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Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 – 4)

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Je trouve que les poètes et les romanciers n'ont pas assez connu ce sujet d'observation, cette source de poésie qu'offre ce moment rapide et unique dans la vie de l'homme. Il est vrai que, dans notre triste monde actuel, l'adolescent n'existe pas, ou c'est un être élevé d'une manière exceptionnelle. Celui que nous voyons tous les jours est un collégien mal peigné, assez mal appris, infecté de quelque vice grossier qui a déjà détruit dans son être la sainteté du premier idéal. Ou si, par miracle, le pauvre enfant a échappé à cette peste des écoles, il est impossible qu'il ait conservé la chasteté de l'imagination et la sainte ignorance de son âge. En outre, il nourrit une haine sournoise contre les camarades qui ont voulu l'égarer, ou contre les geôliers qui l'oppriment. Il est laid, même lorsque la nature l'a fait beau; il porte un vilain habit, il a l'air honteux et ne vous regarde point en face. Il dévore en secret de mauvais livres, et pourtant la vue d'une femme lui fait peur. Les caresses de sa mère le font rougir. On dirait qu'il s'en reconnaît indigne. Les plus belles langues du monde, les plus grands poèmes de l'humanité, ne sont pour lui qu'un sujet de lassitude, de révolte et de dégoût; nourri, brutalement et sans intelligence, des plus purs alimens, il a le goût dépravé et n'aspire qu'au mauvais. Il lui faudra des années pour perdre les fruits de cette détestable éducation, pour apprendre sa langue en étudiant le latin qu'il sait mal et le grec qu'il ne sait pas du tout, pour former son goût, pour avoir une idée juste de l'histoire, pour perdre ce cachet de laideur qu'une enfance chagrine et l'abrutissement de l'esclavage ont imprimé sur son front, pour regarder franchement et porter haut la tête. C'est alors seulement qu'il aimera sa mère; mais déjà les passions s'emparent de lui, et il n'aura jamais connu cet amour angélique dont je parlais tout à l'heure et qui est comme une pause pour l'ame de l'homme, au sein d'une oasis enchanteresse, entre l'enfance et la puberté.

Ceci n'est point une conclusion que je prends contre l'éducation universitaire. En principe, je reconnais les avantages de l'éducation en commun. En fait, telle qu'on la pratique aujourd'hui, je n'hésite pas à dire que tout vaut mieux, en fait d'éducation, même celle des enfans gâtés à domicile.

Au reste, il ne s'agit pas ici de conclure sur un fait particulier. Une éducation comme celle que reçut mon père ne saurait servir de type. Elle fut à la fois trop belle et trop défectueuse. Brisée deux fois, la première par une maladie de langueur, la seconde par les émotions de la terreur révolutionnaire, et par l'existence précaire et décousue qui en fut la suite, elle ne fut jamais complétée. Mais telle qu'elle fut, elle produisit un homme d'une candeur, d'une vaillance et d'une bonté incomparables. La vie de cet homme fut un roman de guerre et d'amour, terminé à trente ans par une catastrophe imprévue. Cette mort prématurée le laisse à l'état de jeune homme dans la pensée de ceux qui l'ont connu, et un jeune homme doué d'un sentiment héroïque, dont toute la vie se renferme dans une période héroïque de l'histoire, ne peut être une physionomie sans intérêt et sans charme. Quel beau sujet de roman pour moi que cette existence, si les principaux personnages n'eussent été mon père, ma mère et ma grand'mère! Mais, quoi qu'on fasse, quoique dans ma pensée rien ne soit plus sérieux que certains romans qu'on écrit avec amour et religion, il ne faut mettre dans un roman ni les êtres qu'on aime ni ceux qu'on hait. J'aurai beaucoup à dire là-dessus, et j'espère répondre franchement à quelques personnes qui m'ont accusée d'avoir voulu les peindre dans mes livres. Mais ce n'est point ici le lieu, et je me borne à dire que je n'eusse pas osé faire de la vie de mon père le sujet d'une fiction; plus tard on comprendra pourquoi.

Je ne pense pas, d'ailleurs, que cette existence eût été plus intéressante avec les ornemens de la forme littéraire. Racontée telle qu'elle est, elle signifie davantage et résume, par quelques faits très simples, l'histoire morale de la société qui en fut le milieu.

CHAPITRE CINQUIEME

Après la Terreur. — Fin de la prison et de l'exil. — Idée malencontreuse de Deschartres. — Nohant. — Les bourgeois terroristes. — Etat moral des classes aisées. — Passion musicale. — Paris sous le Directoire.

Enfin, le 4 fructidor (août 1794), madame Dupin fut réunie à son fils. Le terrible drame de la révolution disparut un instant à leurs yeux. Tout entiers au bonheur de se retrouver, cette tendre mère et cet excellent enfant, oubliant tout ce qu'ils avaient souffert, tout ce qu'ils avaient perdu, tout ce qu'ils avaient vu, tout ce qui pouvait advenir encore, regardèrent ce jour comme le plus beau de leur vie.

Dans son empressement d'aller embrasser son fils à Passy, Mme Dupin n'ayant pas encore de certificats qui lui permissent de passer la barrière de Paris, et craignant d'être signalée à la porte Maillot s'habilla en paysanne et alla prendre un bateau vers le quai des Invalides pour traverser la Seine et gagner Passy à pied. C'était pour elle une course prodigieuse, car de sa vie elle ne sut marcher. Soit habitude d'inaction, soit faiblesse organique de jambes, elle n'avait jamais été au bout d'une allée de Jardin sans être épuisée de fatigue: et cependant elle était bien faite, dégagée, d'une santé excellente, et d'une beauté fraîche et calme qui avait toutes les apparences de la force.

Elle marcha pourtant sans y songer, et si vite que Deschartres, dont le costume répondait au sien, avait peine à la suivre. Mais au passage du bateau, une futile circonstance pensa leur attirer de nouveaux malheurs. Le bateau se trouva plein de gens du peuple qui remarquèrent la blancheur du teint et des mains de ma grand'mère. Un brave volontaire de la république en fit tout haut la remarque. «Voilà, dit-il, une petite maman de bonne mine qui n'a pas travaillé souvent.» Deschartres, ombrageux et malhabile à se contenir, lui répondit par un: Qu'est-ce que cela te fait? qui fut mal accueilli. En même temps une des femmes du bateau mit la main sur un paquet bleu qui sortait de la poche de Deschartres et l'élevant en l'air: «Voilà! dit-elle, ce sont des aristocrates qui s'enfuient: si c'étaient des gens comme nous, ils ne brûleraient pas de la cire.» Et une autre continuant lestement l'inventaire des poches du pauvre pédagogue, y saisit un rouleau d'eau de Cologne qui attira aux deux fugitifs une grêle de quolibets inquiétans.

Ce bon Deschartres, qui, malgré sa rudesse, était rempli d'attentions délicates, trop délicates dans la circonstance, avait cru faire merveille en se précautionnant pour ma grand'mère, et à son insu, de ces petites recherches de la civilisation qu'elle n'aurait point trouvées alors à Passy, ou qu'elle n'eût pu s'y procurer sans donner l'éveil aux voisins.

Il maudit son inspiration en voyant qu'elle allait devenir funeste à l'objet de ses soins; mais incapable de temporiser, il se leva au milieu du bateau, grossissant sa voix, montrant les poings et menaçant de jeter dans la rivière quiconque insulterait sa commère. Les hommes ne firent que rire de ses bravades, mais le batelier lui dit d'un ton dogmatique: «Nous éclaircirons cette affaire-là au débarqué». Et les femmes de crier bravo et de menacer avec énergie les aristocrates déguisés.

Déjà le gouvernement révolutionnaire se relâchait ouvertement du rigoureux système de la veille, mais le peuple n'abjurait pas encore ses droits et était tout prêt à se faire justice lui-même.

Alors ma grand'mère, par une de ces inspirations du cœur qui sont si puissantes chez les femmes, alla s'asseoir entre deux véritables commères qui l'injuriaient vivement; et, leur prenant les mains: «Aristocrate ou non, leur dit-elle, je suis une mère qui n'a pas vu son fils depuis six mois, qui a cru qu'elle ne le reverrait jamais, et qui va l'embrasser au risque de la vie. Voulez-vous me perdre! Eh bien! dénoncez-moi, tuez-moi au retour si vous voulez, mais ne m'empêchez pas de voir mon fils aujourd'hui; je remets mon sort entre vos mains.»

— «Va! va! citoyenne, répondirent aussitôt ces braves femmes, nous ne te voulons point de mal. Tu as raison de te fier à nous, nous aussi nous avons des enfans et nous les aimons».

On abordait. Le batelier et les autres hommes du bateau, qui ne pouvaient digérer l'attitude de Deschartres, voulurent faire des difficultés pour l'empêcher de passer outre, mais les femmes avaient pris ma grand'mère sous leur protection. «Nous ne voulons pas de cela, dirent-elles aux hommes, respect au sexe! N'inquiétez pas cette citoyenne. Quant à son valet de chambre (c'est ainsi qu'elles qualifièrent le pauvre Deschartres), qu'il la suive. Il fait ses embarras, mais il n'est pas plus ci-devant que vous.»

Mme Dupin embrassa ces bonnes commères en pleurant, Deschartres prit le parti de rire de son aventure, et ils arrivèrent sans encombre à la petite maison de Passy, où Maurice, qui ne les attendait pas encore, faillit mourir de joie en embrassant sa mère. Je ne sais plus, quel jour fut révoqué le décret contre les exilés, mais ce fut presque immédiatement après; ma grand'mère se mit en règle, j'ai encore ses certificats de résidence et de civisme, ce dernier motivé principalement sur ce que ses domestiques et Antoine, son valet de pied à leur tête, s'étaient, de l'aveu de toute la section, portés bravement à la prise de la Bastille. C'étaient là de grandes leçons pour l'orgueil des ci-devants.

Mais je l'ai dit, ma grand'mère, sans admettre entièrement les conséquences sociales de ses idées philosophiques, n'avait point de préjugés qui la fissent rougir de devoir sa réintégration civique à la belle conduite de son domestique. Elle partit pour Nohant au commencement de l'an III avec son fils, Deschartres, Antoine et Mlle Roumier, une vieille bonne qui avait élevé mon père, et qui mangeait toujours avec les maîtres. Nérina et Tristan ne furent point oubliés.

 

L'autre jour, pendant que j'écrivais dans ce recueil de souvenirs l'histoire de Nérina, mon fils Maurice retrouvait au fond d'un grenier de notre maison la plaque du collier de cette intéressante petite bête, avec cette inscription: «Je m'appelle Nérina, j'appartiens à Mme Dupin, à Nohant, près la Châtre.» Nous avons recueilli cet objet comme une relique. En 96, je retrouve dans les lettres de mon père la postérité de Nérina, composée de Tristan le pauvre enfant de la Terreur, le compagnon d'exil, plus Spinette et Belle, ses sœurs puînées. Nérina avait fini ses jours sur les genoux de sa maîtresse. Elle a été enterrée dans notre jardin sous un rosier: encavée, comme disait le vieux jardinier, qui, en puriste Berrichon, n'eût jamais appliqué le verbe enterrer à autre créature qu'à chrétien baptisé.

Nérina mourut jeune pour avoir eu une existence trop agitée. Tristan eut une longévité extraordinaire. Par une coïncidence bizarre, son caractère tendre et mélancolique répondait à son nom, et autant sa mère avait été active et inquiète, autant il fut calme et recueilli. Ma grand'mère le préféra toujours à toute la postérité de Nérina, et on conçoit qu'après avoir traversé de grandes crises, on s'attache à tous les êtres, aux animaux mêmes qui les ont traversées avec nous. Tristan fut donc choyé particulièrement et vécut presque tout le reste de la vie de mon père, car il existait encore dans les jours de ma première enfance, et je me souviens d'avoir joué avec lui, bien qu'il ne jouât pas volontiers et eût habituellement la figure d'un chien qui s'absorbe dans la contemplation du passé.

Je ne sais plus bien ces dates de l'histoire que je raconte; mais je vois qu'au 1er brumaire de l'an III (octobre 1794) ma grand'mère recevait des administrateurs du district de la Châtre, une lettre avec l'épigraphe: Unité, indivisibilité de la République, liberté, égalité, fraternité ou la mort. La République était moralement morte, on en conservait les formules:

A la citoyenne Dupin

«Nous t'adressons copie du contrat de vente que t'a consenti Piaron, le 3 août dernier (vieux style), et le mémoire nominatif des demandes qu'il te fait, etc.

«Salut et fraternité».

(Suivent trois signatures de gros bourgeois.)

Comme ils étaient contens, ces bons bourgeois, ces grands enfans émancipés de la veille, de tutoyer la modeste châtelaine de Nohant, et de traiter de Piaron tout court, l'ex-seigneur, celui qu'ils avaient appelé naguère M. le comte de Serennes! Ma grand'mère en souriait et ne s'en trouvait point offensée. Mais elle remarquait que les paysans ne tutoyaient point ces messieurs, et elle savait gré à son menuisier de la tutoyer sans façons. Elle y voyait une préférence d'amitié dont elle jouissait avec un peu de malice.

Un jour qu'elle était avec son fils dans la maisonnette de ce menuisier, alors percepteur de sa commune, républicain hardi et intelligent, qui fut pendant toute sa vie notre ami dévoué, et dont j'ai reçu le dernier soupir, deux bourgeois de la Châtre passèrent devant la porte, fort avinés, et trouvèrent brave d'insulter une femme et un enfant, de les menacer de la guillotine, et de se donner des airs de Robespierre au petit pied, eux qui mentalement, avec toute leur caste, venaient de tuer Robespierre et la révolution. Mon père, qui n'avait que seize ans, se précipita vers eux, saisit un de leurs chevaux à la bride, et les somma de descendre pour se battre avec lui. Godard, le menuisier-percepteur, vint à son aide, armé d'un grand compas dont il voulait, disait-il, mesurer ces messieurs. Les messieurs ne répondirent point à la provocation et piquèrent des deux. Ils étaient ivres, c'est ce qui les excuse. Ils sont aujourd'hui (1847) ardens conservateurs et dynastiques; mais ils sont vieux, c'est ce qui les absout.

Leur colère s'expliquait, au reste, par un motif particulier. L'un d'eux, nommé par le district administrateur des revenus de Nohant, pendant l'exécution de la loi sur les suspects, avait jugé à propos de se les approprier en grande partie, et de présenter des comptes erronés tant à la République qu'à ma grand'mère. Celle-ci plaida et l'amena à restitution. Mais ce procès dura deux ans, et pendant tout ce temps, ma grand'mère, ne touchant que les revenus de Nohant, qui ne s'élevaient pas alors à quatre mille francs, et devant payer de l'argent emprunté en 93 pour subvenir aux emprunts forcés et dons patriotiques dits volontaires, se trouva réduite à une gêne extrême. Pendant plus d'une année, on ne vécut que du revenu du jardin, qui fournissait au marché pour 12 ou 15 francs de légumes chaque semaine. Peu à peu sa position se liquida et fut améliorée; mais, à partir de la Révolution, son revenu ne s'éleva jamais à 15.000 livres de rente.

Grâce à un ordre admirable et à une grande résignation aux habitudes modestes qu'il lui fallut prendre, elle fit face à tout, et je lui ai souvent entendu dire en riant qu'elle n'avait jamais été aussi riche que depuis qu'elle était pauvre.

Je dirai quelques mots de cette terre de Nohant où j'ai été élevée, où j'ai passé presque toute ma vie et où je souhaiterais pouvoir mourir.

Le revenu en est peu considérable, l'habitation est simple et commode. Le pays est sans beauté, bien que situé au centre de la vallée Noire, qui est un vaste et admirable site. Mais précisément cette position centrale dans la partie la plus nivelée et la moins élevée du pays, dans une large veine de terre à froment, nous prive des accidens variés et du coup d'œil étendu dont on jouit sur les hauteurs et sur les pentes. Nous avons pourtant de grands horizons bleus et quelque mouvement de terrain autour de nous, et, en comparaison de la Beauce et de la Brie, c'est une vue magnifique; mais, en comparaison des ravissans détails que nous trouvons en descendant jusqu'au lit caché de la rivière, à un quart de lieue de notre porte, et des riantes perspectives que nous embrassons en montant sur les coteaux qui nous dominent, c'est un paysage nu et borné.

Quoi qu'il en soit, il nous plaît et nous l'aimons.

Ma grand'mère l'aima aussi, et mon père y vint chercher de douces heures de repos à travers les agitations de sa vie. Ces sillons de terres brunes et grasses, ces gros noyers tout ronds, ces petits chemins ombragés, ces buissons en désordre, ce cimetière plein d'herbes, ce petit clocher couvert de tuiles, ce porche antique, ces grands ormeaux délabrés, ces maisonnettes de paysan entourées de leurs jolis enclos, de leurs berceaux de vigne et de leurs vertes chenevières, tout cela devient doux à la vue et cher à la pensée quand on a vécu si longtemps dans ce milieu calme, humble et silencieux.

Le château, si château il y a (car ce n'est qu'une médiocre maison du temps de Louis XVI), touche au hameau et se pose au bord de la place champêtre sans plus de faste qu'une habitation villageoise. Les feux de la commune, au nombre de deux ou trois cents, sont fort dispersés dans la campagne; mais il s'en trouve une vingtaine qui se resserrent auprès de la maison, comme qui dirait porte à porte, et il faut vivre d'accord avec le paysan, qui est aisé, indépendant, et qui entre chez vous comme chez lui. Nous nous en sommes toujours bien trouvés, et, bien qu'en général les propriétaires aisés se plaignent du voisinage des ménageants, il n'y a pas tant à se plaindre des enfans, des poules et des chèvres de ces voisins-là qu'il n'y a qu'à se louer de leur obligeance et de leur bon caractère.

Les gens de Nohant, tous paysans, tous petits propriétaires (on me permettra bien d'en parler et d'en dire du bien, puisque, par exception, «je prétends que le paysan peut être bon voisin et bon ami»), sont d'une humeur facétieuse sous un air de gravité. Ils ont de bonnes mœurs, un reste de piété sans fanatisme, une grande décence dans leur tenue et dans leurs manières, une activité lente mais soutenue, de l'ordre, une propreté extrême, de l'esprit naturel et de la franchise. Sauf une ou deux exceptions, je n'ai jamais eu que des relations agréables avec ces honnêtes gens. Je ne leur ai pourtant jamais fait la cour, je ne les ai point avilis par ce qu'on appelle des bienfaits. Je leur ai rendu des services et ils se sont acquittés envers moi selon leurs moyens, de leur plein gré, et dans la mesure de leur bonté ou de leur intelligence. Partant, ils ne me doivent rien, car tel petit secours, telle bonne parole, telle légère preuve d'un dévouement vrai valent autant que tout ce que nous pouvons faire. Ils ne sont ni flatteurs ni rampans, et chaque jour je leur ai vu prendre plus de fierté bien placée, plus de hardiesse bien entendue, sans que jamais ils aient abusé de la confiance qui leur était témoignée. Ils ne sont point grossiers non plus. Ils ont plus de tact, de réserve et de politesse que je n'en ai vu régner parmi ceux qu'on appelle les gens bien élevés.

Telle était l'opinion de ma grand'mère sur leur compte. Elle vécut vingt-huit ans parmi eux, et n'eut jamais qu'à s'en louer. Deschartres, avec son caractère irritable et son amour-propre chatouilleux, n'eut pas avec eux la vie aussi douce, et je l'ai toujours entendu réclamer contre la ruse, la friponnerie et la stupidité du paysan. Ma grand'mère réparait ses bévues, et lui, par le zèle et l'humanité qui vivaient au fond de son cœur, il se fit pardonner ses prétentions ridicules et les emportemens injustes de son tempérament.

J'aurai à revenir souvent sur le chapitre des gens de campagne, comme ils s'intitulent eux-mêmes: car, depuis la révolution, l'épithète de paysan leur est devenue injurieuse, synonyme de butor et de mal appris.

Ma grand'mère passa plusieurs années à Nohant, occupée à continuer avec Deschartres l'éducation de mon père, et à mettre de l'ordre dans sa situation matérielle. Quant à sa situation morale, elle est bien tracée dans une page de son écriture que je retrouve et qui se rapporte à cette époque. Je ne garantis pas que cette page soit d'elle. Elle avait l'habitude de copier des fragmens ou de faire des extraits de ses lectures. Quoi qu'il en soit, les réflexions que je vais transcrire peignent très bien l'état moral de toute une caste de la société après la Terreur.

«On est fondé à contester le jugement rigoureux de l'Europe, qui, à la vue de toutes les horreurs dont la France a été le théâtre, se permet de les attribuer à un caractère particulier et à la perversité innée d'une si nombreuse portion d'un grand peuple. Dieu garde les autres nations d'être jamais instruites par leur expérience des fureurs dont les hommes de tous les pays sont susceptibles quand ils ne sont plus retenus par aucun lien, quand on a donné au rouage social une si violente secousse que personne ne sait plus où il est, ne voit plus les mêmes objets et ne peut plus se confier à ses anciennes opinions. Tout changera peut-être si le gouvernement devient meilleur, s'il se rasseoit et s'il renonce à se jouer de la faiblesse des hommes. Hélas! recherchons l'espérance, puisque nos souvenirs nous tuent. Courons après l'avenir, puisque le présent est dépourvu de consolation. Et vous qui devez guider le jugement de la postérité, vous qui souvent le fixez pour toujours, écrivains de l'histoire, suspendez vos récits afin de pouvoir en adoucir l'impression par le signalement d'une régénération et d'un repentir. N'achevez pas au moins votre tableau avant de pouvoir indiquer la première lueur de l'aurore dans le lointain de cette effroyable nuit. Parlez du courage des Français, parlez de leur vaillance, et jetez, s'il se peut, un voile sur les actions qui ont souillé leur gloire et terni l'éclat de leurs triomphes!

«Les Français ont tous la fatigue du malheur. Ils ont été brisés ou courbés par des événemens d'une force surnaturelle, et après avoir éprouvé la rigueur d'une lourde oppression, ils ne forment plus aucun des souhaits qui appartiennent à une situation différente; leurs vœux sont bornés, leurs désirs sont restreints, et ils seront contens s'ils peuvent croire à la suspension de leurs inquiétudes. Une horrible tyrannie les a préparés à compter parmi les biens la sûreté de la vie.

«L'esprit public s'est affaibli et languira longtemps, effet inévitable d'une catastrophe inouïe et d'une persécution sans modèle. On a tellement vécu de ses peines qu'on a perdu l'habitude de s'associer à l'intérêt général. Les dangers personnels, quand ils atteignent une certaine limite, bouleversent tous les rapports, et l'oubli de l'espérance change presque notre nature. Il faut un peu de bonheur pour se livrer à l'amour de la communauté. Il faut un peu de superflu de soi pour donner quelque chose de soi aux autres»...

 

Quel que soit l'auteur de ce fragment, il n'est pas sans beauté, et ma grand'mère était fort capable de l'écrire. C'était du moins l'expression de sa pensée, si tant est qu'elle n'eût pris que la peine de le copier. Il y a aussi de la vérité dans ce tableau de l'époque et une justice relative dans les plaintes de ceux qui ont souffert sans utilité apparente. Enfin il y a une sorte de grandeur à eux de reprocher au gouvernement révolutionnaire plutôt la perte de leur ame que celle de leur vie.

Mais il y a aussi une contradiction manifeste comme il s'en trouve toujours dans les jugemens de l'intérêt particulier. Il y est dit que les Français ont été grands par le courage, par la victoire, ce qui suppose un grand élan donné au patriotisme; tout aussitôt l'auteur présente la peinture de l'abattement et de l'égoïsme qui s'emparent de ces mêmes Français devenus insensibles aux peines d'autrui pour avoir trop souffert eux-mêmes. — C'est que ce ne furent pas les mêmes Français, voilà tout. Les heureux d'hier, ceux qui avaient longtemps disposé du bonheur d'autrui, durent faire un grand effort pour s'habituer à un sort précaire. Les meilleurs d'entre eux, ma grand'mère, par exemple, gémirent de n'avoir plus rien à donner, et de voir des souffrances qu'ils ne pouvaient plus soulager. En leur ôtant la fonction de bienfaiteurs du pauvre, on les contristait profondément, et les bienfaits de la société renouvelée n'étaient pas sensibles encore. Ils pouvaient l'être d'autant moins que cette régénération avortait en naissant, que la bourgeoisie prenait le dessus, et qu'à l'époque où ma grand'mère jugeait la société, elle agissait sans s'en rendre compte à l'agonie des droits et des espérances du peuple.

Quant aux Français des Armées, ils étaient nécessairement les amis de tout ce qui était resté en France. Ils défendaient et le peuple et la bourgeoisie, et la noblesse patriote. Héroïques martyrs de la liberté, ils avaient une mission incontestable et glorieuse dans tous les temps, à tous les points de vue, celle de garder le territoire national; sans doute le feu sacré n'était point perdu sur cette terre de France qui produisait en un clin d'œil de pareilles armées.

Par contraste avec l'éloquente lamentation que je viens de rapporter, je citerai de nouveaux fragmens de la correspondance de mon père, où l'époque se montre telle qu'elle fut à la surface, au lendemain du régime austère de la Convention. Ce tableau donne un démenti aux prédictions tristes du fragment. On y voit la légèreté, l'enivrement, la téméraire insouciance de la jeunesse, avide de ressaisir les amusemens dont elle a été longtemps sevrée, la noblesse retournant à Paris demi-morte, demi-ruinée, mais préférant à l'austère vie des châteaux le spectacle du triomphe de la bourgeoisie; le luxe exploité par les nouveaux pouvoirs comme moyen de réaction; le peuple lui-même perdant la tête et donnant la main au retour du passé.

La France offrait d'ailleurs à ce moment-là l'étrange spectacle d'une société qui veut sortir de l'anarchie et qui ne sait encore si elle se servira du passé ou si elle comptera sur l'avenir pour retrouver les formes qui garantissent l'ordre et la sûreté individuelle. L'esprit public s'en allait. Il ne vivait plus que dans les armées. La réaction elle-même, cette réaction royaliste, aussi cruelle et aussi sanglante que les excès du jacobinisme, commençait à s'apaiser. La Vendée avait rendu le dernier soupir en Berry, à l'affaire de Palluau (mai 96). Un chef royaliste du nom de Dupin, mais qui n'était pas notre parent, que je sache, avait organisé cette dernière tentative. Mon père eût été d'âge alors à s'en mêler, si telle eût été son opinion, et la bravoure ne lui eût pas manqué pour un effort désespéré. Mais mon père n'était pas royaliste et ne le fut jamais. Quel que fût l'avenir (et, à cette époque, malgré les victoires de Bonaparte en Italie, nul ne prévoyait le retour du despotisme), cet enfant condamnait et abjurait le passé sans arrière-pensée, sans regret aucun. Sa mère et lui, purs de toute participation secrète, de toute complicité morale avec les fureurs des partis et les vengeances intéressées, se laissaient bercer par le flot encore agité des derniers frémissemens populaires. Ils attendaient les événemens, elle, les jugeant avec une impartialité philosophique; lui, désirant l'indépendance de la patrie et le règne des théories incomplètes mais généreuses des écrivains du dix-huitième siècle. Bientôt il devait aller chercher à l'armée le dernier souffle de cette vie républicaine, et, comme sa mère était quelquefois effrayée des aspirations qui lui échappaient, elle cherchait à l'en distraire par les douces jouissances de l'art et l'attrait de distractions permises.

Quelques mots sur la personne de mon père avant de le faire parler en 96. Depuis 1794, il avait beaucoup étudié avec Deschartres, mais il n'était pas devenu fort en fait d'études classiques. C'était une nature d'artiste, et il n'y avait que les leçons de sa mère qui lui profitassent. La musique, les langues vivantes, la déclamation, le dessin, la littérature avaient pour lui un attrait passionné. Il ne mordait ni aux mathématiques, ni au grec, et médiocrement au latin. La musique l'emporta toujours sur tout le reste. Son violon fut le compagnon de sa vie. Il avait, en outre, une voix magnifique et chantait admirablement. Il était tout instinct, tout cœur, tout élan, tout courage, toute confiance; aimant tout ce qui était beau et s'y jetant tout entier sans s'inquiéter du résultat plus que des causes. Beaucoup plus républicain d'instinct, sinon de principes, que sa mère, il personnifia admirablement la phase chevaleresque des dernières guerres de la République et des premières guerres de l'Empire. Mais en 1796 il n'était encore qu'artiste.

A l'automne de la même année, ma grand'mère envoya son cher Maurice à Paris, soit pour le distraire d'une longue retraite, soit pour d'autres motifs plus sérieux que les lettres semblent indiquer, mais que je ne sais point.

Dans des lettres charmantes quelques-unes peignent si agréablement la physionomie de Paris sous le Directoire que je les transcris ici:

DE MAURICE A SA MÈRE
«2 octobre 1796.

«... J'ai été hier à un très beau concert qui s'est donné au théâtre de Louvois. C'était Guénin et le vieux Gavigny qui conduisaient l'orchestre.

«Tu sais, notre vieux Gavigny, qui a si bien connu mon père et Rousseau, du temps du Devin du village, et qui a fait si singulièrement connaissance avec moi à Passy du temps de mon exil. Eh bien! le public lui a fait répéter sa romance, et il s'en est si bien tiré qu'il a été, à la lettre, accablé d'applaudissemens. Pour un homme de soixante-quinze ans, ce n'est pas mal! Cela m'a fait un bien grand plaisir!

«Je te donne à deviner en mille qui j'ai rencontré encore et reconnu à ce concert. Sous un habit à la mode, avec des souliers dégagés et des oreilles de chien, j'ai vu le sans-culotte S... et je lui ai parlé. C'est un merveilleux! Voilà de ces rencontres à mourir de rire. Il m'a beaucoup demandé de tes nouvelles. Il n'était pas si galant en l'an II!

«Adieu, ma bonne mère, l'heure me presse, je vais à l'Opéra. Je te regrette à tous les instans. Tous les plaisirs que je goûte loin de toi sont imparfaits. Je t'embrasse mille fois.

«Et je fais mille amitiés à ma bête de bonne.» ......

«3 Octobre.

«Je t'ai quittée l'autre jour pour aller à l'Opéra. On devait donner Corisande, ce fut Renaud. Mais rien ne contrarie un provincial. J'écoutai d'un bout à l'autre avec le plus grand plaisir. J'étais à l'orchestre. M. Heckel connaît Ginguené, directeur du jury des arts, et tous les jours d'Opéra Ginguené lui fait présent de deux billets d'orchestre. C'est là où va ce qu'on appelle à présent la bonne compagnie. Vous y voyez des femmes charmantes, d'une élégance merveilleuse; mais si elles ouvrent la bouche, tout est perdu. Vous entendez: Sacresti! que c'est bien dansé! ou bien: Il fait un chaud du diable! Vous sortez, des voitures brillantes et bruyantes reçoivent tout ce beau monde, et les braves gens s'en retournent à pied, et se vengent par des sarcasmes des éclaboussures qu'ils reçoivent. On crie: Place à M. le fournisseur des prisons!Place à M. le brise-scellés!

«Mais ils vont toujours et s'en moquent. Quoique tout soit renversé, on peut encore dire comme autrefois: L'honnête homme à pied et le faquin en litière. Ce sont d'autres faquins, voilà tout.

«Adieu, ma bonne mère. J'irai encore ce soir à l'Opéra. Ce matin, M. Heckel me fait diner avec M. le duc. Je t'embrasse comme je t'aime.»

«Le 15.

«Quoiqu'à pied, l'honnête homme se moque bien à Paris du mauvais temps! Il y a tant de choses à faire et à voir! Le matin je vais au Salon; de trois à six heures, je dîne longuement en bonne compagnie; le soir je vais au spectacle. J'ai dîné chez madame de Ferrières avec toutes tes amies; j'ai été reçu à bras ouverts! Ah! comme on a parlé de toi! Le diner était délicieux, servi en argenterie. La république n'a pas tout pris. Les vins parfaits. Il y avait des jeunes gens très gais, et nous avons fait rire aux éclats même M. de la Dominière. J'ai été le soir à la rue Feydeau, voir l'Ecole des Pères et les Fausses Confidences. Cette dernière pièce est absolument jouée comme avant 93: Fleuri avait le même habit; Dazincourt aussi.»........

«Le 17.

«Que tu es bonne de vouloir t'ennuyer encore dans ta solitude pour me laisser quelques jours de plus à Paris! Quelle trop bonne mère! Si tu y étais avec moi, je m'y amuserais bien davantage. Aujourd'hui, j'ai joint l'utile à l'agréable, et il me semble que je suis au-dessus de moi-même. Mon ami M. Heckel m'a lu deux ouvrages de morale, l'un sur l'immortalité de l'ame, l'autre sur le vrai bonheur. Tout est admirable, profond, rapide, clair, éloquent; c'est l'hiver dernier qu'il les a composés, et il m'assure qu'il n'a eu pour but que de me développer les principes de la vertu.

«J'ai eu un succès extraordinaire en chantant Œdipe chez Mme de Chabert.

«Mais ces succès, à qui les dois-je? A ma bonne mère, qui a bien voulu s'ennuyer à m'enseigner et qui en sait plus que tous les professeurs du monde! Après la musique, on a dansé; nous étions tous en bottes, n'en sois pas scandalisée, c'est l'usage à présent; mais comme on danse mal en bottes! Par là-dessus on s'est imaginé de prendre le thé, et c'est bien là le souper le plus fade et le plus économique qu'on puisse faire. Adieu, ma bonne mère, je t'embrasse de toute mon ame, et je fais à ma bonne trente-trois amitiés.»..........

«Le 19.

«Ce matin, j'ai encore déjeuné avec M. le duc et mon ami M. Heckel. Nous avons mangé comme des ogres et ri comme des fous... Et figure-toi que, comme nous marchions tous trois sur le Pont-Neuf, les poissardes nous ont entourés et ont embrassé M. le duc comme le fils de leur bon roi! Tu vois si l'esprit du peuple a changé! Mais je t'en parlerai verbalement, comme dit Bridoison.

«Je cours faire mes visites d'adieu. Va, je ne regretterai point Paris, puisque je vais te retrouver.

«Je dis mille brutalités à ma bonne; qu'elle s'apprête à me raser, car ici on m'a fait les crocs, j'effrayais tout le monde, et les voilà qui repoussent de rage......

«Deschartres a eu beau chercher un précepteur pour le fils de Mme de Chander, il regarde la chose comme impossible à trouver dans ce temps-ci. La race en est perdue. Tous les jeunes gens qui se destinaient à l'éducation cherchent à se faire médecins, chirurgiens, avocats. Les plus robustes ont été employés pour la République. Depuis six ans, personne n'a travaillé, il faut bien le dire, et les livres ont eu tort. On ne voit que des gens qui cherchent des instituteurs pour leurs enfans et qui n'en trouvent pas. Il y aura donc beaucoup d'ânes dans quelques années d'ici, et j'en serais un comme un autre sans Deschartres, que dis-je? sans ma bonne mère, qui aurait toujours suffi à former mon esprit et mon cœur.»

«Le 13.

«Nous partons demain. Deschartres se décide enfin à mettre ses estimables jambes dans des bottes. Il n'y pas moyen de lutter contre le torrent! C'est commode à cheval, mais non au bal. On ne fait plus que marcher la contredanse. Dis à ma bonne que je vais m'en dédommager en la faisant sauter et pirouetter de gré ou de force. Adieu, Paris... et bonjour à toi bientôt, ma bonne mère! je pars d'ici plus fou que je n'y suis venu; c'est qu'aussi tout le monde l'est un peu; il suffit d'avoir la tête sur les épaules pour se croire heureux. Les parvenus s'en donnent à cœur joie, et le peuple a l'air d'être indifférent à tout; jamais le luxe n'a été si brillant... Bah! bah! adieu à toutes ces vanités, ma bonne mère s'ennuie et m'attend: tant pis pour ma jument. Je vais enfin t'embrasser! Peut-être arriverai-je avant cette lettre!

«MAURICE.»