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André

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XIV

Geneviève pria longtemps; puis elle s'enveloppa du manteau de Joseph et s'assit sur une tombe, morne et résignée; puis elle pria de nouveau et marcha parmi les ruines, interrogeant avec anxiété le sentier par où Joseph devait revenir. Peu à peu une inquiétude plus poignante surmontait son courage. Elle regardait la lune, qu'elle avait vue se lever et qui maintenant s'abaissait vers l'horizon. L'air, en devenant plus humide et plus froid, lui annonçait l'approche de l'aube, et Joseph ne revenait pas.

Après avoir lutté aussi longtemps que ses forces le lui permirent, elle perdit courage, et s'imaginant qu'André était mort, elle s'enveloppa la tête dans le manteau de Joseph pour étouffer ses cris. Puis elle s'apaisa un peu en songeant que dans ce cas Joseph, n'ayant plus rien à faire auprès de son ami, serait de retour vers elle. Mais alors elle se persuada qu'André était mourant et que Joseph ne pouvait se résoudre à l'abandonner, dans la crainte de revenir trop tard et de le trouver mort. Cette idée devint si forte que les minutes de son impatience se traînèrent comme des siècles. Enfin, elle se leva avec égarement, jeta le manteau de Joseph sur le pavé, et se mit à courir de toutes ses forces dans le sentier de la prairie.

Elle s'arrêta deux ou trois fois pour écouter si Joseph n'arrivait pas à sa rencontre; mais, n'entendant et ne voyant personne, elle reprit sa course avec plus de précipitation, et franchit comme un trait les portes du château de Morand.

Dans l'agitation d'une si triste veillée, tous les serviteurs étaient debout, toutes les portes étaient ouvertes. On vit passer une femme vêtue de blanc, qui ne parlait à personne et semblait voler à travers les cours. La vieille cuisinière se signa en disant:

«Hélas! notre jeune maître est achevé. Voilà son esprit qui passe.

– Non, dit le bouvier, qui était un homme plus éclairé que la cuisinière. Si c'était l'âme de notre jeune maître, nous l'aurions vue sortir de la maison et aller au cimetière, tandis que cette chose-là vient du côté du cimetière et entre dans la maison. Ça doit être sainte Solange ou sainte Sylvie qui vient le guérir.

– M'est avis, observa la laitière, que c'est plutôt l'âme de sa pauvre mère qui vient le chercher.

– Disons un Ave pour tous les deux, reprit la cuisinière; et ils s'agenouillèrent tous les trois sous le portail de la grange.

Pendant ce temps, Geneviève, guidée par les lumières qu'elle voyait aux fenêtres, ou plutôt entraînée par cette main invisible qui rapproche les amants, se précipitait, palpitante et pâle, dans la chambre d'André. Mais à peine en eut-elle passé le seuil que le marquis, s'élançant vers elle avec fureur, s'écria en levant le bras d'un air menaçant:

«Qu'est-ce que je vois là? qu'est-ce que cela veut dire? Hors d'ici, intrigante effrontée! espérez-vous venir débaucher mon fils jusque dans ma maison? Il est trop tard, je vous en avertis; il est mourant, grâce à vous, mademoiselle; pensez-vous que je vous en remercie?»

Geneviève tomba à genoux.

«Je n'ai pas mérité tout cela, dit-elle d'une voix étouffée; mais c'est égal, dites-moi ce que vous voudrez, pourvu que je le voie… laissez-moi le voir, et tuez-moi après si vous voulez!

– Que je vous le laisse voir, misérable! s'écria le marquis, révolté d'une semblable prière. Êtes-vous folle ou enragée? Avez-vous peur de ne pas nous avoir fait assez de mal, et venez-vous achever mon fils jusque dans mes bras?

La voix lui manqua, un mélange de colère et de douleur le prenant à la gorge. Geneviève ne l'écoutait pas; elle avait jeté les yeux sur le lit d'André, et le voyait pâle et sans connaissance dans les bras du médecin et du curé. Elle ne songea plus qu'à courir vers lui, et, se levant, elle essaya d'en approcher malgré les menaces du marquis.

«Jour de Dieu! maudite créature, s'écria-t-il en se mettant devant elle, si tu fais un pas de plus, je te jette dehors à coups de fouet!

– Que Dieu me punisse si vous y touchez seulement avec une plume! dit Joseph en se jetant entre eux deux.

Le marquis recula de surprise.

«Comment, Joseph! dit-il, tu prends le parti de cette vagabonde? Ne trouvais-tu pas que j'avais raison de la détester et d'empêcher André…

– C'est possible, interrompit Joseph; mais je ne peux pas entendre parler à une femme comme vous le faites; sacredieu! monsieur de Morand, vous ne devriez pas apprendre cela de moi.

– J'aime bien que tu me donnes des leçons, reprit le marquis. Allons! emmène-la à tous les diables et que je ne la revoie jamais!

– Geneviève, dit Joseph en offrant son bras à la jeune fille, venez avec moi, je vous prie, ne vous exposez pas à de nouvelles injures.

– Ne me défendrez-vous pas contre lui? répondit Geneviève, refusant avec force de se laisser emmener. Ne lui direz-vous pas que je ne suis ni une misérable ni une effrontée? Dites-lui, Joseph, dites-lui que je suis une honnête fille, que je suis Geneviève la fleuriste qu'il a reçue une fois dans sa maison avec bonté. Dites-lui que je ne peux ni ne veux faire de mal à personne, que j'aime André et que j'en suis aimée; mais que je suis incapable de lui donner un mauvais conseil… Monsieur le marquis, demandez à M. Joseph Marteau si je suis ce que vous croyez. Laissez-moi approcher du lit d'André. Si vous craignez que ma vue ne lui fasse du mal, je me cacherai derrière son rideau; mais laissez-moi le voir pour la dernière fois… Après, vous me chasserez si vous voulez, mais laissez-moi le voir… Vous n'êtes pas un méchant homme, vous n'êtes pas mon ennemi; que vous ai-je fait? Vous ne pouvez maltraiter une femme. Accordez-moi ce que je vous demande.

En parlant ainsi, Geneviève était retombée à genoux et cherchait à s'emparer d'une des grosses mains du marquis. Elle était si belle dans sa pâleur, avec ses joues baignées de larmes, ses longs cheveux noirs qui, dans l'agitation de sa course, étaient tombés sur son épaule, et cette sublime expression que la douleur donne aux femmes, que Joseph jugea sa prière infaillible. Il pensa que nul homme, si affligé qu'il fût, ne pouvait manquer de voir cette beauté et de se rendre. «Allons, mon cher voisin, dit-il en s'unissant à Geneviève, accordez-lui ce qu'elle demande, et soyez sur que vous êtes injuste envers elle. Qui sait d'ailleurs si sa vue ne guérirait pas André?

– Elle le tuerait! s'écria le marquis, dont la colère augmentait toujours en raison de la douceur et de la modération des autres. Mais heureusement, ajouta-t-il, le pauvre enfant n'est pas en état de s'apercevoir que cette impudente est ici. Sortez, mademoiselle, et n'espérez pas m'adoucir par vos basses cajoleries. Sortez, ou j'appelle mes valets d'écurie pour vous chasser.

En même temps il la poussa si rudement qu'elle tomba dans les bras de Joseph. «Ah! c'est trop fort! s'écria celui-ci. Marquis! tu es un butor et un rustre! Cette honnête fille parlera à ton fils, et si tu le trouves mauvais, tu n'as qu'à le dire: en voici un qui te répondra.»

En parlant ainsi, Joseph Marteau montra un de ses poings au marquis, tandis que de l'autre bras il souleva Geneviève et la porta auprès du lit d'André. M. de Morand, stupéfait d'abord, voulut se jeter sur lui; mais Joseph, selon l'usage rustique du pays, prit une paille qu'il tira précipitamment du lit d'André, et la mettant entre lui et M. de Morand:

«Tenez, marquis, lui dit-il, il est encore temps de vous raviser et de vous tenir tranquille. Je serais au désespoir de manquer à un ami et à un homme de votre âge; mais le diable me rompe comme cette paille si je me laisse insulter, fût-ce par mon père! entendez-vous?

– Mes frères, au nom de Jésus-Christ, finissez cette scène scandaleuse, dit le curé. Monsieur le marquis, votre fils reconnaît cette jeune fille: c'est peut-être la volonté de Dieu qu'elle le ramène à la vie. C'est une fille pieuse et qui a dû prier avec ferveur. Si vous ne voulez pas que votre fils l'épouse, prenez-vous-y du moins avec le calme et la dignité qui conviennent à un père. Je vous aiderai à faire comprendre à ces enfants que leur devoir est d'obéir. Mais dans ce moment-ci vous devez céder quelque chose si vous voulez qu'on vous cède tout à fait plus tard. Et vous, monsieur Joseph, ne parlez pas avec cette violence, et ne menacez pas un vieillard auprès du lit de souffrance de son enfant, et peut-être auprès du lit de mort d'un chrétien.

Joseph n'avait pas abjuré un certain respect pour le caractère ecclésiastique et pour les remontrances pieuses. Il était capable de chanter des chansons obscènes au cabaret et de rire des choses saintes le verre à la main; mais il n'aurait pas osé entrer dans l'église de son village le chapeau sur la tète, et il n'eût, pour rien au monde, insulté le vieux prêtre qui lui avait fait faire sa première communion.

«Monsieur le curé, dit-il, vous avez raison; nous sommes des fous. Que M. de Morand s'apaise ce soir, je lui ferai des excuses demain.

– Je ne veux pas de vos excuses, répondit le marquis d'un ton d'humeur qui marquait que sa colère était à demi calmée; et quant à M. le curé, ajouta-t-il entre ses dents, il pourrait bien garder ses sermons pour l'heure de la messe… Que cette fille sorte d'ici, et tout sera fini.

– Qu'elle reste, je vous prie, monsieur, dit le médecin; votre fils éprouve réellement du soulagement à son approche. Regardez-le: ses yeux ont repris un peu de mobilité, et il semble qu'il cherche à comprendre sa situation.

En effet, André, après la profonde insensibilité qui avait suivi son accès de délire, commençait à retrouver la mémoire, et, à mesure qu'il distinguait les traits de Geneviève, une expression de joie enfantine commençait à se répandre sur son visage affaissé. La main de Geneviève qui serra la sienne acheva de le réveiller. Il eut un mouvement convulsif; et, se tournant vers les personnes qui l'entouraient et qu'il reconnaissait encore confusément, il leur dit avec un sourire naïf et puéril: «C'est Geneviève!» et il se mit à la regarder d'un air doucement satisfait.

 

– Eh bien! oui, c'est Geneviève! dit le marquis en prenant le bras de la jeune fille et en la poussant vers son fils; puis il alla s'asseoir auprès de la cheminée, moitié heureux, moitié colère.

– Oui, c'est Geneviève! disait Joseph triomphant, en criant beaucoup trop fort pour la tête débile de son ami.

– C'est Geneviève, qui a prié pour vous, dit le curé d'une voix insinuante et douce en se penchant vers le malade. Remerciez Dieu avec elle.

– Geneviève!.. dit André en regardant alternativement le curé et sa maîtresse d'un air de surprise; oui, Geneviève et Dieu!

Il retomba assoupi, et tous ceux qui l'entouraient gardèrent un religieux silence. Le médecin plaça une chaise derrière Geneviève et la poussa doucement pour l'y faire asseoir. Elle resta donc près de son amant, qui de temps en temps s'éveillait, regardait autour de lui avec inquiétude, et se calmait aussitôt sous la douce pression de sa main. A chaque mouvement de son fils, le marquis se retournait sur son fauteuil de cuir et faisait mine de se lever; mais Joseph, qui s'était assis de l'autre côté de la cheminée et qui lisait un journal oublié derrière le trumeau, lui adressait avec les yeux et le geste la muette injonction de se taire. Le marquis voyait en effet André retomber endormi sur l'épaule de Geneviève; et, dans la crainte de lui faire du mal, il restait immobile. Il est impossible d'imaginer quels furent les tourments de cet homme violent et absolu pendant les heures de cette silencieuse veillée. Le médecin s'était jeté sur un matelas et reposait au milieu de la chambre; il était étendu là comme un gardien devant le lit de son malade; prêt à s'éveiller au moindre bruit et à effrayer par une sentence menaçante la conscience du marquis pour l'empêcher de séparer les deux amants. Joseph, ému et fatigué, ne comprenait rien à son journal, qui avait bien six mois de date, et de temps en temps tombait dans une espèce de demi-sommeil où il voyait passer confusément les objets et les pensées qui l'avaient tourmenté durant cette nuit: tantôt la rivière gonflée qui l'emportait lui et son cheval loin de Geneviève à demi noyée, tantôt André mourant lui redemandant Geneviève, tantôt le corbillard d'André suivi de Geneviève, qui relevait sa jupe par mégarde et laissait voir sa jolie petite jambe.

A cette dernière image, Joseph faisait un grand effort pour chasser le démon de la concupiscence des voies saintes de l'amitié, et il s'éveillait en sursaut. Alors il distinguait, à la lueur mourante de la lampe, la figure rouge du marquis luttant avec les tressaillements convulsifs de l'impatience, et leurs yeux se rencontraient comme ceux de deux chats qui guettent la même souris.

Pendant ce temps, le curé lisait son bréviaire à la clarté du jour naissant. Un petit vent frais agitait les feuilles de la vigne qui encadrait la fenêtre et jouait avec les rares cheveux blancs du bonhomme. A chaque soupir étouffé du malade, il abaissait son livre, relevait ses lunettes et protégeait de sa muette bénédiction le couple heureux et triste.

Geneviève avait tant souffert, et le trot du cheval l'avait tellement brisée, qu'elle ne put résister. Malgré l'anxiété de sa situation, elle céda, et laissa tomber sa jolie tête auprès de celle d'André. Ces deux visages, pâles et doux, dont l'un semblait à peine plus âgé et plus mâle que l'autre, reposèrent une demi-heure sur le même oreiller pour la première fois et sous les yeux d'un père irrité et vaincu, qui frémissait de colère à ce spectacle et qui n'osait les séparer.

Quand le jour fut tout à fait venu, le curé, ayant achevé son bréviaire, s'approcha du médecin, et ils eurent ensemble une consultation à voix basse. Le médecin se leva sans bruit, alla toucher le pouls d'André et les artères de son front; puis il revint parler au curé. Celui-ci s'approcha alors de Geneviève, qui s'était doucement éveillée pour céder la main de son amant à celle du médecin. Elle écouta le curé, fit un signe de tête respectueux et résigné; puis alla trouver Joseph et lui parla à l'oreille. Joseph se leva. Le marquis avait fini par s'endormir. Quand il s'éveilla, il se trouva seul dans la chambre avec son fils et le médecin. Ce dernier vint à lui et lui dit:

«M. le curé a jugé prudent et convenable de faire retirer la jeune personne, dont la présence ou le départ aurait pu agir trop violemment dans quelques heures sur les nerfs du malade. Je me suis assuré de l'état du pouls. La fièvre était presque tombée, et la faiblesse de votre fils permettait de compter sur le défaut de mémoire. En effet, le malade s'est éveillé sans chercher Geneviève et sans montrer la moindre agitation. Tout à l'heure, il m'a demandé si je n'avais pas vu cette nuit une femme blanche auprès de son lit. Je lui ai persuadé qu'il avait vu en rêve cette apparition; maintenez-le dans cette erreur, et gardez-vous de rien dire qui le ramène à un sentiment trop vif de la réalité. Je vois maintenant à cette maladie des causes purement morales; je vous déclare que vous pouvez mieux que moi guérir votre fils.

– Oui, oui, je le ménagerai, dit le marquis; mais n'espérez pas que je donne mon consentement au mariage; j'aimerais mieux le voir mourir.

– Le mariage ne me regarde pas, dit le médecin; mais si vous voulez tuer votre fils par le chagrin et la violence, avertissez-moi dès aujourd'hui; car, dans ce cas, je n'ai plus rien à faire ici.

Le marquis n'avait jamais trouvé une franchise si âpre autour de lui. Depuis plus de trente ans personne n'avait osé le contrarier, et depuis quelques heures tous se permettaient de lui résister. Dans la crainte de perdre son fils, il le traita doucement jusqu'au jour de la convalescence; mais, dans son coeur, il amassa contre Geneviève une haine implacable.

XV

Geneviève rentra chez elle très-lasse et un peu calmée. Joseph retourna tous les jours auprès d'André, et tous les soirs il vint donner de ses nouvelles à Geneviève. La guérison du jeune homme fit des progrès rapides, et quinze jours après il commençait à se promener dans le verger, appuyé sur le bras de son ami. Mais, pendant cette quinzaine, Geneviève avait lu clairement dans sa destinée. Elle n'avait jamais soupçonné jusque-là l'horreur que son mariage avec André inspirait au marquis; elle avait entrevu confusément des obstacles dont André essayait de la distraire. L'accueil cruel du marquis dans cette triste nuit ne l'affecta d'abord que médiocrement; mais quand ses anxiétés cessèrent avec le danger de son amant, elle reporta ses regards sur les incidents qui l'avaient conduite auprès de son lit. La figure, les menaces et les insultes de M. de Morand lui revinrent comme le souvenir d'un mauvais rêve. Elle se demanda si c'était bien elle, la fière, la réservée Geneviève, qui avait été injuriée et souillée ainsi. Alors elle examina sa conduite exaltée, sa situation équivoque, son avenir incertain; elle se vit, d'un côté, perdue dans l'opinion de ses compatriotes si elle n'épousait pas André; de l'autre, elle se vit méprisée, repoussée et détestée par un père orgueilleux et entêté, qui serait son implacable ennemi si elle épousait André malgré sa défense.

Une prévision encore plus cruelle vint se mêler à celle-là. Elle crut deviner les motifs de la conduite d'André; elle s'expliqua ses longues absences, son air tourmenté et distrait auprès d'elle, son impatience et son effroi en la quittant; elle frémit de se voir dans une position si difficile, appuyée sur un si faible roseau, et de découvrir dans le coeur de son amant la même incertitude que dans les événements dont elle était menacée. Elle jeta les yeux avec tristesse sur sa gloire et son bonheur de la veille, et mesura en tremblant l'abîme infranchissable qui la séparait déjà du passé.

Calme et prudente, Geneviève, avant de s'abandonner à ces terreurs, voulut savoir à quel point elles étaient fondées. Elle questionna Joseph. Il ne fallait pas beaucoup d'adresse pour le faire parler. Il avait une finesse excessive pour se tirer des embarras qu'il trouvait à la hauteur de son bras et de son oeil; mais les susceptibilités du coeur de Geneviève n'étaient pas à sa portée. Il l'admirait sans la comprendre et la contemplait tout ravi, comme une vision enveloppée de nuages. Il se confia donc au calme apparent avec lequel elle l'interrogea sur les dispositions du marquis et sur le caractère d'André. Il crut qu'elle savait déjà à quoi s'en tenir sur l'obstination de l'un et sur l'irrésolution de l'autre, et il lui donna sur ces deux questions si importantes pour elle les plus cruels éclaircissements. Geneviève, qui voulait puiser son courage dans la connaissance exacte de son malheur, écoutait ces tristes révélations avec un sang-froid héroïque, et quand Joseph croyait l'avoir consolée et rassurée en lui disant: «Bonsoir, Geneviève; il ne faut pas que cela vous tourmente: André vous aime; je suis votre ami; nous combattrons le sort,» Geneviève s'enfermait dans sa chambre et passait des nuits de fièvre et de désespoir à savourer le poison que la sincérité de Joseph lui avait versé dans le coeur.

Joseph, de son côté, commençait à prendre un intérêt singulier à la douleur de Geneviève, et il éprouvait une étrange impatience. Il guettait le moment où il pourrait parler d'elle avec André; mais André semblait fuir ce moment. A mesure que ses forces physiques revenaient, son vrai caractère reprenait le dessus, et de jour en jour la crainte remplaçait l'espoir que son père lui avait laissé entrevoir un instant. Il ne savait pas que Geneviève était venue auprès de son lit, il ne savait pas à quel point elle avait souffert pour lui. Il se laissait aller paresseusement au bien-être de la convalescence, et s'il désirait sincèrement de voir arriver le jour où il pourrait aller la trouver, il est certain aussi qu'il craignait le jour où son père enflerait sa grosse voix pour lui dire: D'où venez-vous?

Geneviève attendait, pour le juger et prendre un parti, la conduite qu'il tiendrait avec elle; mais il demeurait dans l'indécision. Chaque jour elle demandait à Joseph s'il lui avait parlé d'elle, et Joseph répondait ingénument que non. Enfin un jour il crut lui apporter une grande consolation en lui racontant qu'André lui avait ouvert son coeur, qu'il avait parlé d'elle avec enthousiasme, et de la cruauté de son père avec désespoir.

«Et qu'a-t-il résolu? demanda Geneviève.

– Il m'a demandé conseil, répondit Joseph.

– Et c'est tout?

– Il s'est jeté dans mes bras en pleurant, et m'a supplié de l'aider et de le protéger dans son malheur.

Geneviève eut sur les lèvres un sourire imperceptible. Ce fut toute l'expansion d'une âme offensée et déchirée à jamais.

«Et j'ai promis, reprit Joseph, de donner pour lui mon dernier vêtement et ma dernière goutte de sang; pour lui et pour vous, entendez-vous, mademoiselle Geneviève?»

Elle le remercia d'un air distrait qu'il prit pour de l'incrédulité.

«Oh! vous ne vous fiez pas à mon amitié, je le sais, dit-il. André doit vous avoir raconté que dans les temps j'étais un peu contraire à votre mariage; je ne vous connaissais pas, Geneviève; à présent je sais que vous êtes un bon sujet, un bon coeur, et je ne ferais pas moins pour vous que pour ma propre soeur.

– Je le crois, mon cher monsieur Marteau, dit Geneviève en lui tendant la main. Vous m'avez donné déjà bien des preuves d'amitié durant cette cruelle quinzaine. A présent je suis tranquille sur la santé d'André, et, grâce à vous, j'ai supporté sans mourir les plus affreuses inquiétudes. Je n'abuserai pas plus longtemps de votre compassion; j'ai une cousine à Guéret qui m'appelle auprès d'elle, et je vais la rejoindre.

– Comment! vous partez? dit Joseph, dont la figure prit tout à coup, et à son insu, une expression de tristesse qu'elle n'avait peut-être jamais eue. Et quand? et pour combien de temps?

– Je pars bientôt, Joseph, et je ne sais pas quand je reviendrai.

– Eh quoi! vous quittez le pays au moment où André va être guéri et pourra venir vous voir tous les jours?

– Nous ne nous reverrons jamais! dit Geneviève pâle et les yeux levés au ciel.

– C'est impossible, c'est impossible! s'écria Joseph. Qu'a-t-il fait de mal? qu'avez-vous à lui reprocher? Voulez-vous le faire mourir de chagrin?

– A Dieu ne plaise! Dites-lui bien, Joseph, que c'est une affaire pressée… ma cousine dangereusement malade, qui m'a forcée de partir; que je reviendrai bientôt, plus tard.. Dites d'abord dans quelques jours, et puis vous direz ensuite dans quelques semaines, et puis enfin dans quelques mois. D'ailleurs j'écrirai; je trouverai des prétextes; je lui laisserai d'abord de l'espérance, et puis peu à peu je l'accoutumerai à se passer de moi… et il m'oubliera.

 

– Que le diable l'emporte s'il vous oublie! dit Joseph d'une voix altérée; quant à moi, je vivrais cent ans, que je me souviendrais de vous!.. Mais enfin dites-moi, Geneviève, pourquoi voulez-vous partir, si vous n'êtes pas fâchée contre André?

– Non, je ne suis pas fâchée contre lui, dit Geneviève avec douceur. Pauvre enfant! comment pourrais-je lui faire un reproche d'être né esclave? Je le plains et je l'aime; mais je ne puis lui faire aucun bien, et je puis lui apporter tous les maux. Ne voyez-vous pas que déjà ce malheureux amour lui a causé tant d'agitations et d'inquiétudes qu'il a failli en mourir? ne voyez-vous pas que notre mariage est impossible?

– Non, mordieu! je ne vois pas cela. André a une fortune indépendante; il sera bientôt en âge de la réclamer et de se débarrasser de l'autorité de son père.

– C'est un affreux parti, et qu'il ne prendra jamais, du moins d'après mon conseil.

– Mais je l'y déciderai, moi! dit Joseph en levant les épaules.

– Ce sera en pure perte, répondit Geneviève avec fermeté. De telles résolutions deviennent quelquefois inévitables pour les âmes les plus honnêtes; mais, pour qu'elles n'aient rien d'odieux, il faut que toutes les voies de douceur et d'accommodement soient épuisées, il faut avoir tenté tous les moyens de fléchir l'autorité paternelle, et André ne peut que désobéir en cachette à son père ou le braver de loin.

– C'est vrai! dit Joseph, frappé du bon sens de Geneviève.

– Pour moi, ajouta-t-elle, je ne saurai ni descendre à implorer un homme comme le marquis de Morand, ni m'élever à la hardiesse de diviser le fils et le père. Si je n'avais pas de remords, j'aurais certainement des regrets, car André ne serait ni tranquille ni heureux après un pareil démenti à la timidité de son caractère et à la douceur de son âme. Il est donc nécessaire de renoncer à ce mariage imprudent et romanesque; il en est temps encore… André n'a contracté aucun engagement envers moi.

En prononçant ces derniers mots, le visage de Geneviève se couvrit d'une orgueilleuse rougeur, et Joseph, l'homme le plus sceptique de la terre lorsqu'il s'agissait de la vertu des grisettes, sentit sa conviction subjuguée; il crut lire tout à coup sur le front de Geneviève son inviolable pureté.

«Écoutez, lui dit-il en se levant et en lui prenant la main avec une rudesse amicale, je ne suis ni galant ni romanesque; je n'ai, pour vous plaire, ni l'esprit ni le savoir d'André. Il vous aime d'ailleurs, et vous l'aimez… Je n'ai donc rien à dire…»

Et il sortit brusquement, croyant avoir dit quelque chose. Geneviève, étonnée, le suivit des yeux, et chercha à interpréter l'émotion que trahissaient sa figure et son attitude; mais elle n'en put deviner le motif, et reporta sur elle-même ses tristes pensées. Depuis bien des jours elle n'avait plus le courage de travailler. Elle s'efforçait en vain de se mettre à l'ouvrage; de violentes palpitations l'oppressaient dès qu'elle se penchait sur sa table, et sa main tremblante ne pouvait plus soutenir le fer ni les ciseaux. La lecture lui faisait plus de mal encore. Son imagination trouvait à chaque ligne un nouveau sujet de douleur. «Hélas! se disait-elle alors, c'était bien la peine de m'apprendre ce qu'il faut savoir pour sentir le bonheur!»

Elle pleurait depuis une heure à sa fenêtre lorsqu'elle vit venir Henriette. Elle eut envie de se renfermer et de ne pas la recevoir; mais il y avait longtemps qu'elle évitait son amie, elle craignit de l'offenser ou de l'affliger; et, se hâtant d'essuyer ses larmes, elle se résigna à cette visite.

Mais au lieu de venir l'embrasser comme de coutume, Henriette entra d'un air froid et sec, et tira brusquement une chaise, sur laquelle elle se posa avec roideur. «Ma chère, lui dit-elle après un instant de silence consacré à préparer sa harangue et son maintien, je viens te dire une chose

Puis elle s'arrêta pour voir l'effet de ce début.

«Parle, ma chère, répondit la patiente Geneviève.

– Je viens te dire, reprit Henriette en s'animant peu à peu malgré elle, que je ne suis pas contente de toi: ta conduite n'est pas celle d'une amie. Je ne te parle pas de tes devoirs envers la société: tu foules aux pieds tous les principes; mais je me plains de ton ingratitude envers moi, qui me suis employée à te servir et à te rendre heureuse. Sans moi tu n'aurais jamais eu l'esprit de décider André à t'épouser; et si tu deviens jamais madame la marquise, tu pourras bien dire que tu le dois à mon amitié plus qu'à ta prudence. Tout ce que je te demande, c'est de rester avec lui et de me laisser Joseph.

– Qu'est-ce que vous voulez dire par là? demanda Geneviève avec un dédain glacial.

– Je veux dire, s'écria Henriette en colère, que tu es une petite coquette hypocrite et effrontée; que tu n'as pas l'air d'y toucher, mais que tu sais très-bien attirer et cajoler les hommes qui te plaisent. C'est un bonheur pour toi d'être si méprisante et d'avoir le coeur si froid! car tu serais sans cela la plus grande dévergondée de la terre. Sois ce qu'il te plaira, je ne m'en soucie pas; mais prends tes adorateurs ailleurs que sous mon bras. Je ne chasse pas sur tes terres; je n'ai jamais adressé une oeillade à ton marjolet de marquis. Si j'avais voulu m'en donner la peine, il n'était pas difficile à enflammer, le pauvre enfant, et mes yeux valent bien les tiens…

Geneviève, révoltée de ce langage, haussa les épaules et détourna la tête vers la fenêtre. «Oui! oui! continua Henriette, fais la sainte victime, tu ne m'y prendras plus. Écoute, Geneviève, fais à ta tête, prends deux ou trois galants, couvre-toi de ridicule, livre-toi à la risée de toute la ville, je n'y peux rien et je ne m'en mêlerai plus; mais je t'avertis que si Joseph Marteau vient encore ici demain passer deux heures tête à tête avec toi, comme il fait tous les soirs depuis quinze jours, je viendrai sous ta fenêtre avec un galant nouveau; car je te prie de croire que je ne suis pas au dépourvu, et que j'en trouverai vingt en un quart d'heure qui valent bien M. Joseph Marteau… Mais sache que ce galant aura avec lui tous les jeunes gens de la ville, et que tu seras régalée du plus beau charivari dont le pays ait jamais entendu parler. Ce n'est pas que j'aime M. Joseph, je m'en soucie comme de toi; mais je n'entends pas porter encore le ruban jaune à mon bonnet. Je ne suis pas d'âge à servir de pis-aller.

– Infamie! infamie! murmura Geneviève pâle et près de s'évanouir; puis elle fit un violent effort sur elle-même, et, se levant, elle montra la porte à Henriette d'un air impératif. «Mademoiselle, lui dit-elle, je n'ai plus qu'un soir à passer ici; si vous aviez autant de vigilance que vous avez de grossièreté, vous auriez écouté à ma porte il y a une heure, ce qui eût été parfaitement digne de vous; vous m'auriez alors entendu dire à M. Joseph Marteau que je quittais le pays, et vous auriez été rassurée sur la possession de votre amant. Maintenant, sortez, je vous prie. Vous pourrez demain couvrir d'insultes les murs de cette chambre; ce soir elle est encore à moi; sortez!

En prononçant ce dernier mot, Geneviève tomba évanouie, et sa tête frappa rudement contre le pied de sa chaise. Henriette, épouvantée et honteuse de sa conduite, se jeta sur elle, la releva, la prit dans ses bras vigoureux et la porta sur son lit. Quand elle eut réussi à la ranimer, elle se jeta à ses pieds et lui demanda pardon avec des sanglots qui partaient d'un coeur naturellement bon. Geneviève le sentit, et, pardonnant au caractère emporté et au manque d'éducation de son amie, elle la releva et l'embrassa.