Za darmo

Correspondance, 1812-1876 — Tome 5

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

DCXL
A M. HENRY HARRISSE, A VIENNE (AUTRICHE)

Nohant, 28 juillet 1867.

Cher ami, Je vous ai écrit deux fois, et vous m'apprenez, de Venise, que vous n'avez rien reçu! L'Italie est donc toujours le pays où rien ne marche, pas même la poste, et où les lettres subissent un embargo mystérieux? Je savais bien que vous y auriez des déceptions terribles. L'étranger et le pape ne pèsent pas durant des siècles sur une nation pour qu'elle se réveille un beau matin jeune et forte. L'esclavage est un crime pour qui le subit, aussi bien que pour qui l'impose. Il faut bien en recevoir le châtiment, c'est-à-dire en subir la conséquence.

J'avais pourtant rêvé de revoir Venise délivrée. Mais, si tout y va de mal en pis, si la liberté n'a pu lui rendre la vie, c'est encore plus triste que de la voir opprimée. Où êtes-vous, à présent? recevrez-vous cette lettre? J'en doute, puisque les autres ont été supprimées. Dieu sait pourtant si elles intéressaient les polices papales! — Je crois que vous allez être guéri et consolé par la vue des montagnes. Ces grandes choses-là ne changent pas.

Vous me demandez où je serai en septembre. À Nohant probablement, et pourtant je n'en sais rien. S'il se faisait enfin un été, j'irais courir un peu. Nous avons pour la seconde fois une saison déplorable, des orages, de la pluie et du froid. Il faisait plus chaud à Paris, où j'ai passé quelques semaines, avec mes enfants, et où l'Exposition m'a beaucoup intéressée. J'y retournerai quand je pourrai. Mais, en vérité, je ne sais rien de moi. Je me trouve calme ici, et je vois pousser ma petite. Je travaille tout doucement. Il y a longtemps que Cadio est fini et attend son tour à la Revue.

Ne quittez pas l'Europe sans que nous nous revoyions. Nous nous arrangerons bien pour nous accrocher quand vous serez de retour en France. Mes enfants vous envoient leurs amitiés, et moi, je vous souhaite bon plaisir et bonne santé en voyage. A vous de coeur.

DCXLI
A M. FRANÇOIS ROLLINAT, À CHÂTEAUROUX

Nohant, 29 juillet 1867.

Cher ami, Je n'ai pu voir M. Lafagette qu'un instant. J'étais souffrante et mes enfants m'emmenaient de force à la promenade. Je l'ai donc appelé en conférence sur la route, en passant à Vic. Puisque tu t'intéresses particulièrement à ce jeune homme, qui par lui-même d'ailleurs, me paraît intéressant, je désirerais être à même de lui donner un bon conseil. Mais, en fait de poésie montée de ton comme celle-ci, je suis un mauvais juge. J'ai trop fait de parodies de ce genre dans nos gaietés de famille, et tu m'as trop donné l'exemple, coupable que tu es, de chefs-d'oeuvre ébouriffants pour que je puisse jamais prendre au sérieux les strophes échevelées des jeunes disciples de cette école.

Et, pourtant, je ne voudrais pas être injuste: celui-ci a des éclairs dignes des maîtres, et, à côté de puérilités emphatiques, il a du vrai souffle, des expressions heureuses, de l'habileté de langage et de l'inspiration. Ce qu'il fait est souvent mauvais, parfois très beau, rarement médiocre. Ce serait grand dommage de le décourager, et je crois que le bon conseil à lui donner, s'il voulait le recevoir, serait celui-ci: «Faites des vers encore et toujours; mais n'en publiez pas encore. Attendez que votre goût se soit formé et que vous sentiez pourquoi on vous donne cet avis. C'est à, vous de le trouver vous-même. Autrement, toute critique vous semblera pédante et arbitraire, et vous nuira au lieu de vous profiter.»

J'avais l'idée d'adresser M. Lafagette à Théophile Gautier, qui est un meilleur juge que moi. Mais, outre que je ne sais trop s'il ne m'enverra pas promener, je crois être sûre, à présent que j'ai lu avec attention I'opuscule entier, que son jugement serait conforme au mien. Toutefois, si M. Lafagette persiste, à le voir, je lui donnerai une lettre. Théophile est très bon, comme un grand artiste et un vrai maître qu'il est en l'art des vers, et je ne pense pas qu'il décourage ce jeune homme.

Mais que va-t-il faire à Paris, après ces malédictions jetées à la moderne Babylone? C'est l'amour de la montagne et l'enthousiasme de la solitude qui l'ont inspiré. Il m'a dit vouloir se lancer dans la vie littéraire. Qu'est-ce que c'est que cela? où ça se trouve-t-il? qu'entend-il par là? J'ai cru d'abord que c'était un éditeur qu'il voulait trouver, et je lui ai dit la vérité. Eût-il une préface de Victor Hugo, il lui faudra probablement faire les frais de sa première publication. Aucune recommandation ne lui servira quand il s'agira, pour un marchand de littérature, de risquer une somme, quelconque. Les revues et les journaux littéraires sont encombrés de poésie et en consomment fort peu. Ils n'accepteront pas le côté pamphlétaire de la chose. C'est trop hardi pour eux, et, d'ailleurs, ils ne le pourraient pas. Je ne vois donc pas comment je pourrais être utile à ses débuts.

Quant à la vie littéraire, je ne la connais pas. Je ne connais pas de milieu littéraire où elle s'exprime et se manifeste de manière à lui être accessible avant qu'il ait fait preuve de maturité; — c'est-à-dire que je ne connais intimement que des vieux comme moi.

Résume tout cela à sa famille et à lui comme tu l'entendras. Pour être utile aux gens, il faut les connaître et savoir leur présenter les choses; autrement, on les blesse sans les éclairer.

A toi de coeur, mon vieux ami.

GEORGE SAND.

DCXLII
A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Nohant, 6 août 1867.

Quand je vois le mal que mon vieux se donne pour faire un roman, ça me décourage de ma facilité, et je me dis que je fais de la littérature savetée. J'ai fini Cadio; il est depuis longtemps dans les pattes de Buloz. Je fais une autre machine37 mais je n'y vois pas encore bien clair; que faire sans soleil et sans chaleur? C'est à présent que je devrais être à Paris, revoir l'Exposition à mon aise, et promener ta mère avec toi; mais il faut bien travailler, puisque je n'ai plus que ça pour vivre. Et puis les enfants! cette Aurore est une merveille. Il faut bien la voir, je ne la verrai peut-être pas longtemps, je ne me crois pas destinée à faire de bien vieux os: faut se dépêcher d'aimer!

Oui, tu as raison, c'est là ce qui me soutient. Cette crise d'hypocrisie amasse une rude réplique et on ne perd rien pour attendre. Au contraire, on gagne. Tu verras ça, toi qui es un vieux encore tout jeune. Tu as l'âge de mon fils. Vous rirez ensemble quand vous verrez dégringoler ce tas d'ordures.

Il ne faut pas être Normand, il faut venir nous voir plusieurs jours, tu feras des heureux; et, moi, ça me remettra du sang dans les veines et de la joie dans le coeur.

Aime toujours ton vieux troubadour et parle-lui de Paris; quelques mots quand tu as le temps.

Fais un canevas pour Nohant à quatre ou cinq personnages, nous te le jouerons.

On t'embrasse et on t'appelle.

DCXLIII
A M. RAOUL LAFAGETTE, A PARIS

Nohant, 10 août 1867.

Monsieur, Puisque, à tant d'éclat et de vigueur dans l'esprit, vous joignez tant de douceur et de modestie, j'irai jusqu'au bout de ma franchise. Je vous dirai: «Attendez encore pour vous faire connaître; vous êtes si jeune!» Et, pourtant, ceci est mon sentiment personnel, et il me vient des scrupules en lisant les deux pièces que vous m'envoyez. Il me semble qu'elles ont une réelle valeur. Tenez, allez voir un vrai maître, Théophile Gautier; allez-y de ma part, avec ma lettre. Il est bon comme ceux qui sont forts, il vous donnera un vrai bon conseil. Vous êtes discret, vous ne lui prendrez que le temps qu'il pourra vous donner; et vous avez le coeur droit, — cela, j'en suis sûre, — vous profiterez de ce qu'il vous dira. Moi j'ignore absolument comment on s'y prend pour publier des morceaux détachés. Il vous renseignera à cet égard en deux mots, et s'il vous dit, comme moi: «C'est trop tôt!» croyez-le avec la même aménité que vous me témoignez.

GEORGE SAND.

DCXLIV
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 18 août 1867.

Où es-tu, mon cher vieux? Si par hasard tu étais à Paris dans les premiers jours de septembre, tâche que nous nous voyions. J'y passe trois jours et je reviens ici. Mais je n'espère pas t'y rencontrer. Tu dois être dans quelque beau pays, loin de Paris et de sa poussière. Je ne sais même pas si ma lettre te joindra. N'importe, si tu peux me donner de tes nouvelles, donne-m'en. Je suis au désespoir. J'ai perdu tout à coup, et sans le savoir malade, mon pauvre cher vieux ami Rollinat, un ange de bonté, de courage, de dévouement. C'est un coup de massue pour moi. Si tu étais là, tu me donnerais du courage; mais mes pauvres enfants sont-aussi consternés que moi: nous l'adorions, tout le pays l'adorait.

Porte-toi bien, toi, et pense quelquefois, aux amis absents. Nous t'embrassons tendrement. La petite va très bien, elle est charmante.

DCXLV
A MADAME ARNOULD-PLÉSSY, A PARIS

Nohant, 23 août 1867.

Chère fille, Je suis par terre. J'ai perdu inopinément, brutalement, mon vieux, mon cher Rollinat, mon ange sur la terre. La destinée est féroce. J'en suis malade et brisée. J'aurai le courage qu'il faut avoir, je sais bien que, là où il est, il est mieux. Sa vie était écrasante. C'est moi qui suis frappée: c'est dans l'ordre de souffrir.

 

Je ne sais plus bien quand j'irai à Paris. Si j'y vas, je tâcherai bien d'aller à vous. Mais, en ce moment, je n'ai la force d'aucun projet arrêté. Je ne veux pas être triste devant mes enfants. En apprenant cette horrible nouvelle, ma pauvre Lina s'est évanouie. Elle est, entre nous soit dit, enceinte. Maurice a été bien affecté aussi, et tout le monde au pays, car il était si aimé!

Je m'abrutis dans la poussière de mes herbiers, car je ne peux pas écrire. Tout ce qui est réflexion me navre. Ces sciences naturelles sont des secours. Votre pays est riche, à ce que je vois. Quand vous viendrez, je vous apprendrai à arranger vos plantes; elles sont mal préparées. Elles tombent en poussière et, pour quelques-unes, c'est grand dommage. Je partage votre prédilection pour la parnassie. On se figure que certaines plantes sont douces et heureuses plus que les autres. Je vous embrasse et vous aime, ma bonne fille.

G. SAND.

DCXLVI
A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE

Nohant, 27 août 1867..

Cher excellent ami, J'ai été frappée d'une douleur profonde. J'ai perdu mon ami Rollinat, qui était un frère dans ma vie: je l'ai su à peine malade et il demeurait à huit lieues de moi! J'ai été si accablée pendant quelques jours, que je ne comprenais pas cette séparation, je n'y croyais pas. Je la sens, à présent. C'est l'heure du courage qui est la plus cruelle, n'est-ce pas?

On dit qu'en vieillissant on a moins de sensibilité et il en devrait être ainsi, car le terme de la séparation est plus court; mais je trouve le déchirement plus affreux, moi. Plus on avance dans le voyage, plus on a besoin de s'appuyer sur les vieux compagnons de route, et celui-là était un des plus éprouvés et des plus solides, une âme comme la vôtre; oui, il était digne de vous être comparé. Il avait toutes les vertus, aussi. Il est bien où il est à présent, il reçoit sa récompense, il se repose de ses fatigues, il entrevoit des lueurs nouvelles, un espoir plus net, une vie meilleure à parcourir, des devoirs nouveaux avec des forces retrempées et un coeur rajeuni.

Mais rester sans lui, voilà le difficile et le cruel!

Je sais que vous m'en aimerez mieux et que vous penserez à moi avec plus de tendresse encore. Je ne veux pas me plaindre. Rien ne m'attache plus à la vie que mes enfants et mes amis. Tout ce qui n'est pas affection m'ennuie à présent, le travail n'est plus pour moi qu'un moyen, de me fatiguer pour m'endormir.

Je sais de la vie tout ce qu'elle peut donner, c'est-à-dire, hélas! tout ce qu'elle ne peut pas nous donner dans ces jours de décomposition où la misère humaine met à nu toutes ses plaies morales. Nous subissons les lois du temps et les fatalités de l'histoire. Plus heureux que les hommes du passé, nous ne disons pas comme eux: «C'est la fin du monde.» Nous ne croyons pas que tout est usé et brisé parce que tout va mal; mais la notion du progrès, qui nous a faits plus forts de raisonnement que nos pères, nous a-t-elle faits plus patients? Elle a, comme toutes les choses de la civilisation, aiguisé notre esprit et augmenté notre ardeur. Nous avons besoin d'être heureux, nous sentons que cela est dù à la race humaine, la soif du mieux, du bon et du vrai nous dévore.

Nos pères avaient la résignation, le dégoût de la vie présente, le mépris de la terre. Cela ne nous est plus permis. Nous sentons que mépriser le jour où nous sommes est lâche et criminel, et pourtant nous tombons dans ce crime à chaque instant. — Pas vous! non, je vois bien que vous vivez toujours d'une idée intense. Vous voyez le fait, vous cherchez l'action, vous rêvez au moyen. Vous vous demandez comment la France peut sauver la France; vous êtes militaire parce que vous êtes militant; c'est beau et bien, je vous envie.

Moi, je ne doute pas des bras, je crains pour les coeurs. Que la guerre s'allume sur une grande ligne, avant peu, je le crois; que nous nous défendions bien, je l'espère; mais serons-nous plus forts après? Est-ce parce que nous gagnerons des batailles que nous serons plus hommes et que nous comprendrons mieux la vérité? En 93, nous défendions une idée; en 1815, nous ne défendions que le sol. N'importe, le nom sacré de la France est encore un prestige; vous avez raison; ne crions pas nos douleurs et, jusqu'à la mort, cachons nos blessures.

Amitiés dévouées de Maurice, et à vous de tout mon coeur.

G. SAND.

DCXLVII
A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Nohant, août 1867.

Je te bénis, mon cher vieux pour la bonne pensée que tu as eue de venir; mais tu as bien fait de ne pas voyager malade. Ah! mon Dieu, je ne rêve que maladie et malheur: soigne-toi, mon vieux camarade. J'irai te voir si je peux me remonter; car, depuis ce nouveau coup de poignard, je suis faible et accablée et je traîne une espèce de fièvre. Je t'écrirai un mot de Paris. Si tu es empêché, tu me répondras par télégramme. Tu sais qu'avec moi, il n'y a pas besoin d'explications: je sais tout ce qui est empêchement dans la vie et jamais je n'accuse les coeurs que je connais. — Je voudrais que, dès à présent, si tu as un moment pour m'écrire, tu me dises où il faut que j'aille passer trois jours pour voir la côte normande sans tomber dans les endroits où va le monde. J'ai besoin, pour continuer mon roman, de voir un paysage de la Manche, dont tout le monde n'ait pas parlé, et où il y ait de vrais habitants chez eux, des paysans, des pécheurs, un vrai village dans un bon coin à rochers. Si tu étais en train, nous irions ensemble. Sinon ne t'inquiète pas de moi. Je vas partout et je ne m'inquiète de rien. Tu m'as dit que cette population des côtes était la meilleure du pays, qu'il y avait là de vrais bonshommes trempés. Il serait bon de voir leurs figures, leurs habits, leurs maisons et leur horizon. C'est assez pour ce que je veux faire, je n'en ai besoin qu'en accessoires; je ne veux guère décrire; il me suffit de voir, pour ne pas mettre un coup de soleil à faux. Comment va ta mère? as-tu pu la promener et la distraire un peu? Embrasse-la pour moi comme je t'embrasse.

Maurice t'embrasse; j'irai à Paris sans lui: il tombe au jury pour le 2 septembre jusqu'au... on ne sait pas. C'est une corvée. Aurore est très coquette de ses bras, elle te les offre à embrasser; ses mains sont des merveilles, et d'une adresse inouïe pour son âge.

Au revoir donc, si je peux me tirer bientôt de l'état où je suis. Le diable, c'est l'insomnie; on fait trop d'efforts le jour pour ne pas attrister les autres. La nuit, on retombe dans soi.

DCXLVIII
A MADAME ARNOULD-PLESSY, AU QUARTIER, PAR DIJON (COTE-D'OR)

Nohant, 1er septembre 1867.

Chère fille, Auriez-vous, par hasard, dans vos environs un jardinier à nous indiquer? ou pourriez-vous vous en faire indiquer un à Dijon? Si oui, répondez tout de suite et je vous dirai nos exigences et nos offres.

Il se peut bien que j'aille, de Paris, vous embrasser si je ne suis pas trop patraque; ce sera une question d'entrain et de santé. J'en ai bien envie; mais il faut pouvoir.

La succise est très mignonne; mais vous devez avoir, dans quelque terrain humide, — puisque vous m'avez envoyé le drosera et la parnassie, — deux petites merveilles qui feront notre bonheur: c'est l'anagallis tenella (mouron délicat) et la campanule à feuilles de lierre. Si vous ne les connaissez pas, après avoir dit oui ou non pour le jardinier, dites oui ou non pour les fleurettes. Je vous les enverrai dans une lettre.

J'ai fini de ranger mon herbier du Centre. C'est un travail de huit jours qui m'a aidée à franchir le pas douloureux. Je ne pouvais plus écrire, je commence à m'y remettre.

Je vous aime et je vous embrasse. Vous viendrez, vous, bien sûr, n'est-ce pas?

G. SAND.

DCXLIX
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 10 septembre 1867.

Cher vieux, Je suis inquiète, de n'avoir pas de tes nouvelles depuis cette indisposition dont tu me parlais. Es-tu guéri? Oui, nous irons voir les galets et les falaises, le mois prochain, si tu veux, si le coeur t'en dit. Le roman galope; mais je le saupoudrerai de couleur locale après coup.

En attendant, je suis encore ici, fourrée jusqu'au menton dans la rivière tous les jours, et reprenant mes forces tout à fait dans ce ruisseau froid et ombragé que j'adore, et où j'ai passé tant d'heures de ma vie à me refaire après les trop longues séances en tête-à-tête avec l'encrier. Je serai définitivement le 16 à Paris; le 17 à une heure, je pars pour Rouen et Jumièges, où m'attend, chez M. Lepel-Cointet, propriétaire, mon amie madame Lebarbier de Tinan; j'y resterai le 18 pour revenir à Paris le 19. Passerai-je si près de toi sans t'embrasser? J'en serai malade d'envie; mais je suis si absolument forcée de passer la soirée du 19 à Paris, que je ne sais pas si j'aurai le temps. Tu me le diras. Je peux recevoir un mot de toi le 16 à Paris, rue des Feuillantines, 97. Je ne serai pas seule: j'ai pour compagne de voyage une charmante jeune femme de lettres, Juliette Lamber. Si tu étais joli, joli, tu viendrais te promener à Jumièges le l9. Nous reviendrions ensemble, de manière que je puisse être à Paris à six heures du soir au plus tard. Mais, si tu es tant soit peu souffrant encore, ou plongé dans l'encre, prends que je n'ai rien dit et remettons à nous voir au mois prochain. Quant à la promenade d'hiver à la grève normande, ça me donne froid dans le dos, moi qui projette d'aller au golfe Jouan à cette époque-là!

J'ai été malade de la mort de mon pauvre Rollinat. Le corps est guéri, mais l'âme! Il me faudrait passer huit jours avec toi pour me retremper à de l'énergie tendre; car le courage froid et purement philosophique, ça me fait comme un cautère sur une jambe de bois.

DCL
PROTESTATION INSÉRÉE DANS LE JOURNAL LA LIBERTÉ A PARIS

Nohant, 23 septembre 1867.

J'apprends avec la plus grande surprise que des journalistes sont menacés de poursuites, pour avoir reproduit un fragment de la préface du roman de Cadio, dont je suis l'auteur. Si ce fragment est dangereux, ce que je ne crois pas, pourquoi ceux qui l'ont cité seraient-ils plus blâmables que celui qui l'a écrit? Dira-t-on qu'en rapportant un fait historique encore inédit, on a voulu raviver des haines mal assoupies? Il est facile, en lisant toute la préface et tout le roman de Cadio, de voir que le but de l'ouvrage est diamétralement contraire à cette intention: que l'auteur s'est, pour ainsi dire, absenté de son travail, afin de laisser parler l'histoire; et l'histoire prouve de reste que les plus saintes causes sont souvent perdues quand le délire de la vengeance s'empare des hommes.

Si jamais l'horreur de la cruauté, de quelque part qu'elle vienne, a endolori et troublé une âme, je puis dire que le roman de Cadio est sorti navré de cette âme navrée, et que, pour conserver sa foi, l'auteur a dû lutter contre le terrrible spectre du passé. Il est impossible d'étudier certaines époques et de revoir les lieux où certaines scènes atroces se sont produites sans être tenté de proscrire tout esprit de lutte et sans aspirer à la paix à tout prix.

Mais la paix à tout prix est un leurre, et celle qu'on achète par des lâchetés n'est qu'un écrasement féroce qui ne donne pas même le misérable bénéfice de la mort lente. Ce n'est donc pas par le sacrifice de la dignité humaine que l'on pourra jamais conquérir le repos; c'est par la discussion libre, et par elle seule, que l'on pourra préparer les hommes à traverser les luttes sociales sans éprouver l'horrible besoin de s'égorger les uns les autres. Laissez donc la discussion s'établir sérieuse, pour qu'elle devienne impartiale. Tout refoulement de la pensée, tout effort pour supprimer la vérité soulèveront des orages, et les orages emportent tôt ou tard ceux qui les provoquent.

Dira-t-on qu'il ne faut pas chercher dans un passé trop récent les enseignements de l'histoire? Où donc les trouvera-t-on mieux appropriés au besoin que nous avons d'en profiter? Sont-ce les Grecs et les Romains qui nous révéleront les dangers et les espérances de notre avenir? Leur milieu historique, le sens philosophique de leur destinée ne nous sont plus applicables; et, d'ailleurs, c'est toujours dans l'expérience de sa propre vie que l'homme trouve la force de se vaincre ou de se développer. Pourquoi donc un gouvernement sorti de nos luttes les plus récentes, la révolution de 89 et celle de 48, prendrait-il fait et cause pour ou contre les acteurs d'un drame en deux parties qui, toutes deux, lui ont profité?

 

Et puis, en somme, prenez garde à des poursuites contre l'histoire; car, en voulant empêcher qu'elle ne se fasse, vous la feriez vous-même avec une publicité, un éclat et un retentissement que nous n'avons pas à notre disposition. Nul ne peut nourrir l'espérance de supprimer le passé; Dieu même ne pourrait le reprendre. A quoi ont servi les poursuites, acharnées de la Restauration contre vous, messieurs, qui êtes aujourd'hui au pouvoir? Elles vous ont rendu le service de faire de vous des victimes, et d'amener à vous le libéralisme de cette époque.

Ne faites donc pas de victimes, à moins que vous ne vouliez vous faire des ennemis. Laissez l'histoire se faire aussi d'elle-même par la discussion et par l'enseignement, par la polémique ou par la littérature; là seulement, elle éclora avec le calme que vous prescrivez. Ne l'obligez pas à sortir armée de chaque bouche, avec sa terrible preuve à l'appui. Il y en aurait trop, et vous seriez effrayés vous-mêmes des documents que le présent a mis en réserve pour l'avenir. L'histoire se ferait trop vite, et nous sommes les premiers à souhaiter qu'elle vienne à son heure, comme toute évolution sérieuse de la conscience humaine.

GEORGE SAND.

3737 Mademoiselle Merquem.