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Correspondance, 1812-1876. Tome 4

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CDLXXIV
A LA MÊME

Tamaris, 19 avril 1861.

Chère cousine,

Votre cher enfant est parti il y a deux heures. Nous revenions d'une longue promenade dans les montagnes, il a trouvé votre lettre à la maison. Il a couru faire son paquet, et, quoiqu'il criât la faim depuis deux heures, il est parti sans dîner, dans la voiture qui nous ramenait de la promenade et où nous lui avons lancé une croûte de pain, un morceau de jambon et une bouteille de vin. Mais, malgré tout cela, sera-t-il arrivé à temps à Toulon pour le départ du chemin de fer? Nous sommes à plus d'une lieue dans les terres et les chemins sont durs, les équipages de la localité ne vont pas vite, et les bateaux ne partent pas après le coucher du soleil. Donc, s'il n'arrive pas avant ma lettre ou en même temps, c'est qu'il aura eu un retard inévitable et aura été forcé de coucher à Toulon.

Ce cher enfant avait le coeur gros de quitter ce magnifique soleil et cette vie à travers champs dans un pays splendide. Si son coeur le rappelait près de vous et de son père, ses jambes et son cerveau regrettaient l'animation des courses et la liberté du grand air; et nous, il faut avouer que nous le retenions de jour en jour; car nous l'aimons tendrement et c'était plaisir de le voir vivre à pleins poumons dans ce climat énergique. Mais ni son coeur ni notre conscience n'ont hésité devant l'appel sérieux que vous lui faisiez, et, tout abasourdis, tout chagrins du grand vide qu'il nous laisse, nous ne l'avons pourtant pas retenu davantage. C'est un enfant excellent, un coeur d'or, une vive intelligence, et un corps qui grandit encore, qui a des inquiétudes dans les pattes quand on le retient en place une heure, et qui a besoin de sauter comme un poulain dans un pré. Encore un peu de temps de ces gambades nécessaires, et il travaillera; car il a, pour cela, toutes les aptitudes et toutes les facultés voulues.

À son âge, Maurice ne pouvait guère non plus s'occuper. Les garçons ont un développement plus tardif que nous. Il n'est devenu piocheur qu'à vingt-deux ou vingt-trois ans. Ne vous inquiétez donc pas de ce besoin de flâner. Il vous aime tant d'ailleurs, il a tant de vénération tendre pour son père, qu'il fera tout ce que vous exigerez. Enfin nous le regrettons, nous désirons le revoir à Nohant, nous le chargeons bien d'obtenir cette joie pour nous; mais nous voulons aussi que votre volonté soit faite, aujourd'hui et toujours.

Ce bon Lucien vous dira que j'ai été longtemps souffrante et patraque et qu'il m'a souvent tenu compagnie finalement. Je suis presque tout à fait bien à présent et nous avons pas mal couru dans ces derniers jours: quel chagrin que vous soyez clouée à Paris, où il fait si triste et si froid, quand une vingtaine d'heures de voyage peuvent vous transporter sous un ciel bleu et chaud! Ce n'est pas que j'aime passionnément la Provence, je lui préfère nos bords de la Creuse et nos fraîches montagnes d'Auvergne; mais nous n'avons plus de printemps par là, et, ici, ça existe encore.

Bonsoir, chère cousine; embrassez pour moi le cousin, et recevez tous les tendres respects de Maurice.

G. SAND.

CDLXXV
A M. CHARLES PONCY, A TOULON

Tamaris, 24 avril 1861.

Cher enfant,

Envoyez-moi deux ou trois feuilles de papier ministre, à pétition, avec enveloppes ad hoc. Il faut écrire à l'impératrice sur ce papier-là et je demande deux ou trois feuilles et enveloppes en cas de ratures; car j'y suis sujette et il n'en faut pas trop. Envoyez-moi aussi une ou deux enveloppes encore plus grandes pour contenir l'envoi et le faire passer, par Damas-Hinard, secrétaire des commandements de ladite souveraine. C'est un homme charmant, qui plaide les bonnes causes auprès d'elle.

Maintenant, cela ne réussira peut-être pas. J'ai déjà beaucoup demandé pour des désastres semblables. On ne m'a pas encore refusé; essayons encore. Je vais faire le résumé. Envoyez-moi le papier dans un petit carton, pour que Nicolas ne m'apporte pas ça chiffonné et sali.

Maintenant quelle somme faut-il demander? L'impératrice donnera de sa bourse probablement. Espérons-le, car, si elle renvoie au ministère de la marine, nous n'aurons que des paroles, et même peut-être moins. Demandons-lui donc un secours, un mouvement de coeur, deux mille francs. C'est peu, mais moins nous demanderons, plus sûrement nous obtiendrons. Qu'en pensez vous?

Je ne sais où vous prenez vos défauts, vos indiscrétions et toutes les peurs que vous vous faites. Je ne sais rien de vos crimes, sinon que vous mettez votre cravate en fou, ce qui m'est bien égal, et que vous faites des calembours, ce qui me révolte de la part d'un poète. Fils ingrat, vous vous amusez à jouer faux sur un stradivarius! sur cette langue française, magnifique instrument que vous devriez tenir pour sacré, puisqu'il a servi de manifestations à votre âme, à votre coeur et à votre génie naturel! Qu'eussiez-vous fait avec l'instrument que le ciel et les hommes ont donné à Mathéron74? Il dit: «Une seule-t-auberge, un chivau, le mer, la sable;» et pourtant, il m'amuse à entendre, parce qu'il parle comme il sait et comme il peut. Mais savoir la musique à fond pour se délecter aux fausses notes! Vous n'êtes qu'un ingrat et un impie.

Après cela, s'il vous faut absolument ces affreux couacs pour digérer, je vous les pardonne, et, eussiez-vous mille autres vices, vous êtes si bon, si aimant, si sûr et si vrai, que, tout en vous grognant, je vous les passerais encore.

La santé est meilleure. J'ai fait aujourd'hui une belle course sur les hauteurs du cap Cépet; c'était magnifique et j'ai trouvé beaucoup de plantes.

Je vois avec chagrin que vous n'allez pas mieux et avec plaisir que vos malades ont un peu de répit. Nous repartons demain à une heure, pour je ne sais où, s'il fait beau.

J'embrasse Désirée et les chères fillettes. Pauvre Anaïs, que de chagrins, à la fois! Et ce pauvre naufragé, comment va-t-il?

A vous de coeur et tendres amitiés d'ici.

G. SAND.

CDLXXVI
A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS

Tamaris, 11 mai 1861.

Chère cousine,

Vous êtes bonne comme un ange de vous occuper de moi si gracieusement et de vous tourmenter de cette affaire qui me tourmente si peu75. Lucien a dû vous dire pour combien de raisons très vraies et très logiques j'aurais désiré qu'il ne fût pas question de moi. Je n'ai pas voulu désavouer les amis qui m'avaient portée, d'autant plus que j'avais et que j'ai encore la certitude qu'ils doivent échouer.

J'ai trop fait la guerre aux hypocrites pour que le monde officiellement religieux me le pardonne. Et je ne souhaite pas être pardonnée. J'aime bien mieux qu'on me repousse vers l'enfer, où ils mettent tous les honnêtes gens.

Mais, à propos de cette affaire de l'Académie, il en est une autre dont je veux vous parler. Buloz, qui n'a pas toujours un style très clair, m'écrit que quelqu'un est venu le trouver pour lui dire de me sonder pour savoir si j'accepterais de l'empereur un dédommagement offert d'une façon honorable et équivalent au prix de l'Académie, dans le cas où il ne me serait pas accordé.

J'ai répondu que je ne désirais absolument rien; mais j'ai bien chargé Buloz de présenter mon refus sous forme de remerciement très sincère et très reconnaissant; or, comme une commission de cette nature, quelque explicite et franche qu'elle soit peut, en passant par plusieurs bouches, être dénaturée, je vous demande de voir le prince, qui est net et vrai, lui, et de lui dire ceci: «Je ne mets aucune sotte fierté, aucun esprit de parti, aucune nuance d'ingratitude à refuser un bienfait de l'empereur. Si j'étais malade, infirme et dans la misère, je lui demanderais peut-être pour moi ce que j'ai plusieurs fois demandé à l'impératrice et aux ministres pour des malheureux. Mais je me porte bien, je travaille et je n'ai pas de besoins. Il ne me paraîtrait pas honnête d'accepter une générosité à laquelle de plus à plaindre ont des droits réels: si l'Académie me décerne le prix, je l'accepterai, non sans chagrin, mais pour ne pas me poser en fier-à-bras littéraire et pour laisser donner une consécration extérieure à la moralité de mes ouvrages prétendus immoraux. De cette façon, les généreuses intentions de l'empereur à mon égard seront remplies. Si, comme j'en suis bien sûre, je suis éliminée, je ne me regarderai pas comme frustrée d'une somme d'argent que je n'ai pas désirée et dont je suis toute dédommagée par l'intérêt que l'empereur veut bien me porter.» Voilà!

À présent, je dis tout cela au cas que…; car j'ignore si Buloz a bien compris ce qu'on lui a dit et s'il est vrai que l'empereur se soit ému de cette petite affaire. Buloz m'a dit que la princesse Mathilde se chargeait de tout, sans plus d'explication. Si la princesse Mathilde est seule en cause, le prince le saura et lui dira tout ce que dessus, comme disent éloquemment les notaires. S'il me le conseille, j'écrirai à cette excellente princesse pour la remercier, et à l'empereur, s'il y a lieu. Ajoutez, pour le prince, que je l'aime de toute mon âme, que j'irai visiter demain son bateau, dans la rade de Toulon; car je vois bien qu'il ne viendra pas ici de sitôt, et il fait bien de ne pas songer à la mer, qui est horrible et furieuse presque continuellement. J'ai été hier, par une grosse houle, voir l'Aigle, «galère capitane de Sa Majesté». C'est ravissant. Lucien a dû vous en faire la description; car il l'a vue avant moi.

 

Moi, je suis tourmentée parce que Maurice veut aller faire un tour en Afrique. Il a bien raison et je serai contente qu'il voie ce pays; mais j'ai peur qu'il ne veuille pas attendre la fin de ces tempêtes et ça va m'inquiéter atrocement. Mais je ne le lui dis pas beaucoup; car il ne faut pas rendre les enfants pusillanimes par contre-coup, ni gâter leurs plaisirs par l'aveu de nos anxiétés.

Voilà donc Lucien dans la botanique? L'heureux coquin, qui n'a pas autre chose à faire, et qui a un père comme il en a un, pour le guider et résoudre les abominables difficultés de la spécification! Ce n'est pourtant pas là le fond, la philosophie de la science; mais c'est par là qu'il faut passer, et c'est long, surtout avec la complication qu'y ont fourrée et qu'y fourrent de plus en plus les auteurs.

Dites à ce cher enfant, qu'il est né coiffé d'avoir toutes les facilités sous la main, et que, s'il ne travaille pas, je ne lui donnerai pas les échantillons des belles plantes que je mets en double pour lui dans mon fagot. Dites-lui aussi que je suis retournée au Revest et que j'y ai trouvé des amours de fleurs. Dites-lui enfin que Marie perd toujours son chapeau, que Mathéron dit toujours: Une-t-auberge; enfin que je l'embrasse de tout mon coeur.

Remerciez Augier et Ponsard, si vous les voyez; surtout le prince, qui s'occupe aussi de moi avec le coeur que nous lui savons.

Bonsoir, chère et bonne cousine; toutes mes tendresses au cousin et aux chers enfants.

G. SAND.

Vous savez donc aussi la botaniqne, vous? vous savez donc tout? Exigez que Lucien soit très ferré sur la technologie; ça l'ennuie, mais c'est indispensable, et pas difficile quand on sait le latin.

CDLXXVII
A MAURICE SAND, A ALGER

Tamaris, 15 mai 1861.

Cher enfant,

J'ai reçu, ce matin, ta lettre de Marseille, et, ce soir, une lettre d'Oscar, que je t'envoie. J'espère que tu auras eu un bon départ et une bonne sortie des côtes; mais, en pleine mer, tu as dû trouver une forte houle. La tempête a dû laisser encore là de l'agitation. Ici, temps magnifique; hier et aujourd'hui, chaleur complète, quelques nuées d'orage, quelques ondées, et pas un souffle de vent, pas même au bord du golfe de la Seyne, cet endroit maudit qui nous a tant fait éternuer et moucher. Calme plat à présent, la mer unie comme du satin aussi loin que la vue peut s'étendre. C'est égal, je voudrais bien te savoir arrivé sans ennui, sans retard, sans fatigue et par un beau soleil pour poétiser ta première impression de cette terre nouvelle.

Nous, nous avons été hier voir le Ragas. C'est à deux pas du dernier moulin de la vallée de Dardenne; nous en étions à un quart de lieue quand tu as dessiné le petit pont double à guirlandes de lierre. Mais quel quart de lieue! Jamais tu n'aurais cru que ta pauvre mère pût descendre à pic dans une gorge profonde et remonter de même sur un sentier de chèvres. Mais je m'en suis très bien tirée, comme on dit à la Châtre. Je n'ai pas fait un faux pas, et, malgré cette gymnastique, violente pour mon âge mûr, je n'ai pas été du tout fatiguée. Il faisait chaud, par exemple, dans cette crevasse de calcaire uni! Je ne sais pas si tu auras plus chaud en Afrique.

Le Ragas occupe le fond d'un amphithéâtre de cimes à pic, et dans le flanc du rocher qui en occupe le point central s'ouvre une immense fente noire tout encadrée de verdure. L'endroit est grandiose et charmant; beaucoup de végétation sur ce chaos. Le gouffre a trois ou quatre cents pieds de profondeur. Il y a encore vingt mètres d'eau en toute saison. Après deux ou trois jours de forte pluie, tout le gouffre se remplit et déborde par cette fente, d'où l'eau se précipite en torrent dans la gorge et puis dans la Dardenne, dont nous avons vu le terrible lit à sec; il n'avait pas assez, plu ces jours-ci pour que l'on pût même voir l'eau au fond du gouffre. Ceci, avec les côtes du cap Sicier, est ce que j'ai vu de plus sérieux jusqu'à présent dans nos promenades. La Dardenne était magnifique claire, ruisselante, bouillonnant en cascades d'opéra dans les gradins de pierre des moulins, ces travaux des moines qu'on pourrait prendre, s'ils étaient ailleurs et en ruine, pour des amphithéâtres romains.

Aujourd'hui, nous avons été à Sainte-Anne, au bout des gorges d'Ollioules, et nous, avons découvert, tout seuls, un endroit délicieux et des masses de rochers en coupole, creusés en grotte comme la montagne de Taormine pour les sépultures antiques. Ceci est pourtant un simple jeu de la nature, comme disent les itinéraires. C'est l'action du vent et de la pluie dans un grès friable qui tombe en sable blanc et qu'on exploite, à l'entrée des gorges, pour faire des glaces.

Il a passé un gros orage qui venait de la mer, j'ai pensé à toi!

Heureusement il n'a pas été méchant.

Pourvu que tu sois content de ton Afrique! mais tu seras toujours content d'y avoir été.

L'impératrice m'a envoyé mille francs pour le père d'Anaïs. C'est très aimable et la famille est enchantée.

Bonsoir, mon enfant; je me porte bien, je t'aime. Je t'embrasse mille fois. Écris-nous, ne serait-ce qu'un mot.

CDLXXVIII
AU MÊME

Tamaris, 22 mai 1861.

Cher enfant,

Je descendais hier de la cime du Coudon; partie à onze heures du matin, je rentrais à onze heures du soir, quand j'ai trouvé ta lettre à la maison. Juge si j'ai dîné ou soupé de bon appétit! Le coeur content me faisait oublier les jambes, vexées d'une ascension de deux heures et d'une descente d'une heure dans des sentiers plus que vilains. Mais quel endroit et quelle vue! On me disait que je verrais les montagnes d'Afrique; mais je n'ai vu devant moi que la mer unie; comme un lac incommensurable et tout à fait mystérieux à l'horizon. Le temps était pourtant clair; je distinguais parfaitement les neiges des Alpes et le col de Tende, Nice, les montagnes de Marseille, etc. Je voyais dix lieues de mer par-dessus la tête du cap Sicier. Mais d'Afrique point, et je savais bien que c'était une blague provençale impossible. N'importe, je t'ai appelé à travers l'espace, et je t'ai souhaité joie et santé. J'étais là à six heures du soir fumant ma cigarette sans que la plus petite brise contrariât mon allumette. Tu vois qu'il y a ici de beaux jours, à la fin des fins, puisque, sur la plus haute cime, au bord de la mer, on trouve cette atmosphère calme.

Je suis revenue en voiture (on fait la moitié du chemin avec un cheval de charretier en nenfort), par un clair de lune splendide, sur une route en zigzag des plus fantastiques. J'étais seule avec le bon Mathéron, à qui j'avais confié la garde de mes vieux os. Il ne me quitte pas à la promenade et a le plus grand soin de moi.

J'ai grimpé avant-hier à Évenos. C'est le château noir en ruine qu'on voit dans les gorges d'Ollioules; c'est très beau aussi, mais dans un autre genre et moitié moins haut. Hier, par exemple, j'ai été détemcée en route par une foule de contretemps insignifiants et bêtes: deux heures d'attente pour avoir un cheval, un guide fou qui nous a égarés, etc., etc. Rien de fâcheux; seulement un peu de lassitude aujourd'hui, mais pas de courbature. Tu vois que je vas bien, sauf peu de chose, et, j'espère, une autre année; si tu es content de l'Afrique, y aller avec toi. Cette fois-ci, il faut retourner à Nohant pour n'être pas dans la gêne avant qu'il soit peu. Nous partirons à la fin du mois au plus tard. Écris-moi à Nohant. Si je vas à Chambéry, ce sera l'affaire de deux ou trois jours seulement. C'est donc beau et curieux, cette Afrique? Prends-en une bonne lampée, mais sans trop te fatiguer et sans coups de soleil. On dit qu'ils sont dangereux là-bas. Ménage un peu mon Mauricot, songe qu'il me le faut pour achever en paix ma vieille vie. Je te bige mille fois.

CDLXXXIX
A M. CHARLES PONCY, A TOULON

Chambéry, 5 juin 1861.

Mon cher enfant,

Nous partons demain matin pour Lyon, Montluçon, Nohant. Nous nous portons tous bien. Nous sommes, enchantés de la Savoie. Ce sont les âpres beautés de la Provence, avec la verdure normande et les jolies constructions suisses. Quand vous aurez huit jours à vous, il faut prendre Solange sous votre bras, trois chemises sous l'autre bras, très peu d'argent dans votre poche (par le chemin de fer, Chambéry est tout près de chez vous), et vous verrez ce que c'est que des arbres et pourquoi ceux de la Provence ne me satisfaisaient pas. On pourrait dire qu'ici il y en a trop. Mais ils sont si beaux! D'ailleurs, le terrain est si mouvementé, que partout la vue est immense et belle toujours. Vous trouvez dans les formes géologiques beaucoup de rapport avec les approches de Montrieux, mais en grand et avec une végétation qui est une vraie prodigalité de la nature.

Nous avons couru toute la journée et tous les jours par une chaleur étouffante, entremêlée d'orages et de pluies torrentielles. Mais pas un souffle de vent. Les arbres poussent droits comme des cierges. Maurice serait satisfait.

A présent, nous allons revoir nos grands horizons planes et notre végétation, mesquine auprès de celle de Chambéry; mais nous retrouverons notre chez nous, et vous savez que c'est toujours bon.

Ce que nous regretterons, ce sont les bons amis de Mer-Vive; mais nous vous attendrons avant ou après les vacances, ou l'hiver ou le printemps prochain.

J'aspire à être à Nohant, pour avoir des nouvelles de Maurice, bien certaine que, si vous en avez reçu après mon départ, vous me les aurez expédiées chez moi. Je vous donnerai encore des miennes quand j'aurais touché le port.

Embrassez pour moi tendrement la bonne Désirée et vos deux charmantes filles. Si vous rencontrez Mathéron, Nicolas et Rosine, dites-leur que nous nous louons d'eux. Grâce à votre bon choix, nous avons eu la satisfaction de n'avoir affaire qu'à des gens excellents, depuis les patrons jusqu'aux serviteurs. C'est une grande chose.

La mer était bien belle, Tamaris bien charmant, et, vous autres, vous étiez des anges gardiens pour nous. Je ne reproche donc au Var que trop de vent, trop d'oliviers et trop de poussière. Mais ce n'est la faute de personne et cela ne m'empêchera pas de lui garder un tendre souvenir.

Adieu encore, cher enfant, et à vous de coeur plus que jamais.

CDLXXX
A M. MAURICE SAND, A ALGER

Nohant, 8 juin 1861.

Nous sommes rentrés aujourd'hui à Nohant à cinq heures, et je vas très bien, mon cher enfant; je ne suis pas fatiguée, bien que la journée d'hier, de Lyon à Montluçon, soit longue et fatigante. On ne reste en chemin de fer que onze heures, mais on en perd trois à Moulins. N'importe, nous voilà. Nous avons couché à Montluçon et déjeuné avec le père Brothier, qui nous a beaucoup parlé de tes aquarelles. Il a été à Paris voir l'Exposition, et il a vu foule autour de tes petits Romains. Le Constitutionnel en parle avec éloge. C'est le seul article que j'aie encore trouvé sous ma main. Je te garderai ceux que je pourrai récolter.

J'ai reçu à Montluçon ta lettre du 28, Sylvain ayant eu l'esprit de me l'apporter en venant me chercher avec la voiture.

Je vois que tu vois du beau, du n° 1! Et, d'après tes indications, je me représente assez bien ce qui te frappe. J'espère que tu n'as pas été assez loin pour rencontrer (dans la province de Constantine) un orage de grêle qui a tué des hommes et des animaux. Tu ne me dis pas comment tu arpentes le pays: si c'est en voiture, à cheval, à pied, à autruche ou à chameau. L'essentiel, c'est que tu te portes bien et que tu puisses dire: Magnifique! magnifique! C'est une jouissance, n'est-ce pas, que d'être aux premières loges du beau théâtre de la nature? J'en ai pris une bonne goulée en Savoie. Il y a peut-être plus beau encore; mais c'est si beau, qu'on ne songe à rien de mieux quand on y est. Il faudra absolument que nous allions y passer un mois, un de ces futurs printemps. C'est un très petit voyage en somme, et l'on y est très bien sous tous les rapports.

Nous y avons couru à travers de grandes averses qui réjouissent fort les Savoyards, privés d'eau depuis deux mois. Nous arrivons ici, on crie la même chose et voilà que la pluie tombe ce soir par torrents. C'est assez singulier que nous soyons depuis Toulon (dix jours) à la poursuite de gros orages qui filent devant nous et qui crèvent là où nous arrivons.

 

Mais ici la pluie arrive trop tard. Après la gelée, la sécheresse a sévi durement. Les foins, les blés, la vigne, les fruits, tout va mal, et l'année sera mauvaise en produits. Notre pays n'a pas les ressources du sol de la Savoie, qui semble se rire de tout, tant il est vigoureux.

Le pauvre Berry m'a paru bien laid. Pourtant le jardin est frais et feuillu, autant que j'ai pu en juger par la fenêtre. Il n'y a pas de mal, d'ailleurs, à ne pas vivre au sein des merveilles de la création; on y est bien plus sensible quand on va les chercher, et, dans ces magnifiques endroits, je ne vois que gens blasés qui s'étonnent qu'on admire leur milieu.

La maison d'ici est propre et reluisante, la salle à manger toute reblanchie et repeinte, fort appétissante, et j'aurai un cabinet de travail très gentil.

Bonsoir, mon enfant chéri; écris-moi toujours autant que tu pourras. Ça me fait grand bien.

74Cocher de louage.
75Plusieurs membres de l'Académie française avaient mis sa candidature en avant pour le prix Gobert.