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Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 – 4)

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CHAPITRE TROISIEME

Une anecdote sur J. — J. Rousseau. — Maurice Dupin, mon père. — Deschartres, mon precepteur. — La tête du curé. — Le liberalisme d'avant la révolution. — La visite domiciliaire. — Incarcération. — Dévoûment de Deschartres et de mon père. —Nérina.

Puisque j'ai parlé de Jean-Jacques Rousseau et de mon grand-père, je placerai ici une anecdote gracieuse que je trouve dans les papiers de ma grand'mère Aurore Dupin de Francueil.

«Je ne l'ai vu qu'une seule fois (elle parle de Jean-Jacques) et je n'ai garde de l'oublier jamais. Il vivoit déjà sauvage et retiré, atteint de cette misanthropie qui fut trop cruellement raillée par ses amis paresseux ou frivoles.

«Depuis mon mariage, je ne cessois de tourmenter M. de Francueil pour qu'il me le fit voir: et ce n'étoit pas bien aisé. Il alla plusieurs fois sans pouvoir être reçu. Enfin, un jour il le trouva jetant du pain sur sa fenêtre à des moineaux. Sa tristesse étoit si grande qu'il lui dit en les voyant s'envoler: «Les voilà repus. Savez vous ce qu'ils vont faire? Ils s'en vont au plus haut des toits pour dire du mal de moi, et que mon pain ne vaut rien.»

«Avant que je visse Rousseau, je venois de lire tout d'une haleine la Nouvelle Héloïse, et, aux dernières pages, je me sentis si bouleversée que je pleurois à sanglots. M. de Francueil m'en plaisantoit doucement. J'en voulois plaisanter moi-même: mais ce jour-là, depuis le matin jusqu'au soir, je ne fis que pleurer. Je ne pouvois penser à la mort de Julie sans recommencer mes pleurs. J'en étois malade, j'en étois laide.

«Pendant cela, M. de Francueil, avec l'esprit et la grâce qu'il savoit mettre à tout, courut chercher Jean-Jacques. Je ne sais comment il s'y prit, mais il l'enleva, il l'amena, sans m'avoir prévenue de son dessein.

«Jean-Jacques avait cédé de fort mauvaise grâce, sans s'enquérir de moi ni de mon âge ne s'attendant qu'à satisfaire la curiosité d'une femme, et ne s'y prêtant pas volontiers, à ce que je puis croire.

«Moi, avertie de rien, je ne me pressois pas de finir ma toilette: j'étois avec Mme d'Esparbès de Lussan, mon amie, la plus aimable femme du monde et la plus jolie, bien qu'elle fût un peu louche et un peu contrefaite. Elle se moquoit de moi parce qu'il m'avoit pris fantaisie depuis quelque temps d'étudier l'ostéologie, et elle faisoit, en riant, des cris affreux, parce que, voulant me passer des rubans qui étoient dans un tiroir, elle y avoit trouvé accrochée une grande vilaine main de squelette.

«Deux ou trois fois M. de Francueil étoit venu voir si j'étois prête. Il avoit un air, à ce que disoit le marquis (c'est ainsi que j'appelois Mme de Lussan, qui m'avoit donné pour petit nom son cher baron). Moi, je ne voyois point d'air à mon mari et je ne finissois pas de m'accommoder, ne me doutant point qu'il étoit là, l'ours sublime, dans mon salon. Il y étoit entré d'un air à demi niais, demi bourru, et s'étoit assis dans un coin, sans marquer d'autre impatience que celle de diner, afin de s'en aller bien vite.

«Enfin ma toilette finie et mes yeux toujours rouges et gonflés, je vais au salon; j'aperçois un gros petit bonhomme assez mal vêtu et comme renfrogné, qui se levoit lourdement, qui mâchonnoit des mots confus. Je le regarde et je devine; je crie, je veux parler, je fonds en larmes. Jean-Jacques étourdi de cet accueil veut me remercier et fond en larmes. Francueil veut nous remettre l'esprit par une plaisanterie et fond en larmes. Nous ne pûmes nous rien dire. Rousseau me serra la main et ne m'adressa pas une parole.

«On essaya de diner pour couper court à tous ces sanglots. Mais je ne pus rien manger. M. de Francueil ne put avoir d'esprit, et Rousseau s'esquiva en sortant de table, sans avoir dit un mot, mécontent peut-être d'avoir reçu un nouveau démenti à sa prétention d'être le plus persécuté, le plus haï et le plus calomnié des hommes.»

J'espère que mon lecteur ne me saura pas mauvais gré de cette anecdote et du ton dont elle est rapportée. Pour une personne élevée à Saint-Cyr, où l'on n'apprennait pas l'orthographe, ce n'est pas mal tourné. Il est vrai qu'à Saint-Cyr, à la place de grammaire, on apprenait Racine par cœur et on y jouait ses chefs-d'œuvre. J'ai bien regret que ma grand'mère ne m'ait pas laissé plus de souvenirs personnels écrits par elle-même. Mais cela se borne à quelques feuillets. Elle passait sa vie à écrire des lettres qui valaient presque, il faut le dire, celles de Mme de Sévigné, et à copier, pour la nourriture de son esprit, une foule de passages dans des livres de prédilection.

Je reprends son histoire.

Neuf mois après son mariage avec M. Dupin, jour pour jour, elle accoucha d'un fils qui fut son unique enfant, et qui reçut le nom de Maurice16, en mémoire du maréchal de Saxe. Elle voulut le nourrir elle-même, bien entendu: c'était encore un peu excentrique, mais elle était de celles qui avaient lu Emile avec religion et qui voulaient donner le bon exemple. En outre, elle avait le sentiment maternel extrêmement développé, et ce fut, chez elle, une passion qui lui tint lieu de toutes les autres.

Mais la nature se refusa à son zèle. Elle n'eut pas de lait, et, pendant quelques jours, qu'en dépit de plus atroces souffrances elle s'obstina à faire téter son enfant, elle ne put le nourrir que de son sang. Il fallut y renoncer, et ce fut pour elle une violente douleur, et comme un sinistre pronostic.

Receveur général du duché d'Albret, M. Dupin passait, avec sa femme et son fils, une partie de l'année à Châteauroux. Ils habitaient le vieux château qui sert aujourd'hui de local aux bureaux de la préfecture, et qui domine de sa masse pittoresque le cours de l'Indre et les vastes prairies qu'elle arrose. M. Dupin, qui avait cessé de s'appeler Francueil depuis la mort de son père, établit à Châteauroux des manufactures de drap, et répandit par son activité et ses largesses beaucoup d'argent dans le pays. Il était prodigue, sensuel, et menait un train de prince. Il avait à ses gages une troupe de musiciens, de cuisiniers, de parasites, de laquais, de chevaux et de chiens, donnant tout à pleines mains, au plaisir et à la bienfaisance, voulant être heureux, et que tout le monde le fût avec lui. C'était une autre manière que celle des financiers et des industriels d'aujourd'hui. Ceux-ci ne gaspillent pas la fortune dans les plaisirs, dans l'amour des arts et dans les imprudentes largesses d'un sentiment aristocratique suranné. Ils suivent les idées prudentes de leur temps, comme mon grand-père suivait la route facile du sien. Mais qu'on ne vante pas ce temps-ci plus que l'autre; les hommes ne savent pas encore ce qu'ils font et ce qu'ils devraient faire.

Mon grand-père mourut dix ans après son mariage, laissant un grand désordre dans ses comptes avec l'Etat et dans ses affaires personnelles. Ma grand'mère montra la bonne tête qu'elle avait en s'entourant de sages conseils, et en s'occupant de toutes choses avec activité. Elle liquida promptement, et, toutes dettes payées, tant à l'Etat qu'aux particuliers, elle se trouva ruinée, c'est-à-dire à la tête de 75,000 livres de rente17.

La révolution devait restreindre bientôt ses ressources à de moindres proportions, et elle ne prit pas tout de suite son parti aussi aisément de ce second coup de fortune; mais, au premier, elle s'exécuta bravement, et, bien que je ne puisse comprendre qu'on ne soit pas immensément riche avec 75,000 livres de rente, comme tout est relatif, elle accepta cette pauvreté avec beaucoup de vaillance et de philosophie. En cela, elle obéissait à un principe d'honneur et de dignité qui était bien selon ses idées; au lieu que les confiscations révolutionnaires ne purent jamais prendre dans son esprit une autre forme que celle du vol et du pillage.

 

Après avoir quitté Châteauroux, elle habita, rue du Roi de Sicile, un petit appartement, dans lequel, si j'en juge par la quantité et la dimension des meubles qui garnissent aujourd'hui ma maison, il y avait encore de quoi se retourner. Elle prit, pour faire l'éducation de son fils, un jeune homme que j'ai connu vieux, et qui a été aussi mon précepteur. Ce personnage, à la fois sérieux et comique, a tenu trop de place dans notre vie de famille et dans mes souvenirs, pour que je n'en fasse pas une mention particulière.

Il s'appelait François Deschartres, et comme il avait porté le petit collet en qualité de professeur au collége du cardinal Lemoine, il entra chez ma grand'mère avec le costume et le titre d'abbé. Mais, à la révolution, qui vint bientôt chicaner sur toute espèce de titres, l'abbé Deschartres devint prudemment le citoyen Deschartres. Sous l'empire, il fut M. Deschartres, maire du village de Nohant; sous la restauration, il eût volontiers repris son titre d'abbé, car il n'avait pas varié dans son amour pour les formes du passé. Mais il n'avait jamais été dans les ordres, et d'ailleurs il ne put se délivrer d'un sobriquet que j'avais attaché à son omnicompétence et à son air important: on ne l'appelait plus dès lors que le grand homme.

Il avait été joli garçon, il l'était encore lorsque ma grand'mère se l'attacha: propret, bien rasé, l'œil vif, et le mollet saillant. Enfin, il avait une très bonne tournure de gouverneur. Mais je suis sûre que jamais personne, dans son meilleur temps, n'avait pu le regarder sans rire, tant le mot cuistre était clairement écrit dans toutes les lignes de son visage et dans tous les mouvemens de sa personne.

Pour être complet, il eût dû être ignare, gourmand et lâche. Mais loin de là, il était fort savant, très sobre et follement courageux. Il avait toutes les grandes qualités de l'ame jointes à un caractère insupportable et à un contentement de lui-même qui allait jusqu'au délire. Il avait les idées les plus absolues, les manières les plus rudes, le langage le plus outrecuidant. Mais quel dévoûment, quel zèle, quelle ame généreuse et sensible! pauvre grand homme! comme je t'ai pardonné tes persécutions! Pardonne-moi de même, dans l'autre vie, tous les mauvais tours que je t'ai joués, toutes les détestables espiègleries par lesquelles je me suis vengée de ton étouffant despotisme: tu m'as appris fort peu de choses, mais il en est une que je te dois et qui m'a bien servi: c'est de réussir, malgré les bouillonnemens de mon indépendance naturelle, à supporter longtemps les caractères les moins supportables et les idées les plus extravagantes.

Ma grand'mère, en lui confiant l'éducation de son fils, ne pressentait point qu'elle faisait emplette du tyran, du sauveur et de l'ami de toute sa vie.

A ses heures de liberté, Deschartres continuait à suivre des cours de physique, de chimie, de médecine et de chirurgie. Il s'attacha beaucoup à M. Desaulx, et devint sous le commandement de cet homme remarquable, un praticien fort habile pour les opérations chirurgicales. Plus tard, lorsqu'il fut le fermier de ma grand'mère et le maire du village, sa science le rendit fort utile au pays, d'autant plus qu'il l'exerçait pour l'amour de Dieu, sans rétribution aucune. Il était de si grand cœur qu'il n'était point de nuit noire et orageuse, point de chaud, de froid ni d'heure indue qui l'empêchassent de courir, souvent fort loin, par des chemins perdus, pour porter du secours dans les chaumières. Son dévoûment et son désintéressement étaient vraiment admirables. Mais comme il fallait qu'il fût ridicule autant que sublime en toutes choses, il poussait l'intégrité de ses fonctions jusqu'à battre ses malades quand ils revenaient guéris lui apporter de l'argent. Il n'entendait pas plus raison sur le chapitre des présens, et je l'ai vu dix fois faire dégringoler l'escalier à de pauvres diables, en les assommant à coups de canards, de dindons et de lièvres apportés par eux en hommage à leur sauveur. Ces braves gens humiliés et maltraités s'en allaient le cœur gros, disant: Est-il méchant, ce brave cher homme! quelques uns ajoutaient en colère: En voilà un que je tuerais, s'il ne m'avait pas sauvé la vie! Et Deschartres, de vociférer, du haut de l'escalier, d'une voix de stentor: «Comment, canaille, malappris, buter, misérable! je t'ai rendu service et tu veux me payer! Tu ne veux pas être reconnaissant! Tu veux être quitte envers moi! Si tu ne te sauves bien vite, je vais te rouer de coups et te mettre pour quinze jours au lit. Et tu seras bien obligé alors de m'envoyer chercher!»

Malgré ses bienfaits, le pauvre grand homme était aussi haï qu'estimé, et ses vivacités lui attirèrent parfois de mauvaises rencontres dont il ne se vanta pas. Le paysan berrichon est endurant jusqu'à un certain moment où il fait bon d'y prendre garde.

Mais je vais toujours anticipant sur l'ordre des temps dans ma narration. Qu'on me le pardonne! Je voulais placer, à propos des études anatomiques de l'abbé Deschartres, une anecdote qui n'est point couleur de rose. Ce sera encore un anachronisme de quelques années; mais les souvenirs me pressent un peu confusement me quittent de même, et j'ai peur d'oublier tout à fait ce que je remettrais au lendemain.

Sous la Terreur, bien qu'assidu à veiller sur mon père et sur les intérêts de ma grand'mère, il paraît que sa passion le poussait encore de temps en temps vers les salles d'hôpitaux et d'amphithéâtres de dissection. Il y avait bien assez de drames sanglans dans le monde en ce temps-là, mais l'amour de la science l'empêchait de faire beaucoup de réflexions philosophiques sur les têtes que la guillotine envoyait aux carabins. Un jour cependant il eut une petite émotion qui le dérangea fort de ses observations. Quelques têtes humaines venaient d'être jetées sur une table de laboratoire: avec ce mot d'un élève qui en prenait assez bien son parti! Fraîchement coupées! On préparait une affreuse chaudière où ces têtes devaient bouillir pour être dépouillées et disséquées ensuite. Deschartres prenait les têtes une à une et allait les y plonger: «C'est la tête d'un curé, dit l'élève en lui passant la dernière, elle est tonsurée.» Deschartres la regarde et reconnaît celle d'un de ses amis qu'il n'avait pas vu depuis quinze jours et qu'il ne savait pas dans les prisons. C'est lui qui m'a raconté cette horrible aventure. «Je ne dis pas un mot: je regardais cette pauvre tête en cheveux blancs; elle était calme et belle encore, elle avait l'air de me sourire. J'attendis que l'élève eût le dos tourné pour lui donner un baiser sur le front. Puis je la mis dans la chaudière comme les autres et je la dissequai pour moi. Je l'ai gardée quelque temps, mais il vint un moment où cette relique devenait trop dangereuse. Je l'enterrai dans un coin de jardin. Cette rencontre me fit tant de mal que je fus bien longtemps sans pouvoir m'occuper de la science.»

Passons vite à des historiettes plus gaies.

Mon père prenait fort mal ses leçons. Deschartres n'aurait osé le maltraiter, et quoique partisan outré de l'ancienne méthode, du martinet et de la férule, l'amour extrême de ma grand'mère pour son fils lui interdisait les moyens efficaces. Il essayait à force de zèle et de ténacité de remplacer ce puissant levier de l'intelligence, selon lui, le fouet! Il prenait avec lui les leçons d'allemand, de musique, de tout ce qu'il ne pouvait lui enseigner à lui seul, et il se faisait son répétiteur en l'absence des maîtres. Il se consacra même, par dévoûment, à faire des armes, et à lui faire étudier les passes entre les leçons du professeur. Mon père, qui était paresseux et d'une santé languissante à cette époque se réveillait un peu de sa torpeur à la salle d'armes; mais quand Deschartres s'en mêlait, ce pauvre Deschartres qui avait le don de rendre ennuyeuses des choses plus intéressantes, l'enfant bâillait et s'endormait debout.

— Monsieur l'abbé, lui dit-il un jour naïvement et sans malice, est-ce que quand je me battrai pour tout de bon, ça m'amusera davantage?

— Je ne le crois pas, mon ami, répondit Deschartres; mais il se trompait. Mon père eut de bonne heure l'amour de la guerre et même la passion des batailles. Jamais il ne se sentait si à l'aise, si calme et si doucement remué intérieurement que dans une charge de cavalerie.

Mais ce futur brave fut d'abord un enfant débile et terriblement gâté. On l'éleva, à la lettre, dans du coton, et comme il fit une maladie de croissance, on lui permit d'en venir à cet état d'indolence, qu'il sonnait un domestique pour lui faire ramasser son crayon ou sa plume. Il en rappela bien, Dieu merci, et l'élan de la France, lorsqu'elle courut aux frontières, le saisit un des premiers, et fit de sa subite transformation un miracle entre mille.

Quand la révolution commença à gronder, ma grand'mère, comme les aristocrates éclairés de son temps, la vit approcher sans terreur. Elle était trop nourrie de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau pour ne pas haïr les abus de la cour. Elle était même des plus ardentes contre la coterie de la reine, et j'ai trouvé des cartons pleins de couplets, de madrigaux et de satires sanglantes contre Marie-Antoinette et ses favoris. Les gens comme il faut copiaient et colportaient ces libelles. Les plus honnêtes sont écrits de la main de ma grand'mère, peut-être quelques-uns sont-ils de sa façon: car c'était du meilleur goût de composer quelque épigramme sur les scandales triomphans, et c'était l'opposition philosophique du moment qui prenait cette forme toute française. Il y en avait vraiment de bien hardies et de bien étranges. On mettait dans la bouche du peuple et on rimait dans l'argot des halles des chansons inouïes sur la naissance du Dauphin, sur les dilapidations et les galanteries de l'Allemande; on menaçait la mère et l'enfant du fouet et du pilori. Et qu'on ne pense pas que ces chansons sortissent du peuple! Elles descendaient du salon à la rue. J'en ai brûlé de tellement obscènes, que je n'aurais osé les lire jusqu'au bout, et celles-ci, écrites de la main d'abbés que j'avais connus dans mon enfance, et sortant du cerveau de marquis de bonne race, ne m'ont laissé aucun doute sur la haine profonde et l'indignation délirante de l'aristocratie à cette époque. Je crois que le peuple eût pu ne pas s'en mêler, et que, s'il ne s'en fût pas mêlé en effet, la famille de Louis XVI aurait pu avoir le même sort et ne pas prendre rang parmi les martyrs.

Au reste, je regrette fort l'accès de pruderie qui me fit, à vingt ans, brûler la plupart de ces manuscrits. Venant d'une personne aussi chaste, aussi sainte que ma grand'mère, ils me brûlaient les yeux; j'aurais dû pourtant me dire que c'étaient des documens historiques qui pouvaient avoir une valeur sérieuse. Plusieurs étaient peut-être uniques, ou du moins fort rares. Ceux qui me restent sont connus et ont été cités dans plusieurs ouvrages.

Je crois que ma grand'mère eut une grande admiration pour Necker et ensuite pour Mirabeau. Mais je perds la trace de ses idées politiques à l'époque où la révolution devint pour elle un fait accablant et un désastre personnel.

Entre tous ceux de sa classe, elle était peut-être la personne qui s'attendit le moins à être frappée dans cette grande catastrophe; et, en fait, en quoi sa conscience pouvait-elle l'avertir qu'elle avait mérité collectivement de subir un châtiment social? Elle avait adopté la croyance de l'égalité autant qu'il était possible dans sa situation. Elle était à la hauteur de toutes les idées avancées de son temps. Elle acceptait le contrat social avec Rousseau; elle haïssait la superstition avec Voltaire; elle aimait même les utopies généreuses; le mot de république ne la fâchait point. Par nature, elle était aimante, secourable, affable, et voyait volontiers son égal dans tout homme obscur et malheureux. Que la révolution eût pu se faire sans violence et sans égarement, elle l'eût suivie jusqu'au bout sans regret et sans peur; car c'était une grande ame, et toute sa vie elle avait aimé et cherché la vérité.

Mais il faut être plus que sincère, plus que juste, pour accepter les convulsions inévitables attachées à un bouleversement immense. Il faut être enthousiaste, aventureux, héroïque, fanatique même du règne de Dieu. Il faut que le zèle de sa maison nous dévore pour subir l'atteinte et le spectacle des effrayans détails de la crise. Chacun de nous est capable de consentir à une amputation pour sauver sa vie, bien peu peuvent sourire dans la torture.

 

A mes yeux, la révolution est une des phases actives de la vie évangélique. Vie tumultueuse, sanglante, terrible à certaines heures, pleine de convulsions, de délires et de sanglots. C'est la lutte violente du principe de l'égalité prêché par Jésus, et passant, tantôt comme un flambeau radieux, tantôt comme une torche ardente, de main en main, jusqu'à nos jours, contre le vieux monde païen, qui n'est pas détruit, qui ne le sera pas de longtemps, malgré la mission du Christ et tant d'autres missions divines, malgré tant de bûchers, d'échafauds et de martyrs.

Mais l'histoire du genre humain se complique de tant d'événemens imprévus, bizarres, mystérieux, les voies de la vérité s'embranchent à tant de chemins étranges et abrupts; les ténèbres se répandent si fréquentes et si épaisses sur ce pélerinage éternel, l'orage y bouleverse si obstinément les jalons de la route, depuis l'inscription laissée sur le sable jusqu'aux Pyramides; tant de sinistres dispersent et fourvoient les pâles voyageurs, qu'il n'est pas étonnant que nous n'ayons pas encore eu d'histoire vrai bien accréditée, et que nous flottions dans un labyrinthe d'erreurs. Les événemens d'hier sont aussi obscurs pour nous que les épopées des temps fabuleux, et c'est d'aujourd'hui seulement que des études sérieuses font pénétrer quelque lumière dans ce chaos.

Alors, quoi d'étonnant dans le vertige qui s'empara de tous les esprits à l'heure de cette inextricable mêlée où la France se précipita en 93? Lorsque tout alla par représailles, que chacun fut, de fait ou d'intention, tour à tour victime et bourreau, et qu'entre l'oppression subie et l'oppression exercée il n'y eut pas le temps de la réflexion ou la liberté du choix, comment la passion eût-elle pu s'abstraire dans l'action, et l'impartialité dicter des arrêts tranquilles? Des ames passionnées furent jugées par des ames passionnées, et le genre humain s'écria comme au temps des vieux hussites: «C'est aujourd'hui le temps du deuil, du zèle et de la fureur».

Quelle foi eût-il donc fallu pour se résoudre joyeusement à être, soit à tort, soit à raison, le martyr du principe? L'être à tort, par suite d'une de ces fatales méprises que la tourmente rend inévitables, était encore le plus difficile à accepter; car la foi manquait de lumière suffisante et l'atmosphère sociale était trop troublée pour que le soleil s'y montrât à la conscience individuelle. Toutes les classes de la société étaient pourtant éclairées de ce soleil révolutionnaire jusqu'au jour des états généraux. Marie-Antoinette, la première tête de la contre-révolution de 92, était révolutionnaire dans son intérieur, et pour son profit personnel, en 88, à Trianon, comme Isabelle l'est aujourd'hui sur le trône d'Espagne, comme le serait Victoria d'Angleterre, si elle était forcée de choisir entre l'absolutisme et sa liberté individuelle. La liberté! tous l'appelaient, tous la voulaient avec passion, avec fureur. Les rois la demandaient pour eux-mêmes aussi bien que le peuple.

Mais vinrent ceux qui la demandaient pour tous, et qui, par suite du choc de tant de passions opposées, ne purent la donner à personne.

Ils le tentèrent. Que Dieu les absolve des moyens qu'ils furent réduits à employer. Ce n'est pas à nous, pour qui ils ont travaillé, à les juger du haut de notre inaction inféconde18.

Dans cette épopée sanglante, où chaque parti revendique pour lui-même les honneurs et les mérites du martyre, il faut bien reconnaître qu'il y eut, en effet, des martyrs dans les deux camps. Les uns souffrirent pour la cause du passé, les autres pour celle de l'avenir; d'autres encore, placés à la limite de ces deux principes, souffrirent sans comprendre ce qu'on châtiait en eux. Que la réaction du passé se fût faite, ils eussent été persécutés par les hommes du passé comme ils le furent par les hommes de l'avenir.

C'est dans cette position étrange que se trouva la noble et sincère femme dont je raconte ici l'histoire. Elle n'avait point songé à émigrer, elle continuait à élever son fils et à s'absorber dans cette tâche sacrée.

Elle acceptait même la réduction considérable que la crise publique avait apportée dans ses ressources. Des débris de ce qu'elle appelait les débris de sa fortune première, elle avait acheté environ 300,000 livres la terre de Nohant, peu éloignée de Châteauroux: ses relations et ses habitudes de vie la rattachaient au Berry.

Elle aspirait à se retirer dans cette province paisible, où les passions du moment s'étaient encore peu fait sentir, lorsqu'un événement imprévu vint la frapper.

Elle habitait alors la maison d'un sieur Amonin, payeur de rentes, dont l'appartement, comme presque tous ceux occupés à cette époque par les gens aisés, contenait plusieurs cachettes. M. Amonin lui proposa d'enfouir dans un des panneaux de la boiserie une assez grande quantité d'argenterie et de bijoux appartenant tant à lui qu'à elle. En outre, un M. de Villiers y cacha des titres de noblesse.

Mais ces cachettes, habilement pratiquées dans l'épaisseur des murs, ne pouvaient résister à des investigations faites souvent par les ouvriers qui les avaient établies et qui en étaient les premiers délateurs. Le 5 frimaire an II (26 novembre 93), en vertu d'un décret qui prohibait l'enfouissement de ces richesses retirées de la circulation19, une descente fut faite dans la maison du sieur Amonin. Un expert menuisier sonda les lambris, et par suite tout fut découvert: ma grand'mère fut arrêtée et incarcérée dans le couvent des Anglaises, rue des Fossés-Saint-Victor, qui avait été converti en maison d'arrêt20. Les scellés furent apposés chez elle, et les objets confisqués confiés, ainsi que l'appartement, à la garde du citoyen Leblanc, caporal. On permit au jeune Maurice (mon père) d'habiter son appartement, et qui était, comme on dit, sous une autre clef et que Deschartres occupait aussi.

M. Dupin, alors âgé de quinze ans à peine, fut frappé de cette séparation comme d'un coup de massue. Il ne s'était attendu à rien de semblable, lui qu'on avait aussi nourri de Voltaire et de J. — J. Rousseau. On lui cacha la gravité des circonstances, et le brave Deschartres renferma ses inquiétudes: mais ce dernier sentit que Mme Dupin était perdue, s'il ne venait à bout d'une entreprise qu'il conçut sans hésiter et qu'il exécuta avec autant de bonheur que de courage.

Il savait bien que les objets les plus comprometans parmi tous ceux enfouis dans les boiseries de sa maison avaient échappé aux premières recherches. Ces objets, c'étaient des papiers, des titres et des lettres constatant que ma grand-mère avait contribué à un prêt volontaire secrètement effectué en faveur du comte d'Artois, alors émigré, depuis roi de France, Charles X. Quels motifs ou quelles influences la portèrent à cette action, je l'ignore, peut-être un commencement de réaction contre les idées révolutionnaires qu'elle avait suivies énergiquement jusqu'à la prise de la Bastille. Peut-être s'était-elle laissé entraîner par des conseils exaltés ou par un secret sentiment d'orgueil du sang. Car enfin, malgré la barre de bâtardise, elle était la cousine de Louis XVI et de ses frères, et elle crut devoir l'aumône à ces princes, qui l'avaient pourtant laissée dans la misère après la mort de la dauphine. Dans sa pensée, je crois que ce ne fut point autre chose, et cette somme de 75,000 livres qui, dans sa situation, avait été pour elle un sacrifice sérieux, ne représentait point pour elle, comme pour tant d'autres, un fonds placé sur les faveurs et les récompenses de l'avenir. Dès cette époque, au contraire, elle regardait la cause des princes comme perdue; elle n'avait de sympathie, d'estime, ni pour le caractère fourbe de Monsieur (Louis XVIII), ni pour la vie honteuse et débauchée du futur Charles X. Elle me parla de cette triste famille au moment de la chute de Napoléon, et je me rappelle parfaitement ce qu'elle m'en dit. Mais n'anticipons pas sur les événemens. Je dirai seulement que jamais la pensée ne lui vint de profiter de la Restauration pour réclamer son argent aux Bourbons et pour se faire indemniser d'un service qui avait failli la conduire à la guillotine.

Soit que ces papiers fussent cachés dans une cavité particulière qu'on n'avait pas sondée, soit que, mêlés à ceux de M. de Villiers, ils eussent échappé à un premier examen des commissaires, Deschartres était certain qu'il n'en avait point été fait mention dans le procès-verbal, et il s'agissait de les soustraire au nouvel examen qui devait avoir lieu à la levée des scellés.

C'était risquer sa liberté et sa vie. Deschartres n'hésita pas.

Mais pour bien faire comprendre la gravité de cette résolution dans de pareilles circonstances, il est bon de citer le procès-verbal de la découverte des objets suspects. C'est un détail qui a sa couleur et dont je transcrirai fidèlement le style et l'orthographe.

«Comités révolutionnaires réunis des sections de Bon Conseil et Bondy.»

«Ce jourd'hui cinq frimaire, l'an deux de la république une et indivisible et impérissable, nous Jean-François Posset et François Mary, commissaires du comité révolutionnaire de la section de Bon Conseil, nous sommes transportés au comité révolutionnaire de la section de Bondy, à l'effet de requérir les membres dudit comité de se transporter avec nous au domicil du citoyen Amonin, payeur de rentes, demeurant rue Nicolas no 12, et de ce sont venus avec nous le citoyen Christophe et Gérôme, membres du comité de la section de Bondy, et Filoy, idem, ou nous sommes transportés au domicil ci-dessus ou nous sommes entrés, et sommes montés au deuxième étage et sommes entrés dans un appartement et de la dans un cabinet de toilette ou il y a trois pas à descendre accompagnés de la citoyenne Amonin, son mari ni étant pas, ou l'avons interpellée de nous déclarer s'il n'y avait rien de caché chès elle nous a déclaré n'en sçavoir rien. Et delà la ditte Amonin, s'est trouvée mal et hors de raison. De suitte avons continué notre perquisition et avons sommé le citoyen Villiers étant dans la ditte maison, demeurant rue Montmartre no 21 section de Brutus, d'être témoin à nos perquisitions ce qu'il a fait ainsi que le citoyen Gondois idem de la dite maison, et delà avons procédé à l'ouverture par les talens du citoyen Tartey demeurant rue du faubourg Saint-Martin, no 90, et de plus en présence du citoyen Froc portier de la ditte maison, tous assistans à l'ouverture du l'ambri donnant dans une armoire en face de la porte à droite. Et de suite avons fait une ouverture à leffet de découvrir ce qu'il y avait dans le dit lambri, et de suitte ouverture faite toujours assistés comme dessus avons fait la découverte d'une quantité d'argenterie et plusieurs coffres et différens papiers, et de suite en avons fait l'inventaire en présence de tous les dénommés cidessus. — 1o une épée montée en acier taillé, 2o une espingolle, 3o une boîte en maroquin contenant cuillères, pelles à sucre, à moutarde en vermeil et toutes les armoiries, etc............

1616 Maurice-François-Elisabeth, né le 13 janvier 1778. Il eut pour parrain le marquis de Polignac.
1717 Voici un renseignement que me fournit mon cousin René de Villeneuve: «L'hôtel Lambert était habité par notre famille et par l'amie intime de Mme Dupin de Chenonceaux, la belle et charmante princesse de Rohan-Chabot. C'était un vrai palais. En une nuit, M. de Chenonceaux, fils de M. et de Mme Dupin, cet ingrat élève de J. — J., marié depuis peu de temps à Mlle de Rochechouart, perdit au jeu 70,000 livres. Le lendemain, il fallut payer cette dette d'honneur. L'hôtel Lambert fut engagé, d'autres bien vendus. De ces splendeurs, de ces peintures célèbres, il ne me reste qu'un très beau tableau de Lesueur représentant trois muses dont une joue de la basse. Il l'avait peint deux fois, l'autre exemplaire est au Musée. M. de Chenonceaux, notre grand-oncle et notre grand-père Francueil ont mangé sept à huit millions d'alors. Mon père, marié à la sœur de ton père, était en même temps propre neveu de Mme Dupin de Chenonceaux et son unique héritier. Voilà comment depuis quarante-neuf ans je suis propriétaire de Chenonceaux.» Je dirai ailleurs avec quel soin religieux et quelle entente de l'art M. et Mme de Villeneuve ont conservé et remeublé ce château, un des chefs-d'œuvre de la renaissance.
1818 1847.
1919 Voici les termes de ce décret, qui avait pour but de ramener la confiance par la terreur: «Art. 1er. Tout métal d'or et d'argent monnayé ou non monnayé, les diamans, bijoux, galons d'or et d'argent, et tous autres meubles ou effets précieux qu'on aura découvert ou qu'on découvrira enfouis dans la terre ou cachés dans les caves, dans l'intérieur des murs, des combles, parquets ou pavés, âtres ou tuyaux de cheminées et autres lieux secrets, seront saisis et confisqués au profit de la République. «Art. 2. Tout dénonciateur qui procurera la découverte de pareils objets recevra le vingtième de la valeur en assignats........... «Art. 6. L'or et l'argent, vaiselle, bijoux et autres effets quelconques seront envoyés sur-le-champ, avec les inventaires, au comité des inspecteurs de la ville, qui fera passer sans délai les espèces monnayées à la tresorerie nationale, et l'argenterie à la Monnaie. «A l'égard des bijoux, meubles et autres effets, ils seront vendus à l'enchère, à la diligence du même comité, qui en fera passer le produit à la trésorerie, et en rendra compte à la Convention nationale». (23 brumaire an II.
2020 Elle avait passé dans ce même couvent une grande partie de sa retraite volontaire, avant d'épouser son second mari.