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Correspondance, 1812-1876. Tome 3

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CCCVII
A MADEMOISELLE H… L…

Nohant, octobre 1849.

Mademoiselle,

Si vous êtes pressée de savoir mon opinion, je suis tout à fait désolée; car je vais être forcée de numéroter votre manuscrit au 153. C'est-à-dire que j'ai 153 manuscrits à lire, qui m'ont été envoyés depuis six mois par des personnes inconnues, et c'est ainsi tous les ans.

Comme je suis forcée de travailler pour remplir divers genres de devoirs, il m'est impossible de n'être pas affreusement en arriére. Mais, quand j'aurai lu ces 153 manuscrits, qu'en ferai-je? Trouverai-je 153 éditeurs? Trouverai-je place dans la Revue indépendante, seul journal dont je connaisse le directeur particulièrement, pour 153 manuscrits? Il en a déjà au moins 100 que je lui ai fait passer pour les lire, et je doute que plus que moi il ait le temps de le faire. Probablement, s'il en choisit un, ce sera le meilleur et je désire vivement que ce soit le vôtre. Mais, dans tous les cas, j'aurai cette année 152 ennemis de plus qui penseront, les uns que je suis jalouse de ma réputation menacée par leur succès, les autres que je suis jalouse des personnes de mon sexe.

Puisque la faculté d'écrire est répandue à ce point qu'il me faudrait, pour la satisfaire chez les autres, quatre ou cinq secrétaires examinateurs que je n'ai pas le moyen de payer, je suis bien forcée de me soumettre à tous les ressentiments que mon impuissance soulève, et de supporter patiemment toutes les menaces, injures et récriminations qui viennent à la suite.

Pardonnez, mademoiselle, la hâte avec laquelle je vous écris: vous êtes la septième aujourd'hui, et je n'ai pas le temps de vous faire mes excuses comme je le voudrais.

G. SAND.

Si votre intention est de faire reprendre votre manuscrit chez moi et que je sois absente, comme il est probable, veuillez faire réclamer le n° 153, on le trouvera cacheté et en ordre.

CCCVIII
A JOSEPH MAZZINI, A…

Nohant, 5 novembre 1849.

Oui, mon ami, j'ai reçu tous les numéros de l'Italia; on n'a pas encore songé à me les supprimer. C'est un heureux hasard. Continuez à me les envoyer. Vos articles sont excellents et admirables. Je ne vous dirai pas, comme Kléber à Napoléon: «Mon général, vous êtes grand comme le monde!» Je vous dirai mieux, je vous dirai: Mon ami, vous êtes bon comme la vérité. Non, je ne suis pas d'un avis différent du vôtre sur ce qu'il faut faire. Vous vous trompez absolument quand vous me dites que ma persistance dans l'idée communiste est au nombre des choses qui ont fait du mal. Je ne le crois pas pour mon compte, parce que je n'ai jamais marché, ni pensé, ni agi avec ceux qui s'intitulent l'école communiste. Le communisme est ma doctrine personnelle; mais je ne l'ai jamais prêchée dans les temps d'orage, et je n'en ai parlé alors que pour dire que son règne était loin et qu'il ne fallait pas se préoccuper de son application. Ce que cette doctrine a d'applicable dès aujourd'hui a toute sorte d'autres noms, que l'on accepte parce qu'ils représentent des choses immédiatement possibles.

Ce sont les premiers échelons de mon idée, selon moi; mais je n'ai jamais été de ceux qui veulent faire adopter leur croyance entière, et qui rejettent l'état intermédiaire, les transitions nécessaires, inévitables, justes et bonnes par conséquent.

Bien au contraire, je blâme ceux qui ne veulent rien laisser faire, quand on ne veut pas faire tout de suite ce qu'ils rêvent; je les regarde comme vous les regardez, comme des fléaux dans les temps de révolution.

Je m'explique mal apparemment; mais comprenez-moi mieux que je ne m'explique. Je ne suis pas de ces sectes orgueilleuses qui ne supportent pas la contradiction et qui rejettent tout ce qui n'est pas leur Église. Je ne veux point paralyser l'action qui doit briser les obstacles; ce n'est point par complaisance et par amitié que je vous dis: Allez toujours, vous faites bien. Mais je vous signale simplement les obstacles, et, parmi ces obstacles, je vous signalerais volontiers l'entêtement communiste comme tous les autres entêtements.

Je vous dis où est notre mal en France: trop de foi à l'idée personnelle chez quelques-uns, trop de scepticisme chez la plupart. L'orgueil chez les premiers, le manque de dignité chez les autres. Mais je constate un mal, et je ne fais rien de plus. Je sais, je vois qu'on ne peut pas faire agir des gens qui ne pensent pas encore et qui ne croient à rien, tandis que ceux qui agissent un peu chez nous n'ont en vue qu'eux-mêmes, leur gloire ou leur vanité, leur ambition ou leur profit.

Vous me trouverez bien triste et bien découragée. Je suis malade de nouveau; des chagrins personnels affreux contribuent peut-être à me donner un nouvel accès de spleen! mais à Dieu ne plaise que je veuille faire des prosélytes à mon spleen. Voilà pourquoi je ne publie rien sous l'influence de mon mal. Je tâcherai pourtant d'écrire pour vous, sous la forme d'une lettre. Si je n'y réussis pas, c'est que mon coeur est brisé. Mais les morceaux en sont bons, comme on dit chez nous, et, avec un peu de temps, ils se recolleront, j'espère.

Recevez-vous l'Événement là où vous êtes? J'y ai publié ces jours-ci un article que les préoccupations du moment, la crise ministérielle ont fait oublier de reproduire dans les autres journaux. Je voudrais pouvoir vous l'envoyer; mais on ne me l'a pas envoyé à moi-même. C'est par hasard que cet article a été donné à ce journal. Il est intitulé Aux modérés. C'est peu de chose, littérairement parlant; mais vous y verrez, s'il vous tombe sous la main, que je ne suis pas obstinée.

Je vous aime et vous embrasse. Maurice aussi, Borie aussi. Il est poursuivi pour un délit de presse où, comme de juste, il a mille fois raison contre ses accusateurs.

CCCIX
A M. X…

Nohant, janvier 1850.

Monsieur,

Tout, en vous remerciant de beaucoup d'éloges et de bienveillance que vous m'accordez, permettez-moi de rectifier plusieurs faits absolument controuvés dans ma biographie, écrite par vous, et dont une revue me fait connaître des fragments.

Je sais comme, tout le monde le genre d'importance qu'il faut attacher à ces biographies contemporaines faites par inductions, par déductions et par suppositions, plus ou moins ingénieuses, plus ou moins gratuites. La mienne surtout n'a aucune chance d'être fidèle de la part d'un écrivain dont je n'ai pas l'honneur d'être connue, et qui n'a reçu de moi, ni des personnes qui me connaissent réellement, aucune espèce de communication.

Ces biographies contemporaines peuvent avoir une valeur sérieuse comme critique littéraire; mais comme document historique, on peut dire qu'elles n'existent pas.

Je le prouverais facilement en prenant d'un bout à l'autre celle dont je suis le sujet. Il ne s'y rencontre pas un fait exact, pas même mon nom, pas même mon âge. Je ne m'appelle pas Marie et je suis née, non en 1805, mais en 1804. Ma grand'mère n'a jamais été à l'Abbaye-aux-Bois. Mon père n'était pas colonel. Ma grand'mère mettait l'Évangile beaucoup au-dessus du Contrat social. À quinze ans, je ne maniais pas un fusil, je ne montais pas à cheval, j'étais au couvent. Mon mari n'était ni vieux ni chauve. Il avait vingt-sept ans et beaucoup de cheveux. Je n'ai jamais inspiré de passion au moindre armateur de Bordeaux. Le vingtième chapitre d'un roman célèbre est un chapitre de roman. Il est vraiment trop facile de construire la vie d'un écrivain avec des chapitres de roman, et il faut le supposer bien naïf ou bien maladroit pour croire que, si, dans ses livres, il faisait allusion à des émotions ou à des situations personnelles, il ne les entourerait d'aucune fiction qui déroutât complètement le lecteur sur le compte de ses personnages et sur le sien propre.

Le trait que vous rapportez de M. Roret est très honorable et je l'en crois très capable; mais il n'a pu m'apporter mille francs après le succès en déchirant le traité primitif, puisque je n'ai jamais eu le plaisir de traiter avec lui pour quoi que ce soit.

M. de Kératry ni M. Rabbe n'ont été appelés par M. Delatouche à juger Indiana. D'abord M. Delatouche jugeait lui-même. Ensuite il n'avait aucune espèce, de relations avec M. de Kératry. Je n'ai pas eu, après le succès d'Indiana, un appartement ni des réceptions. Pendant cinq ou six ans, j'ai habité la même mansarde et reçu les mêmes amis intimes.

J'arrive au premier des faits que je tiens à démentir, faisant très bon marché de tous les autres. Je vous citerai, permettez-le-moi, monsieur.

«Au milieu de cet enivrement du succès, elle eut le tort d'oublier le fidèle compagnon de ses mauvais jours. Sandeau, blessé au coeur, partit pour l'Italie seul, à pied, sans argent.»

1° M. Jules Sandeau n'est jamais parti pour l'Italie à pied et sans argent, bien que vous sembliez insinuer que, s'il était sans argent, c'était ma faute; ce qui suppose que, brouillé avec moi, il en eût accepté de moi: supposition injurieuse et que vous n'avez pas eu l'intention de faire. Je vous assure, et il vous assurerait au besoin, qu'il avait des ressources acquises à lui seul. 2° Il ne partit pas le coeur blessé: j'ai de lui des lettres aussi honorables pour lui que pour moi, qui prouvent le contraire, lettres que je n'ai pas de raison pour publier, sachant qu'il parle de moi avec l'estime et l'affection qu'il me doit. Je ne défendrai pas ici M. de Musset des offenses que vous lui faites. Il est de force à se défendre lui-même et, pour le moment, il ne s'agit que de moi; c'est pourquoi je me borne à dire que je n'ai jamais confié à personne ce que vous croyez savoir de sa conduite à mon égard et que, par conséquent, vous avez été induit en erreur par quelqu'un qui a inventé ces faits. Vous dites que, après le voyage d'Italie, je n'ai jamais revu M. de Musset: vous vous trompez, je l'ai beaucoup revu et je ne l'ai jamais revu sans lui serrer la main. Je tiens à cette satisfaction de pouvoir affirmer que je n'ai jamais gardé d'amertume contre personne, de même que je n'en ai jamais laissé de durable et de fondée à qui que ce soit, pas même à M. Dudevant, mon mari.

 

Vous ne m'avez jamais rencontrée avec M. de Lamennais, ni dans la forêt de Fontainebleau, ni nulle part au monde. Je vous en demande mille pardons, mais vous ne connaissiez de vue ni lui ni moi, le jour où vous avez fait cette singulière rencontre, racontée par vous, d'ailleurs, avec beaucoup d'esprit. Je n'ai jamais fait un pas dehors avec M. de Lamennais, que j'ai toujours connu souffrant et retiré. Puisque nous en sommes à M. de Lamennais, voici le second fait que je tiens essentiellement à démentir. Vous dites que, plus tard, lorsqu'on amenait l'entretien sur le rédacteur en chef du Monde, je m'écriais: Taisez-vous! il me semble que j'ai connu le diable!

Je déclare, monsieur, que la personne qui vous a rapporté ceci a chargé sa conscience d'un gros mensonge. Mon intimité avec M. de Lamennais, comme il vous plaît d'appeler mes relations respectueuses avec cet homme illustre, n'a jamais changé de nature. Vous dites que George Sand ne tarda pas à rompre une intimité qui n'avait pu devenir sérieuse que par distraction ou surprise. Il n'y a de distraction et de surprise possibles à l'égard de M. de Lamennais que celles dont vous êtes saisi en parlant de la sorte, à propos d'une des plus pures gloires de ce siècle.

Mon admiration et ma vénération pour l'auteur des Paroles d'un croyant ont toujours été, et demeureront sans bornes. La preuve ne me serait pas difficile à fournir, et vous eût frappé si vous aviez eu le temps et la patience de lire tous mes écrits.

Je passe encore bon nombre d'erreurs sans gravité, et au sujet desquelles je me borne à rire dans mon coin,—non de vous, monsieur, mais de ceux qui prétendent fournir des documents à l'histoire des vivants,—pour arriver à cette phrase: Elle fermait l'oreille quand il parlait d'une application trop directe du système.

Cela n'a pas l'intention d'être une calomnie, je le sais; mais c'est un ridicule gratuit que vous voulez prêter à un homme non moins respectable que M. de Lamennais. N'auriez-vous pu trouver deux victimes moins sacrées qu'un vieillard au bord de la tombe, et un noble philosophe proscrit? Je suis sûre qu'en y songeant vous regretterez d'avoir trop écouté le penchant ironique qui est la qualité, le défaut et le malheur de la jeunesse en France.

Permettez-moi aussi de vous dire qu'une certaine anecdote enjouée à propos d'un M. Kador, que je ne connais pas, est très jolie, mais sans aucun fondement.

Enfin, la modestie me force à vous dire que je n'improvise pas tout à fait aussi bien que Liszt, mon ami, mais non pas mon maître: il ne m'a jamais donné de leçons et je n'improvise pas du tout. Le même sentiment de modestie m'oblige à dire aussi qu'on dîne fort bien en blouse à ma table et que je n'ai pas tant d'élégance et de charme que vous voulez bien m'en supposer. Là, il m'en coûte certainement de vous contredire; mais je crois que cela vous est fort égal, et qu'en me prenant pour l'héroïne d'un roman plein d'esprit dont vous êtes l'auteur, vous ne teniez pas à autre chose que montrer le talent et l'imagination dont vous êtes doué.

G. SAND.

CCCX
A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES

Nohant, 10 mars 1850.

Mon ami,

J'ai pris plus de courage depuis que je ne vous ai écrit, bien que j'aie perdu plus de santé et de force physique. Mais ce qui me donne patience, c'est justement que je ne me sens plus cette énergie matérielle qui résistait à tous les coups. A présent, je n'aurai qu'à me laisser faire pour m'en aller tout doucement et sans crime, puisque, selon vous, c'est un crime de s'en aller volontairement. Je persiste à croire que nous avons tous cette liberté, ce droit de protester contre la vie, telle que l'ont faite les erreurs et les mauvaises passions des sociétés fausses et injustes. Et, quand beaucoup de nous auraient suivi mon exemple, où eût été le mal? Tous ces suicides qui ont marqué les années scandaleuses et impies de l'empire romain ne sont-ils pas une protestation qui a son importance et qui a eu son effet?

Quand les premiers chrétiens se jetèrent dans les thébaïdes, n'était-ce pas une manière de se tuer et de protester contre la corruption et les violences des sociétés? Et quand ce peuple, qui oublie ses martyrs en prison et dans l'exil, apprendrait que Barbès et autres ont mis fin à des jours intolérables, où serait le mal encore une fois? Moi, je suis toujours plus frappée des actes de désespoir que des résistances héroïques, et j'ai plus appris à haïr l'injustice en voyant la mort volontaire de certains anciens qu'en lisant les écrits des inébranlables stoïques.

Mais laissons ce morne chapitre, qui ne vous convaincrait pas, puisque vous appréciez tout cela avec un autre sentiment Ce sentiment est plus puissant que tous les raisonnements du monde. D'ailleurs, je n'aurai pas la force que j'ambitionne, je ne me tuerai pas. Se tuer n'est rien, sans doute; mais s'endurcir contre les larmes de quelques êtres qui ne vivent que par vous, c'est là ce qui me manquera probablement. Et puis à quoi bon, puisqu'on meurt sans cela?

Ne vous tourmentez pas et ne vous affligez pas des lettres que je vous écris. Les lettres, surtout les lettres espacées, sont plus sombres que la vie courante, parce qu'elles résument certain sentiment suprême, certaine conclusion fatale qui se trouve au bout de tout, quand on se recueille pour ouvrir à un ami le fond de son coeur. Dans la vie courante, rien ne paraît. On a des habitudes de gaieté, parce qu'en France surtout la gaieté, la légèreté apparente est comme une loi de savoir-vivre. Dans certains milieux particulièrement, il faut toujours savoir rire avec ceux qui rient. Je vis presque toujours avec des artistes, avec des personnes jeunes; on s'amuse chez moi et j'y suis toujours gaie.

J'y suis heureuse et très tranquille si l'on n'apprécie que les relations apparentes. Le mal de ma vie est en moi. Il est dans ma secrète appréciation de toutes ces choses qui paraissent si divertissantes et qui font vibrer dans le fond de mon âme des cordes si lugubres. Rassurez-vous donc, je porte bien mon costume et personne que vous peut-être ne se doutera jamais, que je me meurs de chagrin.

Vous êtes content, vous, dans ce moment-ci, n'est-ce pas? Nos élections sont bonnes et tous mes amis sont pleins de joie et d'espérance. Ils disent, et je pense qu'ils ont raison, que nous irons sans secousse jusqu'aux prochaines élections générales et qu'alors la majorité sera dans le sens de l'avenir républicain. Je le crois aussi. Mais cela ne rendra pas la vie à ceux, qui sont morts victimes de l'ignorance et de l'indécision des masses; vous acceptez la loi du malheur, vous êtes religieux.

Il se peut qu'en fin de compte, je sois impie, puisque je ne peux pas me soumettre au mal accompli, à ce passé que Dieu lui-même ne peut réparer, puisqu'il ne peut le reprendre, et qui saigne toujours en moi comme une blessure incurable.

Cher ami, ne perdez pas votre temps à répondre à mes tristes lettres et à réfuter ce que vous regardez comme mes hérésies. Aimez-moi, et envoyez-moi deux lignes quand vous avez le temps, pour me parler de vous et me dire que vous vous souvenez de moi.

CCCXI
AU MÊME

Nohant, 4 août 1850.

Cher, j'ai reçu la trop courte visite de votre jeune et jolie amie Caroline. Je sais que sa soeur est ou a dû être auprès de vous. Qu'elles sont heureuses, ces Anglaises, de pouvoir courir où le coeur les pousse! Cela vous a donné un peu de bonheur et de consolation. Vous n'avez pas besoin qu'on vous dise que vous êtes aimé, estimé, vénéré; mais vous êtes sensible à l'affection, parce que vous la ressentez en vous-même.

Caroline m'a paru charmante. Elle m'a dit qu'Élisa était heureuse. Elles voient à Londres Louis Blanc, qui aime et estime infiniment toute la famille. Élisa me parle d'un journal où vous désirez que j'écrive. J'y ferai mon possible; mais je doute d'écrire désormais quelque chose qui ait le sens commun. J'écris mes Mémoires, parce que j'y parle du passé où j'ai vécu. Aujourd'hui, on ne vit plus en France; on est comme frappé de stupeur au bord d'un abîme, sans pouvoir faire un mouvement pour le fuir. Heureusement, cette stupeur même empêchera peut-être qu'on ne fasse un mouvement pour s'y jeter; mais que la vie qui s'écoule ainsi est lente et triste!

La supporter sans maudire la destinée humaine et sans méconnaître la Providence, c'est bien tout ce qu'on peut faire. Je défie qu'on se sente artiste, ou, si on l'est encore en face de la nature, je ne crois pas qu'on puisse être inspiré par les événements qui s'accomplissent sous nos yeux.

La douleur rend muet, l'indignation serait la seule corde vivante du coeur; mais la presse est bâillonnée, et je n'ai pas l'art de ne dire que la moitié de mon sentiment. Mon silence m'a bien été reproché depuis un an; mais il ne dépend pas de moi de le rompre. Je ne suis pas dans l'action, je suis sans illusion, sans personnalité qui m'enivre comme la plupart des hommes, sans responsabilité comme il vous est arrivé d'en avoir une terrible et sacrée à accepter.

Je n'ai jamais compris les poètes faisant des vers sur la tombe de leur mère et de leurs enfants. Je ne saurais faire de l'éloquence sur la tombe de la patrie. Le chagrin me serre le coeur quand je touche à une plume. La sérénité, la gaieté sont faciles en famille. Mais la douleur, comme la joie, rentre en moi-même quand je songe au public.

Ce public froid et lâche qui a laissé égorger la liberté et souiller la ville éternelle redevenue sainte, ce public égoïste, aveugle, ingrat, qui ne s'émeut pas aux exploits de la Hongrie et qui ne s'alarme pas même des efforts de la Russie et de l'Autriche, se réveillerait-il devant un livre, un journal, un écrit quelconque? Ce serait un devoir pourtant de poursuivre l'oeuvre par tous les moyens. Il y en a d'autres peut-être que celui-là, et je ne les néglige pas, je vous les dirai plus tard. Quant à écrire, discuter, prêcher, je crois que la mission des gens de lettres de ce temps-ci est finie ou ajournée en France, et que les plus sincères sont les plus taciturnes. C'est qu'on ne peut pas vivre et sentir isolément. On n'est pas un instrument qui joue tout seul. Ne fût-on qu'un orgue de Barbarie, il faut une main pour vous faire tourner. Cette main, cette impulsion extérieure, le vent qui fait vibrer les harpes écossaises c'est le sentiment collectif, c'est la vie de l'humanité qui se communique à l'instrument, à l'artiste.

Croyez-moi, ceux qui sont toujours en voix et qui chantent d'eux-mêmes sont des égoïstes qui ne vivent que de leur propre vie. Triste vie que celle qui n'est pas une émanation de la vie collective. C'est ainsi que bavarde, radote et divague ce pauvre Lamartine, toujours abondant en phrases, toujours ingénieux en appréciations contradictoires, toujours riche en paroles et pauvre d'idées et de principes; il s'enterre sous ses phrases et ensevelit sa gloire, son honneur peut-être, sous la facilité prostituée de son éloquence.

Ce que je vous dis là n'est-il pas votre sentiment, lorsque vous me dites qu'écrire pour le présent est chose tout à fait inutile? Mais vous pensez qu'il faut toujours écrire pour l'avenir. C'est bien ce qu'il vous faudra faire dans vos jours de repos, quoi que vous en disiez. Vous avez des faits à raconter, votre vie appartient à l'histoire, et rien ne vaut la parole de l'historien qui a fait l'histoire avant de l'écrire. Vos actes et vos proclamations sont là, je le sais; mais votre sentiment intime, vos espérances, vos douleurs, vos abattements même instruiront encore plus la postérité. La défaillance de Jésus sous les oliviers, les larmes de Jeanne Darc marchant au supplice sont l'attendrissement et l'enthousiasme éternels des âmes aimantes. Il y a en nous un foyer intime que nous devons laisser voir quand il est pur. Vous écrirez donc votre vie, je l'espère. Ce sera, d'ailleurs, le martyrologe des plus grands coeurs de l'Italie moderne, et nul comme vous ne tressera cette couronne qui leur est due.

Vos amies espèrent vous revoir en Angleterre dans quelques mois. Quand nous reverrons-nous en France?

Adieu, cher ami; écrivez-moi si vous avez le temps. Sinon, ne vous fatiguez pas. Je sais que votre coeur ne s'endort point; je tiens seulement, s'il vous est possible, à savoir que vous vivez, sans trop souffrir, et que vous savez bien que je vous aime, tendrement et éternellement.

 

J'ai reçu le volume dont vous me parlez: c'est un précieux et magnifique document historique.