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Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 – 4)

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LETTRE XXXVII

«Cologne, 19 prairial an VII (juin 99).

«Le général ne donne point sa démission, ma bonne mère, rassure-toi. C'est sa coutume d'aller tous les ans passer un mois ou deux dans ses terres. Il ne me perd point de vue. Il vient de me parler avec beaucoup d'affection, pour me dire qu'il me fallait aller au dépôt; que c'était nécessaire pour me former aux manœuvres de cavalerie, et que ce ne serait pas pour longtemps, puisque Beurnonville était en instance avec lui et avec Beaumont auprès du Directoire, pour m'obtenir un grade. Il m'a dit qu'il savait bien que tu serais contrariée de me savoir au dépôt; mais que, d'un autre côté, tu voulais que je fusse sous ses yeux, et que c'était le seul moyen, puisque le dépôt est à Thionville et que le général va à Metz ou aux environs. Il m'avancera l'argent dont j'ai besoin pour la route. Ainsi, ne t'inquiète pas, ne t'afflige pas, je serai bien partout, pourvu que tu n'aies pas de chagrin. Songe que si tu te rends malheureuse, il faudra que je le sois, fussé-je au comble de la richesse et au sein du luxe. Tu me verras revenir un beau jour, officier, galonné de la tête aux pieds, et c'est alors que messieurs les potentats de La Châtre te salueront jusqu'à terre. Allons, prends patience, ma bonne mère, voyage, va aux eaux, distrais-toi, tâche de t'amuser, de m'oublier quelque temps si mon souvenir te fait du mal. Mais non, ne m'oublie pas et donne-moi du courage. J'en ai besoin aussi. J'ai des adieux à faire qui vont bien me coûter! Elle ne sait rien encore de mon départ. Il faut que je l'annonce ce soir, et que les larmes prennent la place du bonheur. Je penserai à toi dans la douleur comme j'y ai toujours pensé dans l'ivresse. Je t'écrirai plus longuement au prochain courrier. Le général veut que j'écrive à Beurnonville avant le départ de celui-ci.

«Toutes tes mesures pour la petite maison sont excellentes et charmantes. Tu ménages mon amour-propre qui n'est pas fier, je t'assure. Je me fais bien plus de reproches pour tout cela que tu ne m'en adresses: tu protéges la faiblesse, tu empêches le malheur. Que tu es bonne, ma mère, et que je t'aime!»

LETTRE XXXVIII

«Cologne, 26 prairial an VII (juin 99).

«Tu es triste, ma bonne mère, moi aussi je le suis, mais c'est de ta douleur, car pour moi-même, j'ai du courage, et je me suis toujours dit que l'amour ne me ferait pas oublier le devoir; mais je n'ai pas de force contre ta souffrance. Je vois que ton existence est empoisonnée par des inquiétudes continuelles et excessives. Mon Dieu! que tu te forges de chimères effrayantes. Ouvre donc les yeux, ma chère mère, et reconnais qu'il n'y a rien de si noir dans tout cela. Qu'y a-t-il donc? Je pars pour Thionville, cité de l'intérieur, la plus paisible du monde, emportant l'amitié et la protection du général, qui me recommande au chef d'escadron. Je ne pourrai donc sortir de là que par son ordre, et ne serai pas libre d'aller affronter ces hasards que tu redoutes tant25. Que ne puis-je faire de toi un hussard pendant quelque temps, afin que tu voies combien il est facile de l'être, et quel fonds d'insouciance pour soi-même est attaché à cet habit-là. Sais-tu comment je vais quitter Cologne? Dans les larmes? Non; il faut rentrer cela, et s'en aller dans le tintamarre d'une fête. Quand j'ai annoncé mon départ à mes amis, tous se sont écriés: «Il faut lui faire une conduite d'honneur. Il faut nous griser avec lui à son premier gîte et nous séparer tous ivres, car, de sang-froid, ce serait trop dur.» En conséquence, voilà qu'on équipe pour Bonn, trois cabriolets, deux bironchtes et cinq chevaux de selle. Non seulement je serai escorté par notre tablée, mais encore par un jeune officier d'infanterie légère, Parisien charmant et qui a reçu une excellente éducation; par Maulnoir, par les secrétaires du général, par un garde-magasin des vivres et par un jeune adjudant de place, qui donnera une grande considération à la bande joyeuse, et l'empêchera d'être arrêtée pour tout le tapage qu'elle se propose de faire. En vérité il est doux d'être aimé, et tu vois bien que le rang et la richesse n'y font rien. L'affection ne regarde pas à cela, surtout dans la jeunesse qui est l'âge de l'égalité véritable et de l'amitié fraternelle.

«Nous sommes déjà une vingtaine, et à chaque instant mon escorte se recrute de nouveaux convives; cette ville est le centre de réunion de tous les employés de l'aile gauche de l'armée du Danube, et, parmi eux, il y a une foule de jeunes gens excellens. Je suis lié avec tous; nous nageons ensemble, nous faisons des armes, nous jouons au ballon, etc. Compagnon de leurs plaisirs, ils ne veulent pas que je les quitte sans adieux solennels. Il n'est pas jusqu'à l'entrepreneur des diligences, jeune homme fort aimable, qui ne veuille être de la partie et prêter gratuitement ses cabriolets et bironchtes. Je serai gravement à cheval, et je crois que si Alexandre fit une glorieuse entrée dans Babylone, j'en ferai, dans Bonn, une plus joyeuse.

CHAPITRE ONZIEME

Suite des lettres. — La conduite. — Thionville. — L'arrivée au dépôt. — Bienveillance des officiers. — Le fourrier professeur de belles manières. — Le premier grade. — Un pieux mensonge.

LETTRE XXXIX

«Lenchstrat, 2 messidor, an VII (juin 99).

«Je suis parti de Cologne, ainsi que je te l'avais annoncé, ma bonne mère, escorté de voitures et de chevaux portant une bruyante et folâtre jeunesse. Le cortége était précédé de Maulnoir et de Leroy, aides-de-camp du général, et j'étais entre eux deux, giberne et carabine au dos, monté sur mon hongrois équipé à la hussarde. A notre passage, les postes se mettaient sous les armes, et quiconque voyait ces plumets au vent et ces calèches en route ne se doutait guère qu'il s'agissait de faire la conduite à un simple soldat.

«Au lieu de nous rendre à Bonn, comme nous l'avions projeté, nous quittâmes la route et nous dirigeâmes vers Brull, château magnifique, ancienne résidence ordinaire de l'Electeur. Ce lieu était bien plus propre à la célébration des adieux que la ville de Bonn. La bande joyeuse déjeûna et fut ensuite visiter le château. C'est une imitation de Versailles. Les appartemens délabrés ont encore de beaux plafonds peints à fresque. L'escalier, très vaste et très clair, est soutenu par des cariatides et orné de bas-reliefs. Mais tout cela, malgré sa richesse, porte l'empreinte ineffaçable du mauvais goût allemand. Ils ne peuvent pas se défendre, en nous copiant, de nous surcharger, et s'ils ne font que nous imiter ils nous singent. J'errai longtemps dans ce palais avec l'officier de chasseurs, qui est, ainsi que moi, passionné pour les arts.

«Puis nous fûmes rejoindre la société dans le parc, et, après l'avoir parcouru dans tous les sens, on proposa une partie de ballon. Nous étions sur une belle pelouse entourée d'une futaie magnifique. Il faisait un temps admirable. Chacun, habit bas, le nez en l'air, l'œil fixé sur le ballon, s'escrimait à l'envi, lorsque les préparatifs du banquet arrivèrent du fond d'une sombre allée. La partie est abandonnée, on s'empresse. Les petits pâtés sont dévorés avant d'être posés sur la table. A la fin du dîner, qui fut entremêlé de folies et de tendresses, on me chargea de graver sur l'écorce du gros arbre qui avait ombragé notre festin un cor de chasse et un sabre, avec mon chiffre au milieu. A peine eus-je fini, qu'ils vinrent tous mettre leurs noms autour, avec cette devise: «Il emporte nos regrets! «On forma un cercle autour de l'arbre, on l'arrosa de vin, et on but à la ronde dans la forme de mon schako, qu'on intitula la coupe de l'amitié. Comme il se faisait tard, on m'amena mon cheval, on m'embrassa avant de m'y laisser monter, on m'embrassa encore quand je fus dessus, et nous nous quittâmes les larmes aux yeux. Je m'éloignai au grand trot, et bientôt je les perdis de vue.

«Me voilà donc seul, cheminant tristement sur la route de Bonn, perdant à la fois amis et maîtresse, aussi sombre à la fin de ma journée que j'avais été brillant au commencement. Décidément cette manière de se quitter en s'étourdissant est la plus douloureuse que je connaisse. On n'y fait point provision de courage; on chasse la réflexion qui vous en donnerait; on s'assied pour un banquet, image d'une association éternelle, et tout à coup on se trouve seul et consterné comme au sortir d'un rêve......

«Adieu, ma bonne mère, je t'embrasse et je me remets en route.»

LETTRE XL

«Thionville, 14 messidor an VII (juillet 99).

«Bah! ma bonne mère, cesse donc, une fois pour toutes, de t'alarmer, car me voici heureux. Ici, comme partout, les choses s'arrangent toujours à souhait pour moi. En entrant dans la ville, je commence par tomber dans la boutique d'un perruquier, mon cheval à la porte, moi dans l'intérieur. Comme à l'ordinaire, je ne me fais pas le moindre mal. Je me ramasse plus vite que mon cheval. Je regarde cet événement comme d'un bon augure, et je remonte sur ma bête, qui n'avait pas de mal non plus.

 

«J'arrive au quartier. Je vais trouver le quartier-maître Boursier, qui me reçoit et m'embrasse avec sa gaîté et sa franchise ordinaires. Il me dit que les lettres du général ne sont pas encore arrivées, mais que je suis bien bon pour me présenter et me recommander moi-même, et il me mène chez le commandant du dépôt, nommé Dupré. C'est un officier de l'ancien régime, qui ressemble à notre ami M. de la Dominière. Je lui dis qui je suis, d'où je viens. Il m'embrasse aussi; il m'invite à souper; il m'autorise à ne point aller coucher au quartier, et me dit qu'il espère que je vivrai avec les officiers. En effet, je dîne tous les jours avec lui et avec eux....

«Je passe mes journées chez le quartier-maître, et je t'écris de son bureau. Nous avons à notre table un autre jeune homme de la conscription, simple chasseur comme moi. Il est d'une des premières familles de Liége et joue du violon comme Guénin ou Maëstrino. En outre, il est aimable et spirituel, et le commandant l'aime beaucoup, car il joue lui-même de la flûte, adore la musique et fait grand cas des talens et de la bonne éducation. Voilà, je crois, la distinction qui servira à la chute des priviléges, justement abolis, et l'égalité rêvée par nos philosophes ne sera possible que lorsque tous les hommes auront reçu une culture qui pourra les rendre agréables et sociables les uns pour les autres. Tu t'effrayais de me voir soldat, pensant que je serais forcé de vivre avec des gens grossiers.

«D'abord figure-toi qu'il n'y a pas tant de gens grossiers qu'on le pense, que c'est une affaire de tempérament, et que l'éducation ne la détruit pas toujours chez ceux qui sont nés rudes et désobligeans. Je pense même que le vernis de la politesse donne à ces caractères-là les moyens d'être encore plus blessans que ne le sont ceux qui ont pour excuse l'absence totale d'éducation. Ainsi j'aimerais mieux vivre avec certains conscrits sortant de la charrue qu'avec M. de Caulaincourt, et je préfère beaucoup le ton de nos paysans du Berri à celui de certains grands barons allemands. La sottise est partout choquante, et la bonhomie, au contraire, se fait tout pardonner. Je conviens que je ne saurais me plaire longtemps avec les gens sans culture. L'absence d'idées chez les autres provoque chez moi, je le sens, un besoin d'idées qui me ferait faire une maladie. Sous ce rapport, tu m'as gâté, et si je n'avais eu la ressource de la musique qui me jette dans une ivresse à tout oublier, il y a certaines sociétés inévitables où je périrais d'ennui. Mais pour en revenir à ton chagrin, tu vois qu'il n'est pas fondé, et que partout où je me trouve, je rencontre des personnes aimables qui me font fête et qui vivent avec ton soldat sur le pied de l'égalité. Le titre de petit-fils du maréchal de Saxe, dont j'évite de me prévaloir, mais sous lequel je suis annoncé et recommandé partout, est certainement en ma faveur et m'ouvre le chemin. Mais il m'impose aussi une responsabilité, et si j'étais un malotru ou un impertinent, ma naissance, loin de me sauver, me condamnerait et me ferait haïr davantage.

«C'est donc par nous-mêmes que nous valons quelque chose, ou pour mieux dire par les principes que l'éducation nous a donnés; et si je vaux quelque chose, si j'inspire quelque sympathie, c'est parce que tu t'es donné beaucoup de peine, ma bonne mère, pour que je fusse digne de toi.

«Ajoute à cela mon étoile qui me pousse parmi les gens aimables, car le régiment de Schömberg-dragons, qui est maintenant ici, ne ressemble en rien au nôtre. Ses officiers y ont beaucoup de morgue et tiennent à distance les jeunes gens sans grade, quelque bien élevés qu'ils soient. Chez nous, c'est tout le contraire, nos officiers sont compères et compagnons avec nous quand nous leur plaisons. Ils nous prennent sous le bras et viennent boire de la bière avec nous; et nous n'en sommes que plus soumis et plus respectueux quand ils sont dans leurs fonctions et nous dans les nôtres.

«Mon brigadier et mon maréchal-des-logis sont pour moi aux petits soins et me choyent comme si j'étais leur supérieur, ce qui est tout le contraire. Ils ont le droit de me commander et de me mettre à la salle de police, et pourtant ce sont eux qui me servent comme s'ils étaient mes palefreniers. A la manœuvre, j'ai toujours le meilleur cheval, je le trouve tout sellé, tout bridé, tenu en main par ces braves gens qui, pour un peu, me tiendraient l'étrier. Quand la manœuvre est finie, ils m'ôtent mon cheval des mains et ne veulent plus que je m'en occupe. Avec cela ils sont si drôles que je ris avec eux comme un bossu. Mon fourrier surtout est un homme à principes d'éducation et il fait le Deschartres avec ses conscrits; ce sont de bons petits paysans qu'il veut absolument former aux belles manières. Il ne leur permet pas de jouer aux palets avec des pierres, parce que cela sent trop le village. Il s'occupe aussi de leur langage; hier il en vint un pour lui annoncer que les chevaux étions tretous sellés. Comment! lui dit-il, d'un air indigné, ne vous ai-je pas dit cent fois qu'il ne fallait pas dire tretous? On dit tout simplement: Mon fourrier v'la qu'c'est prêt. Au reste, je m'y en vas moi-même. «Et le voilà parti après cette belle leçon.»

LETTRE XLII

«Thionville, 20 messidor an VII (juillet 1799).

«Si j'avais su lire, dit Montauciel, il y a dix ans que je serais brigadier. Moi qui sais lire et écrire, me voilà, ma bonne mère, exerçant mes fonctions, après avoir été promu à ce grade éclatant par les ordres du général, et à la tête de ma compagnie, qui, alignée et le sabre en main, a reçu injonction de m'obéir en tout ce que je lui commanderais. Depuis ce jour fameux, je porte deux galons en chevrons sur les manches. Je suis chef d'escouade, c'est-à-dire de vingt-quatre hommes, et inspecteur-général de leur tenue et de leur coiffure. En revanche, je n'ai plus un moment à moi: depuis six heures du matin jusqu'à six heures du soir, je n'ai pas le temps d'éternuer.

«Notre séparation est douloureuse, mais je me devais à moi-même de faire quelques efforts pour sortir de cette vie de délices où mon insouciance et un peu de paresse naturelle m'auraient rendu égoïste. Tu m'aimais tant que tu ne t'en serais peut-être pas aperçue; tu aurais cru, en me voyant accepter le bonheur que tu me donnais, que ton bonheur à toi était mon ouvrage, et j'aurais été ingrat sans m'en douter et sans m'en apercevoir. Il a fallu que je fusse arraché à ma nullité par des circonstances extérieures et impérieuses. Il y a eu dans tout cela un peu de la destinée. Cette fatalité qui brise les ames faibles et craintives est le salut de ceux qui l'acceptent. Christine de Suède avait pris pour devise: Fata viam inveniunt. «Les destins guident ma route.» Moi j'aime encore mieux l'oracle de Rabelais: Ducunt volentem fata, nolentem trahunt. «Les destins conduisent ceux qui veulent et traînent ceux qui résistent.» Tu verras que cette carrière est la mienne. Dans une révolution, ce sont toujours les sabres qui tranchent les difficultés, et nous voilà aux prises avec l'ennemi pour défendre les conquêtes philosophiques. Nos sabres auront raison. Voltaire et Rousseau, tes amis, ma bonne mère, ont besoin maintenant de nos armes; qui eût dit à mon père, lorsqu'il causait avec Jean-Jacques, qu'il aurait un jour un fils qui ne serait ni fermier-général, ni receveur des finances, ni riche, ni bel esprit, ni même très philosophe, mais qui, de gré autant que de force, serait soldat d'une république, et que cette république serait la France? C'est ainsi que les idées deviennent des faits, et mènent plus loin qu'on ne pense.

«Adieu, ma bonne mère, sur ces belles réflexions. Je m'en vais faire donner l'avoine ou enlever ce qui en résulte

LETTRE XLIV

«Thionville, 13 fructidor an VII (sept. 99).

«Toujours à Thionville, ma bonne mère; depuis quatre heures du matin jusqu'à huit heures du soir, dans les exercices à pied et à cheval, et figurant comme serre-file dans les uns et dans les autres en ma qualité de brigadier. Je rentre le soir excédé, n'ayant pas pu donner un seul instant aux muses, aux jeux et aux ris. Je manque les plus jolies parties; je néglige les plus jolies femmes, je ne fais même presque plus de musique... Je suis brigadier à la lettre, je me plonge dans la tactique, et je suis pétrifié de me voir devenu un modèle d'exactitude et d'activité. Et le plus drôle de l'affaire, c'est que j'y prends goût, et ne regrette rien de ma vie facile et libre.

«Que tu es bonne de t'occuper ainsi de la petite maison! Ah! si toutes les mères te ressemblaient, un fils ingrat serait un monstre imaginaire!

«J'ai reçu l'argent, j'ai payé toutes mes dépenses. Je suis au niveau de mes affaires, c'est-à-dire que je suis sans le sou, mais je ne dois plus rien à personne; ne m'en envoie pas avant la fin du mois. J'ai de tout à crédit ici, et je ne manque de rien. Adieu, ma bonne mère, je t'aime de toute mon ame, je t'embrasse comme je t'aime. Mes amitiés à père Deschartres et à ma bonne.»

La lettre qu'on vient de lire et qui porte la date de Thionville, fut écrite de Colmar. Cette date est un pieux mensonge que va expliquer la lettre suivante.

CHAPITRE DOUZIEME

Suite des lettres. — Entrée en campagne. — Le premier coup de canon. — Passage de la Linth. — Le champ de bataille. — Une bonne action. — Glaris. — Rencontre avec M. de Latour-d'Auvergne sur le lac de Constance. — Ordener. — Lettre de ma grand'mère à son fils. La vallée du Rhinthal.

LETTRE XLV

«Weinfelden, canton de Turgovie, 20 vendémiaire an VII (octobre 1799).

«Une moisson de lauriers, de la gloire, des victoires, les Russes battus, chassés de la Suisse dans l'espace de vingt jours; nos troupes prêtes à rentrer en Italie: les Autrichiens repoussés de l'autre coté du Rhin; voilà sans doute de grandes nouvelles et d'heureux résultats!.. Eh bien! ma bonne mère, ton fils a la satisfaction d'avoir pris sa part de cette gloire-là, et, dans l'espace de quinze jours, il s'est trouvé à trois batailles successives. Il se porte à merveille. Il boit, il rit, il chante; il saute de trois pieds de haut en songeant à la joie qu'il aura de t'embrasser au mois de janvier prochain et de déposer à Nohant, dans ta chambre, à tes pieds, la petite branche de laurier qu'il aura pu mériter.

«Je te vois étonnée, confondue de ce langage, me faire cent questions, me demander mille éclaircissemens: Comment je suis en Suisse, pourquoi j'ai quitté Thionville. Je vais répondre à tout cela et te déduire les circonstances et les raisonnemens qui ont dirigé ma conduite. La crainte de t'inquiéter inutilement m'a empêché de te tenir au courant.

«Je suis militaire. Je veux suivre cette carrière. Mon étoile, mon nom, la manière dont je me suis présenté, mon honneur et le tien, tout exige que je me conduise bien et que je mérite les protections qui me sont accordées. Tu veux surtout que je ne reste pas confondu dans la foule et que je devienne officier. Eh bien! ma bonne mère, il est aussi impossible maintenant, dans l'armée française, de devenir officier, sans avoir fait la guerre, qu'il l'eût été, au 13e siècle, de faire un Turc évêque, sans l'avoir fait baptiser. C'est une certitude dont il faut absolument que tu te pénètres. Un homme, quel qu'il fût, arrivant comme officier dans un corps quelconque, sans avoir vu le feu des batteries, serait le jouet et la risée, sinon de ses camarades, qui sauraient apprécier d'ailleurs ses talens, mais de ses propres soldats, qui, incapables de juger le talent, n'ont d'estime et de respect que pour le courage physique. Frappé de ces deux certitudes, la nécessité d'avoir fait la guerre pour être officier, d'une part; la nécessité d'avoir fait la guerre pour être officier avec honneur, d'autre part; je m'étais dit, dès le principe, il faut entrer en campagne le plus tôt possible. Crois-tu donc que j'ai quitté Nohant avec le projet de passer ma vie à faire l'aimable dans les garnisons et le nécessaire dans les dépôts? Non, certes, j'ai toujours rêvé la guerre; et si je t'ai fait là-dessus quelques mensonges, pardonne-les moi, ma bonne mère, c'est toi qui m'y condamnais par tes tendres frayeurs.

 

Avant que le général me parlât de le quitter, et dès la reprise des hostilités, j'avais été lui demander de rejoindre les escadrons de guerre. Il reçut cette proposition avec plaisir, d'abord; puis, attendri par tes lettres, il craignit de te déplaire en prenant sur lui la responsabilité de mon destin. Il me fit donc revenir pour me dire d'aller au dépôt, parce que tu ne voulais pas que je fisse la guerre, et comme je lui observai que toutes les mères étaient plus ou moins comme toi, et que la seule désobéissance permise, et même commandée à un homme, était celle-là, il convint que j'avais raison:

«Allez au dépôt, me dit-il, là vous pourrez partir avec le premier détachement destiné aux escadrons de guerre, et Mme votre mère n'aura pas de reproches à m'adresser. Vous aurez agi de votre propre mouvement.»

«J'arrive à Thionville, et mon premier soin est de m'informer si bientôt il ne partira pas un détachement. Je ne pouvais cacher ma vive impatience de rejoindre le régiment. J'attends un mois avec anxiété. Enfin, on forme un détachement; j'en fais partie. Je manœuvre tous les jours avec lui; je parle guerre avec les plus anciens chasseurs; ils voient combien je désire partager leurs fatigues, leur travaux et leur gloire. C'est là, ma bonne mère, le secret de leur amitié pour moi, bien plus que les bienvenues que je leur avais payées. Enfin le jour du départ était fixé; il n'y avait plus que huit jours à attendre. Je t'écrivais des balivernes, mais pouvais-tu croire que je me serais passionné pour le pansage et le fourniment, si je n'avais pas eu l'idée de faire campagne?

«Au moment où je m'y attendais le moins, je reçois du général une lettre où il me dit, en termes fort aimables à la vérité, mais très précis, qu'il veut que je reste au dépôt jusqu'à nouvel ordre. Regarde le mauvais personnage qu'il me faisait jouer! Comment donc aller expliquer et persuader à tout le régiment que, si je ne pars pas, ce n'est pas ma faute? j'étais au désespoir. Je montrais cette lettre funeste à tous mes amis. Les officiers voyaient bien mon esclavage et ma douleur; mais le soldat qui ne sait pas lire et qui ne raisonne guère, n'y croyait pas. J'entendais dire derrière moi: «Je savais bien qu'il ne partirait pas. Les enfans de famille ont peur. Les gens protégés ne partent jamais, etc. La sueur me coulait du front, je me regardais comme déshonoré, je ne dormais plus malgré la fatigue du service, j'avais la mort dans l'ame, et je t'écrivais rarement, comme tu as dû le remarquer. Comment te dire tout cela? Tu n'aurais jamais voulu y croire.

«Enfin, dans mon désespoir, je vais trouver le commandant Dupré. Je lui montre la maudite lettre et je lui annonce que je suis résolu à desobéir au général, à déserter le régiment, s'il le faut, pour aller servir comme volontaire dans le premier corps que je rencontrerai, à perdre mon grade de brigadier, etc. J'étais comme fou. Le commandant m'embrasse et m'approuve. Il m'avait annoncé et recommandé au chef de brigade et à plusieurs officiers du régiment, et il voyait bien que si je ne profitais de l'occasion de me distinguer dans cette campagne, mon avenir était ajourné, gâté peut-être. Il me dit qu'il prenait sur lui d'annoncer mon départ au général, et que, quand même je perdrais à cela sa protection et ses bontés, ce qui n'était guère probable, je ne devais pas hésiter. Enchanté de cette conclusion, le matin du départ, je monte à cheval avec le détachement, tous les officiers viennent m'embrasser, et, au grand étonnement de tous les soldats, je prends avec eux la route de la Suisse. Ne voulant te dire ma résolution que lorsque je l'aurais justifiée par le baptême de la première rencontre avec l'ennemi, je t'écrivis de Colmar, sous la date de Thionville, et j'envoyai ma lettre au virtuose Hardy, pour qu'il la mît à la poste. Notre voyage fut de vingt jours, et, après avoir traversé le canton de Bâle, nous rejoignîmes le régiment dans le canton de Glaris. C'est là qu'on voit ces montagnes à pic, couvertes de noirs sapins. Leurs cimes couvertes d'une neige éternelle se perdent dans les nues. On entend le fracas des torrens qui s'élancent des rochers, le sifflement du vent à travers les forêts. Mais là, maintenant, plus de chants des bergers, plus de mugissemens des troupeaux. Les châlets avaient été abandonnés précipitamment. Tout avait fui à notre aspect. Les habitans s'étaient retirés dans l'intérieur des montagnes avec leurs bestiaux. Pas un être vivant dans les villages. Ce canton offrait l'image du plus morne désert. Pas un fruit, pas un verre de lait. Nous avons vecu dix jours avec le détestable pain, et la viande plus détestable encore que donne le gouvernement. Les dix autres jours que nous avons été en activité nous nous sommes nourris de pommes de terre presque crues, car nous n'avions pas le temps de rester pour les faire cuire, et d'eau-de-vie, quand nous en pouvions trouver.

«Le 3 vendémiaire, les hostilités commencèrent. Nous attaquâmes l'ennemi sur tous les points. Il était retranché derrière la Limmath et la Linth. A trois heures du matin l'attaque fut donnée. On m'avait tant parlé du premier coup de canon! Tout le monde en parle et personne ne m'a su rendre ses impressions. Mais j'ai voulu me rendre compte de la mienne, et je t'assure que, loin d'être pénible, elle fut agréable. Figure-toi un moment d'attente solennelle, et puis un ébranlement soudain, magnifique. C'est le premier coup d'archet de l'opéra quand on s'est recueilli un instant pour entendre, l'ouverture. Mais quelle belle ouverture qu'une canonnade en règle! Cette canonnade, cette fusillade, la nuit, au milieu des rochers qui décuplaient le bruit (tu sais que j'aime le bruit), c'était d'un effet sublime! Et quand le soleil éclaira la scène et dora les tourbillons de fumée, c'était plus beau que tous les opéras du monde.

«Dès le matin, l'ennemi abandonna ses positions de gauche, il replia toutes ses forces à Uznack, sur la droite. Nous nous y rendîmes. Nous restâmes en bataille derrière l'infanterie, laquelle s'occupait de passer la rivière qui nous séparait de l'ennemi. On construisit un pont sous son feu même, c'était à des Russes que nous avions affaire. Ces gens-là se battent vraiment bien. Lorsque le pont fut terminé, trois bataillons s'avancèrent pour le passer. Mais à peine furent-ils arrivés de l'autre côté, que l'ennemi s'avançant en forces considérables et bien supérieures aux nôtres, les troupes qui avaient passé le pont se jetèrent dessus en désordre pour le repasser. La moitié était déjà parvenue sur la rive gauche, lorsque le pont trop chargé se rompit. Ceux qui étaient encore sur la rive droite et qui n'avaient pu opérer leur retraite voyant le pont rompu derrière eux, ne cherchèrent leur salut que dans un effort de courage désespéré. Ils attendent les Russes à vingt pas et en font un horrible carnage. J'ai frémi, je l'avoue, en voyant tant d'hommes tomber, malgré l'admiration que me causait l'héroïque défense de nos bataillons. Une pièce de douze, que nous avions sur la hauteur, les soutint à propos. Le pont fut promptement rétabli; on vola au secours de nos braves, et l'affaire fut décidée. Si ce pont n'eût point cassé, l'ennemi profitait de notre désordre, la bataille était perdue. Le terrain marécageux ne permettant pas à la cavalerie d'avancer, nous avons bivouaqué sur le champ de bataille. Il fallait traverser notre bivouac pour porter les blessés à l'ambulance. Les feux énormes que nous avions allumés permettaient d'y voir comme en plein jour. C'est là que j'aurais voulu tenir, seulement pendant une heure, les maîtres suprêmes du sort des nations. Ceux qui tiennent la paix ou la guerre entre leurs mains, et qui ne se décident pas à la guerre pour des motifs sacrés, mais pour de lâches questions d'intérêt personnel, devraient avoir sans cesse, pour punition, ces spectacles sous les yeux. Il est horrible, et je n'avais pas prévu qu'il me ferait tant de mal.

2525 Il la trompait, il était forcé de la tromper.