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Isidora

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– Est-ce là tout ce que vous aviez à me dire? reprit Jacques irrité, en se levant à son tour. Je croyais bénir le jour où je vous retrouverais digne d'une noble et fidèle amitié; mais je vois bien que Julie est morte, en effet, comme vous le disiez tout à l'heure, et qu'il ne me reste plus qu'à pleurer sur elle.

– Ah! malheureux, ne blasphème pas! s'écria-t-elle en se tordant les mains; que ne peux-tu dire la vérité? pourquoi Julie n'est-elle pas morte et ensevelie à jamais au fond de ton coeur et du mien? mais l'infortunée ne peut pas mourir. Cette âme pure et généreuse s'agite toujours dans le sein meurtri et souillé d'Isidora; elle s'y agite en vain, personne ne veut lui rendre la vie; elle ne peut ni vivre ni mourir. Vraiment je suis un tombeau où l'on a enfermé une personne vivante. Ah! philosophe sans intelligence et sans entrailles, tu ne comprends rien à un pareil supplice, et cette agonie te fait sourire de pitié. Sois maudit, toi que j'ai tant aimé, toi que seul parmi tous les hommes, je croyais capable d'un grand amour! puisses-tu être puni du même supplice! puisses-tu te survivre à toi-même et conserver le désir du bien, après avoir perdu la foi!

Son voile noir était tombé sur ses épaules, et sa longue chevelure, déroulée par l'humidité de la nuit, flottait éparse sur sa poitrine agitée. La lune, en frappant sur le vitrage de la serre, semait sur elle de pâles clartés dont le reflet bleuâtre la faisait paraître plus belle et plus effrayante. Elle ressemblait à lady Macbeth évoquant dans ses malédictions et dans ses terreurs les esprits malfaisants de la nuit.

Le coeur de Jacques se rouvrit à la pitié et à une sorte d'admiration pour ce principe d'amour et de grandeur qu'une vie funeste n'avait pu étouffer en elle; une âme vulgaire ne pouvait pas souffrir ainsi.

«Julie, lui dit-il, en lui prenant le bras avec énergie, reviens donc à toi-même; s'il ne faut pour cela que rencontrer un coeur ami, ne l'as-tu pas trouvé aujourd'hui? N'étais-tu pas tout à l'heure affectueusement pressée dans les bras d'un être généreux, excellent entre tous? Cette femme qui, en dépit des préjugés du monde, t'a nommée sa soeur et t'a promis de venir ici pour te consoler et te bénir, n'est-ce donc pas un secours que le ciel t'envoie? n'est-ce donc pas un messager de consolation qui doit briser la pierre de ton cercueil? Ta fierté implacable, qui repoussait jadis le pardon de l'amour, refusera-t-elle la nouvelle alliance de l'amitié? Ne m'attribuez pas les généreux mouvements de cette noble femme. Son coeur n'a pas besoin d'enseignement; mais sachez bien que si elle en avait besoin, et si j'avais sur elle l'influence qu'il vous a plu tout à l'heure de m'attribuer, je voudrais que vous dussiez le repos de votre conscience et la guérison de vos blessures à cette main de femme, plutôt qu'à celle d'aucun homme.»

L'exaspération d'Isidora était déjà tombée, comme le vent capricieux de l'orage lorsqu'il s'abat sur les plantes et semble s'endormir en touchant la terre. Mobile comme l'atmosphère, en effet, elle écoutait Jacques d'un air moitié soumis, moitié incrédule.

– Tu as peut-être raison, dit-elle, peut-être! Je n'en sais rien encore, j'ai besoin de me recueillir, de m'interroger. Je suis partagée entre deux élans contraires: l'un, qui me pousse aux genoux de cette femme au front d'ange, l'autre, qui me fait haïr et craindre la protection de cette dame à la voix de sirène. Une dévote, peut-être! qui veut me mener à l'église et me présenter au monde des sacristies, comme un trophée de sa béate victoire. Ah! que sais-je? En Italie aussi, des femmes de qualité ont voulu me convertir. Elles m'appelaient dans leur oratoire, et m'eussent chassée de leur salon. Faudrait-il passer par le confessionnal et la communion pour entrer chez ma belle-soeur? Ah! jamais! jamais de bassesse! de l'insolence, de la haine, des outrages, je le veux bien, mais de l'hypocrisie et de la honte, jamais!

– Et vous avez raison, reprit Jacques; à ces craintes, je vois que vous êtes toujours injuste; mais, à ces résistances, je vois que vous avez la vraie fierté. Mais me croyez-vous donc enrôlé parmi les jésuites de salons, que vous me supposez capable de vous engager dans de si lâches intrigues? sachez que madame de T… n'est pas dévote.

«Pardonnez-moi tout ce que je dis, Jacques, vous voyez bien que je n'ai pas ma tête. Ma pauvre tête que, ce matin, je croyais si forte et si froide, elle a été brisée, ce soir, par trop d'émotions. Cette femme m'a enivrée avec sa bonté et ses caresses, et toi, tu m'as tuée avec ta figure douce et tes blonds cheveux, m'apparaissant tout à coup comme le spectre du passé devant cette porte, dans ce lieu fatal où je t'ai vu pour ne jamais t'oublier. Ah! que je t'ai aimé, Jacques! Tu ne l'as jamais su, et tu as pu ne pas le croire. Ma conduite avec toi t'a paru odieuse. Elle était sage, elle était dévouée; je sentais que je n'étais pas digne de toi, que tu ne pourrais jamais oublier ma vie, qu'en devenant passionné tu allais devenir le plus malheureux des hommes. Je n'ai pas voulu changer en une vie de larmes ce souvenir d'une nuit de délices. Et, qu'est-ce que je dis? ce n'est pas cette nuit-là que je me suis rappelée avec le plus de bonheur et de regrets. C'est ce premier amour enthousiaste et timide que tu avais pour moi lorsque tu ne me connaissais que sous le nom de Julie, lorsque tu me croyais une femme pure, lorsque tu venais ici tout tremblant, et que, n'osant me parler de ton amour, tu me parlais de mes camélias. Ah! ne m'ôte pas ce souvenir, Jacques, et quelque coupable que tu m'aies jugée depuis, quelque insensée que je te paraisse encore, ne me reprends pas le passé, ne me dis pas que tu n'as pas senti pour moi un véritable amour; c'est le seul amour de ma vie, vois-tu, c'est mon rêve, c'est mon roman de jeune fille, commencé à trente ans, fini en moins de deux semaines…! fini! oh non! ce rêve ne m'a jamais quittée. Il ne finira qu'avec ma vie; je n'ai aimé qu'une fois, je n'ai aimé qu'un seul homme, et cet homme c'est toi, Jacques: ne le savais-tu point, ne le vois-tu pas? Je t'ai emporté dans le secret de mon coeur, et je t'y ai gardé comme mon unique trésor. Depuis trois ans, il ne s'est pas passé un jour, une heure, où je n'aie été plongée dans le ravissement de mon souvenir. C'est là ce qui m'a fait vivre, c'est là ce qui m'a donné la force d'être irréprochable dans mes actions depuis trois ans, comme j'étais irréprochable dans mes pensées. Je voulais me purifier par une vie régulière, par des habitudes de fidélité. J'ai essayé d'aimer Félix de S… comme on aime un mari quand on n'a pas d'amour pour lui et qu'on respecte son honneur. Et lui, le crédule jeune homme, s'est cru aimé du jour où j'ai eu une véritable passion dans l'âme pour un autre. Mais il a eu raison de m'estimer et de me respecter au point de vouloir me donner son nom. Ne lui avais-je pas sacrifié la satisfaction du seul amour que j'aie véritablement senti? Aussi, quand j'ai accepté ce nom et cette formalité significative du mariage, j'ai songé à toi, Jacques, je me suis dit: Si Félix revient à la vie, du moins Jacques saura que j'ai mérité d'être réhabilitée; s'il succombe, Jacques me reverra purifiée, ce ne sera plus une courtisane qu'il pressera en frissonnant contre sa poitrine, ce sera la comtesse de S… la veuve d'un honnête homme, une femme indépendante de tout lien honteux, une maîtresse fidèle, éprouvée par trois ans d'absence et libre de se donner après un combat de trois ans contre les hommes et contre lui-même… Oh! Jacques, c'est ainsi que je t'ai aimé, et je reviens ici, je me berce depuis vingt-quatre heures des plus doux rêves. Je caresse mille projets, je m'endors dans les délices de mon imagination en attendant que je fasse des démarches pour te chercher et te retrouver; et tout à coup le roman infernal de ma destinée s'accomplit: tu parais devant moi, tu sembles sortir de terre, juste à l'endroit où je t'ai vu pour la première fois! Je t'enlève, je t'entraîne ici, parmi ces fleurs, où pour la première fois tu m'as parlé… Nous sommes seuls… je suis encore belle… je t'aime avec passion… et toi tu ne m'aimes plus! oh! c'est horrible, et voilà toute ma vie expiée dans ce seul instant.»

La pâle traduction que nous venons de donner des paroles d'Isidora ne saurait donner une idée de son éloquence naturelle. Ce don de la parole, quelques femmes, même les femmes vulgaires en apparence, le possèdent à un degré remarquable et l'exercent jusque sur des sujets frivoles. La profession d'avocat conviendrait merveilleusement à certaines femmes du peuple que vous avez dû rencontrer aussi bien que moi, et sur les lèvres desquelles le discours venait de lui-même s'arranger à propos du moindre objet de négoce ou du moindre récit de l'événement du quartier. Les Parisiennes ont particulièrement cette faculté oratoire, cette propension à énoncer leur pensée sous des formes pittoresques ou littéraires et avec une pantomime animée, gracieuse ou plaisante, minaudière ou passionnée, emphatique ou naïve. Isidora était une de ces enfants du peuple de Paris, une de ces mobiles et saisissantes imaginations qui se répandent en expressions aussi vite qu'elles s'impressionnent. Elle avait donné à son propre esprit, par la lecture et le spectacle des arts, une éducation recherchée, brillante et presque solide, dans les loisirs de la richesse; et l'élocution facile qu'elle avait eue pour la répartie mutine et l'apostrophe mordante, elle l'avait conservée, pour l'analyse de ses sentiments et le récit de ses émotions passionnées. Jacques avait déjà été frappé de cette éloquence féminine, déjà il en avait subi diversement l'influence, lorsqu'elle avait été tour à tour la divine Julie et l'audacieux domino de l'Opéra. Il se sentit de nouveau sous le charme, et ce ne fut pas sans une terreur mêlée de plaisir. Il ne se piquait pas d'être un stoïque, et son amour pour Alice n'ayant jamais reçu d'encouragement, n'ayant pu nourrir aucune espérance, n'était pas un préservatif à l'épreuve du feu d'une passion expansive et provocante comme l'était celle d'Isidora. Nous essaierions en vain de faire deviner l'expression de sa physionomie si calme et si hautaine à l'habitude, si puissante de persuasion lorsqu'elle révélait tout à coup des orages cachés; ni les accents de sa voix éteinte dans les discours sans intérêt, flexible, saccadée, pénétrante, déchirante dans l'abandon du désespoir et de l'amour. Jacques sentit qu'il tremblait, qu'il avait alternativement chaud et froid, qu'il retombait sous l'empire de la fascination, et Isidora qui, par instants, jetait ses bras autour de lui avec ivresse et les retirait avec crainte, sentit, elle aussi, que Jacques perdait la tête.

 

Et pourtant, hélas! tout ce qu'elle venait de lui dire était-il bien vrai? Sincère, oui; mais véridique, non. Qu'elle crût, dans cet instant, ne rien raconter que d'historique dans sa vie, et que dans sa vie il y eût, depuis trois ans, beaucoup de rêveries, de regrets et d'élans vers ce pur amour de Jacques, unique, en effet, dans ses souvenirs, par sa nature confiante et naïve, rien de plus certain; qu'elle eût été fidèle au comte de S… quelle eût désiré se réhabiliter par le mariage, par besoin d'honneur plus que par désir d'une fortune assurée, cela était encore vrai; mais qu'elle ne se fût pas laissé distraire un seul instant de la passion de Jacques par les jouissances du faste, qu'elle l'eût quitté dans le seul dessein de ne pas le rendre malheureux, plutôt que pour n'être pas honteusement délaissée par Félix; qu'enfin, elle n'eût songé qu'à Jacques en se faisant épouser, et que l'amour des richesses certaines n'eût pas été mêlé, à l'insu d'elle-même, au désir ambitieux d'un titre et d'une vaine considération; voilà ce qui n'était qu'à moitié vrai. Il ne faut pas oublier qu'il y avait une bonne et une mauvaise puissance, agissant, à forces égales, sur l'âme naturellement grande mais fatalement corrompue de cette femme. En revoyant Jacques, elle retrouva toute la poétique et brûlante énergie du roman qu'elle avait caressé en secret dans sa pensée depuis trois ans; secret tour à tour douloureux et charmant, selon la disposition de son âme impressionnable et changeante, et qui l'avait aidée, en effet, à vivre sagement, mais qui n'eût pas été suffisant pour une telle réforme de conduite, sans l'espérance et la volonté de dominer et de soumettre le comte de S… Alors elle se plut à s'expliquer à elle-même sa propre vie par ce miracle de l'amour, qui lui plaisait davantage, parce qu'en effet il était davantage dans ses bons instincts; et l'imagination, cette maîtresse toute-puissante de son cerveau, qui lui tenait lieu du coeur éteint et des sens blasés, déploya ses ailes pour l'emporter loin du domaine de la réalité. Jacques, entraîné dans son tourbillon, perdait pied et se sentait comme soulevé par l'ouragan dans ce monde rempli de fantômes et d'abîmes.

Cette Isidora si séduisante, si belle et si violemment éprise de lui, n'était elle pas la même femme qu'il avait aimée avec enthousiasme, puis avec délire, puis enfin avec de profonds déchirements de coeur, longtemps encore après avoir été brusquement séparé d'elle? Nous n'oserions pas dire que six mois encore avant cette nouvelle rencontre, Jacques, au moment d'aimer Alice, qu'il connaissait à peine, n'eût pas éprouvé d'énergiques retours de l'ancienne et unique passion. C'était bien plutôt lui qui eût pu, s'il eût été disposé à se vanter de sa fidélité, raconter à Isidora qu'il avait langui et souffert pour elle durant presque toute cette absence, et ce roman de son coeur eut été beaucoup plus authentique que celui qu'elle venait de faire sortir de son propre cerveau.

Pourtant je ne sais quel doute obstiné se mêlait à l'ivresse croissante de Jacques. Tout était vrai dans l'expression d'Isidora; sa voix sonore, son regard humide, son sein agité; mais son exaltation, pour être sentie, n'en était pas moins appliquée à une assertion peu vraisemblable, et la sagesse, la modestie du jeune homme, se débattaient encore contre les séductions d'un genre de flatterie où les femmes sont toutes-puissantes. son humble fortune, son nom ignoré, son extérieur timide, rien en lui ne pouvait tenter la cupidité ou la vanité d'une telle femme. Et puis, s'il est vrai que les femmes sont crédules aux doux mensonges de l'amour, il faut bien avouer que, par nature et par position, les hommes le sont bien davantage.

La lutte était engagée. Isidora voulait ardemment la victoire, non qu'elle eut conservé les moeurs de la galanterie. Il n'est rien de plus froid à cet égard que la femme qui a abusé de la liberté, rien de plus chaste, peut-être, que celle qui rougit d'avoir mal vécu. Mais il y a dans ces âmes-là, et il y avait dans la sienne en particulier, un insatiable orgueil. Elle ne pouvait se résoudre à perdre Jacques malgré elle, elle qui avait eu la force de le quitter. Le danger d'échouer, l'étonnement de sa résistance, étaient des stimulants à cette passion moitié sentie, moitié factice. Dans l'excitation nerveuse qu'elle éprouvait, elle pouvait, sans efforts et sans fausseté, parcourir tous les tons, et s'identifier, à la manière des grands artistes, avec toutes les nuances de son improvisation brûlante. Elle frappa le dernier coup en s'humiliant devant Jacques: «Ne me hais pas; oh! je t'en prie, ne me hais pas! lui dit-elle en courbant presque sur son sein les flots de sa noire chevelure. Ne crois pas que je sois indigne de ta pitié. Vois où l'amour m'a réduite! moi qui la repoussais si fièrement autrefois, quand tu me l'offrais, cette pitié sainte, je te la demande aujourd'hui. Je te la demande au nom de cette femme que j'ai calomniée tout à l'heure, si c'est calomnier le plus pur des anges de supposer qu'il t'aime. Mais si ta modestie farouche repousse cette idée comme un crime, je la rétracte et je désavoue les paroles que la jalousie m'a arrachées. Oui, la jalousie, je le confesse. Cette femme que j'adorais, que j'adore toujours dans sa bonté simple et courageuse, j'étais au moment de la haïr en songeant… Mais je ne veux même pas répéter les mots qui t'offensent. Sois sûr que le bon principe est assez fort en moi pour triompher, et qu'il triomphe déjà. J'étoufferai, s'il le faut, l'amour qui me dévore, pour rester digne de l'amitié qu'elle m'offre. Eussé-je encore d'insolents soupçons, je les refoulerai dans mon sein, je la respecterai comme tu la respectes. Seras-tu content, Jacques, et croiras-tu que je t'aime?»

Jacques vit à ses pieds l'orgueilleuse Isidora, et soit que l'homme devienne plus faible que la femme quand il s'agit de donner le change à un véritable amour, soit qu'à bout de souffrance dans ses désirs ignorés pour Alice, il espérât guérir un mal inutile et funeste en s'enivrant de voluptés puissantes, il chercha l'oubli du présent dans le délire du passé.

Isidora eût souhaité des émotions plus douces et plus profondes. Ce ne ne fut pas sans douleur et sans effroi qu'elle accepta son facile triomphe. Elle fut sur le point de le repousser en échange d'un mot et d'un regard adressés à la Julie d'autrefois. Elle arracha bien a son amant ce doux nom qui, pour elle, résumait tout son rêve de bonheur; mais la familiarité d'un amour accepté lui ôta tout son prestige. Elle se livra sans confiance et sans transport, à travers des larmes amères qu'elle interpréta comme des larmes de joie; mais elle sentit avec un affreux désespoir qu'elle mentait et qu'elle n'avait pas de plus noble plaisir que celui de rendre Jacques infidèle à une femme austère et plus désirable qu'elle.

Car elle devina tout en sentant battre contre son coeur ce coeur rempli d'une autre affection, et bientôt elle éprouva l'invincible besoin de pleurer seule et de constater que sa victoire était la plus horrible défaite de sa vie, «Va-t'en, dit-elle à Jacques lorsque minuit sonna dans le lointain. Tu ne m'aimes plus, ou tu ne m'aimes pas encore. Un abîme s'est creusé entre nous. Mais je le comblerai peut-être, Jacques, à force de repentir et de dévouement.»

Elle s'était montrée douce et résignée malgré son angoisse. Jacques ne sentait encore que de l'attendrissement et de la reconnaissance. Il essaya de ramener la paix dans son âme en lui parlant de l'avenir et des affections durables. Mais, lui aussi, il sentit tout à coup qu'il mentait. La peur et les remords le saisirent, et la parole expira sur ses lèvres. Isidora avait été vingt fois sur le point de lui dire: «Tais-toi, ceci est un sermon!» Mais elle se contint, soit par stoïcisme, soit par découragement, et elle trouva des prétextes pour se séparer de lui sans lui dévoiler, comme autrefois, la profonde et altière douleur de son âme impuissante et inassouvie.

Jacques, confus et tremblant, rentra dans le jardin de l'hôtel de T… comme un larron qui voudrait se cacher de lui-même. Il referma, sans bruit, la petite porte et jeta un regard craintif sur l'allée déserte et les massifs silencieux.

Les volets du rez-de-chaussée, habité par Alice, étaient fermés, nulle trace de lumière, aucun bruit à l'extérieur. Sans doute elle était couchée.

«Ah! repose en paix, âme tranquille et sainte, pensa-t-il en approchant de ces fenêtres sans reflets et de cette façade morne d'une maison endormie sous le froid et fixe regard de la lune. Dors la nuit, et que tes jours s'envolent en sereines rêveries. Que l'orage, que la honte, que les luttes vaines et coupables, que les inutiles désirs et les remèdes empoisonnés, que la douleur et le mal soient pour moi seul! Maintenant me voilà condamné par ma conscience à me taire éternellement, et je ne pourrai plus même maudire ma timidité!»

Il fallait traverser l'antichambre de madame de T… pour rentrer dans la maison. Et qu'allait devenir Jacques si cette porte était fermée! Mais à peine l'eut-il touchée, que Saint-Jean vint la lui ouvrir.

«Ne faites pas de bruit, monsieur Laurent, madame est retirée,» lui dit le bonhomme qui l'avait attendu sur ce banc classique en velours d'Utrecht, où les serviteurs du riche, victimes de ses caprices ou de ses habitudes, perdent de si longues heures entre un mauvais sommeil ou une oisiveté d'esprit plus mauvaise encore. Jacques lui exprima ses regrets de l'avoir fait veiller. «Pardi, Monsieur, dit le bonhomme avec un sourire moitié bienveillant, moitié goguenard, il le fallait bien, à moins de vous faire coucher à la belle étoile, ou à l'hôtel de S…! Rendez-moi ma clef? Eh! eh! vous l'emportez par mégarde!»

Jacques avait été mis, dans l'après-dînée, en possession de la chambre qu'il devait occuper désormais à l'hôtel de T… Ce n'était pas son ancienne mansarde; c'était un petit appartement beaucoup plus confortable, situé au second, mais ayant vue aussi sur le jardin. En examinant ce local, Jacques fut frappé du goût et de la grâce aimable avec lesquels il avait été décoré. Tout était simple; mais, par un étrange hasard, il semblait que la personne chargée de ce soin eût deviné ses goûts, ses paisibles habitudes de travail, le choix des livres qui pouvaient le charmer, et jusqu'aux couleurs de teinture qu'il aimait. La pensée ne lui vint pourtant pas que madame de T… eût daigné s'occuper elle-même de ces détails. Dans les commencements de son séjour à la campagne il avait été l'objet des attentions les plus délicates et les plus affectueuses dans ce qui concernait les douceurs de son installation. Mais depuis qu'Alice, préoccupée d'une pensée grave qu'il ne devinait pas, semblait s'être refroidie pour lui, il ne se flattait plus de lui inspirer ces prévenantes bontés. Agité et craignant de réfléchir, il se jeta sur son lit, espérant trouver dans le sommeil l'oubli momentané de la tristesse invincible qui le gagnait.

Mais il n'eut qu'un sommeil entrecoupé et des rêves insensés. Il pressait Alice dans ses bras, et tout à coup, son visage divin devenant le visage désolé d'Isidora, ses caresses se changeaient en malédictions, et la courtisane étranglait sous ses yeux la femme adorée.

Obsédé de ces folles visions, il se leva et s'approcha de sa fenêtre. Les menaces d'orage s'étaient dissipées: il n'y avait plus au firmament qu'une vague blancheur, des nuées transparentes, floconneuses, et l'argent mat du clair de la lune sur un fond de moire. Laurent jeta les yeux sur ce jardin funeste qui ne lui rappelait que des regrets ou des remords. Mais bientôt son attention fut fixée sur un objet inexplicable. Tout au fond du jardin, sur une espèce de terrasse relevée de trois gradins de pierre blanche, et fermée de grands murs, marchait lentement une forme noire qu'il lui était impossible de distinguer, mais dont le mouvement régulier et impassible pouvait être comparé à celui d'un pendule. Qui donc pouvait ainsi veiller dans la solitude et le silence de la nuit? D'abord un soupçon terrible, une âcre jalousie, s'empara du cerveau affaibli de Jacques. Comme s'il avait eu, lui, le droit d'être jaloux! Alice attendait-elle quelqu'un à cette heure solennelle et mystérieuse? Mais était-ce bien Alice? Isidora aussi portait un vêtement de deuil. Aurait-elle eu la fantaisie de venir rêver dans ce jardin plutôt que dans le sien? elle pouvait en avoir conservé une clef. Mais comment expliquer le choix de cette promenade? D'ailleurs Alice était mince, et il lui semblait voir une forme élancée.

 

Une demi-heure s'écoula ainsi. L'ombre paraissait infatigable, et elle était bien seule. Elle disparaissait derrière de grands vases de fleurs et quelques touffes de rosiers disposés sur le rebord de la terrasse. Puis elle se montrait toujours aux mêmes endroits découverts, suivant la même ligne, et avec tant d'uniformité, qu'on eût pu compter par minutes et secondes les ailées et venues de son invariable exercice. Elle marchait lentement, ne s'arrêtait jamais, et paraissait bien plutôt plongée dans le recueillement d'une longue méditation qu'agitée par l'attente d'un rendez-vous quelconque.

Jacques fatigua son esprit et ses yeux à la suivre, jusqu'à ce que, cédant à la lassitude, et voulant se persuader que ce pouvait être la femme de chambre de madame de T… attendant quelque amant pour son propre compte, il alla se recoucher. Après deux heures de cauchemar et de malaise, il retourna à la fenêtre. L'ombre marchait toujours. Était-ce une hallucination? Cela faisait croire à quelque chose de surnaturel. Un spectre ou un automate pouvaient seuls errer ainsi pendant de si longues heures sans se lasser. Où un être humain eût-il pris tant de persévérance et d'insensibilité physique? L'horizon blanchissait, l'air devenait froid, et les feuilles se dilataient à l'approche de la rosée. «Je resterai là, se dit Jacques, jusqu'à ce que la vision s'évanouisse ou jusqu'à ce que cette femme quitte le théâtre de sa promenade obstinée. A moins de passer par-dessus le mur, il faudra bien qu'elle se rapproche, que je la voie ou que je la devine.»

Cette curiosité, mêlée d'angoisse, fit diversion à ses maux réels. Caché derrière la mousseline du rideau collé à ses vitres, il s'obstina à son tour à regarder, jusqu'à ce que le jour, s'épurant peu à peu, lui permit de reconnaître Alice. A n'en pouvoir douter, c'était elle qui, depuis une heure du matin jusqu'à quatre, avait ainsi marché sans relâche, sans distraction, et sans qu'aucune impression extérieure eût pu la déranger du problème intérieur qu'elle semblait occupée à résoudre. A mesure que le jour net et transparent qui précède le lever du soleil lui permettait de discerner les objets, Jacques voyait son attitude, sa démarche, les détails de son vêtement. Rien en elle n'annonçait le désordre de l'âme. Elle avait la même toilette de deuil qu'il lui avait vue la veille; elle n'avait pas songé à mettre un châle: elle avait la tête nue. Ses cheveux bruns, séparés sur son beau front, ne paraissaient pas avoir été déroulés pour une tentative de sommeil. Son pas était encore ferme quoique un peu ralenti, ses bras croisés sur sa poitrine sans raideur et sans contraction violente. Enfin, lorsque le premier rayon du soleil vint dorer les plus hautes branches, elle s'arrêta au milieu de la terrasse et parut regarder attentivement la façade de la maison. Puis elle descendit les trois degrés et se dirigea vers la porte du petit salon d'été, sans avoir aperçu Jacques qui se cachait soigneusement. Lorsqu'elle fut assez près de la maison pour qu'il pût distinguer sa physionomie, il remarqua avec étonnement qu'elle était calme, pâle, il est vrai, comme l'aube, mais aussi sereine, et à peine altérée par la fatigue d'une si solennelle et si étrange veillée. Et, cependant, que n'avait-il pas fallu souffrir pour remporter une telle victoire sur soi-même «Oh! quelle femme êtes-vous donc? s'écria Jacques intérieurement, quand il lui eut entendu doucement refermer la porte vitrée de son boudoir; quelle énigme vivante, quelle âme céleste nourrie des plus hautes contemplations, ou quel coeur à jamais brisé par un morne désespoir? Vous n'aimez pas, non, vous n'aimez pas, car vous semblez ne pouvoir pas souffrir; mais vous avez aimé, et vous vivez peut-être d'un souvenir du mort!» Et Jacques ne se doutait pas que ce mort c'était lui.

«J'ai aimé!» pensait Alice en se déshabillant avec lenteur et en s'étendant sur sa couche chaste et sombre.

Jacques fut bien abattu et bien préoccupé durant la leçon du matin qu'il donnait ordinairement avec tant de zèle et d'amour au fils d'Alice. Il s'en fit, des reproches. Nos fautes ont ainsi toutes sortes de retentissements imprévus, petits ou grands, mais qui en raniment l'amertume par mille endroits.

A la campagne, Alice avait l'habitude de venir toujours, vers la fin de la leçon, écouter le résumé du précepteur ou de l'enfant. Jacques se dit que toute cette vie allait changer à Paris, et qu'il ne verrait peut-être pas Alice de la journée. On lui monta son déjeuner dans sa chambre, et le vieux serviteur lui dit que madame avait commandé que son couvert fût mis tous les jours à sa table à l'heure du dîner. Jacques attendit cette heure avec anxiété. Mais il dîna tête-à-tête avec son élève.

«Madame a la migraine, dit le bonhomme Saint-Jean, une forte migraine, à ce qui parait; elle n'a rien pris de la journée.»

Et il secoua la tête d'un air chagrin.

Nous laisserons Jacques Laurent à ses anxiétés, et nous rendrons compte au lecteur de la journée d'Alice.

Après quelques heures d'un sommeil calme, elle s'habilla avec le même soin qu'à l'ordinaire, et se fit apporter la clef de la petite porte du jardin. «Je la laisserai dans la serrure, dit-elle à Saint-Jean, et vous ne l'ôterez jamais.» Puis elle se dirigea avec une lenteur tranquille vers le jardin d'Isidora, et elle alla s'asseoir dans la serre, où elle voulut rester seule quelques instants avant de la faire avertir. Il y avait là quelque désordre, un coussin de velours tombé dans le sable, quelques belles fleurs brisées autour de la fontaine. Alice eut un frisson glacé; mais aucun soupir ne trahit, même dans la solitude, l'émotion de son âme profonde.

Elle allait sa diriger enfin vers le pavillon, lorsque Isidora parut devant elle, en robe blanche sous une légère mante noire. Isidora était fière de porter en public ce deuil qui la faisait épouse et veuve; mais elle haïssait cette sombre couleur et ce souvenir de mort. N'attendant pas si tôt la visite de sa belle-soeur, elle cachait à peine sous sa mante cette toilette du matin, molle et fraîche, dans laquelle elle se sentait renaître. Pourtant le visage de la superbe fille était fort altéré. Sa beauté n'en souffrait pas; elle y gagnait peut-être en expression; mais il était facile de voir à son oeil plombé et à sa riche chevelure à peine nouée, qu'elle avait peu dormi et qu'elle avait eu hâte de se retremper dans l'air du matin. Il était à peine neuf heures.

Elle fit un léger cri de surprise, puis, comme charmée, elle s'élança vers Alice; mais, dans son rapide regard, je ne sais quelle farouche inquiétude se trahit en chemin.

Alice, clairvoyante et forte, lui sourit sans effort et lui lendit une main qu'Isidora porta à ses lèvres avec un mouvement convulsif de reconnaissance, mais sans pouvoir détacher son oeil, noir et craintif comme celui d'une gazelle, du placide regard d'Alice. Alice était bien pâle aussi; mais si paisible et si souriante, qu'on eût dit qu'elle était l'amante victorieuse en face de l'amante trahie.