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Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 – 4)

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TROISIÈME PARTIE

* * *

CHAPITRE PREMIER

Ma mère. — Une rivière dans une chambre. — Ma grand'mère et ma mère. — Deschartres. — La médecine de Deschartres. — Écriture hiéroglyphique. — Premières lectures. — Contes de fées, mythologie. — La nymphe et la bacchante. — Mon grand-oncle. — Le chanoine de Consuelo. — Différence de la vérité et de la réalité dans les arts. — La fête de ma grand'mère. — Premières études et impressions musicales.

J'ai tracé avec vérité, je crois, le caractère de ma mère. Je ne puis passer outre dans le récit de ma vie, sans me rendre compte, autant qu'il est en moi, de l'influence que ce caractère exerça sur le mien.

On pense bien qu'il m'a fallu du temps pour apprécier une nature si singulière et si remplie de contradictions; d'autant plus qu'au sortir de mon enfance, nous avons peu vécu ensemble. Dans la première période de ma vie, je ne connus d'elle que son amour pour moi, amour immense, et que, plus tard, elle avouait avoir combattu en elle pour se résigner à notre séparation; mais cet amour n'était pas de la même nature que le mien. Il était plus tendre chez moi, plus passionné chez elle, et déjà elle me corrigeait vertement pour de petits méfaits que sa préoccupation avait laissés passer longtemps impunément, et dont, par conséquent, je ne me sentais pas coupable.

J'ai toujours été d'une déférence extrême avec elle, et elle disait toujours qu'il n'y avait pas au monde une personne plus douce et plus aimable que moi. Cela n'était vrai que pour elle. Je ne suis pas meilleure qu'une autre, mais j'étais véritablement bonne avec elle, et je lui obéissais sans pourtant la craindre, quelque rude qu'elle fût. Enfant insupportable avec les autres, j'étais soumise avec elle, parce que j'avais du plaisir à l'être. Elle était alors pour moi un oracle. C'était elle qui m'avait donné les premières notions de la vie, et elle me les avait données conformes aux besoins intellectuels que m'avait créés la nature. Mais, par distraction et par oubli, les enfans font souvent ce qu'on leur a défendu et ce qu'ils n'ont point résolu de faire. Elle me grondait et me frappait alors comme si ma désobéissance eût été volontaire, et je l'aimais tant que j'étais véritablement au désespoir de lui avoir déplu. Il ne me vint jamais à l'esprit dans ce temps-là qu'elle pût être injuste. Jamais je n'eus ni rancune ni aigreur contre elle. Quand elle s'apercevait qu'elle avait été trop loin, elle me prenait dans ses bras, elle pleurait, elle m'accablait de caresses. Elle me disait même qu'elle avait eu tort, elle craignait de m'avoir fait du mal, et moi j'étais si heureuse de retrouver sa tendresse que je lui demandais pardon des coups qu'elle m'avait administrés.

Comment sommes-nous faits? Si ma grand'mère eût déployé avec moi la centième partie de cette rudesse irréfléchie, je serais entrée en pleine révolte. Je la craignais pourtant beaucoup plus, et un mot d'elle me faisait pâlir; mais je ne lui eusse pas pardonné la moindre injustice, et toutes celles de ma mère passaient inaperçues et augmentaient mon amour.

Un jour, entre autres, je jouais dans sa chambre avec Ursule et Hippolyte, tandis qu'elle dessinait. Elle était tellement absorbée par son travail, qu'elle ne nous entendait pas faire notre vacarme accoutumé. Nous avions trouvé un jeu qui passionnait nos imaginations. Il s'agissait de passer la rivière. La rivière était dessinée sur le carreau avec de la craie, et faisait mille détours dans cette grande chambre. En de certains endroits elle était fort profonde; il fallait trouver l'endroit guéable et ne pas se tromper. Hippolyte s'était déjà noyé plusieurs fois. Nous l'aidions à se retirer des grandes eaux où il tombait toujours, car il faisait le rôle du maladroit ou de l'homme ivre, et il nageait à sec sur le carreau en se débattant et en se lamentant. Pour les enfans, ces jeux-là sont tout un drame, toute une fiction scénique, parfois tout un roman, tout un poème, tout un voyage, qu'ils miment et rêvent durant des heures entières, et dont l'illusion les gagne et les saisit véritablement. Pour mon compte, il ne me fallait pas cinq minutes pour m'y plonger de si bonne foi que je perdais la notion de la réalité, et croyais voir les arbres, les eaux, les rochers, une vaste campagne, et le ciel tantôt clair, tantôt chargé de nuages qui allaient crever et augmenter le danger de passer la rivière. Dans quel vaste espace les enfans croient agir, quand ils vont ainsi de la table au lit, et de la cheminée à la porte!

Nous arrivâmes, Ursule et moi, au bord de notre rivière, dans un endroit où l'herbe était fine et le sable doux; elle le tâta d'abord, et puis elle m'appela en me disant: «Vous pouvez vous y risquer, vous n'en aurez guère plus haut que les genoux.» Les enfans s'appellent vous dans ces sortes de mimodrames. Ils ne croiraient pas jouer une scène s'ils se tutoyaient comme à l'ordinaire. Ils représentent toujours certains personnages qui expriment des caractères, et ils suivent très bien la première donnée. Ils ont même des dialogues très vrais et que des acteurs de profession seraient bien embarrassés d'improviser sur la scène avec tant d'à-propos et de fécondité.

Sur l'invitation d'Ursule, je lui observai que, puisque l'eau était basse, nous pouvions bien passer sans nous mouiller. Il ne s'agissait que de relever un peu nos jupes et d'ôter nos chaussures. «Mais, dit-elle, si nous rencontrons des écrevisses, elles nous mangeront les pieds. — C'est égal, lui dis-je, il ne faut pas mouiller nos souliers; nous devons les ménager, car nous avons encore bien du chemin à faire.»

A peine fus-je déchaussée, que le froid du carreau me fit l'effet de l'eau véritable, et nous voilà, Ursule et moi, pataugeant dans le ruisseau. Pour ajouter à l'illusion générale, Hippolyte imagina de prendre le pot à l'eau et de le verser par terre, imitant ainsi un torrent et une cascade. Cela nous sembla délirant d'invention. Nos rires et nos cris attirèrent enfin l'attention de ma mère. Elle nous regarda et nous vit tous les trois, pieds et jambes nus, barbotant dans un cloaque, car le carreau avait déteint et notre fleuve était fort peu limpide. Alors elle se fâcha tout de bon, surtout contre moi qui étais déjà enrhumée; elle me prit par le bras, m'appliqua une correction manuelle assez accentuée, et, m'ayant rechaussée elle-même, en me grondant beaucoup, elle chassa Hippolyte de sa chambre et nous mit en pénitence, Ursule et moi, chacune dans un coin. Tel fut le dénoûment imprévu et dramatique de notre représentation, et la toile tomba sur des larmes et des cris véritables.

Eh bien! je me rappellerai toujours ce dénoûment comme une des plus pénibles commotions que j'aie ressenties. Ma mère me surprenait au plus fort de mon hallucination, et ces sortes de réveils me causaient toujours un ébranlement moral très douloureux. Les coups ne me faisaient pourtant pas grande impression; j'en recevais souvent, et je savais parfaitement que ma mère en me frappant, me faisait fort peu de mal. De quelque façon qu'elle me secouât et fît de moi un petit paquet qu'on pousse et qu'on jette sur un lit ou sur un fauteuil, ses mains adroites et souples ne me meurtrissaient pas, et j'avais cette confiance malicieuse qu'ont tous les enfans, que la colère de leurs parens est prudente, et qu'on a plus peur de les blesser qu'ils n'ont peur de l'être. Cette fois, comme les autres, ma mère me voyant désespérée de son courroux me fit mille caresses pour me consoler. Elle aurait eu tort peut-être avec certains enfans orgueilleux et vindicatifs; mais elle avait raison avec moi qui n'ai jamais connu la rancune, et qui trouve encore qu'on se punit soi-même en ne pardonnant pas à ceux qu'on aime.

Pour en revenir aux rapports qui s'établirent entre ma mère et ma grand'mère, après la mort de mon père, je dois dire que l'espèce d'antipathie naturelle qu'elles éprouvaient l'une pour l'autre, ne fut jamais qu'à demi vaincue, ou plutôt elle fut vaincue entièrement par intervalles, suivis de réactions assez vives. De loin, elles se haïssaient toujours, et ne pouvaient s'empêcher de dire du mal l'une de l'autre. De près, elles ne pouvaient s'empêcher de se plaire ensemble, car chacune avait en elle un charme puissant tout opposé à celui de l'autre.

Cela venait du fond de justice et de droiture qu'elles avaient toutes deux, et de leur grande intelligence qui ne leur permettait pas de méconnaître ce qu'elles avaient d'excellent. Les préjugés de ma grand'mère n'étaient pas en elle-même, ils étaient dans son entourage. Elle avait beaucoup de faiblesse pour certaines personnes, et ménageait en elles des opinions qu'au fond de son âme elle ne partageait pas. Ainsi, devant ses vieilles amies, elle abandonnait ma mère absente à leurs anathèmes, et semblait vouloir se justifier de l'avoir accueillie dans son intimité et de la traiter comme sa fille. Et puis, quand elle se retrouvait avec elle, elle oubliait le mal qu'elle venait d'en dire et lui montrait une confiance et une sympathie dont j'ai été mille fois témoin, et qui n'étaient pas feintes; car ma grand'mère était la personne la plus sincère et la plus loyale que j'aie jamais connue. Mais, toute grave et toute froide qu'elle paraissait, elle était impressionnable; elle avait besoin d'être aimée, et les moindres attentions la trouvaient sensible et reconnaissante. Combien de fois je lui ai entendu dire, en parlant de ma mère: «Elle a de la grandeur dans le caractère; elle est charmante; elle a un maintien parfait; elle est généreuse et donnerait sa chemise aux pauvres; elle est libérale comme une grande dame et simple comme un enfant!»

 

Mais, dans d'autres momens, se rappelant toutes ses jalousies maternelles et les sentant survivre à l'objet qui les avait causées, elle disait: «C'est un démon, c'est une folle; elle n'a jamais été aimée de mon fils. Elle le dominait, elle le rendait malheureux. Elle ne le regrette pas.» Et mille autres plaintes qui n'étaient pas fondées, mais qui la soulageaient d'une secrète et incurable amertume.

Ma mère agissait absolument de même. Quand le temps était au beau entre elles, elle disait: «C'est une femme supérieure, elle est encore belle comme un ange; elle sait tout; elle est si douce et si bien élevée qu'il n'y a jamais moyen de se fâcher avec elle; et si elle vous dit quelquefois une parole qui pique, au moment où la colère vous prend, elle vous en dit une autre qui vous donne envie de l'embrasser. Si elle pouvait se débarrasser de ses vieilles comtesses, elle serait adorable.»

Mais quand l'orage grondait dans l'âme impétueuse de ma mère, c'était toute autre chose. La vieille belle-mère était une prude et une hypocrite; elle était sèche et sans pitié; elle était encroûtée dans ses idées de l'ancien régime, etc. Et alors, malheur aux vieilles amies qui avaient causé une altercation domestique par leurs propos et leurs réflexions! Les vieilles comtesses, c'étaient les bêtes de l'Apocalypse pour ma pauvre mère, et elle les habillait de la tête aux pieds avec une verve et une causticité qui faisaient rire ma grand'mère elle-même, malgré qu'elle en eût.

Deschartres, il faut bien le dire, était le principal obstacle à leur complet rapprochement. Il ne put jamais prendre son parti là-dessus, et il ne laissait pas tomber la moindre occasion de raviver les anciennes douleurs. C'était sa destinée. Il a toujours été rude et désobligeant pour les êtres qu'il chérissait; comment ne l'eût-il pas été pour ceux qu'il haïssait? Il ne pardonnait pas à ma mère de l'avoir emporté sur lui dans l'influence à laquelle il prétendait sur l'esprit et le cœur de son cher Maurice. Il la contredisait et essayait de la molester à tout propos, et puis il s'en repentait et s'efforçait de réparer ses grossièretés par des prévenances gauches et ridicules. Il semblait parfois qu'il fût amoureux d'elle. Eh! qui sait s'il ne l'était pas? Le cœur humain est si bizarre et les hommes austères si inflammables! Mais il eût dévoré quiconque le lui eût dit. Il avait la prétention d'être supérieur à toutes les faiblesses humaines. D'ailleurs ma mère recevait mal ses avances, et lui faisait expier ses torts par de si cruelles railleries, que l'ancienne haine lui revenait toujours, augmentée de tout le dépit des nouvelles luttes.

Quand on paraissait au mieux ensemble, et que Deschartres faisait peut-être tous ses efforts pour se rendre moins maussade, il essayait d'être taquin et gentil, et Dieu sait comme il s'y entendait, le pauvre homme! Alors ma mère se moquait de lui avec tant de malice et d'esprit, qu'il perdait la tête, devenait brutal, blessant, et que ma grand'mère était obligée de lui donner tort et de le faire taire.

Ils jouaient aux cartes tous les soirs, tous les trois, et Deschartres, qui avait la prétention d'être supérieur dans tous les jeux, et qui les jouait tous fort mal, perdait toujours. Je me souviens qu'un soir, exaspéré d'être gagné obstinément par ma mère qui ne calculait rien, mais qui, par instinct et par inspiration, était toujours heureuse, il entra dans une fureur épouvantable, et lui dit en jetant ses cartes sur la table: «On devrait vous les jeter au nez pour vous apprendre à gagner en jouant si mal!» Ma mère se leva tout en colère et allait répondre, lorsque ma bonne maman dit avec son grand air calme et sa voix douce:

— Deschartres, si vous faisiez une pareille chose, je vous assure que je vous donnerais un grand soufflet.

Cette menace d'un soufflet, faite d'un ton si paisible, et d'un grand soufflet, venant de cette belle main à demi paralysée, si faible qu'elle pouvait à peine soutenir ses cartes, était la chose la plus comique qui se puisse imaginer. Aussi ma mère partit d'un rire inextinguible, et se rassit, incapable de rien ajouter à la stupéfaction et à la mortification du pauvre pédagogue.

Mais cette anecdote eut lieu bien longtemps après la mort de mon père. Il se passa de longues années avant qu'on n'entendît dans cette maison en deuil d'autres rires que ceux des enfans.

Pendant ces années, une vie calme et réglée, un bien-être physique que je n'avais jamais connu, un air pur que j'avais rarement respiré à pleins poumons, me fit peu à peu une santé robuste, et l'excitation nerveuse cessant, mon humeur devint égale et mon caractère enjoué. On s'aperçut que je n'étais pas un enfant plus méchant qu'un autre, et la plupart du temps, il est certain que les enfans ne sont acariâtres et fantasques que parce qu'ils souffrent sans pouvoir ou sans vouloir le dire.

Pour ma part, j'avais été si dégoûtée par les remèdes, et à cette époque, on en faisait un tel abus, que j'avais pris l'habitude de ne jamais me plaindre de mes petites indispositions, et je me souviens d'avoir été souvent près de m'évanouir au milieu de mes jeux, et d'avoir lutté avec un stoïcisme que je n'aurais peut-être pas aujourd'hui. C'est que quand j'étais remise à la science de Deschartres, je devenais réellement la victime de son système qui était de donner de l'émétique à tout propos. Il était habile chirurgien, mais il n'entendait rien à la médecine, et appliquait ce maudit émétique à tous les maux. C'était sa panacée universelle. J'étais et j'ai toujours été d'un tempérament très bilieux; mais si j'avais eu toute la bile dont Deschartres prétendait me débarrasser, je n'aurais jamais pu vivre. Etais-je pâle, avais-je mal à la tête? C'était la bile; et vite l'émétique, qui produisait chez moi d'affreuses convulsions sans vomissemens et qui me brisait pour plusieurs jours. De son côté, ma mère croyait aux vers. C'était encore une préoccupation de la médecine dans ce temps-là. Tous les enfans avaient des vers, et on les bourrait de vermifuges, affreuses médecines noires qui leur causaient des nausées et leur ôtaient l'appétit; alors, pour rendre l'appétit, on appliquait la rhubarbe; et puis, avais-je une piqûre de cousin, ma mère croyait voir reparaître la gale, et le soufre était de nouveau mêlé à tous mes alimens. Enfin c'était une droguerie perpétuelle, et il faut que la génération à laquelle j'appartiens ait été bien fortement constituée, pour résister à tous les soins qu'on a pris pour la conserver.

C'est vers l'âge de cinq ans que j'appris à écrire. Ma mère me faisait faire de grandes pages de bâtons et de jambages. Mais comme elle écrivait elle-même comme un chat, j'aurais barbouillé bien du papier avant de savoir signer mon nom, si je n'eusse pris le parti de chercher moi-même un moyen d'exprimer ma pensée par des signes quelconques. Je me sentais fort ennuyée de copier tous les jours un alphabet et de tracer des pleins et des déliés en caractères d'affiche. J'étais impatiente d'écrire des phrases, et, dans nos récréations qui étaient longues, comme on peut croire, je m'exerçais à écrire des lettres à Ursule, à Hippolyte et à ma mère. Mais je ne les montrais pas, dans la crainte qu'on ne me défendît de me gâter la main à cet exercice. Je vins bientôt à bout de me faire une orthographe à mon usage. Elle était très simplifiée et chargée d'hiéroglyphes. Ma grand'mère surprit une de ces lettres et la trouva fort drôle. Elle prétendit que c'était merveille de voir comme j'avais réussi à exprimer mes petites idées avec ces moyens barbares, et elle conseilla à ma mère de me laisser griffonner seule tant que je voudrais. Elle disait avec raison qu'on perd beaucoup de temps à vouloir donner une belle écriture aux enfans, et que pendant ce temps-là ils ne songent point à quoi sert l'écriture. Je fus donc livrée à mes propres recherches, et quand les pages du devoir étaient finies, je revenais à mon système naturel. Longtemps j'écrivis en lettres d'imprimerie, comme celles que je voyais dans les livres, et je ne me rappelle pas comment j'arrivai à employer l'écriture de tout le monde; mais, ce que je me rappelle, c'est que je fis comme ma mère, qui apprenait l'orthographe en faisant attention à la manière dont les mots imprimés étaient composés. Je comptais les lettres et je ne sais par quel instinct j'appris de moi-même les règles principales. Lorsque, plus tard, Deschartres m'enseigna la grammaire, ce fut l'affaire de deux ou trois mois, car chaque leçon n'était que la confirmation de ce que j'avais observé et appliqué déjà.

A sept ou huit ans, je mettais donc l'orthographe, non pas correctement, cela ne m'est jamais arrivé, mais aussi bien que la majorité des Français qui l'ont apprise.

Ce fut en apprenant seule à écrire que je parvins à comprendre ce que je lisais. C'est ce travail qui me força à m'en rendre compte, car j'avais su lire avant de pouvoir comprendre la plupart des mots et de saisir le sens des phrases. Chaque jour cette révélation aggrandit son petit cadre et j'en vins à pouvoir lire seule un conte de fées.

Quel plaisir ce fut pour moi, qui les avais tant aimés et à qui ma pauvre mère n'en faisait plus, depuis que le chagrin pesait sur elle! Je trouvai à Nohant les contes de Mme D'Aulnoy et de Perrault, dans une vieille édition qui a fait mes délices pendant cinq ou six années. Ah! quelles heures m'ont fait passer l'Oiseau Bleu, le Petit Poucet, Peau d'Ane, Bellebelle ou le Chevalier Fortuné, Serpentin vert, Babiole et la Souris bien-faisante! Je ne les ai jamais relus depuis; mais je pourrais tous les raconter d'un bout à l'autre, et je ne crois pas que rien puisse être comparé, dans la suite de notre vie intellectuelle, à ces premières jouissances de l'imagination.

Je commençais aussi à lire, moi-même mon Abrégé de mythologie grecque, et j'y prenais grand plaisir, car cela ressemble aux contes de fées par certains côtés. Mais il y en avait d'autres qui me plaisaient moins: dans tous ces mystères, les symboles sont sanglans au milieu de leur poésie, et j'aimais mieux les dénoûmens heureux de mes contes. Pourtant les nymphes, les zéphirs, l'écho, toutes ces personnifications des rians mystères de la nature, tournaient mon cerveau vers la poésie, et je n'étais pas encore assez esprit fort pour ne pas espérer parfois de surprendre les napées et les dryades dans les bois et dans les prairies.

Il y avait dans notre chambre un papier de tenture qui m'occupait beaucoup. Le fond était vert foncé, uni, très épais, verni, et tendu sur toile. Cette manière d'isoler les papiers de la muraille assurait aux souris un libre parcours, et il se passait, le soir, derrière ce papier, des scènes de l'autre monde, des courses échevelées, des grattemens furtifs et de petits cris fort mystérieux. Mais ce n'était pas là ce qui m'occupait le plus: C'était la bordure et les ornemens qui entouraient les panneaux. Cette bordure était large d'un pied et représentait une guirlande de feuilles de vigne s'ouvrant par intervalles pour encadrer une suite de médaillons où l'on voyait rire, boire et danser, des silènes et des bacchantes. Au-dessus de chaque porte, il y avait un médaillon plus grand que les autres, représentant une figurine, et ces figurines me paraissaient incomparables. Elles n'étaient pas semblables, celle que je voyais le matin en m'éveillant était une nymphe ou une Flore dansante, vêtue de bleu pâle, couronnée de roses, et agitant dans ses mains une guirlande de fleurs; celle-là me plaisait énormément. Mon premier regard, le matin, était pour elle. Elle semblait me rire et m'inviter à me lever pour aller courir et folâtrer en sa compagnie. Celle qui lui faisait vis-à-vis et que je voyais le jour, de ma table de travail, et le soir, en faisant mes prières avant d'aller me coucher, était d'une expression toute différente. Elle ne riait ni ne dansait. C'était une bacchante grave. Sa tunique était verte, sa couronne était de pampres, et son bras étendu s'appuyait sur un thyrse. Ces deux figures représentaient peut-être le printemps et l'automne. Quoi qu'il en soit, ces deux personnages, d'un pied de haut environ, me causaient une vive impression. Ils étaient peut-être aussi pacifiques et aussi insignifians l'un que l'autre; mais, dans mon cerveau, ils offraient le contraste bien tranché de la gaîté et de la tristesse, de la bienveillance et de la sévérité.

Je regardais la bacchante avec étonnement; j'avais lu l'histoire d'Orphée déchiré par ces cruelles, et le soir, quand la lumière vacillante éclairait le bras étendu et le thyrse, je croyais voir la tête du divin chantre au bout d'un javelot.

 

Mon petit lit était adossé à la muraille, de manière à ce que je ne visse pas de là cette figure qui me tourmentait. Comme personne ne se doutait de ma prévention contre elle, l'hiver étant venu, ma mère changea mon lit de place pour le rapprocher de la cheminée, et de là je tournai le dos à ma nymphe bien aimée pour ne voir que la ménade redoutable. Je ne me vantai pas de ma faiblesse, je commençais à avoir honte de cela; mais, comme il me semblait que cette diablesse me regardait obstinément et me menaçait de son bras immobile, je mis ma tête sous les couvertures pour ne pas la voir en m'endormant. Ce fut inutile. Au milieu de la nuit, elle se détacha du médaillon, glissa le long de la porte, devint aussi grande qu'une personne naturelle, comme disent les enfans, et marchant à la porte d'en face, elle essaya d'arracher la jolie nymphe de son médaillon. Celle-ci poussait des cris déchirans; mais la bacchante ne s'en souciait pas; elle tourmenta et déchira le papier, jusqu'à ce que la nymphe s'en détachât et s'enfuît au milieu de la chambre. L'autre l'y poursuivit, et la pauvre nymphe échevelée s'étant précipitée sur mon lit pour se cacher sous mes rideaux, la bacchante furieuse vint vers moi, et nous perça toutes deux mille fois de son thyrse, qui était devenu une lance acérée, et dont chaque coup était pour moi une blessure dont je sentais la douleur.

Je criai, je me débattis: ma mère vint à mon secours. Mais tandis qu'elle se levait, bien que je fusse assez éveillée pour le constater, j'étais encore assez endormie pour voir la bacchante. Le réel et le chimérique étaient simultanément devant mes yeux, et je vis distinctement la bacchante s'atténuer, s'éloigner à mesure que ma mère approchait d'elle, devenir petite comme elle l'était dans son médaillon, grimper le long de la porte comme eût fait une souris, et se replacer dans son cadre de feuilles de vigne, où elle reprit sa pose accoutumée et son air grave.

Je me rendormis, et je vis cette folle qui faisait encore des siennes. Elle courait tout le long de la bordure, appelant toutes les silènes et toutes les autres bacchantes, qui étaient attablées ou occupées à se divertir dans les médaillons, et elle les forçait à danser avec elle et à casser tous les meubles de la chambre.

Peu à peu le rêve devint très confus, et j'y pris une sorte de plaisir. Le matin, à mon réveil, je vis la bacchante au lieu de la nymphe vis-à-vis de moi, et comme je ne me rendais plus compte de la nouvelle place que mon lit occupait dans la chambre, je crus un instant qu'en retournant à leurs médaillons, les deux petites personnes s'étaient trompées et avaient changé de porte; mais cette hallucination se dissipa aux premiers rayons du soleil, et je n'y pensai plus de la journée.

Le soir, mes préoccupations revinrent et il en fut ainsi pendant fort longtemps. Tant que durait le jour, il m'était impossible de prendre au sérieux ces deux figurines coloriées sur le papier; mais les premières ombres de la nuit troublaient mon cerveau, et je n'osais plus rester seule dans la chambre. Je ne le disais pas, car ma grand'mère raillait la poltronnerie, et je craignais qu'on ne lui racontât ma sottise. Mais j'avais presque huit ans que je ne pouvais pas encore regarder tranquillement la bacchante avant de m'endormir. On ne s'imagine pas tout ce que les enfans portent de bizarrerie contenue et d'émotions cachées dans leur petite cervelle.

Le séjour à Nohant de mon grand-oncle, l'abbé de Beaumont, fut pour mes deux mères une grande consolation, une sorte de retour à la vie. C'était un caractère enjoué, un peu insouciant comme le sont les vieux garçons, un esprit remarquable, plein de ressources et de fécondité, un caractère à la fois égoïste et généreux. La nature l'avait fait sensible et ardent. Le célibat l'avait rendu personnel; mais sa personnalité était si aimable, si gracieuse et si séduisante, qu'on était forcé de lui savoir gré de ne pas partager vos peines au point de n'avoir pas la force d'essayer de vous en distraire. C'était le plus beau vieillard que j'aie vu de ma vie. Il avait la peau blanche et fine, l'œil doux et les traits réguliers et nobles de ma grand'mère; mais il avait encore plus de pureté dans les lignes, et sa physionomie était plus animée. A cette époque, il portait encore des ailes de pigeon bien poudrées et la queue à la prussienne. Il était toujours en culottes de satin noir, en souliers à boucles, et, quand il mettait par dessus son habit sa grande douillette de soie violette piquée et ouatée, il avait l'air solennel d'un portrait de famille.

Il aimait ses aises, et son intérieur était d'un vieux luxe comfortable. Sa table était raffinée comme son appétit. Il était despote et impérieux en paroles; doux, libéral et faible par le fait. J'ai souvent pensé à lui, en esquissant le portrait d'un certain chanoine qui a été fort goûté dans le roman de Consuelo: comme lui bâtard d'un grand personnage, il était friand, impatient, railleur, amoureux des beaux-arts, magnifique, candide et malin, en même temps irascible et débonnaire. J'ai beaucoup chargé la ressemblance pour les besoins du roman, et c'est ici le cas de dire que les portraits tracés de cette sorte ne sont plus des portraits. C'est pourquoi lorsqu'ils paraissent blessans à ceux qui croient s'y reconnaître, c'est une injustice commise envers l'auteur et envers soi-même. Un portrait de roman, pour valoir quelque chose, est toujours une figure de fantaisie. L'homme est si peu logique, si rempli de contrastes ou de disparates dans la réalité, que la peinture d'un homme réel serait impossible et tout-à-fait insoutenable dans un ouvrage d'art. Le roman entier serait forcé de se plier aux exigences de ce caractère, et ce ne serait plus un roman. Cela n'aurait ni exposition, ni intrigue, ni nœud, ni dénouement, cela irait tout de travers comme la vie et n'intéresserait personne, parce que chacun veut trouver dans un roman une sorte d'idéal de la vie52.

C'est donc une bêtise de croire qu'un auteur ait voulu faire aimer ou haïr telle ou telle personne, en donnant à ses personnages quelques traits saisis sur la nature. La moindre différence en fait un être de convention, et je soutiens qu'en littérature on ne peut faire d'une figure réelle une peinture vraisemblable, sans se jeter dans d'énormes différences et sans dépasser extrêmement, en bien ou en mal, les défauts et les qualités de l'être humain qui a pu servir de premier type à l'imagination. C'est absolument comme le jeu des acteurs, qui ne paraît vrai sur la scène qu'à la condition de dépasser ou d'atténuer beaucoup la réalité. Caricature ou idéalisation, ce n'est plus le modèle primitif, et ce modèle a peu de jugement s'il croit se reconnaître, s'il prend du dépit ou de la vanité en voyant ce que l'art et la fantaisie ont pu faire de lui.

Lavater disait (ce ne sont pas ses expressions, mais c'est sa pensée): «On oppose à mon système un argument que je nie. On dit qu'un scélérat ressemble parfois à un honnête homme et réciproquement. Je réponds que si on se trompe à cette ressemblance, c'est qu'on ne sait pas observer, c'est qu'on ne sait pas voir. Il peut exister certainement entre l'honnête homme et le scélérat, une ressemblance vulgaire, apparente. Il n'y a peut-être même qu'une petite ligne, un léger pli, un rien qui constitue la dissemblance. Mais ce rien est tout.»

Ce que Lavater disait à propos des différences dans la réalité physique, est encore plus vrai quand on l'applique à la vérité relative dans les arts. La musique n'est pas de l'harmonie imitative, du moins l'harmonie imitative n'est pas de la musique. La couleur en peinture n'est qu'une interprétation, et la reproduction exacte des tons réels n'est pas de la couleur. Les personnages de roman ne sont donc pas des figures ayant un modèle existant. Il faut avoir connu mille personnes pour en peindre une seule. Si on n'en avait étudié qu'une seule et qu'on voulût en faire un type exact, elle ne ressemblerait à rien et ne semblerait pas possible.

5252 Cette opinion, prise dans un sens absolu, serait très contestable. On s'efforce, en ce moment, de fonder une école de réalisme qui sera un progrès si elle n'outrepasse pas son but et ne devient pas trop systématique. Mais, dans les ouvrages que j'ai lus, dans ceux de M. Champfleury, entre autres, le réalisme est encore poétisé suffisamment pour donner raison à la courte théorie que j'expose. Je suis heureuse d'avoir cette occasion de dire que je trouve ravissante la manière de M. Champfleury, réaliste ou non. (Note de 1854.)