais ça n'a pas le sens commun, permettez-moi de vous le dire, ma chère dame. Vous trouverez, d'ici à quinze jours, des acquéreurs pour votre terre, et qui seront bien contents de ne la payer que son prix.

– Mais qui ne seront pas solvables comme M. Bricolin?

– Ah! oui, voilà son orgueil! c'est d'être solvable. Solvable! le grand mot! Il croit être le seul au monde qui puisse dire: Je suis solvable, moi! C'est-à-dire, il sait bien qu'il y en a d'autres, mais il vous éblouit avec cela. Ne l'écoutez pas. C'est un fin matois. Faites seulement mine de conclure avec un autre, fallût-il faire des démarches et des contrats simulés. Je ne me gênerais pas à votre place. A la guerre comme à la guerre, avec les juifs comme avec les juifs! Voulez-vous me laisser agir? Dans quinze jours, je vous jure, comme voilà de l'eau, que M. Bricolin vous donnera vos trois cent mille francs bien comptés et un beau pot-de-vin par-dessus le marché.

– Je n'aurais jamais l'habileté de suivre vos conseils, et je trouve beaucoup plus vite fait de rendre chacun de nous heureux à sa manière, vous, Rose, moi, M. Bricolin, et mon fils qui me dira un jour que j'ai bien fait.

– Romans! romans! dit le meunier. Vous ne savez pas ce que pensera votre fils dans quinze ans d'ici sur l'argent et sur l'amour. N'allez pas faire cette folie; je ne m'y prêterais pas, madame Marcelle… non, non, n'y comptez pas, je suis aussi fier que qui que ce soit, et têtu comme un mouton… du Berri qui plus est! D'ailleurs, écoutez, ce serait en pure perte. M. Bricolin promettrait tout et ne tiendrait rien. Il faut, vu votre position, que votre contrat de vente soit signé avant la fin du mois, et certes ce n'est pas d'ici à un mois que je pourrais espérer d'épouser Rose. Il faudrait pour cela qu'elle fût folle de moi, et cela n'est pas. Il faudrait l'exposer à un bruit, à des scandales! Je ne m'y résoudrais jamais. Quelle rage aurait sa mère! quels étonnements et quels dénigrements de la part de ses voisins et de ses connaissances! Et que ne dirait-on pas? Qui est-ce qui comprendrait que vous avez imposé cela à M. Bricolin par pure grandeur d'âme et par sainte amitié pour nous! Vous ne connaissez pas la malice des hommes; et celle des femmes, si vous saviez ce que c'est! votre bonté pour moi… non, vous ne pouvez pas vous imaginer, et je n'oserais jamais vous dire comment M. Bricolin tout le premier serait capable de l'interpréter… Ou bien encore on dirait que Rose, pauvre sainte fille! a fait un faux pas, qu'elle vous l'a confié, et que vous vous êtes dévouée, pour sauver son honneur, à doter le coupable… Enfin, cela ne se peut pas, et voilà plus de raisons qu'il n'en faut, j'espère, pour vous en convaincre. Oh! ce n'est pas comme cela que je veux obtenir Rose! Il faut, que cela arrive naturellement, et sans faire crier personne contre elle. Je sais bien qu'il faut un miracle pour que je devienne riche, ou un malheur pour qu'elle devienne pauvre. Dieu me viendra en aide si elle m'aime… et elle m'aimera peut-être, n'est-ce pas?

– Mais, mon ami, je ne puis travailler à enflammer son coeur pour vous si vous m'ôtez les moyens de dominer la cupidité de son père. Je ne l'aurais pas entrepris si je n'avais eu cette pensée; car précipiter cette jeune et charmante fille dans une passion malheureuse serait un crime de ma part.

– Ah! c'est la vérité! dit le Grand-Louis soudainement accablé, et je vois bien que je suis un fou… Aussi n'était-ce ni de moi, ni de Rose que je voulais vous parler en vous priant de venir ici, madame Marcelle; vous vous êtes trompée là-dessus dans votre excellente bonté. Je voulais vous parler de vous seule, quand vous m'avez prévenu en me parlant de moi-même. Je me suis laissé aller comme un grand enfant à vous écouter, et puis force m'a été de vous répondre; mais je reviens à mon but, qui est de vous forcer à vous occuper de vos affaires. Je sais celles de M. Bricolin; je sais ses intentions et son ardeur d'acheter vos terres, il n'en démordra pas, et pour en avoir trois cent mille francs, il faut lui en demander trois cent cinquante mille. Vous les auriez si vous vous obstiniez; mais, de toutes façons, il ne faut pas qu'il paie le bien au-dessous de sa valeur. Il en a trop d'envie, ne craignez rien.

 

– Je vous répète, mon ami, que je ne saurai pas soutenir cette lutte, et que, depuis deux jours qu'elle dure, elle est déjà au-dessus de mes forces.

– Aussi, ne faut-il pas vous en mêler. Vous allez remettre vos affaires à un notaire honnête et habile. J'en connais un; j'irai lui parler ce soir, et vous le verrez demain, sans vous déranger. C'est demain la fête patronale de Blanchemont. Il y a grande assemblée sur le terrier devant l'église. Le notaire viendra s'y promener et causer, suivant l'habitude, avec ses clients de la campagne; vous entrerez comme par hasard dans une maison où il vous attendra. Vous signerez une procuration, vous lui direz deux mots, je lui en dirai quatre, et vous n'aurez plus qu'à renvoyer M. Bricolin batailler avec lui. S'il ne se rend pas, pendant ce temps-là votre notaire vous aura trouvé un autre acquéreur. Il n'y aura qu'un peu de prudence à garder pour que le Bricolin ne se doute pas que je vous ai indiqué cet homme d'affaires au lieu du sien, qu'il vous a sans doute proposé, et que vous avez peut-être fait la folie d'accepter!

– Non! je vous avais promis de ne rien faire sans vos conseils.

– C'est bien heureux! Allez donc demain, à deux heures sonnant, vous promener au bord de La Vauvre, comme pour voir du bas du terrier le joli coup d'oeil de la fête. Je serai là et je vous ferai entrer chez une personne sûre et discrète.

– Mais, mon ami, si M. Bricolin découvre que vous me dirigez dans cette affaire contre ses intérêts, il vous chassera de sa maison, et vous ne pourrez jamais revoir Rose.

– Il sera bien fin s'il le découvre! Mais si ce malheur arrivait… je vous l'ai dit, madame Marcelle, Dieu me viendrait en aide par un miracle, d'autant plus que j'aurais fait mon devoir.

– Ami loyal et courageux, je ne puis me résoudre à vous exposer ainsi.

– Et je ne vous dois pas cela quand vous vouliez vous ruiner pour moi? Allons, pas d'enfantillage, ma chère dame, nous sommes quittes…

– Voici Rose qui vient vers nous, dit Marcelle. Il me reste à peine le temps de vous remercier…

– Non! mademoiselle Rose tourne du côté de l'avenue avec ma mère, qui a le mot pour la retenir un peu, car je n'ai pas fini, madame Marcelle, j'ai bien autre chose à vous dire! Mais vous devez être lasse de marcher si longtemps. Puisque la cour est libre et le moulin silencieux, venez vous asseoir sur ce banc auprès de la porte. Mademoiselle Rose nous croit de l'autre côté et ne reviendra par ici qu'après avoir fait le tour du pré. Ce que j'ai à vous dire est un peu plus intéressant pour vous que vos affaires, et demande plus de secret encore.

Marcelle, étonnée de ce préambule, suivit le meunier et s'assit avec lui sur le banc, juste au-dessous de la lucarne du grenier à foin, d'où Lémor pouvait la voir et l'entendre.

– Dites donc, madame Marcelle, balbutia le meunier un peu embarrassé pour entrer en matière, vous savez bien cette lettre que vous m'aviez confiée?

– Eh bien, mon cher Grand-Louis! répondit madame de Blanchemont, dont le visage calme et un peu éteint s'enflamma tout à coup, ne m'avez-vous pas dit ce matin que vous l'aviez fait partir?

– Pardon, excuse… c'est que je ne l'ai pas mise à la poste.

– Vous l'avez oubliée?

– Oh! non, certes!

– Perdue peut-être?

– Encore moins. J'ai fait mieux que de la jeter dans la boîte, je l'ai remise à son adresse.

– Que voulez-vous dire? Elle était adressée à Paris!

– Oui, mais la personne à qui elle était destinée s'étant trouvée sur mon chemin, j'ai cru mieux faire de la lui remettre.

– Mon Dieu! vous me faites trembler, Louis! dit Marcelle redevenue pâle. Vous aurez fait quelque méprise.

– Pas si sot! Je connais bien M. Henri Lémor, peut-être!..

– Vous le connaissez! et il est dans ce pays-ci? dit Marcelle avec une émotion qu'elle ne cherchait pas à dissimuler.

En quatre mots Grand-Louis expliqua la manière dont il avait reconnu Lémor pour le voyageur qui était déjà venu à son moulin, et pour le destinataire de la lettre à lui confiée.

– Et où donc allait-il? et que fait-il à ***? demanda Marcelle oppressée.

– Il allait en Afrique. Il passait! répondit le meunier qui voulait voir venir. C'est bien le chemin par Toulouse. Il avait pris l'heure du déjeuner de la diligence pour aller à la poste.

– Et où est-il maintenant?

– Je ne vous dirai pas bien où il peut être; mais il n'est plus à ***.

– Il va en Afrique, dites-vous? Et pourquoi si loin?

– Pour aller bien loin précisément. Voilà ce qu'il a répondu à ma question.

– La réponse est plus claire que vous ne pensez! dit Marcelle, dont l'agitation augmentait, et qui ne songeait pas même à la rendre moins évidente. Mon ami, vous n'êtes pas si malheureux que vous croyez! Il est des coeurs plus brisés que le vôtre.

– Le vôtre, par exemple, ma pauvre chère dame?

– Oui, mon ami, le mien.

– Mais n'est-ce pas un peu de votre faute? Pourquoi ordonniez-vous à ce pauvre jeune homme de rester un an sans entendre parler de vous?

– Comment! il vous a donc fait lire ma lettre?

– Oh! non! il est assez méfiant et cachottier, allez! Mais je l'ai tant questionné, tant obsédé, tant deviné, qu'il a été forcé de m'avouer que je ne me trompais guère. Ah dame! voyez-vous, madame Marcelle, je suis très-curieux des secrets de ceux que j'aime, moi, parce que, tant qu'on ne sait pas ce qu'ils pensent, on ne sait pas comment les servir. Ai-je tort?

– Non, ami, je suis bien aise que vous ayez mes secrets comme j'ai les vôtres. Mais, hélas! quelle que soit ici votre bonne volonté et votre bon coeur, vous ne pouvez rien pour moi. Répondez-moi, pourtant. Ce jeune homme ne vous a-t-il transmis aucune réponse ni par écrit, ni verbalement?

– Il vous a écrit ce matin un tas de billevesées dont je n'ai pas voulu me charger.

– Vous m'avez rendu un mauvais service! Ainsi, je ne puis savoir ses intentions?

– Il n'a su me dire que ceci: «Je l'aime, mais j'ai du courage!»

– Il a dit: Mais?

– Il a peut-être dit: Et!

– Ce serait si différent! Rappelez-vous, Grand-Louis!

– Il a dit tantôt l'un, tantôt l'autre, car il l'a répété souvent.

– Ce matin, dites-vous? Vous n'avez donc quitté la ville que ce matin?

– J'ai voulu dire hier soir. Il était tard, et nous prenons, nous autres, le matin dès minuit.

– Mon Dieu! qu'est-ce à dire? Pourquoi pas de lettre? Vous avez donc vu celle qu'il m'écrivait?

– Un peu! il en a déchiré quatre.

– Mais que disaient ces lettres? Il était donc bien irrésolu?

– Tantôt il vous disait qu'il ne pouvait jamais vous revoir, tantôt qu'il allait venir vous voir tout de suite.

– Et il a résisté à cette dernière tentation? Il a bien du courage, en effet!

– Ah! écoutez donc! il a été tenté plus que saint Antoine; mais, d'une part, je l'en détournais; de l'autre, il craignait de vous désobéir?

– Et que pensez-vous d'un amant qui ne sait pas désobéir?

– Je pense qu'il aime trop, et qu'on ne lui en saura aucun gré.

– Je suis injuste, n'est-ce pas, mon cher Grand-Louis? je suis trop émue, je ne sais ce que je dis. Mais pourquoi, vous, ami, l'avez-vous détourné de vous suivre? Car il en a eu la pensée?

– Oh! je crois bien! Il a même fait un bout de chemin sur ma charrette. Mais moi, excusez! j'avais trop peur de vous mécontenter.

– Vous aimez, et vous croyez les autres si sévères?

– Dame! qu'auriez-vous dit si je l'avais amené dans la Vallée-Noire? Par exemple, dans ce moment-ci… si je vous disais que je l'ai engagé à se cacher dans mon moulin! Ah! pour le coup, vous me traiteriez comme je le mériterais!

– Louis! dit Marcelle en se levant d'un air de résolution exaltée, il est ici. Vous en convenez!

– Non pas, Madame; c'est vous qui me faites dire cela.

– Mon ami, reprit-elle en lui prenant la main avec effusion, dites-moi où il est, et je vous pardonne.

– Et si cela était, dit le meunier un peu effrayé de la spontanéité de Marcelle, mais enthousiasmé de sa franchise, vous ne craindriez donc pas de faire jaser sur votre compte?