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Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 – 4)

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Elle me quitta en pleurant, bien que ce fût pour un mari excellent, d'une belle figure, d'une grande probité, intelligent, et riche par dessus le marché; société bien préférable à celle d'une enfant pleureuse et fantasque; mais le bon cœur de cette fille ne calculait pas, et ses larmes me donnèrent la première notion de l'absence. Pourquoi pleures-tu? lui disais-je; nous nous reverrons bien! — Oui, me disait-elle; mais je m'en vas à une grande demi-lieue d'ici, et je ne vous reverrai pas tous les jours.

Cela me fit faire des réflexions, et je commençai à me tourmenter de l'absence de ma mère. Je ne fus pourtant alors que quinze jours séparée d'elle, mais ces quinze jours sont plus distincts dans ma mémoire que les trois années qui venaient de s'écouler, et même peut-être que les trois années qui suivirent, et qu'elle passa encore avec moi. Tant il est vrai que la douleur seule marque dans l'enfance le sentiment de la vie!

Pourtant, il ne se passa rien de remarquable durant ces quinze jours. Ma grand'mère, s'apercevant de ma mélancolie, s'efforçait de me distraire par le travail. Elle me donnait mes leçons, et se montrait beaucoup plus indulgente que ma mère pour mon écriture et pour la récitation de mes fables. Plus de réprimandes, plus de punitions. Elle en avait toujours été fort sobre, et, voulant se faire aimer, elle me donnait plus d'éloges, d'encouragemens et de bonbons que de coutume. Tout cela eût dû me sembler fort doux, car ma mère était rigide et sans miséricorde pour mes langueurs et mes distractions. Eh bien, le cœur de l'enfant est un petit monde déjà aussi bizarre et aussi inconséquent que celui de l'homme. Je trouvais ma grand'mère plus sévère et plus effrayante dans sa douceur que ma mère dans ses emportemens; jusque-là, je l'avais aimée, et je m'étais montrée confiante et caressante avec elle. De ce moment, et cela dura bien longtemps après, je me sentis froide et réservée en sa présence; ses caresses me gênaient et me donnaient envie de pleurer, parce qu'elles me rappelaient les étreintes plus passionnées de ma petite mère. Et puis ce n'était pas, avec elle, une vie de tous les instans, une familiarité, une expansion continuelles. Il fallait du respect, et cela me semblait glacial. La terreur que ma mère me causait parfois n'était qu'un instant douloureux à passer. L'instant d'après j'étais sur ses genoux, sur son sein, je la tutoyais, tandis qu'avec la bonne maman c'étaient des caresses de cérémonie, pour ainsi dire. Elle m'embrassait solennellement et comme par récompense de ma bonne conduite; elle ne me traitait pas assez comme un enfant, tant elle souhaitait me donner de la tenue et me faire perdre l'invincible laisser-aller de ma nature, que ma mère n'avait jamais réprimé avec persistance. Il ne fallait plus se rouler par terre, rire bruyamment, parler berrichon. Il fallait se tenir droite, porter des gants, faire silence; ou chuchoter bien bas dans un coin, avec Ursulette. A chaque élan de mon organisation on opposait une petite répression bien douce, mais assidue. On ne me grondait pas, mais on me disait vous, et c'était tout dire. Ma fille, vous vous tenez comme une bossue; ma fille, vous marchez comme une paysanne; ma fille, vous avez encore perdu vos gants! ma fille, vous êtes trop grande pour faire de pareilles choses. Trop grande! j'avais sept ans, et on ne m'avait jamais dit que j'étais trop grande. Cela me faisait une peur affreuse d'être devenue tout-à-coup si grande depuis le départ de ma mère. Et puis, il fallait apprendre toute sorte d'usages qui me paraissaient ridicules. Il fallait faire la révérence aux personnes qui venaient en visite. Il ne fallait plus mettre le pied à la cuisine et ne plus tutoyer les domestiques, afin qu'ils perdissent l'habitude de me tutoyer. Il ne fallait pas même lui dire vous. Il fallait lui parler à la troisième personne: Ma bonne maman veut-elle me permettre d'aller au jardin?

Elle avait certainement raison, l'excellente femme, de vouloir me frapper d'un grand respect moral pour sa personne et pour le code des grandes habitudes de civilisation qu'elle voulait m'imposer. Elle prenait possession de moi, elle avait affaire à un enfant quinteux et difficile à manier; elle avait vu ma mère s'y prendre énergiquement, et elle pensait qu'au lieu de calmer ces accès d'irritation maladive, ma mère, excitant trop ma sensibilité, me soumettait sans me corriger. C'est bien probable. L'enfant, trop secoué dans son système nerveux, revient d'autant plus vite à son débordement d'impétuosité, qu'on l'a plus ébranlé en le matant tout d'un coup. Ma grand'mère savait bien qu'en me subjuguant par une continuité d'observations calmes, elle me plierait à une obéissance instinctive, sans combats, sans larmes, et qui m'ôterait jusqu'à l'idée de la résistance. Ce fut, en effet, l'affaire de quelques jours. Je n'avais jamais eu la pensée d'entrer en révolte contre elle, mais je ne m'étais guère retenue de me révolter contre les autres en sa présence. Dès qu'elle se fut emparée de moi, je sentis qu'en faisant des sottises sous ses yeux, j'encourais son blâme, et ce blâme exprimé si poliment, mais si froidement, me donnait froid jusque dans la moëlle des os. Je faisais une telle violence à mes instincts, que j'éprouvais des frissons convulsifs dont elle s'inquiétait sans les comprendre. Elle avait atteint son but qui était, avant tout, de me rendre disciplinable, et elle s'étonnait d'y être parvenue aussi vite. «Voyez donc, disait-elle, comme elle est douce et gentille!» Et elle s'applaudissait d'avoir eu si peu de peine à me transformer avec un système tout opposé à celui de ma pauvre mère, tour à tour esclave et tyran.

Mais ma chère bonne maman eut bientôt à s'étonner davantage. Elle voulait être respectée religieusement, et, en même temps, être aimée avec passion. Elle se rappelait l'enfance de son fils, et se flattait de la recommencer avec moi. Hélas! cela ne dépendait ni de moi ni d'elle-même. Elle ne tenait pas assez de compte du degré de génération qui nous séparait et de la distance énorme de nos âges. La nature ne se trompe pas, et malgré les bontés infinies, les bienfaits sans bornes de ma grand'mère dans mon éducation, je n'hésite pas à le dire, une aïeule âgée et infirme ne peut pas être une mère, et la gouverne absolue d'un jeune enfant par une vieille femme, est quelque chose qui contrarie la nature à chaque instant. Dieu sait ce qu'il fait en arrêtant à un certain âge la puissance de la maternité. Il faut au petit être qui commence la vie un être jeune et encore dans la plénitude de la vie. La solennité des manières de ma grand'mère me contristait l'âme. Sa chambre, sombre et parfumée, me donnait la migraine et des bâillemens spasmodiques. Elle craignait le chaud, le froid, un vent coulis, un rayon de soleil. Il me semblait qu'elle m'enfermait avec elle dans une grande boîte, quand elle me disait: Amusez-vous tranquillement. Elle me donnait des gravures à regarder, et je ne les voyais pas, j'avais le vertige. Un chien qui aboyait au dehors, un oiseau qui chantait dans le jardin me faisaient tressaillir; j'aurais voulu être le chien ou l'oiseau. Et, quand j'étais au jardin avec elle, bien qu'elle n'exerçât sur moi aucune contrainte, j'étais enchaînée à ses côtés par le sentiment des égards qu'elle avait déjà su m'inspirer. Elle marchait avec peine; je me tenais tout près pour lui ramasser sa tabatière ou son gant qu'elle laissait souvent tomber et qu'elle ne pouvait pas se baisser pour ramasser; car je n'ai jamais vu de corps plus languissant et plus débile, et comme elle était néanmoins grasse, fraîche, et point malade, cette incapacité de mouvement m'impatientait intérieurement au dernier point. J'avais vu cent fois ma mère brisée par des migraines violentes, étendue sur son lit comme une morte, les joues pâles et les dents serrées. Cela me mettait au désespoir, mais la nonchalance paralytique de ma grand'mère était quelque chose que je ne pouvais pas m'expliquer et qui parfois me semblait volontaire.

Il y avait bien un peu de cela dans le principe. C'était la faute de sa première éducation; elle avait trop vécu dans une boîte, elle aussi, et son sang avait perdu l'énergie nécessaire à la circulation. Quand on voulait la saigner, on ne pouvait pas lui en tirer une goutte, tant il était inerte dans ses veines. J'avais une peur effrayante de devenir comme elle, et quand elle m'ordonnait de n'être à ses côtés ni agitée ni bruyante, il me semblait qu'elle me commandât d'être morte.

Enfin, tous mes instincts se révoltaient contre cette différence d'organisation, et je n'ai aimé véritablement ma grand'mère que lorsque j'ai su raisonner. Jusque-là, je m'en confesse, j'ai eu une sorte de vénération morale, jointe à un éloignement physique invincible. Elle s'aperçut bien de ma froideur, la pauvre femme, et voulut la vaincre par des reproches, qui ne servirent qu'à l'augmenter, en constatant à mes propres yeux un sentiment dont je ne me rendais pas compte. Elle en a bien souffert, et moi peut-être encore plus, sans pouvoir m'en défendre. Et puis une grande réaction s'est faite en moi quand mon esprit s'est développé, et elle a reconnu qu'elle s'était trompée en me jugeant ingrate et obstinée.

Nous partîmes pour Paris au commencement, de, je crois, l'hiver de 1810 à 1811; car Napoléon était entré en vainqueur à Vienne, et il avait épousé Marie-Louise, pendant mon premier séjour à Nohant. Je me rappelle les deux endroits du jardin où j'entendis ces deux nouvelles occuper ma famille. Je dis adieu à Ursule: la pauvre enfant était désolée, mais je devais la retrouver au retour, et d'ailleurs j'étais si heureuse d'aller voir ma mère, que j'étais presque insensible à tout le reste. J'avais fait la première expérience d'une séparation, et je commençais à avoir la notion du temps. J'avais compté les jours et les heures qui s'étaient écoulés pour moi loin de l'unique objet de mon amour. J'aimais Hippolyte aussi malgré ses taquineries; lui aussi pleurait de rester seul, pour la première fois, dans cette grande maison. Je le plaignais; j'aurais voulu qu'on l'emmenât; mais, en somme, je n'avais de larmes pour personne, je n'avais que ma mère en tête, et ma grand'mère, qui passait sa vie à m'étudier, disait tout bas à Deschartres (les enfans entendent tout): «Cette petite n'est pas si sensible que je l'aurais cru.»

 

On mettait, dans ce temps-là, trois grandes journées pour aller à Paris, quelquefois quatre. Et pourtant ma grand'mère voyageait en poste. Mais elle ne pouvait passer la nuit en voiture, et quand elle avait fait, dans sa grande berline, vingt-cinq lieues par jour, elle était brisée. Cette voiture de voyage était une véritable maison roulante. On sait de combien de paquets, de détails et de commodités de tout genre les vieilles gens et surtout les personnes raffinées se chargeaient et s'incommodaient en voyage. Les innombrables poches de ce véhicule étaient remplies de provisions de bouche, de friandises, de parfums, de jeux de cartes, de livres, d'itinéraires, d'argent, que sais-je? On eût dit que nous nous embarquions pour un mois. Ma grand'mère et sa femme de chambre, empaquetées de couvre-pieds et d'oreillers, étaient étendues au fond; j'occupais la banquette de devant, et quoique j'y eusse toutes mes aises, j'avais de la peine à contenir ma pétulance dans un si petit espace, et à ne pas donner de coups de pied à mon vis-à-vis. J'étais devenue très turbulente dans la vie de Nohant, aussi commençais-je à jouir d'une santé parfaite; mais je ne devais pas tarder à me sentir moins vivante et plus souffreteuse dans l'air de Paris, qui m'a toujours été contraire.

Le voyage ne m'ennuya pourtant pas. C'était la première fois que je n'étais pas accablée par le sommeil que le roulement des voitures provoque dans la première enfance, et cette succession d'objets nouveaux tenait mes yeux ouverts et mon esprit tendu.

Nous arrivâmes à Paris, rue Neuve-des-Mathurins, dans un joli appartement qui donnait sur les vastes jardins situés de l'autre côté de la rue, et que, de nos fenêtres, nous découvrions en entier; l'appartement de ma grand'mère était meublé comme avant la Révolution. C'était ce qu'elle avait sauvé du naufrage, et tout cela était encore très frais et très confortable. Sa chambre était tendue et meublée en damas bleu-de-ciel, il y avait des tapis partout, un feu d'enfer dans toutes les cheminées. Jamais je n'avais été si bien logée, et tout me semblait un sujet d'étonnement dans ces recherches d'un bien-être qui était beaucoup moindre à Nohant. Mais je n'avais pas besoin de tout cela: moi élevée dans la pauvre chambre boisée et carrelée de la rue Grange-Batelière, et je ne jouissais pas du tout de ces aises de la vie auxquelles ma grand'mère eût aimé à me voir plus sensible. Je ne vivais, je ne souriais que quand ma mère était auprès de moi. Elle y venait tous les jours, et ma passion augmentait à chaque nouvelle entrevue. Je la dévorais de caresses, et la pauvre femme voyant que cela faisait souffrir ma grand'mère était forcée de me contenir et de s'abstenir elle-même de trop vives expansions. On nous permettait de sortir ensemble, et il le fallait bien, quoique cela ne remplit pas le but qu'on s'était proposé de me détacher d'elle. Ma grand'mère n'allait jamais à pied, elle ne pouvait pas se passer de la présence de Mlle Julie, qui, elle-même, était gauche, distraite, myope, et qui m'eût perdue dans les rues ou laissée écraser par les voitures. Je n'aurais donc jamais marché, si ma mère ne m'eût emmenée tous les jours faire de longues courses avec elle, et quoique j'eusse de bien petites jambes, j'aurais été à pied au bout du monde pour avoir le plaisir de tenir sa main, de toucher sa robe et de regarder avec elle tout ce qu'elle me disait de regarder. Tout me paraissait beau à travers ses yeux. Les boulevards étaient un lieu enchanté. Les bains Chinois, avec leur affreuse rocaille et leurs stupides magots, étaient un palais de conte de fées: les chiens savans qui dansaient sur le boulevard, les boutiques de joujoux, les marchands d'estampes et les marchands d'oiseaux, c'était de quoi me rendre folle, et ma mère s'arrêtant devant tout ce qui m'occupait, y prenant plaisir avec moi, enfant qu'elle était elle-même, doublait mes joies en les partageant.

Ma grand'mère avait un esprit de discernement plus éclairé et d'une grande élévation naturelle. Elle voulait former mon goût, et portait sa critique judicieuse sur tous les objets qui me frappaient. Elle me disait: «Voilà une figure mal dessinée, un assemblage de couleurs qui choque la vue, une composition ou un langage, ou une musique, ou une toilette de mauvais goût.» Je ne pouvais comprendre cela qu'à la longue. Ma mère, moins difficile et plus naïve, était en communication plus directe d'impressions avec moi. Presque tous les produits de l'art ou de l'industrie lui plaisaient, pour peu qu'ils eussent des formes riantes et des couleurs fraîches, et ce qui ne lui plaisait pas, l'amusait encore. Elle avait la passion du nouveau, et il n'était point de mode nouvelle qui ne lui parût la plus belle qu'elle eût encore vue. Tout lui allait, rien ne pouvait la rendre laide ou disgracieuse, malgré les critiques de ma grand'mère, fidèle avec raison à ses longues tailles et à ses amples jupes du directoire.

Ma mère engouée de la mode du jour, se désolait de voir ma bonne maman m'habiller en petite vieille bonne femme. On me taillait des douillettes dans les douillettes un peu usées, mais encore fraîches, de ma grand'mère, de sorte que j'étais presque toujours vêtue de couleurs sombres et que mes tailles plates me descendaient sur les hanches. Cela paraissait affreux, alors qu'on devait avoir la ceinture sous les aisselles. C'était pourtant beaucoup mieux. Je commençais à avoir de très grands cheveux bruns qui flottaient sur mes épaules et frisaient naturellement pour peu qu'on me passât une éponge mouillée sur la tête. Ma mère tourmenta si bien ma bonne maman, qu'il fallut la laisser s'emparer de ma pauvre tête pour me coiffer à la chinoise.

C'était bien la plus affreuse coiffure qu'on pût imaginer, et elle a été certainement inventée pour les figures qui n'ont pas de front. On vous rebroussait les cheveux en les peignant à contre-sens jusqu'à ce qu'ils eussent pris une attitude perpendiculaire, et alors, on entortillait le fouet juste au milieu du crâne, de manière à faire de la tête une boule allongée surmontée d'une petite boule de cheveux. On ressemblait à une brioche ou à une gourde de pèlerin. Ajoutez à cette laideur le supplice d'avoir les cheveux plantés ainsi à contrepoil; il fallait huit jours d'atroces douleurs et d'insomnie avant qu'ils eussent pris ce pli forcé, et on les serrait si bien avec un cordon, pour les y contraindre, qu'on avait la peau du front tirée et le coin des yeux relevé comme des figures d'éventail chinois.

Je me soumis aveuglément à ce supplice, quoiqu'il me fût alors absolument indifférent d'être laide ou belle, de suivre la mode ou de protester contre ses aberrations. Ma mère le voulait, je lui plaisais ainsi; je souffris avec un courage stoïque. Ma bonne maman me trouvait affreuse ainsi, elle était désespérée. Mais elle ne jugea point à propos de se quereller pour si peu de chose, ma mère l'aidant, d'ailleurs, autant qu'elle pouvait s'y plier, à me calmer dans mon exaltation pour elle.

Cela fut facile, en apparence, dans les commencemens, ma mère me faisant sortir tous les jours, et dînant ou passant la soirée très souvent avec moi. Je n'étais guère séparée d'elle que pendant le temps de mon sommeil. Mais une circonstance où ma chère bonne maman eut véritablement tort à mes yeux, vint bientôt ranimer ma préférence pour ma mère.

Caroline ne m'avait point vue depuis mon départ pour l'Espagne, et il paraît que ma grand'mère avait fait une condition essentielle à ma mère, de briser à jamais tout rapport entre ma sœur et moi. Pourquoi cette aversion pour un enfant plein de candeur, élevé rigidement, et qui a été toute la vie un modèle d'austérité? Je l'ignore, et ne peux m'en rendre compte même aujourd'hui. Du moment que la mère était admise et acceptée, pourquoi la fille était-elle honnie et repoussée? Il y avait là un préjugé, une injustice inexplicables de la part d'une personne qui savait pourtant s'élever au-dessus des préjugés de son monde, quand elle échappait à des influences indignes de son esprit et de son cœur. Caroline était née longtemps avant que mon père eût connu ma mère, mon père l'avait traitée et aimée comme sa fille. Elle avait été la compagne raisonnable et complaisante de mes premiers jeux. C'était une jolie et douce enfant, et qui n'a jamais eu qu'un défaut pour moi, celui d'être trop absolue dans ses idées d'ordre et de dévotion. Je ne vois pas ce qu'on pouvait craindre pour moi de son contact, et ce qui eût pu me faire rougir jamais devant le monde de la reconnaître pour ma sœur, à moins que ce ne fût une souillure de n'être point noble de naissance, de sortir probablement de la classe du peuple, car je n'ai jamais su quel rang le père de Caroline occupait dans la société, et il est à présumer qu'il était de la même condition honnête et obscure que ma mère. Mais n'étais-je pas, moi aussi, la fille de Sophie Delaborde, la petite fille du marchand d'oiseaux, l'arrière-petite-fille de la mère Cloquard? Comment pouvait-on se flatter de me faire oublier que je sortais du peuple, et de me persuader que l'enfant porté dans le même sein que moi, était d'une nature inférieure à la mienne, par ce seul fait qu'il n'avait point l'honneur de compter le roi de Pologne et le maréchal de Saxe parmi ses ancêtres paternels? Quelle folie, ou plutôt quel inconcevable enfantillage! Et quand une personne d'un âge mûr et d'un grand esprit commet un enfantillage devant un enfant, combien de temps, d'efforts et de perfections ne faut-il pas pour en effacer en lui l'impression?

Ma grand'mère fit ce prodige, car cette impression, pour n'être jamais effacée en moi, n'en fut pas moins vaincue par les trésors de tendresse que son âme me prodigua. Mais s'il n'y avait pas eu quelque raison profonde à la peine qu'elle eut à se faire aimer de moi, je serais un monstre. Je suis donc forcée de dire en quoi elle pécha au début, et, maintenant que je connais la vie et l'obstination des classes nobiliaires, sa faute me paraît n'être point sienne, mais peser tout entière sur le milieu où elle avait toujours vécu, et dont, malgré son noble cœur et sa haute raison, elle ne put jamais se dégager entièrement.

Elle avait donc exigé que ma sœur me devînt étrangère, et comme je l'avais quittée à l'âge de quatre ans, il m'eût été facile de l'oublier. Je crois même que c'eût été déjà fait, si ma mère ne m'en eût pas parlé souvent depuis, et, quant à l'affection, n'ayant pu se développer encore bien vivement chez moi avant le voyage en Espagne, elle ne se fût peut-être pas beaucoup réveillée sans les efforts qu'on fit pour la briser violemment, et sans une petite scène de famille qui me fit une impression terrible.

Caroline avait environ douze ans, elle était en pension, et chaque fois qu'elle venait voir notre mère, elle la suppliait de m'amener chez ma grand'mère pour me voir, ou de me faire venir chez elle. Ma mère éludait sa prière, et lui donnait je ne sais quelles raisons, ne pouvant et ne voulant pas lui faire comprendre l'incompréhensible exclusion qui pesait sur elle. La pauvre petite n'y comprenant rien, en effet, ne pouvant plus tenir à son impatience de m'embrasser, et n'écoutant que son cœur, profita d'un soir où notre petite mère dînait chez mon oncle de Beaumont, persuada à la portière de ma mère de l'accompagner, et, arriva chez nous, bien joyeuse et bien empressée. Elle avait pourtant un peu peur de cette grand'mère qu'elle n'avait jamais vue; mais peut-être croyait-elle qu'elle dînait aussi chez l'oncle, ou peut-être était-elle décidée à tout braver pour me voir.

Il était sept ou huit heures, je jouais mélancoliquement toute seule sur le tapis du salon, lorsque j'entends un peu de mouvement dans la pièce voisine, et une nouvelle bonne qu'on m'avait donnée vient entr'ouvrir la porte et m'appeler tout doucement. Ma grand'mère avait l'air de sommeiller sur son fauteuil; mais elle avait le sommeil léger. Au moment où je gagnais la porte sur la pointe du pied, sans savoir ce qu'on voulait de moi, ma bonne maman se retourne et me dit d'un ton sévère: «Où allez-vous si mystérieusement, ma fille? — Je n'en sais rien maman, c'est ma bonne qui m'appelle. — Entrez, Rose, que voulez-vous? Pour quoi appelez-vous ma fille comme en cachette de moi?» La bonne s'embarrasse, hésite, et finit par dire: «Eh bien, madame, c'est Mlle Caroline qui est là.»

 

Ce nom si pur et si doux fit un effet extraordinaire sur ma grand'mère. Elle crut à une résistance ouverte de la part de ma mère, ou à une résolution de la tromper, que l'enfant ou la bonne avait trahie par maladresse. Elle parla durement et sèchement, ce qui certes lui arriva bien rarement dans sa vie: «Que cette petite s'en aille tout de suite, dit-elle, et qu'elle ne se présente plus jamais ici. Elle sait très bien qu'elle ne doit point voir ma fille. Ma fille ne la connaît plus, et moi je ne la connais pas. Et quant à vous, Rose, si jamais vous cherchez à l'introduire chez moi, je vous chasse.»

Rose épouvantée disparut. J'étais troublée et effrayée, presque affligée et repentante d'avoir été pour ma grand'mère un sujet de colère, car je sentais bien que cette émotion ne lui était pas naturelle et devait la faire beaucoup souffrir. Mon étonnement de la voir ainsi m'empêchait de penser à Caroline, dont le souvenir était bien vague en moi; mais, tout-à-coup, à la suite de chuchottemens échangés derrière la porte, j'entends un sanglot étouffé, mais déchirant, un cri parti du fond de l'âme, qui pénètre au fond de la mienne et réveille la voix du sang. C'est Caroline qui pleure et qui s'en va consternée, brisée, humiliée, blessée dans son juste orgueil d'elle-même et dans son naïf amour pour moi. Aussitôt l'image de ma sœur se ranime dans ma mémoire, je crois la voir telle qu'elle était dans la rue Grange-Batelière et à Chaillot, grande, belle, menue, douce, modeste et obligeante, se faisant l'esclave de mes caprices, me chantant des chansons pour m'endormir ou me racontant de belles histoires de fées. Je fonds en larmes et m'élance vers la porte; mais il est trop tard, elle est partie! Ma bonne pleure aussi et me reçoit dans ses bras en me conjurant de cacher à ma grand'mère un chagrin qui l'irrite contre elle. Ma grand'mère me rappelle et veut me prendre sur ses genoux pour me calmer et me raisonner. Je résiste, je fuis ses caresses et je me jette par terre dans un coin en criant: «Je veux retourner avec ma mère: je ne veux pas rester ici.»

Mlle Julie arrive à son tour et veut me faire entendre raison. Elle me parle de ma grand'mère que je rends malade, à ce qu'elle assure, et que je refuse de regarder. «Vous faites de la peine à votre bonne maman qui vous aime, qui vous chérit, qui ne vit que pour vous.» Mais je n'écoute rien, je redemande ma mère et ma sœur avec des cris de désespoir. J'étais si malade et si suffoquée, qu'il ne fallut point songer à me faire dire bonsoir à ma bonne maman. On me mena coucher, et toute la nuit je ne fis que gémir et soupirer dans mon sommeil.

Sans doute ma grand'mère passa une mauvaise nuit. Aussi j'ai si bien compris depuis combien elle était bonne et tendre, que je suis bien certaine maintenant de la peine qu'elle éprouvait quand elle se croyait forcée de faire de la peine aux autres. Mais sa dignité lui défendait de le faire paraître, et c'était par des soins et des gâteries détournées qu'elle essayait de le faire oublier.

A mon réveil, je trouvai sur mon lit une poupée que j'avais beaucoup désirée la veille, pour l'avoir vue avec ma mère dans un magasin de jouets, et dont j'avais fait une description pompeuse à ma bonne maman, en rentrant pour dîner. C'était une petite négresse qui avait l'air de rire aux éclats, et qui montrait ses dents blanches et ses yeux brillans au milieu de sa figure noire. Elle était ronde et bien faite; elle avait une robe de crêpe rose bordée d'une frange d'argent. Cela m'avait paru bizarre, fantastique, admirable; et, le matin, avant que je fusse éveillée, la pauvre bonne maman avait envoyé chercher la poupée négrillonne pour satisfaire mon caprice et me distraire de mon chagrin. En effet, le premier mouvement fut un vif plaisir; je pris la petite créature dans mes bras, son joli rire provoqua le mien, et je l'embrassai comme une mère embrasse son nouveau-né. Mais, tout en la regardant et en la berçant sur mon cœur, mes souvenirs de la veille se ranimèrent. Je pensai à ma mère, à ma sœur, à la dureté de ma grand'mère, et je jetai la poupée loin de moi. Mais comme elle riait toujours, la pauvre négresse, je la repris, je la caressai encore, et je l'arrosai de mes larmes, m'abandonnant à l'illusion d'un amour maternel qu'excitait plus vivement en moi le sentiment contristé de l'amour filial. Puis, tout-à-coup, j'eus un vertige; je laissai tomber la poupée par terre, et j'eus d'affreux vomissemens de bile qui effrayèrent beaucoup mes bonnes.

Je ne sais plus ce qui se passa pendant plusieurs jours; j'eus la rougeole avec une fièvre violente. Je devais l'avoir probablement, mais l'émotion et le chagrin l'avaient hâtée ou rendue plus intense. Je fus assez dangereusement malade, et une nuit, j'eus une vision qui me tourmenta beaucoup. On avait laissé une lampe brûler dans la chambre où j'étais; mes deux bonnes dormaient, et j'avais les yeux ouverts et la tête en feu. Il me semble pourtant que mes idées étaient très nettes, et qu'en regardant fixement cette lampe, je me rendais fort bien compte de ce que c'était. Il s'était formé un grand champignon sur la mèche, et la fumée noire qui s'en exhalait dessinait son ombre tremblotante sur le plafond. Tout-à-coup ce lumignon prit une forme distincte, celle d'un petit homme qui dansait au milieu de la flamme. Il s'en détacha peu à peu et se mit à tourner autour avec rapidité, et à mesure qu'il tournait, il grandissait toujours, il arrivait à la taille d'un homme véritable, jusqu'à ce qu'enfin ce fût un géant dont les pas rapides frappaient la terre avec bruit, tandis que sa folle chevelure balayait circulairement le plafond avec la légèreté d'une chauve-souris.

Je fis des cris épouvantables, et l'on vint à moi pour me rassurer; mais cette apparition revint trois ou quatre fois de suite et dura jusqu'au jour. C'est la seule fois que je me rappelle avoir eu le délire. Si je l'ai eu depuis, je ne m'en suis pas rendu compte, ou je ne m'en souviens pas.

FIN DU TOME QUATRIÈME