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Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)

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Il y avait des déesses païennes que je chérissais: la sage Pallas, la chaste Diane, Iris, Hébé, Flore, les muses, les nymphes; c'étaient là des êtres charmans dont je ne voulais pas me laisser priver par le christianisme. Il fallait que Corambé eût tous les attributs de la beauté physique et morale, le don de l'éloquence, le charme tout-puissant des arts, la magie de l'improvisation musicale surtout; je voulais l'aimer comme un ami, comme une sœur, en même temps que le révérer comme un Dieu. Je ne voulais pas le craindre, et, à cet effet, je souhaitais qu'il eût quelques-unes de nos erreurs et de nos faiblesses.

Je cherchai celle qui pourrait se concilier avec sa perfection, et je trouvai l'excès de l'indulgence et de la bonté. Ceci me plut particulièrement, et son existence, en se déroulant dans mon imagination (je n'oserais dire par l'effet de ma volonté, tant ces rêves me parurent bientôt se formuler d'eux-mêmes), m'offrit une série d'épreuves, de souffrances, de persécutions et de martyres. J'appelais livre ou chant chacune de ses phases d'humanité, car il devenait homme ou femme en touchant la terre, et quelquefois le Dieu supérieur et tout-puissant dont il n'était, après tout, qu'un ministre céleste, préposé au gouvernement moral de notre planète, prolongeait son exil parmi nous, pour le punir de trop d'amour et de miséricorde envers nous.

Dans chacun de ces chants (je crois bien que mon poème en a au moins mille sans que j'aie été tentée d'en écrire une ligne), un monde de personnages nouveaux se groupait autour de Corambé. Tous étaient bons. Il y avait des méchans qu'on ne voyait jamais (je ne voulais pas les faire paraître), mais dont la malice et la folie se révélaient par des images de désastre et des tableaux de désolation. Corambé consolait et réparait sans cesse. Je le voyais, entouré d'êtres mélancoliques et tendres, qu'il charmait de sa parole et de son chant, dans des paysages délicieux, écoutant le récit de leur peines et les ramenant au bonheur par la vertu.

D'abord je me rendis bien compte de cette sorte de travail inédit; mais au bout de très peu de temps, de très peu de jours même, car les jours comptent triple dans l'enfance, je me sentis possédée par mon sujet bien plus qu'il n'était possédé par moi. Le rêve arriva à une sorte d'hallucination douce, mais si fréquente et si complète parfois, que j'en étais comme ravie hors du monde réel.

D'ailleurs, le monde réel se plia bientôt à ma fantaisie. Il s'arrangea à mon usage. Nous avions, aux champs, mon frère, Liset et moi, plusieurs amis, filles et garçons, que nous allions trouver tour à tour pour jouer, courir, marauder ou grimper avec eux. J'allais, quant à moi, plus souvent avec les filles d'un de nos métayers, Marie et Solange, qui étaient un peu plus jeunes de fait et plus enfans que moi par caractère. Presque tous les jours, de midi à deux heures, c'était l'heure de ma récréation permise, je courais à la métairie et je trouvais mes jeunes amies occupées à soigner leurs agneaux, à chercher les œufs de leurs poules, épars dans les buissons, à cueillir les fruits du verger, ou à garder les ouailles, comme on dit chez nous, ou à faire de la feuille pour leur provision d'hiver. Suivant la saison, elles étaient toujours à l'ouvrage, et je les aidais avec ardeur afin d'avoir le plaisir d'être avec elles. Marie était un enfant fort sage et fort simple. La plus jeune, Solange, était assez volontaire, et nous cédions à toutes ses fantaisies. Ma grand'mère était fort aise que je prisse de l'exercice avec elles, mais elle disait qu'elle ne concevait pas le plaisir que je pouvais trouver, moi qui faisais de si belles descriptions, et qui asseyais la lune dans une nacelle d'argent, avec ces petites paysannes crottées, avec leurs dindons et leurs chèvres.

Moi, j'avais le secret de mon plaisir et je le gardais pour moi seule. Le verger où je passais une partie de ma journée était charmant (il l'est encore), et c'est là que mon roman venait en plein me trouver. Quoique ce verger fût bien assez joli par lui-même, je ne le voyais pas précisément tel qu'il était. Mon imagination faisait d'une butte de trois pieds une montagne, de quelques arbres une forêt, du sentier qui allait de la maison à la prairie le chemin qui mène au bout du monde, de la mare bordée de vieux saules un gouffre ou un lac, à volonté; et je voyais mes personnages agir, courir ensemble, ou marcher seuls en rêvant, ou dormir à l'ombre, ou danser en chantant dans ce paradis de mes songes creux. La causette de Marie et de Solange ne me dérangeait nullement. Leur naïveté, leurs occupations champêtres ne détruisaient rien à l'harmonie de mes tableaux, et je voyais en elles deux petites nymphes déguisées en villageoises et préparant tout pour l'arrivée de Corambé qui passerait par là un jour ou l'autre et les rendrait à leur forme et à leur destinée véritables.

D'ailleurs quand elles parvenaient à me distraire et à faire disparaître mes fantômes, je ne leur en savais pas mauvais gré, puisque j'arrivais à m'amuser pour mon propre compte avec elles. Quand j'étais là, les parens se montraient fort tolérans sur le temps perdu, et bien souvent nous laissions quenouilles, moutons ou corbeilles pour nous livrer à une gymnastique échevelée, grimper sur les arbres, ou nous précipiter du haut en bas des montagnes de gerbes entassées dans la grange, jeu délirant, je l'avoue, et que j'aimerais encore si je l'osais.

Cet accès de mouvement et de gaîté enivrante me faisait trouver plus de plaisir encore à retomber dans mes contemplations, et mon cerveau excité physiquement était plus riche d'images et de fantaisies. Je le sentais et ne m'en faisais pas faute.

Une autre amitié que je cultivais moins assidûment, mais où mon frère m'entraînait quelquefois, avait pour objet un gardeur de cochons qui s'appelait Plaisir. J'ai toujours eu peur et horreur des cochons, et pourtant, peut-être précisément à cause de cela, Plaisir, par la grande autorité qu'il exerçait sur ces méchans et stupides animaux, m'inspirait une sorte de respect et de crainte. On sait que c'est une dangereuse compagnie qu'un troupeau de porcs. Ces animaux ont entre eux un étrange instinct de solidarité. Si l'on offense un individu isolé, il jette un certain cri d'alarme qui réunit instantanément tous les autres. Ils forment alors un bataillon qui se resserre sur l'ennemi commun, et le force à chercher son salut sur un arbre; car, de courir, il n'y faut point songer, le porc maigre étant, comme le sanglier, un des plus rapides et des plus infatigables jarrets qui existent.

Ce n'était donc pas sans terreur que je me trouvais aux champs au milieu de ces animaux, et jamais l'habitude n'a pu me corriger de cette faiblesse. Pourtant, Plaisir craignait si peu et dominait tellement ceux auxquels il avait affaire, leur arrachant sous le nez les féverolles et autres tubercules sucrés qu'ils trouvent dans nos terres, que je travaillais à m'aguerrir auprès de lui. La plus terrible bête de son troupeau, c'était le maître porc, celui que nos pastours appellent le cadi, et qui, réservé à la reproduction de l'espèce, atteint souvent une taille et une force extraordinaires. Il l'avait si bien dompté, qu'il le chevauchait avec une sorte de maëstria sauvage et burlesque.

Walter Scott n'a pas dédaigné d'introduire un gardeur de pourceaux dans Ivanhoe, un de ses plus beaux romans. Il aurait pu tirer un grand parti de la figure de Plaisir. C'était un être tout primitif, doué des talens de sa condition barbare. Il abattait les oiseaux à coups de pierre avec une habileté remarquable et s'exerçait principalement sur les pies et les corneilles qui viennent, en hiver, faire société intime avec les troupeaux de porcs. On les voit se tenir autour de ces animaux pour chercher dans les mottes de terre qu'ils retournent avec leur nez les vers et les graines en germe. Cela donne lieu à de grandes altercations entre ces oiseaux querelleurs: celui qui a saisi la proie saute sur le cochon pour la dévorer à son aise, les autres l'y suivent pour le houspiller, et le dos ou la tête du quadrupède indifférent et impassible devient le théâtre de luttes acharnées. Quelquefois aussi ces oiseaux se perchent sur le pourceau seulement pour se réchauffer, ou pour mieux observer le travail dont ils doivent profiter. J'ai vu souvent une vieille corneille cendrée se tenir ainsi sur une jambe, d'un air pensif et mélancolique, tandis que le pourceau labourait profondément le sol, et par ses efforts lui imprimait des secousses qui la dérangeaient, l'impatientaient et la décidaient à le corriger à coups de bec.

C'est dans cette farouche société que Plaisir passait sa vie; vêtu en toute saison d'une blouse et d'un pantalon de toile de chanvre qui avaient pris, ainsi que ses mains et ses pieds nus, la couleur et la dureté de la terre, se nourrissant, comme son troupeau, des racines qui rampent sous le sol, armé de l'instrument de fer triangulaire qui est le sceptre des porchers et qui leur sert à creuser et à couper sous les sillons, toujours enfoui dans quelque trou, ou rampant sous les buissons pour y poursuivre les serpens ou les belettes, quand un pâle soleil d'hiver faisait briller le givre sur les grands terrains bouleversés par l'incessant travail de son troupeau, il me faisait l'effet du gnome de la glèbe, une sorte de diable entre l'homme et le loup-garou, entre l'animal et la plante.

A la lisière du champ où nous vîmes Plaisir pendant toute une saison, le fossé était couvert d'une belle végétation. Sous les branches pendantes des vieux ormes et l'entrecroisement des ronces, nous autres enfans, nous pouvions marcher à couvert, et il y avait des creux secs et sablonneux avec des revers de mousse et d'herbes desséchées, où nous pouvions nous tenir à l'abri du froid ou de la pluie. Ces retraites me plaisaient singulièrement, surtout quand j'y étais seule, et que les rouge-gorges et les roitelets, enhardis par mon immobilité, venaient curieusement tout auprès de moi pour me regarder. J'aimais à me glisser inaperçue sous les berceaux naturels de la haie, et il me semblait entrer dans le royaume des esprits de la terre. J'eus là beaucoup d'inspirations pour mon roman. Corambé vint m'y trouver sous la figure d'un gardeur de pourceaux, comme Apollon chez Admète. Il était pauvre et poudreux comme Plaisir; seulement sa figure était autre et laissait quelquefois jaillir un rayon où je reconnaissais le dieu exilé, condamné à d'obscurs et mélancoliques labeurs. Le cadi était un méchant génie attaché à ses pas, et dompté, malgré sa malice, par l'irrésistible influence de l'esprit de patience et de bonté. Les petits oiseaux du buisson étaient des sylphes qui venaient le plaindre et le consoler dans leur joli langage, et il souriait encore sous ses haillons, le pauvre pénitent volontaire. Il me racontait qu'il expiait la peine de quelqu'un, et que son abjection était destinée à racheter l'âme d'un de mes personnages coupable de faste ou d'indolence.

 

Dans le fossé couvert, je vis aussi apparaître un personnage mythologique qui m'avait fait une grande impression dans ma première enfance. C'était l'antique Démogorgon, le génie du sein de la terre, ce petit vieillard crasseux, couvert de mousse, pâle et défiguré, qui habitait les entrailles du globe. Ainsi le décrivait mon vieux traité de mythologie, lequel assurait, en outre, que Démogorgon s'ennuyait beaucoup dans cette triste solitude. L'idée m'était bien venue quelquefois de faire un grand trou pour essayer de le délivrer, mais lorsque je commençai à rêver de Corambé, je n'ajoutai plus foi aux fables païennes, et Démogorgon ne fut plus pour moi qu'un personnage fantastique dans mon roman. Je l'évoquais pour qu'il vînt s'entretenir avec Corambé qui lui racontait les malheurs des hommes et le consolait ainsi de vivre parmi les débris ignorés de l'antique création.

Peu à peu la fiction qui m'absorbait prit un tel caractère de conviction, que j'éprouvai le besoin de me créer une sorte de culte.

Pendant près d'un mois, je parvins à me dérober à toute surveillance durant mes heures de récréation, et à me rendre si complétement invisible, que personne n'eût pu dire ce que je devenais à ces heures-là, pas même Rose, qui pourtant ne me laissait guère tranquille, pas même Liset, qui me suivait partout comme un petit chien.

Voici ce que j'avais imaginé. Je voulais élever un autel à Corambé. J'avais d'abord pensé à la grotte en rocaille qui subsistait encore, quoique ruinée et abandonnée: mais le chemin en était encore trop connu et trop fréquenté. Le petit bois du jardin offrait alors certaines parties d'un fourré impénétrable. Les arbres, encore jeunes, n'avaient pas étouffé la végétation des aubépines et des troënes qui croissaient à leur pied, serrés comme les herbes d'une prairie. Dans ces massifs que côtoyaient les allées de charmille, j'avais donc remarqué qu'il en était plusieurs où personne n'entrait jamais et où l'œil ne pouvait pénétrer durant la saison des feuilles. Je choisis le plus épais, je m'y frayai un passage et je cherchai dans le milieu un endroit convenable. Il s'y trouva, comme s'il m'eût attendue. Au centre du fourré s'élevaient trois beaux érables sortant d'un même pied, et la végétation des arbustes étouffés par leur ombrage s'arrondisssait à l'entour pour former comme une petite salle de verdure. La terre était jonchée d'une mousse magnifique, et, de quelque côté qu'on portât les yeux, on ne pouvait rien distinguer dans l'interstice des broussailles à deux pas de soi. J'étais donc là aussi seule, aussi cachée qu'au fond d'une forêt vierge, tandis qu'à trente ou quarante pieds de moi couraient des allées sinueuses où l'on pouvait passer et repasser sans se douter de rien.

Il s'agissait de décorer à mon gré le temple que je venais de découvrir. Pour cela je procédai comme ma mère me l'avait enseigné. Je me mis à la recherche des beaux cailloux, des coquillages variés, des plus fraîches mousses. J'élevai une sorte d'autel au pied de l'arbre principal, et au-dessus je suspendis une couronne de fleurs que des chapelets de coquilles roses et blanches faisaient descendre comme un lustre des branches de l'érable. Je coupai quelques broussailles, de manière à donner une forme régulière à la petite rotonde, et j'y entrelaçai du lierre et de la mousse de façon à former une sorte de colonnade de verdure avec des arcades, d'où pendaient d'autres petites couronnes, des nids d'oiseaux, de gros coquillages en guise de lampes, etc. Enfin je parvins à faire quelque chose qui me parut si joli, que la tête m'en tournait et que j'en rêvais la nuit.

Tout cela fut accompli avec les plus grandes précautions. On me voyait bien fureter dans le bois, chercher des nids et des coquillages, mais j'avais l'air de ne ramasser ces petites trouvailles que par désœuvrement, et quand j'en avais rempli mon tablier, j'attendais d'être bien seule pour pénétrer dans le taillis. Ce n'était pas sans peine et sans égratignures, car je ne voulais pas me frayer un passage qui pût me trahir, et chaque fois je m'introduisais par un côté différent, afin de ne pas laisser de traces en foulant un sentier et en brisant des arbrisseaux par des tentatives répétées.

Quand tout fut prêt, je pris possession de mon empire avec délices, et, m'asseyant sur la mousse, je me mis à rêver aux sacrifices que j'offrirais à la divinité de mon invention. Tuer des animaux ou seulement des insectes pour lui complaire, me parut barbare et indigne de sa douceur idéale. Je m'avisai de faire tout le contraire, c'est-à-dire de rendre sur son autel la vie et la liberté à toutes les bêtes que je pourrais me procurer. Je me mis donc à la recherche des papillons, des lézards, des petites grenouilles vertes et des oiseaux; ces derniers ne me manquaient pas, j'avais toujours une foule d'engins tendus de tous côtés, au moyen desquels j'en attrapais souvent. Liset en prenait dans les champs et me les apportait; de sorte que, tant que dura mon culte mystérieux, je pus tous les jours délivrer, en l'honneur de Corambé, une hirondelle, un rouge-gorge, un chardonneret, voire un moineau franc. Les moindres offrandes, les papillons et les scarabées comptaient à peine. Je les mettais dans une boîte que je déposais sur l'autel et que j'ouvrais, après avoir invoqué le bon génie de la liberté et de la protection. Je crois que j'étais devenue un peu comme ce pauvre fou qui cherchait la tendresse. Je la demandais aux bois, aux plantes, au soleil, aux animaux et à je ne sais quel être invisible qui n'existait que dans mes rêves.

Je n'étais plus assez enfant pour espérer de voir apparaître ce génie: cependant, à mesure que je matérialisais pour ainsi dire mon poème, je sentais mon imagination s'exalter singulièrement. J'étais également près de la dévotion et de l'idolâtrie, car mon idéal était aussi bien chrétien que païen, et il vint un moment où, en accourant le matin pour visiter mon temple, j'attachais malgré moi une idée superstitieuse au moindre dérangement. Si un merle avait gratté mon autel, si le pivert avait entaillé mon arbre, si quelque coquille s'était détachée du feston ou quelque fleur de la couronne, je voulais que pendant la nuit, au clair de la lune, les nymphes ou les anges fussent venus danser et folâtrer en l'honneur de mon génie. Chaque jour je renouvelais toutes les fleurs, et je faisais des anciennes couronnes un amas qui jonchait l'autel. Quand, par hasard, la fauvette ou le pinson auquel je donnais la volée, au lieu de fuir effarouché dans le taillis, montait sur l'arbre et s'y reposait un instant, j'étais ravie: il me semblait que mon offrande avait été plus agréable encore que de coutume. J'avais là des rêveries délicieuses, et, tout en cherchant le merveilleux, qui avait pour moi tant d'attrait, je commençais à trouver l'idée vague et le sentiment net d'une religion selon mon cœur.

Malheureusement (heureusement peut-être pour ma petite cervelle, qui n'était pas assez forte pour creuser ce problème), mon asile fut découvert. A force de me chercher, Liset arriva jusqu'à moi, et tout ébaubi à la vue de mon temple, il s'écria: «Ah! mam'selle, le joli petit reposoir de la Fête-Dieu!»

Il ne vit qu'un amusement dans mon mystère et il voulut m'aider à l'embellir encore. Mais le charme était détruit. Du moment que d'autres pas que les miens eurent foulé ce sanctuaire Corambé ne l'habita plus. Les dryades et les chérubins l'abandonnèrent, et il me sembla que mes cérémonies et mes sacrifices n'étaient plus qu'une puérilité que je n'avais pas prise moi-même au sérieux. Je détruisis le temple avec autant de soin que je l'avais édifié. Je creusai au pied de l'arbre et j'enterrai les guirlandes, les coquillages et tous les ornemens champêtres sous les débris de l'autel.

CHAPITRE DIXIEME

L'ambition de Liset. — Energie et langueur de l'adolescence. — Les glaneuses. — Deschartres me rend communiste. — Il me dégoûte du latin. — Un orage pendant la fenaison. — La bête. — Histoire de l'enfant de chœur. — Les veillées des chanvreurs. — Les histoires du sacristain. — Les visions de mon frère. — Les beautés de l'hiver à la campagne. — Association fraternelle des preneurs d'alouettes. — Le roman de Corambé se passe du nécessaire. — La première communion. — Les comédiens de passage. — La messe et l'Opéra. Brigitte et Charles. — L'enfance ne passe pas pour tout le monde.

Mon frère était si content de s'en aller, que je ne pus m'affliger beaucoup de le voir partir. Cependant la maison me parut bien grande, le jardin bien triste, la vie bien morne quand je me trouvai seule. Comme il riait en me quittant, j'aurais eu honte de pleurer: mais je pleurai le lendemain matin, lorsqu'en m'éveillant je me dis que je ne le verrais plus. Liset, me voyant les yeux rouges à la récréation, se crut obligé de pleurer, quoiqu'il eût été plus tourmenté et plus rossé que choyé par Hippolyte. C'était un enfant très sensible, que ses parens ne rendaient pas heureux et qui avait reporté sur moi toutes ses affections. Il rêvait, comme félicité suprême, d'être un jour mon jockey et d'avoir un chapeau galonné. Je ne goûtais pas ce genre d'ambition, et je lui jurais que de ma vie je ne galonnerais mes domestiques. J'ai tenu parole; je ne peux pas souffrir ces travestissemens; mais c'était le conte de fées, la poésie de Liset, et je ne pus jamais lui faire comprendre que c'était une sotte vanité. Le pauvre enfant est mort pendant que j'étais au couvent et je devais bientôt le quitter pour ne plus le revoir.

Tout au milieu de mes rêvasseries sans fin et des chagrins de ma situation, je me développais extraordinairement. J'annonçais devoir être grande et robuste; de douze à treize ans, je grandis de trois pouces, et j'acquis une force exceptionnelle pour mon âge et pour mon sexe. Mais j'en restai là, et mon développement s'arrêta au moment où il commence souvent pour les autres. Je ne dépassai pas la taille de ma mère, mais je fus toujours très forte, et capable de supporter des marches et des fatigues presque viriles.

Ma grand'mère, ayant enfin compris que je n'étais jamais malade que faute d'exercice et de grand air, avait pris le parti de me laisser courir, et pourvu que je ne revinsse pas avec des déchirures à ma personne ou à mes vêtemens, Rose m'abandonnait peu à peu à ma liberté physique. La nature me poussait par un besoin invincible à seconder le travail qu'elle opérait en moi, et ces deux années, celles où je rêvai et pleurai pourtant le plus, furent aussi celles où je courus et où je m'agitai davantage. Mon corps et mon esprit se commandaient alternativement une inquiétude d'activité et une fièvre de contemplation, pour ainsi dire. Je dévorais les livres qu'on me mettait entre les mains, et puis tout à coup je sautais par la fenêtre du rez-de-chaussée, quand elle se trouvait plus près de moi que la porte, et j'allais m'ébattre dans le jardin ou dans la campagne, comme un poulain échappé. J'aimais la solitude de passion, j'aimais la société des autres enfans avec une passion égale; j'avais partout des amis et des compagnons. Je savais dans quel champ, dans quel pré, dans quel chemin je trouverais Fanchon, Pierrot, Lilinne, Rosette ou Sylvain. Nous faisions le ravage dans les fossés, sur les arbres, dans les ruisseaux. Nous gardions les troupeaux, c'est-à-dire que nous ne les gardions pas du tout, et que, pendant que les chèvres et les moutons faisaient bonne chère dans les jeunes blés, nous formions des danses échevelées, ou bien nous goûtions sur l'herbe avec nos galettes, nos fromages et notre pain bis. On ne se gênait pas pour traire les chèvres et les brebis, voire les vaches et les jumens quand elles n'étaient pas trop récalcitrantes. On faisait cuire des oiseaux ou des pommes de terre sous la cendre. Les poires et les pommes sauvages, les prunelles, les mûres de buisson, les racines, tout nous était régal. Mais c'était là qu'il ne fallait pas être surpris par Rose, car il m'était enjoint de ne pas manger hors des repas, et si elle arrivait, armée d'une houssine verte, elle frappait impartialement sur moi et sur mes complices.

 

Chaque saison amenait ses plaisirs. Dans le temps des foins, quelle joie de se rouler sur le sommet du charroi, ou sur les miloches! Toutes mes amies, tous mes petits camarades rustiques venaient glaner derrière les ouvriers dans nos prairies, et j'allais rapidement faire l'ouvrage de chacun d'eux, c'est-à-dire que, prenant leurs râteaux, j'entamais dans nos récoltes, et qu'en un tour de main je leur en donnais à chacun autant qu'il en pouvait emporter. Nos métayers faisaient la grimace, et je ne comprenais pas qu'ils n'eussent pas le même plaisir que moi à donner. Deschartres se fâchait; il disait que je faisais de tous ces enfans des pillards qui me feraient repentir, un jour, de ma facilité à donner et à laisser prendre.

C'était la même chose en temps de moisson; ce n'était plus des javelles qu'emportaient les enfans de la commune, c'était des gerbes. Les pauvresses de La Châtre venaient par bandes de quarante et cinquante. Chacune m'appelait pour suivre sa rège, c'est-à-dire pour tenir son sillon avec elle, car elles établissent entre elles une discipline et battent celle qui glane hors de sa ligne. Quand j'avais passé cinq minutes avec une glaneuse, comme je ne me gênais pas pour prendre à deux mains dans nos gerbes, elle avait gagné sa journée, et lorsque Deschartres me grondait, je lui rappelais l'histoire de Ruth et de Booz.

C'est de cette époque particulièrement que datent les grandes et fastidieuses instructions que le bon Deschartres entreprit de me faire goûter sur les avantages et les plaisirs de la propriété. Je ne sais pas si j'étais prédisposée à prendre la contre-partie de sa doctrine, ou si ce fut la faute du professeur, mais il est certain que je me jetai par réaction dans le communisme le plus aveugle et le plus absolu. On pense bien que je ne donnais pas ce nom à mon utopie, je crois que le mot n'avait pas encore été créé; mais je décrétai en moi-même que l'égalité des fortunes et des conditions était la loi de Dieu, et que tout ce que la fortune donnait à l'un, elle le volait à l'autre. J'en demande bien pardon à la société présente, mais cela m'entra dans la tête à l'âge de douze ans, et n'en sortit plus que pour se modifier en se conformant aux nécessités morales des faits accomplis. L'idéal resta pour moi dans un rêve de fraternité paradisiaque, et lorsque je devins catholique plus tard, ce rêve s'appuya sur la logique de l'Évangile. J'y reviendrai.

J'exposais naïvement mon utopie à Deschartres. Pauvre homme! s'il vivait aujourd'hui, avec ses instincts réactionnaires développés par les circonstances, dans quelles fureurs certaines idées nouvelles lui feraient achever ses jours! Mais en 1816 l'utopie ne lui paraissait pas menaçante, et il prenait la peine de la discuter méthodiquement. «Vous changerez d'avis, me disait-il, et vous arriverez à mépriser trop l'humanité pour vouloir vous sacrifier à elle. Mais, dès à présent, il faut combattre en vous ces instincts de prodigalité que vous tenez de votre pauvre père. Vous n'avez pas la moindre idée de ce que c'est que l'argent, vous vous croyez riche parce que vous avez autour de vous de la terre qui est à vous, des moissons qui mûrissent pour vous, des bestiaux qu'on soigne et qu'on engraisse pour vous fournir tous les ans quelques sacs d'écus. Mais avec tout cela vous n'êtes pas riche, et votre bonne maman a bien de la peine à tenir sa maison sur un pied honorable.

— Eh bien, voyons, disais-je, qui est-ce qui force ma bonne maman à ces dépenses, qui sont principalement une bonne cave et une bonne table pour ses amis? Car, quant à elle, elle mange comme un oiseau, et une bouteille de muscat lui durerait bien deux mois. Croyez-vous qu'on vienne la voir pour boire et manger ses friandises? — Mais il faut ceci, il faut cela,» disait Deschartres. Je niais tout; j'accordais qu'il fallait à ma bonne maman tout le bien-être dont je la voyais jouir avec plaisir, mais je prétendais que Deschartres et moi nous pouvions bien nous mettre au brouet noir des Lacédémoniens. Cela ne lui souriait pas du tout. Il raillait ma ferveur de novice en stoïcisme, et il m'emmenait voir nos champs et nos prés, assurant que je devais me mettre au courant de ma fortune et que je ne pouvais de trop bonne heure me rendre compte de mes dépenses et de mes recettes. Il me disait: «Voilà un morceau de terre qui vous appartient. Il a coûté tant, il vaut tant, il rapporte tant.» Je l'écoutais d'un air de complaisance; et lorsqu'au bout d'un instant il voulait me faire répéter ma leçon de propriétaire, il se trouvait que je ne l'avais pas entendue, ou que je l'avais déjà oubliée. Ses chiffres ne me disaient rien, je savais très bien dans quel blé poussaient les plus belles nieilles et les plus belles gesses sauvages, dans quelle haie je trouverais des coronilles et des saxifrages, dans quel pré des mousserons ou des morilles, sur quelles fleurs, au bord de l'eau, se posaient les demoiselles vertes et les petits hannetons bleus; mais il m'était impossible de lui dire si nous étions sur nos terres ou sur celles du voisin, où était la limite du champ, combien d'ares, d'hectares ou de centiares renfermait cette limite, si la terre était de première ou de troisième qualité, etc. Je le désespérais, j'étouffais des bâillemens spasmodiques, et je finissais par lui dire des folies qui le faisaient rire et gronder en même temps. «Ah! pauvre tête, pauvre cervelle! disait-il en soupirant. C'est absolument comme son père; de l'intelligence pour certaines choses inutiles et brillantes, mais néant en fait de notions pratiques! pas de logique, pas un grain de logique!» Que dirait-il donc aujourd'hui s'il savait que, grâce à ses explications, j'ai pris une telle aversion pour la possession de la terre que je ne suis pas plus avancée à quarante-cinq ans que je ne l'étais à douze! Je l'avoue à ma honte, je ne connais pas mes terres d'avec celles du voisin, et quand je me promène à trois pas de ma maison, j'ignore absolument chez qui je suis.

Il semblerait qu'il fît tout son possible, ce brave homme, pour me dégoûter à tout jamais de ce qu'il appelait l'agriculture. Moi, j'adorais déjà, j'ai toujours adoré la poésie des scènes champêtres, mais il ne voulait m'y laisser rien voir de ce que j'y voyais. Si j'admirais la physionomie imposante des grands bœufs ruminant dans les herbes, il fallait entendre toute l'histoire du marché où le prix de ce bœuf avait été discuté, et la surenchère de tel fermier, et les grandes raisons que Deschartres, secondé par un intelligent Marchois de sa connaissance, avait fait valoir pour le payer trente francs de moins. Et puis ce bœuf avait une maladie qu'il fallait connaître et examiner. Il avait le pied tendre, la corne usée, une maladie de peau, que sais-je? Adieu la poésie et l'idéale sérénité de mon bœuf Apis, le roi des prairies. Ces bons moutons qui venaient m'étouffer de leurs empressemens pour manger dans mes poches, il fallait les voir trépaner parce qu'ils avaient une affection cérébrale; c'était horrible. Il grondait terriblement les bergères, mes douces compagnes, qui tremblaient devant lui et s'en allaient en pleurant, tandis que moi, plantée à son côté comme juge et comme partie intéressée en même temps, je prenais en exécration mon rôle de propriétaire et de maître, qui tôt ou tard devait me faire haïr. Haïr pour ma parcimonie ou railler pour mon insouciance, c'était l'écueil inévitable, et j'y suis tombée. Les paysans de chez nous ont un grand mépris pour mon incurie, et je passe parmi eux depuis longues années pour une espèce d'imbécile.