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Journal d'un voyageur pendant la guerre

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Samedi 22 octobre.

Promenade aux Couperies et au gué de Roche avec ma belle-fille et nos deux petites; elles font plus d'une lieue à pied. Le temps est délicieux. Ce ravin est fin et mignon. La rivière s'y encaisse le long d'une coupure à pic, les arbres de la rive apportent leurs têtes au rez du sentier que nous suivons. On tient la main des petites, qui voudraient bien, que nous devrions bien laisser marcher seules. Dans mon enfance, on nous disait:

– Marche.

Et nous risquions de rouler en bas. Nous ne roulions pas et nous n'avons pas connu le vertige; mais je n'ai pas le même courage pour ces chers êtres qui ont pris une si grande place dans notre vie. On aime à présent les enfants comme on ne les aimait pas autrefois. On s'en occupe sans cesse, on les met dans tout avec soi à toute heure, on n'a d'autre souci que de les rendre heureux. C'est sans doute encore une supériorité des Prussiens sur nous d'être durs à leurs petits comme à eux-mêmes. Les loups sont plus durs encore, supérieurs par conséquent aux races militaires et conquérantes. J'avoue pourtant qu'à certains égards nous avons pris en France la puérilité pour la tendresse, et que nous tendions trop à nous efféminer. Notre sensibilité morale a trop réagi sur le physique. Messieurs les Prussiens vont nous corriger pour quelque temps d'avoir été heureux, doux, aimables. Nous organiserons des armées citoyennes, nous apprendrons l'exercice à nos petits garçons, nous trouverons bon que nos jeunes gens soient tous soldats au besoin, qu'ils sachent faire des étapes et coucher sur la dure, obéir et commander. Ils y gagneront, pourvu qu'ils ne tombent pas dans le caporalisme, qui serait mortel à la nature particulière de leur intelligence, et qui va faire des vides profonds dans les intelligences prusso-allemandes. Pourtant ces choses-là ne s'improvisent pas dans la situation désespérée où nous sommes, et c'est avec un profond déchirement de coeur que je vois partir notre jeune monde, si frêle et si dorloté.

Ils partent, nos pauvres enfants! ils veulent partir, ils ont raison. Ils avaient horreur de l'état militaire, ils songeaient à de tout autres professions; mais ils valent tout autant par le coeur que ceux de 92, et à mesure que le danger approche, ils s'exaltent. Ceux qui étaient exemptés par leur profession la quittent et refusent de profiter de leur droit; ceux que l'âge dispense ou que le devoir immédiat retient parlent aussi de se battre et attendent leur tour, les uns avec impatience, les autres avec résignation. Il en est très-peu qui reculeraient, il n'y en a peut-être pas. Tout cela ne ravive pas l'espérance; on sent que l'on manque d'armes et de direction. On sent aussi que l'élément sédentaire, celui qui produit et ménage pour l'élément militant, est abandonné au hasard des circonstances. Il faudrait que la France non envahie fût encouragée et protégée pour être à même de secourir la France envahie. On vote des impôts considérables, c'est très-juste, très-nécessaire; mais on laisse tant d'intérêts en souffrance, on enlève tant de bras au travail, qu'après une année de récolte désastreuse et la suspension absolue des affaires, on ne sait pas avec quoi on payera.

Le gouvernement de la défense semble condamné à tourner dans un cercle vicieux. Il espère improviser une armée; il frappe du pied, des légions sortent de terre. Il prend tout sans choisir, il accepte sans prudence tous les dévouements, il exige sans humanité tous les services. Il a beaucoup trop d'hommes pour avoir assez de soldats. Il dégarnit les ateliers, il laisse la charrue oisive. Il établit l'impossibilité des communications. Il semble qu'il ait des plans gigantesques, à voir les mouvements de troupes et de matériel qu'il opère; mais le désordre est effroyable, et il ne paraît pas s'en douter. Les ordres qu'il donne ne peuvent pas être exécutés. Le producteur est sacrifié au fournisseur, qui ne fournit rien à temps, quand il fournit quelque chose. Rien n'est préparé nulle part pour répondre aux besoins que l'on crée. Partout les troupes arrivent à l'improviste; partout elles attendent, dans des situations critiques, les moyens de transport et la nourriture. Après une étape de dix longues lieues, elles restent souvent pendant dix heures sous la pluie avant que le pain leur soit distribué; elles arrivent harassées pour occuper des camps qui n'existent pas, ou des gîtes déjà encombrés. Nulle part les ordres ne sont transmis en temps opportun. L'administration des chemins de fer est surmenée; en certains endroits, on met dix heures pour faire dix lieues; le matériel manque, le personnel est insuffisant, les accidents sont de tous les jours. Les autres moyens de transport deviennent de plus en plus rares; on ne peut plus échanger les denrées. Tous les sacrifices sont demandés à la fois, sans qu'on semble se douter que les uns paralysent les autres. On s'agite démesurément, on n'avance pas, ou les résultats obtenus sont reconnus tout à coup désastreux. L'action du gouvernement ressemble à l'ordre qui serait donné à tout un peuple de passer à la fois sur le même pont. La foule s'entasse, s'étouffe, s'écrase, en attendant que le pont s'effondre.

A qui la faute? Cette déroute générale pourrait-elle être conjurée? le sera-t-elle? Ne faudrait-il, pour opérer ce miracle, que l'apparition d'un génie de premier ordre? Ce génie présidera-t-il à notre salut? va-t-il se manifester par des victoires? Aurons-nous la joie d'avoir souffert pour la délivrance de la patrie? Nos soldats d'hier seront-ils demain des régiments d'élite? S'il en est ainsi, personne ne se plaindra; mais si rien n'est utilisé, si l'état présent se prolonge, nous marchons à une catastrophe inévitable, et notre pauvre Paris sera forcé de se rendre.

Dimanche 23 octobre.

Il pleut à verse. Les nouvelles sont insignifiantes. Quand chaque jour n'apporte pas l'annonce d'un nouveau désastre, on essaye d'espérer. Les enfants qui partent volontairement sont gais. Les ouvriers chantent et font le dimanche au cabaret, comme si de rien n'était.

Je tousse affreusement la nuit; c'est du luxe, je n'avais pas besoin de cette toux pour ne pas dormir. Toute la ville se couche à dix heures. Je prolonge la veillée avec mon ami Charles; nous causons jusqu'à minuit. Depuis plusieurs années qu'il est aveugle, il a beaucoup acquis; il voit plus clair avec son cerveau qu'il n'a jamais vu avec ses yeux. Cette lumière intérieure tourne aisément à l'exaltation. Sur certains points, il est optimiste; je le suis devenue aussi en vieillissant, mais autrement que lui. Je vois toujours plus radieux l'horizon au delà de ma vie; je ne crois pas, comme lui, que nous touchions à des événements heureux; je sens venir une crise effroyable que rien ne peut détourner, la crise sociale après la crise politique, et je rassemble toutes les forces de mon âme pour me rattacher aux principes, en dépit des faits qui vont les combattre et les obscurcir dans la plupart des appréciations. Nous nous querellons un peu, mon vieux ami et moi; mais la discussion ne peut aller loin quand on désire les mêmes résultats. Nous réussissons à nous distraire en nous reportant aux souvenirs des choses passées. On ne peut toucher au présent sans se sentir relié par mille racines plus ou moins apparentes au temps que l'on a traversé ensemble. Nous nous connaissons, lui et moi, depuis la première enfance; nous nous sommes toujours connus, nos familles, aujourd'hui disparues, étant étroitement liées. Nous avons apprécié différemment bien des personnes et des choses; à présent ces différences sont très-effacées, nous parlons de tout et de tous avec le désintéressement de l'expérience, qui est l'indulgence suprême.

Lundi 24.

Les Prussiens ne viennent pas de notre côté. Ils vont tuer et brûler ailleurs, on appelle cela de bonnes nouvelles! Châteaudun est leur proie d'aujourd'hui, et il paraît que nous ne pouvons rien empêcher.

Mardi 25 octobre.

La pauvre Laure vient de s'éteindre sans souffrir, après une mort anticipée qui dure depuis deux mois. C'est une autre manière d'être victime de l'invasion. Gravement atteinte, elle a dû fuir avec sa famille, faire un voyage impossible avec une courte avance sur les Prussiens, arriver ici brisée, mourante, tomber sur un lit sans savoir qu'elle était de retour dans son pays, y languir plusieurs semaines sans se rendre compte des événements qu'il n'était pas difficile de lui cacher, s'endormir enfin sans partager nos angoisses, qui dès le début l'avaient mortellement frappée au coeur. Elle avait le patriotisme ardent des âmes généreuses; le rapide progrès de nos malheurs n'était pas nécessaire pour la tuer.

Nous recevons de bonnes lettres de Paris; ils sont là-bas pleins d'espoir et de courage. Les plus paisibles sont belliqueux; qu'on nous pousse donc en avant, vite à leurs secours! Il semble aujourd'hui que la lutte s'engage, et on parle de quelques avantages remportés. On loue l'entrain (sic) de nos mobiles. Le gouvernement a l'air de compter sur la victoire. Il nous la promet.

Mercredi 26.

Très-mauvaises nouvelles! Ils brûlent, ils font le ravage, ils s'étendent; nous sommes partout inférieurs en nombre devant eux, et nous sommes engorgés de troupes qui sont partout où l'on ne se bat pas! L'artillerie nous foudroie; nous faisons trois pas, nous reculons de douze. – Aujourd'hui nous avons conduit notre pauvre Laure au cimetière. Les nuages rampent sur la terre incolore et détrempée. Atroce journée, chagrin affreux! je n'essaye même pas d'avoir du courage.

Jeudi 27.

Il pleut à verse, on fait des voeux pour que la Loire déborde, pour que l'ennemi souffre et que ses canons s'embourbent; mais nos pauvres soldats en souffriront-ils moins, et nos canons en marcheront-ils mieux? Que c'est stupide, la guerre!

 
28.

Propos sans utilité, discussions et commentaires sans issue, tour de Babel! L'ennemi est à Gien; il ne pense ni ne cause, lui: il avance.

29, 30, 31 octobre.

Rien qui ranime l'espoir; trop de décrets, de circulaires, de phrases stimulantes, froides comme la mort.

1er novembre.

De pire en pire! On nous annonce la reddition de Metz; le gouvernement nous la présente sans détour comme une trahison infâme; c'est aller un peu vite. Attendons les détails, si on nous en donne. Quelqu'un qui a vu de près le maréchal Bazaine en Afrique nous le définit ainsi:

– Dans le bien et dans le mal, capable de tout.

D'autres personnes assurent qu'au Mexique il n'avait d'autre pensée que celle de se faire proclamer empereur! Il est par terre, on l'écrase; hier c'était un héros, le sauveur de la France. Ce sera un grand procès historique à juger plus tard. Ce qui est incompréhensible en ce moment, c'est la brusque transition opérée dans le langage de ceux qui renseignent et veulent diriger l'opinion publique, et qui d'une heure à l'autre la font passer d'une confiance sans bornes à un mépris sans appel. Il y a quelques jours, des doutes s'étaient répandus; il nous fut enjoint de les repousser comme des manoeuvres des ennemis de la république et du pays. Ce matin, le gouvernement en personne voue le traître à l'exécration de l'univers. Cela nous bouleverse et me paraît bien étrange, à moi. Comment le ministre de la guerre n'a-t-il rien su des dispositions de Bazaine à l'égard de la république? S'il les savait douteuses, pourquoi a-t-il affiché la confiance? Je ne veux pas encore le dire tout haut, il ne faut pas se fier à son propre découragement, mais malgré moi je me dis tout bas:

– Qui trompe-t-on ici?

Il n'était pas impossible d'avoir des nouvelles de Metz. J'ai reçu dernièrement un petit feuillet de papier à cigarettes qui me rassurait sur le sort du respectable savant M. Terquem, et qui était bien écrit de sa main:

«Nous ne manquons de rien, nous allons très-bien, quoique sans clocher depuis quinze jours.»

La famine ne se fait pas tout d'un coup dans une place assiégée. On a pu la voir venir, on a dû la prévoir. Hier on la niait, et, au moment où Bazaine la déclare, on la nie encore. J'ai une terreur affreuse qu'il ne se passe à Paris quelque chose d'analogue, si Paris est forcé de capituler. Si la disette se fait, on la cachera le plus longtemps possible pour ne pas alarmer la population ou dans la crainte d'être accusé de lassitude, et tout à coup il faudra bien avouer. Peut-être alors la population sera-t-elle exaspérée jusqu'à la haine! La colère est injuste. On ira trop loin, comme on va peut-être trop loin pour Bazaine. J'ai peur que le système du gouvernement de Paris ne soit de cacher à la province ses défaillances, et que celui du gouvernement de la province ne soit de communiquer à Paris ses illusions. Dans tous les cas, ce qui se passe à Metz s'explique par les mouvements logiques du coeur humain. Dans le danger commun, personne ne veut faiblir; on s'excite, on s'exalte, on ne veut pas croire qu'il soit possible de succomber. La prévoyance semble un crime. Il y a ivresse, le fait brutal arrive, et le premier qui le constate est lapidé. Personne ne veut s'en prendre à la destinée, personne ne veut avoir été vaincu. Il faut trouver des lâches, des traîtres, des agents visibles de la fatalité. La justice se fait plus tard; elle sera bien sévère, si cet homme ne peut se disculper!

Nous allons nous promener à Vâvres pour faire marcher nos enfants. Je cueille un bouquet rustique dans les buissons du jardin de mon pauvre Malgache. Je ne vais jamais là sans le voir et l'entendre. Il n'y a pas une heure dans sa vie où il ait seulement pressenti les désastres que nous contemplons aujourd'hui. Heureux ceux qui n'ont pas vécu jusqu'à nos jours!

Mercredi 2 novembre.

Bonnes lettres de mes amis de Paris. Ma petite-fille Gabrielle sait dire par ballon monté, et elle m'éveille en me remettant ces chers petits papiers, qui me font vivre toute la journée.

Nous allons au Coudray. Je regarde Nohant avec avidité. L'épidémie se ralentit; dans quelques jours, j'irai seule essayer l'atmosphère. Je prends quelques livres dans la bibliothèque du Coudray. Est-ce que je pourrai lire? Je ne crois pas. Il fait très-froid; nous n'avons pas d'automne. Comme nos soldats vont souffrir!

Jeudi 3.

On ne parle que de Bazaine. On l'accuse, on le défend. Je ne crois pas à un marché, ce serait hideux. Non, je ne peux pas croire cela; mais, d'après ce que l'on raconte, je crois voir qu'il a espéré s'emparer des destinées de la France, y tenir le premier rôle, qu'à cet effet il a voulu négocier, et qu'il a gratuitement perdu une partie mal jouée. Pourtant que sait-on des motifs de son découragement? Quelles étaient ses ressources? Le gouvernement est-il éclairé à fond? Il passe outre, sans insister sur ses accusations, sans les rétracter. M. Gambetta a une manière vague et violente de dire les choses qui ne porte pas la persuasion dans les esprits équitables. J'ai lu de très-beaux et bons discours de l'orateur; le publiciste est déplorable. Il est verbeux et obscur, son enthousiasme a l'expression vulgaire, c'est la rengaine emphatique dans toute sa platitude. Un homme investi d'une mission sublime et désespérée devrait être si original, si net, si ému! On dirait qu'en voulant se faire populaire il ait perdu toute individualité. Cette déconvenue, qui m'atteint depuis quelques jours en lisant ses circulaires, si ardemment attendues et si servilement admirées, ajoute un poids énorme à ma tristesse et à mon inquiétude. N'avoir pas de talent, pas de feu, pas d'inspiration en de telles circonstances, c'est être bien au-dessous de son rôle! Est-il organisateur, comme on le dit? Qu'il agisse et qu'il se taise. Et si, pour mettre le comble à nos infortunes, il était incapable et de nous organiser et de nous éclairer! Avec la reddition de Metz, nous voilà sans armée; avec un dictateur sans génie, nous voilà sans gouvernement!

4 novembre.

Dans beaucoup de lettres que je reçois, de paroles que j'entends, de journaux que je lis, c'est l'exaltation qui domine: mauvais symptôme à mes yeux; l'exaltation est un état exceptionnel qui doit subir la réaction d'un immense découragement. On invoque les souvenirs de 92; on les invoque trop, et c'est à tort et à travers qu'on s'y reporte. La situation est aujourd'hui l'opposé complet de ce qu'elle était alors. Le peuple voulait la guerre et la république; aujourd'hui il ne veut ni l'une ni l'autre. Villes et campagnes marchaient ensemble; aujourd'hui la campagne fait sa protestation à part, et le peuple plus ardent des villes ne l'influence dans aucun sens. Si nous sommes déjà loin, sous ce rapport, de 1848, combien plus nous le sommes de 92!

Ceux qui croient que l'élan de cette grande époque peut se produire aujourd'hui par les mêmes moyens sont dans une erreur profonde. Les conditions sont trop dissemblables. On ne peut pas ne point tenir compte du fatal progrès matériel qui s'est accompli dans l'industrie du meurtre, des armes de destruction et de la science militaire qu'on nous oppose. En outre la discipline est une chose morte chez nous. L'obéissance passive semble incompatible avec le progrès que chacun a fait dans le sentiment de la possession de soi-même. Les soldats veulent être bien soignés et bien commandés; ils ne veulent plus mourir sans but et sans utilité. Quelques-uns abusent de ce droit jusqu'à la révolte ou à la désertion; le grand nombre fait bravement son devoir, mais il comprend les fautes des chefs, il s'indigne des souffrances gratuites que l'incurie, la scélératesse ou le désordre des intendances lui inflige. Il est aussi patient, aussi résigné que possible, et fournit à chaque page de cette lamentable histoire de nos revers des preuves de sa réelle vertu patriotique; mais il ne fait pas les miracles du temps passé et il ne les fera plus. Il n'a plus la foi aveugle; il est entré dans la phase du libre examen.

Voilà ce que les exaltés ne veulent pas comprendre. Ils ne tiennent compte d'aucune différence; ils repoussent avec une colère maladive tout examen historique, toute déduction philosophique, si élémentaire qu'elle soit. On pourrait dire des républicains d'aujourd'hui qu'ils sont comme les royalistes de la Restauration: ils n'ont rien oublié et rien appris. Quelques-uns s'en font gloire, ce sont de véritables enfants en philosophie, quoique d'ailleurs gens de coeur et d'esprit. J'en sais même qui sont hommes de mérite, d'étude et de discussion ingénieuse; ceux-là deviennent forcément la proie d'une habitude de paradoxe déplorable. On ne sait quoi leur répondre, on ne sait s'ils parlent sérieusement; on les écoute avec stupeur. Ils prétendent vouloir que l'homme soit complétement libre, et que le vote du dernier idiot soit librement émis; mais ils veulent en même temps que les mesures dictatoriales soient acceptées sans murmure, et ils repoussent l'idée d'en appeler au suffrage universel dans les temps de crise. On leur demande si la liberté n'est bonne que quand il n'y a rien à faire pour elle. Ils ne peuvent répondre que par des sophismes ou par des injures:

– Je vous trouve réactionnaire. – Vous abandonnez vos croyances.

Tout ce que je pense aujourd'hui, je l'ai pensé en voyant s'écrouler la République de 48 après les horribles journées de juin. Je ne me sentis pas le cruel courage de dire la vérité aux vaincus; je n'avais plus d'autre mission, d'autre idée que celle d'adoucir le sort de ceux qui voulaient être sauvés du désastre, et je m'abstins de tout reproche, de toute appréciation des fautes commises; maintenant ils parlent haut, ils sont puissants, ils menacent. Je n'ai plus de raison pour me taire avec eux. Ils me disent qu'au lieu d'apprécier et de juger au coin du feu leurs malheureux tâtonnements, je devrais écrire en l'honneur du gouvernement de la République, chanter apparemment les victoires que nous ne remportons pas, et fêter la prochaine délivrance que rien ne fait espérer. Je n'ai qu'une réponse à faire: je ne sais pas mentir; non-seulement ma conscience s'y oppose, mais encore mon cerveau, mon inspiration du moment, ma plume. Si mes réflexions écrites sont un danger devant l'ennemi, je les laisserai en portefeuille jusqu'à ce qu'il soit parti.

Mais ne pourrait-on s'éclairer entre soi, discuter et redresser au besoin son propre jugement, sans dépit et sans fiel? – Impossible! l'exaltation s'en mêle et on déraisonne.

Il n'est donc pas besoin de sortir du petit coin où l'on est forcé de vivre pour voir au delà de l'horizon ce qui se passe en France et même à Paris, derrière les lignes prussiennes. Les uns s'excitent fiévreusement à l'espérance, les autres se sacrifient sans le moindre espoir de salut. J'avoue qu'à ces derniers, que je crois les plus méritants, je ne demanderai pas s'ils sont républicains: je trouve qu'ils le sont. Quant à ceux qui prétendent accaparer l'expression républicaine et qui se montrent intolérants et irritables, je commence à douter d'eux. Il y a longtemps que leur manière d'entendre la démocratie et de pratiquer la fraternité m'est un profond sujet de tristesse.

Ici, je ne connais que des gens excellents, très-honnêtes et sincères jusqu'à l'ingénuité; mais leur opinion, mal établie, composée d'éléments de certitude mal combinés, chauffée à blanc par l'exaspération que nous cause à tous le malheur commun, tourne à une véritable confusion de principes. Naturellement on est trop sous le coup de mauvaises nouvelles pour raisonner, et chacun laisse échapper le cri de son coeur ou l'expression de son tempérament. Je comprends cela, je l'excuse, j'en partage l'émotion; rentrée en moi-même, je m'affecte autant du mal intérieur qui nous ronge que des maux dont la guerre nous accable.

Est-il vrai que la république seule puisse sauver la France?

Oui, je le crois fermement encore, mais une république constituée et réelle, consentie, défendue par une nation pénétrée de la grandeur de ses institutions, jalouse de maintenir son indépendance au dedans comme au dehors. Ce n'est pas là ce que nous avons. Nous acceptons, nous tolérons une dictature que je ne veux pas juger encore, qui répugne cependant à la majorité des citoyens, par ce seul fait qu'elle est trop prolongée et que le succès ne la justifie pas. Que faire pourtant? Paris assiégé ne doit pas changer son gouvernement, à moins que l'ennemi n'y consente, et je comprends qu'il en coûte de le lui demander tant qu'on espère se défendre… Mais quand on ne l'espèrera plus?

 

On me crie qu'il ne faut pas supposer cela. Voici où l'exaltation me paraît funeste. Dans toute situation raisonnable, ne faut-il pas examiner le présent pour augurer de l'avenir? Les optimistes de parti pris et les pessimistes par nature sont également condamnés à se tromper toujours. Les solutions de la vie sont toujours imprévues, toujours mêlées de bien et de mal, toujours moins riantes et moins irréparables qu'on ne les a envisagées; quand on est sur la pente rapide d'un précipice, s'y jeter à corps perdu, que ce soit vertige de terreur ou de témérité, ne me paraît pas fort sage. Il vaudrait mieux tâcher de se retenir ou de couler doucement au fond. Paris est peut-être pris du vertige de l'audace à l'heure qu'il est. C'est beau, c'est généreux; mais n'est-ce pas la fière et mâle expiation d'une immense faute commise au début? Ne fallait-il pas, tout en acclamant la république à l'Hôtel-de-Ville, demander à la France de la proclamer? Elle l'eût fait en ce moment-là. Les membres ne sont pas si éloignés du coeur qu'ils résistent à son élan. On avait quelques jours encore à employer avant l'investissement, et on eût pu arrêter l'ennemi aux portes de Paris en lui faisant des propositions au nom de la France constituée. Il eût consenti à ce qu'elles fussent ratifiées par le vote des provinces envahies.

On n'avait pas le temps, dit-on; il fallait préparer la défense. Puisqu'on avait élu un gouvernement spécialement chargé de ce soin d'urgence extrême, il fallait laisser le pays légal aviser au soin de ses destinées. Il y aurait eu des formalités à abréger, des habitudes politiques à modifier. Qui sait si nous ne serons pas forcés plus tard de voter à plus court délai? Il ne serait pas mauvais, en tout état de cause, de corriger les mortelles lenteurs de nos installations parlementaires.

Nous voici donc livrés aux éventualités d'une dictature jusqu'ici indécise dans ses moyens d'action, mais qui peut devenir tyrannique et insupportable au gré des événements. Nous ne savons rien de ce que cette autorité sans consécration légale nous réserve. Nous sommes sans gouvernail dans la tempête, sans confiance par conséquent, et dans cette situation d'esprit où la foi aveugle est un héroïsme qui frise la folie.

On reproche aux républicains d'avoir fait de la politique au lieu de faire réellement de la défense. Ce serait de la bien mauvaise politique, même dans leur propre intérêt. Ils auraient, pour la vaine satisfaction de garder le pouvoir durant quelques semaines, compromis à jamais leur influence et sapé leur autorité par la base. Je ne les crois pas capables d'une telle ineptie; je crois simplement qu'ils ont été surpris par les événements, et que, dans une fièvre de patriotisme, le gouvernement de Paris s'est dévoué, sans espoir de vaincre, à la tâche de mourir.

Vous verrez, m'écrivent des pessimistes, que ces hommes voudront prolonger la lutte pour allonger leur rôle et occuper la scène à nos dépens. Non, cela n'est pas possible. Ce serait un crime, et je crois à leur honneur; mais j'avoue qu'en principe le rôle qu'ils ont accepté est un immense péril pour la liberté sans être une garantie pour la délivrance, et que, sous prétexte de guerre aux Prussiens, beaucoup de Français mauvais ou incapables peuvent satisfaire leurs passions personnelles, ou nous jeter dans les derniers périls. Du pouvoir personnel qui nous a perdus, nous pouvons tomber dans un pire; il suffirait qu'il fût égal en imprévoyance et en incapacité pour nous achever. Il y a un mot banal, insupportable, qui sort de toutes les bouches et qui est le cri de détresse de toutes les opinions:

– Où allons-nous?

On est las, on est irrité de l'entendre, et on se le dit à soi-même à chaque instant..

Cette anxiété augmente en moi quand je vois des personnes exaltées donner raison d'avance à toute usurpation de pouvoir qui nous conduirait à la victoire sur l'ennemi du dehors et sur celui du dedans. Sur le premier, soit; ici le succès justifierait tout, puisque le succès serait la preuve du génie d'organisation joint au courage moral et au patriotisme persévérant. Attendons, aidons, espérons! – Mais l'ennemi du dedans… D'abord quel est-il aujourd'hui? Comme on ne s'entend pas là-dessus, il serait bien à propos de le définir.

Les uns me disent:

– L'ennemi de la république, c'est le parti rouge, ce sont les démagogues, les clubistes, les émeutiers.

Cela est très-vague. Parmi ces impatients, il doit y avoir, comme dans tout parti, des hommes généreux et braves, des bandits lâches et stupides. C'est au peuple d'épurer les champions de sa cause, de séparer le bon grain de l'ivraie; s'il ne le fait pas, si les honnêtes gens se laissent dominer par des exploiteurs, qu'on les contienne durant quelques jours, leur égarement ne sera pas de longue durée. Beaucoup d'entre eux ouvriront les yeux à l'évidence, et se déferont eux-mêmes de l'élément impur qui souillerait leur drapeau. Ils reviendront, s'ils ont des plaintes à formuler, aux moyens légaux ou aux manifestations dignes et calmes, qui seules font autorité vis-à-vis de l'opinion. Je me résoudrai difficilement à traiter d'ennemis ceux que la violence des réactions a qualifiés d'insurgés, de communistes, de partageux, selon la peur ou la passion du moment. Que ceux d'aujourd'hui se trompent ou non, s'ils sont sincères et humains, ils sont nos égaux, nos concitoyens, nos frères.

– Ils veulent piller et brûler, dites-vous?

– Prenez vos fusils et attendez-les; mais il y a vingt ans qu'on les attend, il ne s'est produit que des émeutes partielles où rien n'a été pillé ni brûlé pour cause politique. S'il y a des bandits qui exercent leur industrie sous le masque socialiste, je ne leur fais pas l'honneur de les traiter d'ennemis. Les malheureux qui au bagne expient des crimes envers l'humanité ne sont qualifiés d'ennemis politiques par aucun parti. Laissons donc aux enfants et aux bonnes femmes la peur des rouges; on est rouge, on est avancé, et on est paisible quand même. Si en dehors de cela on est assassin, voleur ou fou furieux, qu'on s'attende à se heurter contre des citoyens improvisés gendarmes. Il y en aura plus que de besoin, et, s'il est un parti à qui la peur soit permise, c'est justement ce parti rouge qui vous fait trembler, car dans les réactions vous avez bien vu les innocents payer par milliers pour les coupables en fuite ou pour les provocateurs en sûreté. – Honnêtes gens qui répétez cette banalité: Les rouges nous menacent! calmez-vous. Ils sont bien plus menacés que vous, et ils constituent en France une infime minorité dont on aura partout raison à un moment donné.

Pourquoi la république, disent les autres, ferait-elle cause commune avec un parti qu'elle appelle aussi l'ennemi? Ce parti-là, les républicains d'aujourd'hui l'appellent la réaction. Il faut bien se servir encore de ce vocabulaire suranné; quand donc, hélas! en serons-nous débarrassés? Les réactionnaires se composent des légitimistes, des orléanistes, des bonapartistes et des cléricaux, qui sont ou légitimistes, ou orléanistes ou bonapartistes, mais qui tiennent tous plus ou moins pour le principe d'autorité monarchique et religieuse. La prétendue réaction, c'est donc toute une France par le nombre, une majorité flottante entre les trois drapeaux et prête à se rallier autour de celui qui lui offrira plus de sécurité, – ce qui est prévoyant et rassis, commerçant, ouvrier, industriel, fonctionnaire, artiste, paysan. C'est ce qu'on appelle la masse des honnêtes gens, c'est ce qu'il ne faudrait qualifier ni d'honnête ni de malhonnête; c'est la race calme ou craintive dont à mes yeux le tort et le malheur sont de manquer d'idéal ou de s'y refuser de parti pris, car tout Français est idéaliste malgré lui. Dans le bien et le vrai, comme dans le faux et le mauvais, tout Français poursuit un rêve et aspire à un progrès approprié à sa nature; tout Français se lasse vite du possible immédiat et cherche vers l'inconnu une route plus sûre que celle qu'il a parcourue; tout Français veut être bien d'abord, mieux ensuite et toujours mieux.