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Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 – 4)

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«J'eus ce soir-là la satisfaction de conserver la vie à un homme. C'était un Autrichien. Il y avait un corps étendu à côté de notre feu. Je l'observai. Il n'était que blessé à la jambe; mais, accablé de fatigue, et de faim, il respirait à peine. Je le fis revenir avec quelques gouttes d'eau-de-vie. Tous nos gens étaient endormis. J'allai leur proposer de m'aider à transporter ce malheureux à l'ambulance. Accablés eux-mêmes de fatigue, ils me refusèrent. L'un d'eux me proposa de l'achever. Cette idée me révolta. Excédé aussi de fatigue et de faim, je ne sais où je pus chercher ce que leur dis, je m'échauffai, je leur parlai avec indignation, avec colère, je leur reprochai leur dureté. Enfin, deux d'entre eux se levèrent et vinrent m'aider à emporter le blessé. Nous fîmes un brancard avec une planche et deux carabines. Un troisième chasseur, entraîné par notre exemple, se joignit à nous; nous soulevons notre homme et, à travers les marais, dans l'eau et dans la vase jusqu'aux genoux, nous le portons à l'ambulance, éloignée d'une demi-lieue. Chemin faisant ils se plaignirent souvent du fardeau et délibérèrent de me laisser seul avec mon blessé, m'en tirer comme je pourrais. Et moi de leur crier courage et de leur débiter, en termes de soldat, les meilleures sentences des philosophes sur la pitié qu'on doit aux vaincus et sur le désir que nous aurions qu'en pareil cas, on en fît autant pour nous. Les hommes ne sont pas mauvais au fond, car la corvée était rude et cependant mes pauvres camarades se laissèrent persuader. Enfin, nous arrivons et nous mettons ce malheureux en un lieu où il pouvait avoir des secours. Je le recommande moi-même, et je m'en retourne avec mes trois chasseurs, plus joyeux cent fois, l'ame plus satisfaite que si je sortais du plus beau bal ou du plus excellent concert. J'arrive, je m'étends sur mon manteau devant le feu, et je dors paisiblement jusqu'au jour.

«Le surlendemain, nous fûmes à Glaris, où était l'ennemi. Le général Molitor, commandant cette attaque, demanda un homme intelligent dans la compagnie. Je lui fus envoyé. Il alla le soir reconnaître la position de l'ennemi, et je l'accompagnai. Le lendemain, nous attaquâmes et nous chassâmes l'ennemi de la ville. Je fis, pendant l'affaire, le service d'aide-de-camp du général, ce qui m'amusa énormément. Je portais presque tous ses ordres aux différens corps qu'il commandait. L'ennemi, dans une retraite de quatre lieues, brûla tous les ponts de la Linth. Deux jours après, comme il s'avançait en force sur notre droite, le général Molitor m'envoya à Zurich porter au général Masséna une lettre dans laquelle il lui demandait probablement des forces. Je voyageais par la correspondance. Il y a vingt grandes lieues de Glaris à Zurich. Je les fis en neuf heures. Le lendemain, je revins par le lac, dans une chaloupe. Je descendis à sept lieues de Zurich, à Reicherville. Devine la première personne que je vis en mettant le pied sur la rive? M. de Latour-d'Auvergne! Il était avec le général Humbert. Il me reconnaît, me saute au cou, et moi de l'embrasser avec transport. Il me présenta au général Humbert comme le petit-fils du maréchal de Saxe.

«Le général m'invita à souper et me fit coucher dans sa maison. J'en avais besoin, car j'étais sur les dents. Le lendemain, M. de Latour-d'Auvergne, qui se disposait à retourner bientôt à Paris, causa avec moi, me parla de toi, m'approuva de n'avoir pas trop consulté ta tendresse et la prudence du général Harville. Il ajouta que rien ne me serait plus facile que d'avoir un congé de trois décades cet hiver pour t'aller voir; que le Directoire était maître de nommer par an cinquante officiers, et que je pouvais être du nombre. Il en parlera à Beurnonville. Il a lui-même du crédit auprès du Directoire; il se charge de mon congé. Ainsi, ma bonne mère, c'est à ton maudit-héros que je devrai de pouvoir t'embrasser! Je me livre à cette idée. Je me vois arrivant à Nohant, tombant dans tes bras, Beurnonville pourrait m'attacher à son état-major, ce qui me donnerait la liberté de te voir plus souvent; nous arrangerons tout cela cet hiver, ma bonne mère. Les commencemens sont durs, mais il faut y passer; sois sûre que j'ai bien fait.

«Nous avons quitté Glaris, il y a quatre jours, pour nous rendre à Constance. Il y a dix-huit lieues de pays qui en valent bien vingt-cinq de France. Nous les avons faites sans nous arrêter, par une pluie battante, arrivant pour bivouaquer dans des prés pleins d'eau. Mais la fatigue poussée à l'excès fait dormir partout. Nous sommes arrivés pendant le combat, et, le soir, nous étions maîtres de la ville. Les hostilités paraissent tirer à leur fin. Nous sommes allés nous reposer de vingt jours de bivouac dans le village d'où je t'écris. C'est le seul endroit où j'en aie eu la possibilité. Le but qu'on s'était proposé est rempli. La Suisse est évacuée. Nous allons maintenant nous refaire. Ne sois point inquiète de moi, ma bonne mère; je te donnerai de mes nouvelles le plus souvent possible. Ne sois pas fâchée contre moi, surtout, si je ne t'ai informée qu'aujourd'hui de mes démarches. Mais te dire que j'allais à l'armée, tu n'y aurais jamais consenti, ou tu aurais passé tout ce temps dans des inquiétudes dévorantes. La guerre n'est qu'un jeu; je ne sais pourquoi tu t'en fais un monstre; c'est très peu de chose. Je te donne ma parole d'honneur que je me suis fort amusé, à l'attaque du glacis, de voir les Russes gravir les montagnes. Ils s'en acquittent avec une grande légèreté. Leurs grenadiers sont coiffés comme les soldats dans la Caravane. Leurs cavaliers, parmi lesquels il y a beaucoup de Tartares, ont une culotte à plis comme celle d'Othello, un petit dolman et un bonnet en forme de mortier. Je t'en envoie un croquis. Ils étaient six mille dans le canton de Glaris. Leurs chevaux, qui pour la plupart n'étaient pas ferrés, sont restés sur les chemins. La fatigue les a presque tous détruits.

«Je reçois à l'instant deux lettres de toi du 5 et du 8 fructidor. Quel plaisir et quel bien elles me font, ma bonne mère! J'en avais reçu une du 25 thermidor. Elle m'est parvenue il y a six jours, lorsque nous étions bivouaqués sur les bords du lac de Wallenstadt. Je l'ai lue assis sur la pointe d'un rocher qui s'avance sur ce beau lac. Il faisait un temps admirable: j'avais devant moi des aspects enchanteurs: j'avais le sentiment d'avoir fait mon devoir en servant ma patrie, et je tenais une lettre de toi! C'est un des momens les plus heureux de ma vie.

«Que diable veut dire M. de Chabrillant avec les services que j'ai rendus aux Gargilesse? Je ne les ai pas vus depuis plus d'un an. On fait des histoires qui n'ont pas le sens commun.

«Tu veux connaître le chef de brigade? Il s'appelle Ordener. C'est un Alsacien de quarante ans, grand, sec, fort grave, terrible dans le combat, excellent chef de corps, instruit dans son métier, en histoire, en géographie. A la première vue, il a l'air de Robert, chef de brigands. Sur la recommandation de Beurnonville, il m'a très bien reçu.

«J'ai reçu, comme je te l'ai dit, les 150 fr. que tu m'envoyais à Thionville et, en partant, j'ai tout payé, sauf le vin pour deux mois, qui se montait à 30 fr. Je paierai cela à Hardy qui a soldé pour moi. Tu vois que mes libations aux camarades ne m'ont pas ruiné. J'ai mieux aimé partir sans le sou que de laisser des dettes derrière moi. Il est vrai que je n'ai pas fait fortune à la guerre, car, depuis quatre mois, les troupes ne sont pas soldées. Mais je ne sais où te prier de m'envoyer de l'argent. Sois tranquille, je saurai bien m'en passer comme les autres. Envoie-moi, si tu veux, l'adresse du général Harville. Je ne sais où le prendre. Adieu, ma bonne mère.

«Voilà, j'espère, une longue lettre. Dieu sait quand je retrouverai le temps de t'en écrire une pareille! Mais sois certaine que je n'en perdrai pas l'occasion. Ne sois pas inquiète. Je t'embrasse mille fois de toute mon ame. Quel plaisir j'aurai de te revoir! Dis à Deschartres que j'ai pensé à lui pendant la canonnade, et à ma bonne, qui aurait bien dû venir me border au bivouac.»

* * *

Est-il nécessaire de rappeler la situation de l'Europe à laquelle se rattache le récit épisodique de cette fameuse campagne de Suisse? Peu de mots suffiront. Nos plénipotentiaires au congrès de Rastadt avaient été lâchement assassinés. La guerre s'était rallumée. En quinze jours, Masséna sauva la France à Zurich, en faisant évacuer la Suisse. Suwarow se retirait avec peine derrière le Rhin, laissant une partie de ses Russes foudroyés ou brisés dans les précipices de l'Helvétie. A cette même époque, Bonaparte, quittant l'Egypte, venait de débarquer en France. Le même jour où mon père écrivait la lettre qu'on vient de lire (25 vendémiaire), Napoléon se présentait devant le Directoire à Paris, et déjà les élémens du 18 brumaire commençaient à s'agiter sourdement.

J'ai malheureusement bien peu de lettres de ma grand'mère à son fils. En voici une pourtant. Elle est bien usée, bien noircie. Elle a fait le reste de la campagne sur la poitrine du jeune soldat, et il a pu la rapporter au trésor de famille.

«Nohant, le 6 brumaire an VIII.

«Ah! mon enfant, qu'as-tu fait! Tu as disposé de ton sort, de ta vie, de la mienne, sans mon aveu! Tu m'as fait souffrir des tourmens inouïs par un silence de six semaines, ta pauvre mère ne vivait plus. Je n'osais plus parler de toi. Les jours de courrier étaient devenus des jours d'agonie, et j'étais presque plus tranquille les jours où je n'avais rien à espérer. Mais le moment du retour de Saint-Jean était affreux. A sa manière d'ouvrir la porte, mon cœur battait avec violence. Il ne disait mot, le pauvre homme, et j'étais prête à mourir. Mon fils! n'éprouve jamais ce que j'ai souffert!

 

«Enfin, hier, j'ai reçu ta bonne grande lettre. Ah! comme je m'en suis emparée! comme je l'ai tenue longtemps serrée sur mon cœur sans pouvoir l'ouvrir! Je me suis trouvée couverte de larmes qui m'aveuglaient quand j'ai voulu la lire. Mon Dieu, que n'avais-je point imaginé?

«Je craignais qu'on ne l'eût fait partir pour la Hollande. Je déteste ce pays et cette armée; je ne sais pourquoi. Tous ces morts, tous ces blessés me glaçaient d'effroi. Mais il m'aurait écrit son départ, me disais-je, et j'étais bien loin de croire que tu fusses à l'armée victorieuse de Masséna. Je ne pouvais croire à de tels succès avant d'avoir lu ta lettre. C'est que tu y étais, mon fils, tu lui as porté bonheur, et c'est à toi qu'il doit sa gloire. Trois batailles où tu t'es trouvé en quinze jours! et tu es sain et sauf, grâce à Dieu! Dieu soit loué! Mon Dieu! si c'étaient les dernières! Comme toi, je rirais et je chanterais. Mais la paix n'est pas faite.

«Tu dis que nous sommes près de rentrer en Italie; si cela était, il n'y aurait point de fin à nos maux, et il est bien temps de renoncer à s'égorger pour occuper un terrain qui ne nous restera pas. Je conçois, mon enfant, les raisons qui ont déterminé le parti que tu as pris. Il est évident que M. d'Harville ne te disait de rester que par égard pour moi. Il t'a fait brigadier avec circonspection, et il s'en tiendra là. Il a rempli sa tâche près du général Beurnonville. Il t'a prêté secours momentanément, il faut lui en savoir gré; il ne te devait rien, et ce n'est pas un homme à protéger franchement, non plus qu'à refuser sa protection avec la même franchise. Tu l'as bien compris. Caulaincourt l'avait mis sur ce pied, où il avait toutes les hauteurs de l'ancien régime et les sévérités du nouveau. M. de Latour-d'Auvergne saura faire valoir ta conduite. Quel bonheur que tu l'aies rencontré en descendant de cette chaloupe à Reicherville! Il pourra dire que tu as fait la campagne, qu'il t'a vu, et celui-là, qui ne demande jamais rien pour lui, sait faire valoir les autres avec zèle; mais je crains que ton congé ne dépende du général d'Harville; et, en ce cas, malgré le crédit que tu me supposes sur son esprit, nous ne l'obtiendrions pas facilement. Pourtant, je vais recommencer bien vite toutes mes informations, mes démarches et mes écritures. Depuis un grand mois, j'étais morte; je vais ressusciter par l'espérance. Je suis pourtant au désespoir de te savoir sans argent et de ne pas savoir où t'en adresser. Je vais essayer d'en faire passer au commandant Dupré ou à ton ami Hardy. Puisqu'ils t'ont bien fait parvenir mes lettres, ils pourront peut-être se charger de te faire tenir l'argent. Mais, en attendant, tu es dans un pays désert et dévasté sans un sou dans ta poche! Si tu pouvais demander au caissier du régiment, ou au chef de brigade de t'en avancer, je leur ferais bien parvenir le remboursement. Ton insouciance à cet égard me désole. Vivre de pommes de terre et d'eau-de-vie! Quelle nourriture après de telles fatigues! après des marches forcées, par un temps affreux et des nuits dans des prés pleins d'eau! Mon pauvre enfant, quel état, quel métier! On a plus soin des chevaux et des chiens durant la paix que des hommes à la guerre. Et tu résistes à tant de fatigues! tu les oublies pour rendre la vie à un malheureux que le sort amène près de toi! Ta bonne action m'a touchée profondément; ta sensibilité, ton éloquence ont touché ces brutaux qui voulaient achever un pauvre homme; et tu es revenu dormir sur ton manteau, plus satisfait qu'après tous les plaisirs que ma sollicitude voudrait te procurer! La vertu seule, mon enfant, donne cette sorte de délice. Malheureux qui ne la connaît pas! C'est dans ton cœur que tu l'as trouvée, car il n'y avait dans ce bon mouvement ni ostentation, ni regards publics, ni instinct d'imitation. Dieu seul te voyait! Ta mère seule en devait avoir le récit. C'est l'amour du bien qui t'a conduit. Tu parles toujours de ta bonne étoile: sois sûr que ce sont les bonnes actions qui portent bonheur, et qu'avec Dieu les bienfaits ne sont jamais perdus.

«Je crois, puisqu'il le faut, que le parti que tu as pris est le plus sage; ces victoires inattendues me le persuadent. Tu veux servir, c'est ton goût, c'est ta première destination. Tu peux, sous ce gouvernement, faire un chemin plus rapide, je le sais bien, que tu n'aurais pu l'espérer autrefois. Les hommes d'aujourd'hui aimeront à attacher à la chose publique les restes du sang d'un héros. Il ne s'agit point là de noblesse, mais de reconnaissance publique, et je ne suis point injuste; je sais fort bien que ce qu'on appelait les gens de rien sont plus capables de cette reconnaissance-là que les gens haut placés ne l'étaient. Je l'ai éprouvé dans tout le cours de ma vie. Les premiers n'avaient devant les yeux, dans mes rapports avec eux, que la mémoire d'un grand homme dont ils appréciaient les services publics. Les seconds, prompts à oublier les services particuliers, auraient voulu effacer sa gloire par jalousie et par ingratitude. Ils me voyaient pauvre, sans crédit, sans famille et n'en étaient point touchés, Madame la dauphine elle-même, qui devait son mariage à mon père, trouvait mauvais que je signasse de son nom, et eût voulu pouvoir m'empêcher de le porter, tant la vanité rend injuste et ingrat.

«Tu peux donc, mon fils, faire un chemin où tu ne rencontreras plus de pareils obstacles. Tu as de l'énergie, du courage, de la vertu. Tu n'as rien à réparer, point de parens suspects. Tes premiers pas sont pour la chose publique; la route est tracée. Parcours-la, mon fils: moissonne des lauriers, apporte-les à Nohant; je les poserai sur mon cœur, je les arroserai de mes larmes. Elles ne seront pas si amères que celles que j'ai versées depuis quinze jours!

«Au mois de janvier, dis-tu, je pourrai te serrer dans mes bras. Dieu! c'est dans deux mois! Je ne le puis croire, mais j'en vais faire l'unique objet de ma sollicitude. Je suis en force, trois batailles! Je vais parler très haut. Tout le monde va savoir que tu as vu l'ennemi et que tu l'as vaincu. On t'adorera à La Châtre. Tout le monde y partageait ma consternation, et c'était une joie publique quand on a vu ton paquet: Saint-Jean le portait en triomphe et on l'arrêtait dans les rues. Tu balançais Bonaparte... à La Châtre!

«Tu as donc lu ma lettre au bord d'un beau lac suisse, et elle venait, dis-tu, compléter l'éclat du plus beau jour de ta vie? Aimable enfant! Combien mon cœur te sait gré de cette douce sensibilité! Combien tu m'es cher et combien je t'envie cet instant de félicité que je n'ai pu partager avec toi. Quel bonheur de te voir, dans cette situation, tout entier à ta mère et à tes tendres souvenirs! Que j'ai bien raison de t'aimer uniquement et d'avoir mis en toi tout le bonheur, toute la joie, toutes les affections de ma vie! Je n'aurai pas assez de tout mon être pour te recevoir, t'embrasser, te presser contre mon cœur, je mourrai de joie.

«Mande-moi donc promptement où je pourrai t'envoyer de l'argent. Dans ce village de Winfeld, il n'y a pas moyen, car tu n'y resteras pas. Si ton régiment séjournait quelque part, je t'enverrais courrier par courrier ce que tu me demanderais. En attendant, tu recevras, j'espère, les quarante écus que je vais envoyer aujourd'hui à M. Dupré. Il serait fâcheux qu'ils s'égarassent! L'argent est si rare, que six louis, c'est un trésor aujourd'hui. Je ne sais où est M. d'Harville. Je vais lui écrire vite pour lui demander ta grâce, et j'adresserai ma lettre à Paris, rue Neuve-des-Capucines, no 531.

«Adieu, mon enfant, ménage ta vie, la mienne y est attachée; ne couche pas dans l'eau. Chaque peine que tu éprouves, je l'endure. Tu n'as point été ébranlé par ce premier coup de canon. Mon Dieu! il me passe à travers le cœur! Je suis sûre que ce sont les mères qui lui ont fait cette réputation. Pour toi, tu riais de voir fuir ces pauvres Russes dans les montagnes, le bruit des armes te ravissait comme lorsque tu étais enfant. Mais le soir, à la lueur de ces grands feux, qu'as-tu vu? Tu as beau jeter un voile sur ces horreurs, mon imagination le soulève, et, comme toi, je frémis.

«Tu vas te reposer? Hélas! je le souhaite; mais ne néglige pas de m'écrire un mot seulement: je respire. C'est tout ce que te demande ta pauvre mère, car l'ivresse de ma joie pour ton volume s'affaiblira bientôt, je le sais, devant de nouvelles inquiétudes, et, s'il me faut être encore six semaines sans entendre parler de toi, mes tourmens vont recommencer. Je finis ma lettre comme finit la tienne: «Quel bonheur j'aurai à te voir cet hiver!»

Là, dans ma chambre, près de mon feu! Toutes ces friandises que nous faisons, je me dis à chaque instant que c'est pour toi. La vieille bonne dit: «C'est pour Maurice, je sais ce qu'il aime.» Deschartres fait de mauvais vin qu'il croit admirable, et il prétend que tu le trouveras bon. Il pleure en parlant de toi. Saint-Jean a fait un cri affreux quand je lui ai dit que tu t'étais trouvé à trois batailles, et il s'est écrié: Ah! c'est qu'il est brave, lui! Enfin, c'est une ivresse ici que l'idée de ton retour. Je t'embrasse, mon enfant; je t'aime plus que ma vie. Ma santé est toujours de même: je prends des eaux de Vichy qui me soulagent quelquefois; je voudrais être bien guérie pour ton retour, car je ne veux me plaindre de rien quand tu seras près de moi. Il faut que tu sois attaché à l'état-major, je le veux absolument; mais notre pauvre amie de la rue de l'Arcade est dans un malheur affreux: son fils aîné est toujours dans les fers, l'autre ne reparaît pas; elle succombe, et je n'ose lui parler de toi. Le gros curé Gallepie est mort écrasé par un coffre qui, d'une charrette, est tombé sur lui. Il venait s'établir pour la quatrième fois dans nos environs, toujours poursuivi par les huissiers, et laissant partout des dettes.

«La petite maison se porte bien. Il est monstrueux. Il a un rire charmant. Je m'en occupe tous les jours; il me connaît à merveille. Je te le présenterai. Adieu, adieu, ma lettre est le second volume de la tienne. Je n'y vois plus. Es-tu monté sur le cheval que tu as été chercher à...? Est-il bon et beau? On va encore me prendre mon poulain, et bientôt je serai réduite à mon âne... On m'apporte de la lumière, et je puis encore te dire quelques mots. Je serai forcée de cacher à certaines gens la précipitation avec laquelle tu t'es jeté dans cette guerre; car, enfin, tu pouvais t'y trouver en face de Pontgibault, d'Andrezel, Termont, etc., et être forcé de les combattre. Mon rôle sera de dire que tu as été forcé de marcher; car on trouvera qu'avec ta naissance, tu n'aurais pas dû montrer tant de zèle pour la République. La situation est embarrassante, car il faut que je fasse sonner bien haut, avec les uns, ce que je dois dissimuler aux autres. Tu tranches de ton sabre toutes ces difficultés, et pourtant l'avenir ne nous offre aucune certitude! Tu regardes comme un devoir de servir ton pays contre l'étranger, sans t'embarrasser des conséquences. Et moi, je ne songe qu'à ton avenir et à tes intérêts. Mais je vois que je ne puis rien résoudre, et qu'il faut s'en remettre à la destinée.»