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Correspondance, 1812-1876 — Tome 5

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DCCXIV
A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Nohant, 17 décembre 1869

Plauchut nous écrit que tu promets de venir le 24. Viens donc le 23 au soir, pour être reposé dans la nuit du 24 au 25 et faire réveillon avec nous. Autrement tu arriveras de Paris fatigué et endormi, et nos bêtises ne t'amuseront pas. Tu viens chez des enfants, je t'en avertis, et, comme tu es bon et tendre, tu aimes les enfants. Plauchut t'a-t-il dit d'apporter ta robe de chambre et les pantoufles, parce que nous ne voulons pas te condamner à la toilette? J'ajoute que je compte que tu apporteras quelque manuscrit. La féerie refaite, Saint-Antoine, ce qu'il y a de fait. J'espère bien que tu es en train de travailler. Les critiques sont un défi qui stimule.

Ce pauvre Saint René Taillandier est aussi cuistre que la Revue. Sont-ils assez pudiques, dans cette pyramide? Je bisque un peu contre Girardin. Je sais bien que je n'ai pas de puissance dans les lettres, je ne suis pas assez lettrée pour ces messieurs; mais le bon public me lit et m'écoute un peu quand même.

Si tu ne venais pas, nous serions désolés et tu serais un gros ingrat.

Veux-tu que je t'envoie une voiture à Châteauroux le 23 à quatre heures?

J'ai peur que tu ne sois mal dans cette patache qui fait le service, et il est si facile de t'épargner deux heures et demie de malaise!

Nous t'embrassons pleins d'espérance. Je travaille comme un boeuf pour avoir fini mon roman et n'y plus penser une minute quand tu seras là.

G. SAND.

DCCXV
AU MÊME

Nohant, 18 décembre 1869.

Les femmes s'en mêlent aussi? Viens donc oublier cette persécution à nos cent mille lieues de la vie littéraire et parisienne; ou, plutôt, viens t'en réjouir; car ces grands éreintements sont l'inévitable consécration d'une grande valeur. Dis-toi bien que ceux qui n'ont pas passé par là restent bons pour l'Académie.'

Nos lettres, se sont croisées. Je te priais, je te prie encore de venir, non pas la veille de Noël, mais l'avant-veille pour faire réveillon le lendemain soir, la veille c'est-à-dire le 24. Voici le programme: On dîne à six heures juste, on fait l'arbre de Noël et les marionnettes pour les enfants, afin qu'ils puissent se coucher à neuf heures. Après ça, on jabote et on soupe à minuit. Or la diligence arrive au plus tôt ici à six heures et demie; ce qui rendrait impossible la grande joie de nos petites, trop attardées. Donc, il faut partir jeudi 23 à neuf heures du matin, afin qu'on se voie à l'aise, qu'on s'embrasse tous à loisir, et qu'on ne soit pas dérangé de la joie de ton arrivée par des fanfans impérieux et fous.

Il faut rester avec nous bien longtemps, bien longtemps; on refera des folies pour le jour de l'an, pour les Rois. C'est une maison bête, heureuse, et c'est le temps de la récréation après le travail. Je finis ce soir ma tâche de l'année. Te voir, cher vieux ami bien-aimé, serait ma récompense; ne me la refuse pas.

G. SAND

DCCXVI
A MADAME EDMOND ADAM, AU GOLFE JOUAN

Nohant, 24 décembre 1869.

Puisqu'on imprime ce livre, je vais l'avoir bientôt, n'est-ce pas? J'admire qu'étant mondaine et toujours par monts et par vaux, et très occupée de la famille et du ménage, vous ayez le temps d'écrire et de penser. Au reste, cette activité est bonne à l'esprit; mais n'y usez pas trop le corps.

Ici, où l'on n'a pas de mérite à piocher, puisqu'on y a arrangé la vie à demeure, on va bien aussi et on est heureux de savoir que belle Toto et grand Adam sont florissants comme des Turcs. Je ne sais toujours pas si je les embrasserai cet hiver. Je sais que le Bâtard a toujours du succès à l'Odéon, et que je ne peux pas m'en affliger; car il fait meilleure ici qu'à Paris.

Demain, nous commençons l'année des enfants par un arbre de Noël et des marionnettes ad hoc pour les petites filles. Nous attendons Plauchut et Flaubert ce soir. Je veux, moi, commencer par vous souhaiter la bonne année, de la part de tous les miens, à vous et aux chers vôtres. Recevez donc embrassades, hommages et les plus beaux souhaits de tous vos amis de Nohant. Quel malheur que Bruyères soit si loin! quel beau réveillon nous ferions ensemble!

G. SAND.

DCCXVII
A M. ARMAND BARBÉS, A LA HAYE

Nohant, 4 janvier 1870.

Mon grand, excellent et cher ami, Je commençais à vous écrire quand j'ai reçu votre lettre. Depuis huit jours, voici, au milieu des enfants et des amis, le premier moment où je peux prendre une plume, et je veux commencer par vous, entre tous les chers absents. Vous n'avez pas besoin de me dire qu'on vous a fait agir et parler. Tout ce qui est sage, digne et noble est tellement écrit d'avance dans votre vie, que je lis en vous comme dans le plus beau et le meilleur des livres.

Vous voyez de haut et vous voyez clair. La fin du pouvoir personnel, plus ou moins proche, est inévitable, fatale. C'est un pas de fait. Le règne de tous est encore loin; mais l'éducation commence. Il nous faut passer par l'initiative de quelques-uns et ces nouveaux combattants, formés sous l'Empire, en ont toutes les tendances sceptiques et toutes les vanités ambitieuses. Je ne désigne personne; mais je vois cette résultante dans les engouements des assemblées et dans le ton de la presse démocratique. Rien que des passions, aucune étude sérieuse des principes; un besoin effréné d'absolutisme dans ceux, qui le combattent, c'est encore là une chose fatale.

On voudrait s'endormir pour ne s'éveiller que dans vingt ans; et, dans vingt ans, nous n'y serons plus. Nous n'aurons vu que le trouble, nous n'aurons connu que la peine; mais nous nous endormirons tranquilles, du sommeil dont on passe dans l'éternité. Peut-être, rentrés là pour en ressortir meilleurs et plus forts, aurons-nous une notion plus claire de cette foi qui nous soutient à titre de vertu, et qui sera une lumière.

En attendant, je vous aime; vous êtes une des guérisons et une des forces de mon être. Quand je vois les misères de l'agitation présente, je pense à vous et je me réconcilie avec l'homme.

Ayez toujours courage et ne désirez pas mourir. Votre vie est un enseignement, et un phare dans la tempête.

Mes enfants me chargent de vous embrasser respectueusement et tendrement pour eux, et je m'en acquitte de toute mon âme.

GEORGE SAND

DCCXVIII
A MADEMOISELLE NANCY FLEURY, A PARIS

Nouant, 6 janvier 1870.

Chère filleule dont je suis fière et que j'aime, merci de ton bon souvenir.

Tu as si peu le temps de m'écrire, que je bénis le jour de l'an, sachant qu'il m'apportera de tes nouvelles. Ta lettre m'arrive avec celle de Barbès, qui ne manque pas encore à l'appel, malgré sa pauvre santé, et qui, comme toi, est plus courageux et plus tendre que jamais.

Je suis contente que vous alliez tous bien, à la frontière60 et ici; je suis bien sûre que la seconde petite de Valentine est aussi jolie que la première et qu'elle sera aussi adorée. C'est une force qu'on a contre l'horrible idée qui vient quelquefois au milieu du bonheur, qu'on pourrait perdre ces chers êtres.

On se répond qu'il faut les aimer d'autant plus et qu'une existence se mesure non pas à sa durée, mais à la joie et aux tendresses qui l'ont remplie.

Lina, Maurice et nos chères fillettes, qui vont à merveille, vous envoient à tous des tendresses et des baisers. Aurore est toujours merveilleuse de raison et d'amabilité. Ta filleule, qui trotte comme une souris, commence à dire la fin des mots. Elle prend pour cela un air capable et important qui est très comique. Elle sera, dit-on, plus jolie qu'Aurore; nous n'avons pas d'opinion là-dessus à la maison; nous les voyons toutes deux avec trop d'imagination.

Non, il n'y a pas de photographe à la Châtre et ceux qui passent sont des maladroits. Pour connaître ta filleule, il faudra que tu aies deux ou trois jours à voler à Valentine, qui nous en vole tant avec son Strasbourg.

Embrasse-la mille fois pour nous, cette chère mignonne, et souhaite, pour nous aussi, à ton cher Gaulois de père61 et à ta petite maman la bonne année la plus tendre. J'espère vous voir prochainement: Que ne puis-je vous mener, c'est-à-dire emmener les enfants!

Je le bige mille fois!

G. SAND.

DCCXIX
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 9 janvier 1870.

J'ai eu tant d'épreuves à corriger, que j'en suis abrutie. Il me fallait cela pour me consoler, de ton départ, troubadour de mon coeur.

On continue à abîmer ton livre. Ça ne l'empêche pas d'être un beau et bon livre. Justice se fera plus tard, justice se fait toujours. Il n'est pas arrivé à son heure apparemment; ou plutôt, il y est trop bien arrivé: il a trop constaté le désarroi qui règne dans les esprits; il a froissé la plaie vive; on s'y est trop reconnu.

 

Tout le monde, t'adore ici, et on est trop pur de conscience pour se fâcher de la vérité: nous parlons de toi tous les jours. Hier, Lina me disait qu'elle admirait beaucoup tout ce que tu fais, mais qu'elle préférait Salammbo à tes peintures modernes. Si tu avais été dans un coin, voici ce que tu aurais entendu d'elle, de moi et des autres:

«Il est plus grand et plus gros que la moyenne des êtres. Son esprit est comme lui, hors des proportions communes. En cela, il a du Victor Hugo, au moins autant que du Balzac; et il est artiste, ce que Balzac n'était pas. — Il n'a pas encore donné toute sa voix. Le volume énorme de son cerveau le trouble. Il ne sait s'il sera poète ou réaliste; et, comme il est l'un et l'autre, ça le gêne. — Il faut qu'il se débrouille dans ses rayonnements. Il voit tout et veut tout saisir à la fois. — Il n'est pas à la taille du public, qui veut manger par petites bouchées, et que les gros morceaux étouffent. Mais le public ira à lui, quand même, quand il aura compris. — Il ira même assez vite, si l'auteur descend à vouloir être bien compris. — Pour cela, il faudra peut-être demander quelques concessions à la paresse de son intelligence. — Il y a à réfléchir avant d'oser donner ce conseil.»

Voilà le résumé de ce qu'on a dit. Il n'est pas inutile de savoir l'opinion des bonnes gens et des jeunes gens. Les plus jeunes disent que l'Éducation sentimentale les a rendus tristes. Ils ne s'y sont pas reconnus, eux qui n'ont pas encore vécu; mais ils ont des illusions, et disent: «Pourquoi cet homme si bon, si aimable, si gai, si simple, si sympathique, veut-il nous décourager de vivre? — C'est mal raisonné, ce qu'ils disent, mais, comme c'est instinctif, il faut peut-être en tenir compte.

Aurore parle de toi et berce toujours ton baby sur son coeur; Gabrielle appelle Polichinelle son petit, et ne veut pas dîner s'il n'est vis-à-vis d'elle. Elles sont toujours nos idoles, ces marmailles.

J'ai reçu hier, après ta lettre d'avant-hier, une lettre de Berton, qui croit qu'on ne jouera l'Affranchi que du 18 au 20. Attends-moi, puisque tu peux retarder un peu ton départ. Il fait trop mauvais pour aller à Croisset; c'est toujours pour moi un effort de quitter mon cher nid pour aller faire mon triste état; mais l'effort est moindre quand j'espère te trouver à Paris.

Je t'embrasse pour moi et pour toute la nichée.

DCCXX
A VICTOR HUGO, A GUERNESEY

Paris, 2 février 1870.

Mon grand ami, je sors de la représentation de Lucrèce Borgia, le coeur tout rempli d'émotion et de joie. J'ai encore dans la pensée toutes ces scènes poignantes, tous ces mots charmants ou terribles, le sourire amer d'Alphonse d'Este, l'arrêt effrayant de Gennaro, le cri maternel de Lucrèce; j'ai dans les oreilles les acclamations de cette foule qui criait: «Vive Victor Hugo!» et qui vous appelait, hélas! comme si vous alliez venir, comme si vous pouviez l'entendre.

On ne peut pas dire, quand on parle dune oeuvre consacrée telle que Lucrèce Borgia: «Le drame a eu un immense succès;» mais je dirai: Vous avez eu un magnifique triomphe. Vos amis du Rappel, qui sont mes amis, me demandent si je veux être la première à vous donner la nouvelle de ce triomphe. Je le crois bien, que je le veux! Que ma lettre vous porte donc, cher absent, l'écho de cette belle soirée.

Cette soirée m'en a rappelé une autre, non moins belle. Vous ne savez pas que j'assistais à la première représentation de Lucrèce Borgia, — il y a aujourd'hui, me dit-on, trente-sept ans, jour pour jour62?

Je me souviens que j'étais au balcon, et le hasard m'avait placée à côté de Bocage, que je voyais ce jour-là pour la première fois. Nous étions, lui et moi, des étrangers l'un pour l'autre: l'enthousiasme commun nous fit amis. Nous applaudissions ensemble; nous disions ensemble: «Est-ce beau!» Dans les entr'actes, nous ne pouvions nous empêcher de nous parler, de nous extasier, de nous rappeler réciproquement tel passage ou telle scène.

Il y avait alors dans les esprits une conviction et une passion littéraires qui tout de suite vous donnaient la même âme et créaient comme une fraternité de l'art. A la fin du drame, quand le rideau se baissa sur le cri tragique: «Je suis ta mère!» Nos mains furent vite l'une dans l'autre. Elles y sont restées jusqu'à la mort de ce grand artiste, de ce cher ami.

J'ai revu aujourd'hui Lucrèce Borgia telle que je l'avais vue alors.

Le drame n'a pas vieilli d'un jour; il n'a pas un pli, pas une ride.

Cette belle forme, aussi nette et aussi ferme que du marbre de Paros, est restée absolument intacte et pure.

Et puis vous avez touché là, vous avez exprimé là, avec votre incomparable magie, le sentiment qui nous prend le plus aux entrailles: vous avez incarné et réalisé «la mère». C'est éternel comme le coeur.

Lucrèce Borgia est peut-être, dans tout votre théâtre, l'oeuvre la plus puissante et la plus haute. Si Ruy Blas est par excellence le drame heureux et brillant, l'idée de Lucrèce Borgia est plus pathétique, plus saisissante et plus profondément humaine.

Ce que j'admire surtout, c'est la simplicité hardie qui, sur les robustes assises de trois situations capitales, a bâti ce grand drame. Le théâtre antique procédait avec cette largeur calme et forte.

Trois actes; trois scènes suffisent à poser, à nouer et à dénouer cette étonnante action: La mère insultée en présence du fils; Le fils empoisonné par la mère; La mère punie et tuée par le fils; La superbe trilogie a dû être coulée d'un seul jet, comme un groupe de bronze. Elle l'a été, n'est-ce pas?

Je me rappelle dans quelles conditions et dans quelles circonstances Lucrèce Borgia fut en quelque sorte improvisée, au commencement de 1833.

Le Théâtre-Français avait donné, à la fin de 1832, la première et unique représentation du Roi s'amuse. Cette représentation avait été une rude bataille et s'était continuée et achevée entre une tempête de sifflets et une tempête de bravos. Aux représentations suivantes, qu'est-ce qui allait l'emporter, des bravos ou des sifflets? Grande question, importante épreuve pour l'auteur...

Il n'y eut pas de représentations suivantes.

Le lendemain de la première représentation, le Roi s'amuse était interdit «par ordre», et attend encore sa seconde représentation. Il est vrai qu'on joue tous les jours Rigoletto.

Cette confiscation brutale portait au poète un préjudice immense. Il dut y avoir là pour vous, mon ami, un cruel moment de douleur et de colère.

Mais, dans ce même temps, Harel, le directeur de la Porte-Saint-Martin, vient vous demander un drame pour son théâtre et pour mademoiselle Georges. Seulement, ce drame, il le lui faut tout de suite, et Lucrèce Borgia n'est construite que dans votre cerveau, l'exécution n'en est pas même commencée.

N'importe! vous aussi, vous voulez tout de suite votre revanche. Vous vous dites à vous-même ce que vous avez dit depuis au public dans la préface même de Lucrèce Borgia:

«Mettre au jour un nouveau drame, six semaines après le drame proscrit, ce sera encore une manière de dire son fait au gouvernement. Ce sera lui montrer qu'il perd sa peine. Ce sera lui prouver que l'art et la liberté peuvent repousser en une nuit sous le pied maladroit qui les écrase.»

Vous vous mettez aussitôt à l'oeuvre. En six semaines, votre nouveau drame est écrit, appris, répété, joué. Et, le 2 février 1833, deux mois après la bataille du Roi s'amuse, la première représentation de Lucrèce Borgia est la plus éclatante victoire de votre carrière dramatique.

Il est tout simple que cette oeuvre d'une seule venue soit solide, indestructible et à jamais durable, et qu'on l'ait applaudie hier comme on l'avait applaudie il y a quarante ans, comme on l'applaudira dans quarante ans encore, comme on l'applaudira toujours.

L'effet, très grand dès le premier acte, a grandi de scène en scène, et a eu, au dernier acte, toute son explosion.

Chose étrange! ce dernier acte, on le connaît, on le sait par coeur, on attend l'entrée des moines, on attend l'apparition de Lucrèce Borgia, on attend le coup de couteau de Gennaro.

Eh bien, on est pourtant saisi, terrifié, haletant, comme si on ignorait tout ce qui va se passer; la première note du De Profundis coupant la chanson à boire vous fait passer un frisson dans les veines; on espère que Lucrèce Borgia sera reconnue et pardonnée par son fils, on espère que Gennaro ne tuera pas sa mère. Mais non, vous ne voudrez pas, maître inflexible: il faut que le crime soit expié, il faut que le parricide aveugle châtie et venge tous ces forfaits, aveugles aussi peut-être.

Le drame a été admirablement monté et joué sur ce théâtre, où il se retrouvait chez lui.

Madame Laurent a été vraiment superbe dans Lucrèce. Je ne méconnais pas les grandes qualités de beauté, de force et de race que possédait mademoiselle Georges; mais j'avouerai que son talent ne m'émouvait que quand j'étais émue par la situation même. Il me semble que Marie Laurent me ferait pleurer à elle seule. Elle a eu, comme mademoiselle Georges, au premier acte, son cri terrible de lionne blessée: «Assez! assez!» Mais, au dernier acte, quand elle se traîne aux pieds de Gennaro, elle est si humble, si tendre, si suppliante; elle a si peur, non d'être tuée, mais d'être tuée par son fils, que tous les coeurs se fondent comme le sien et avec le sien. On n'osait pas applaudir, on n'osait pas bouger, on retenait son souffle. Et puis toute la salle s'est levée pour la rappeler et pour l'acclamer en même temps que vous.

Vous n'avez jamais eu un Alphonse d'Este aussi vrai et aussi beau que Mélingue. C'est un Bonington, ou mieux, c'est un Titien vivant. On n'est pas plus prince et prince italien, prince du XVIe siècle. Il est féroce et il est raffiné. Il prépare, il compose et il savoure sa vengeance en artiste, avec autant d'élégance que de cruauté. On l'admire avec épouvante, faisant griffe de velours comme un beau tigre royal.

Taillade a bien la figure tragique et fatale de Gennaro. Il a trouvé de beaux accents d'àpreté hautaine et farouche, dans la scène où Gennaro est exécuteur et juge.

Brésil, admirablement costumé en faux hidalgo, a une grande allure dans le personnage méphistophélique de Gubetta.

Les cinq jeunes seigneurs, que des artistes de réelle valeur, Charles Lemaître en tête, ont tenu à honneur de jouer, avaient l'air d'être descendus de quelque toile de Giorgione ou de Bonifazio.

La mise en scène est d'une exactitude, c'est-à-dire d'une richesse qui fait revivre à souhait pour le plaisir des yeux toute cette splendide Italie de la Renaissance. M. Raphaël Félix vous a traité bien plus que royalement: artistement.

Mais — il ne m'en voudra pas de vous le dire — il y a quelqu'un qui vous a fêté encore mieux que lui, c'est le public, ou plutôt le peuple.

Quelle ovation à votre nom et à votre oeuvre!

J'étais tout heureuse et fière pour vous de cette juste et légitime ovation. Vous la méritez cent fois, cher grand ami. Je n'entends pas louer ici votre puissance et votre génie; mais on peut vous remercier d'être le bon ouvrier et l'infatigable travailleur que vous êtes.

Quand on pense à ce que vous aviez fait déjà en 1833! Vous aviez renouvelé l'ode; vous aviez, dans la préface de Cromwell, donné le mot d'ordre à la révolution dramatique; vous aviez, le premier, révélé l'Orient dans les Orientales, le moyen âge dans Notre-Dame de Paris.

Et, depuis, que d'oeuvres et que de chefs-d'oeuvre! que d'idées remuées! que de formes inventées! que de tentatives, d'audaces et de découvertes!

 

Et vous ne vous reposez pas! Vous saviez hier là-bas, à Guernesey, qu'on reprenait Lucrèce Borgia à Paris; vous avez causé doucement et paisiblement des chances de cette représentation; puis, à dix heures, au moment où toute la salle rappelait Mélingue et madame Laurent après le troisième acte, vous vous endormiez, afin de pouvoir vous lever, selon votre habitude, à la première heure, et on me dit que, dans le même instant où j'achève cette lettre, vous allumez votre lampe, et vous vous remettez tranquille à votre oeuvre commencée.

6060 La soeur de mademoiselle Nancy avait épousé un avocat de Strasbourg, M. Engelhard.
6161 Alphonse Fleury.
6262 La première représentation eut lieu, en effet, le 2 février 1833.