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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 8

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LUCIFER

Elle le fut.

CAÏN

Mais elle était différente: elle est aujourd'hui trop resserrée et trop humble pour porter de pareilles créatures.

LUCIFER

Elle était en effet plus glorieuse.

CAÏN

Et pourquoi est-elle déchue?

LUCIFER

Demande à celui qui l'atteignit.

CAÏN

Comment?

LUCIFER

Par la plus rigoureuse et la plus inexorable catastrophe; par le désordre des élémens, qui rendirent le inonde au chaos, comme auparavant le chaos avait vomi un monde: de tels événemens, rares dans le tems, sont fréquens dans l'éternité. – Passons, et jette les yeux sur le passé!

CAÏN

Tableau terrible!

LUCIFER

Et vrai. Regarde ces fantômes! ils furent jadis, comme toi, entourés de matière.

CAÏN

Et serai-je un jour comme eux?

LUCIFER

C'est à celui qui te fit à te répondre. Je te montre quels sont tes prédécesseurs; ce qu'ils étaient, tu l'es aujourd'hui, mais dans un degré inférieur, proportionné à tes faibles sentimens, à ta faible portion d'immortalité, d'intelligence et de force terrestre. Ce que vous avez de commun avec ce qu'ils avaient, c'est la vie; ce qui vous unira encore-la mort. Quant au reste de vos attributs, ils sont tels qu'ils conviennent à des reptiles engendrés de la fange refroidie d'un puissant univers, à des êtres confinés dans une planète encore informe, à des êtres dont le bonheur devait dépendre de leur aveuglement, – d'un paradis d'ignorance d'où la science était proscrite comme une substance empoisonnée. Mais regarde quels sont où quels étaient ces êtres supérieurs; ou, si tu n'en as pas le courage, recule, et reprends sur la terre ta tâche ordinaire: – je t'y transporterai en sécurité.

CAÏN

Non! je veux rester ici.

LUCIFER

Combien de tems?

CAÏN

Pour toujours. Aussi bien, puisqu'il faut que j'y retourne de la terre, je préfère rester; je suis las de tout ce que la matière m'a découvert: – laisse-moi rester parmi les ombres.

LUCIFER

Cela ne peut être: ce que tu prends pour la réalité, n'est à présent qu'une vision. Pour te disposer à cette demeure, il te faut passer par le même chemin que ceux que tu vois, – par les portes de la mort.

CAÏN

Mais par quelle porte venons-nous d'y entrer?

LUCIFER

Par les miennes. Mais je me suis engagé à te ramener, et mon esprit te soutient dans des régions où tout, à l'exception de toi-même, est privé de souffle. Regarde, mais n'espère pas demeurer ici avant que ton tour soit venu.

CAÏN

Et ceux-ci, ne peuvent-ils plus revenir sur la terre?

LUCIFER

Leur terre est pour jamais évanouie; – elle est tellement changée, qu'ils ne voudraient pas respirer une seconde fois dans le plus agréable lieu de sa surface aujourd'hui décharnée. – C'était-oh! quel beau monde c'était alors!

CAÏN

Et c'est encore. Je le sens, ce n'est pas la terre contre laquelle je suis en guerre; je me plains seulement de ne pouvoir jouir de ce qu'elle offre de beau, sans l'acheter par le travail; je me plains de ne pouvoir assouvir ma soif dévorante de connaissance, et de ne pouvoir dompter mes mille craintes de mort et de vie.

LUCIFER

Tu vois ce qu'est ton monde; mais il ne t'est pas donné de concevoir l'ombre de ce qu'il fut.

CAÏN

Mais ces énormes créatures, fantômes inférieurs en intelligence (du moins tels paraissent-ils) aux êtres que nous avons déjà vus; comparables, en quelque chose, aux sauvages habitans des forêts de la terre, aux monstres dont les rugissemens font retentir les bois, mais dix fois plus grands et plus terribles encore; leur taille est plus élevée que les murailles défendues de l'Éden, leurs yeux étincellent comme les épées flamboyantes dont les anges sont armés, et leurs défenses se projettent comme des troncs d'arbres dépouillés de leurs branches et de leurs écorces: – qu'étaient-ils?

LUCIFER

Ce qu'est le mammoth dans votre monde; – mais ces derniers-là même gisent étendus par myriades sous sa surface.

CAÏN

Et non pas comme nous sur le sol?

LUCIFER

Non. En faisant la guerre à ta fragile race, ils rendraient inutile la malédiction lancée contre elle, – ils l'extermineraient trop promptement.

CAÏN

Mais pourquoi la guerre?

LUCIFER

Vous avez oublié l'arrêt qui vous a chassés de l'Éden, – guerre avec tous, mort à tous, maladie, douleur, amertume pour tous; tels ont été les fruits de l'arbre défendu.

CAÏN

Mais les animaux-en ont-ils donc mangé, qu'ils doivent aussi mourir?

LUCIFER

Votre créateur vous l'a dit; ils furent faits pour vous, comme vous pour lui. – Vous ne voudriez pas que leur sort fût préférable au vôtre? Sans la chute d'Adam, ils seraient comme lui restés debout.

CAÏN

Malheureuses créatures! ils partagent le destin de mon père, de même que ses enfans; comme eux, sans avoir partagé le fruit fatal: comme eux aussi, sans avoir atteint le rameau désiré de la science! arbre de mensonge: – car nous ne savons rien. Au prix de la mort, il nous avait du moins promis la connaissance; mais qu'est-ce que l'homme connaît?

LUCIFER

Il se peut que la mort conduise à la plus haute science; comme elle est de toutes les choses la seule certaine, elle mène, du moins, à une science assurée. L'arbre était donc véridique, bien qu'il donne la mort.

CAÏN

Mais ces obscures contrées, je les vois sans les comprendre.

LUCIFER

Parce que ton heure est encore loin, et que la matière ne peut concevoir parfaitement ce qu'est l'esprit; – mais c'est quelque chose de savoir qu'il existe de telles contrées.

CAÏN

Nous savions déjà que la mort existait.

LUCIFER

Mais non pas ce qui était après elle.

CAÏN

Et je l'ignore encore.

LUCIFER

Tu as appris qu'il est, au-delà de ton existence, une et plusieurs autres existences, – et tu l'ignorais ce matin.

CAÏN

Mais tout à mes yeux reste obscur et chargé de nuages.

LUCIFER

Sois satisfait; tout s'éclaircira devant ton immortalité.

CAÏN

Et cet immense et liquide espace azuré, dont les flots radieux, élancés devant nous, ressemblent à des ondes, et que je prendrais pour les sources de notre paradis, si l'azur éthéré de sa surface n'était pas sans bornes et sans rivages: – quel est-il?

LUCIFER

Son image se retrouve encore en petit sur la terre, et tes enfans habiteront près d'elle-c'est le fantôme d'un océan.

CAÏN

On dirait un autre univers, un soleil liquide. – Et ces créatures informes qui se jouent sur sa lumineuse surface?

LUCIFER

Tu vois en eux ses habitans, les Léviathans d'autrefois.

CAÏN

Et cet immense serpent qui prolonge ses replis tortueux et sa tête énorme, dix fois plus haut que le cèdre le plus élevé, regardant comme s'il voulait atteindre les globes que nous avons auparavant contemplés? – n'est-il pas de l'espèce de celui qui glissait dans le feuillage de l'arbre de la science?

LUCIFER

Ève, ta mère, peut dire mieux que personne quelle espèce de serpent la séduisit.

CAÏN

Celui-ci est trop effrayant. L'autre, sans doute, avait plus de beauté.

LUCIFER

Toi-même, ne l'as-tu jamais vu?

CAÏN

J'en ai vu plusieurs appelés du même nom, mais jamais précisément celui qui persuada de cueillir le fruit fatal.

LUCIFER

Votre père ne le vit-il pas?

CAÏN

Non: ce fut ma mère qui le tenta. Elle-même l'avait été par le serpent.

LUCIFER

Honnête homme! toutes les fois que ta femme, les femmes de tes enfans vous entraîneront, toi ou bien eux, vers quelque chose d'étrange ou de nouveau, sois persuadé que tu auras vu la première source de la séduction.

CAÏN

Ton conseil vient trop tard: il n'est plus de serpent pour tenter nos femmes.

LUCIFER

Mais il reste encore pour les femmes des motifs de tenter les hommes, et pour l'homme de tenter la femme. – Que tes enfans y songent! ce conseil est bienveillant: je le donne surtout à mon détriment; mais il est vrai qu'il ne sera pas suivi, et qu'ainsi je cours peu de risques.

CAÏN

Je n'entends pas cela.

LUCIFER

O le plus heureux des hommes! – ton monde et toi-même êtes encore trop jeunes! Tu te crois très-malheureux et le plus criminel, n'est-il pas vrai?

CAÏN

Quant au crime, je l'ignore; mais quant aux souffrances, j'en ai déjà trop senti.

LUCIFER

Premier né du premier homme! ton état présent de péché-car tu es coupable; de douleur-car tu souffres, est une sorte d'Éden dans toute son innocence, comparé à l'état dans lequel tu seras bientôt; et cet état prochain, ces crimes, ces souffrances redoublées seront encore un paradis, comparés à tout ce que doivent souffrir tes enfans et les enfans de tes enfans. – Maintenant, retournons sur la terre.

 
CAÏN

Et n'est-ce que pour m'apprendre cela que tu m'as traîné jusqu'ici?

LUCIFER

Ne cherchais-tu pas la science?

CAÏN

Oui, mais la science qui conduit au bonheur.

LUCIFER

Tu as réussi, s'il est vrai que la vérité y conduise.

CAÏN

Ainsi donc le Dieu de mon père avait bien fait de défendre l'approche de l'arbre fatal.

LUCIFER

Il eût mieux fait de ne pas le planter. Mais l'ignorance du mal ne vous a pas préservés du mal; il en sera toujours de même, le mal se retrouvera dans tout.

CAÏN

Non, je ne te crois pas. – J'aspire après le bien.

LUCIFER

Et qui ne le fait pas? qui aspire après le mal? qui ne recule pas devant ses fruits amers? personne-rien au monde: le mal est la terreur de tout ce qui vit.

CAÏN

Dans ces orbes glorieux et innombrables, dont nous avons admiré le lointain éclat, avant de descendre dans cet abîme fantastique, le mal ne peut être; ils sont trop beaux.

LUCIFER

Tu les as vus de loin.

CAÏN

Et qu'importe? la distance ne peut ternir que leur éclat; – vus de plus près, ils doivent être plus radieux encore.

LUCIFER

Vois de près les plus beaux objets de la terre, et juge alors de leur beauté.

CAÏN

Je l'ai fait; – les choses les plus belles m'ont paru de près plus ravissantes.

LUCIFER

Ce doit être une illusion. – Quel est donc l'objet qui, frappant la vue de plus près, a pu t'offrir plus de charmes que contemplé dans le lointain?

CAÏN

C'est ma sœur Adah. – Toutes les étoiles du ciel, la nuance de la mer aux approches de la nuit, quand elle est éclairée par le globe qui semble lui-même un esprit, ou le séjour d'un esprit; – les couleurs du crépuscule, – le lever pompeux du soleil, – son élévation sublime, son coucher qui remplit mes yeux de délicieuses larmes, et semble entraîner doucement mon cœur avec lui au-delà des eclatans nuages de l'horizon; – l'ombrage des forêts, – les bourgeons naissans, – la voix des oiseaux, – les soupirs du rossignol qui semble parler d'amour, et se joindre aux chants des chérubins, à l'instant où le jour s'évanouit des murailles d'Éden; – tout cela n'est rien à mes yeux et pour mon cœur comme la figure d'Adah: pour la contempler, je sacrifierais et la terre et les cieux!

LUCIFER

Dans sa fragilité, elle est belle comme une substance mortelle pouvait l'enfanter au premier instant de la création, et par l'effet du premier et du plus tendre amour: ce n'en est pas moins une illusion.

CAÏN

Vous le pensez; vous n'êtes pas son frère.

LUCIFER

Mortel! apprends que mes pareils n'ont pas de frères.

CAÏN

Quelle alliance veux-tu donc contracter avec nous?

LUCIFER

Il se peut que tu en contractes une éternelle avec moi. Mais enfin, si tu possèdes un être plus beau mille fois que tous les objets qui t'environnent, pourquoi es-tu malheureux?

CAÏN

Demande-moi pourquoi j'existe? pourquoi toi-même, pourquoi toutes choses connaissent-elles le malheur? Ah! celui qui nous a créés doit lui-même être malheureux comme son ouvrage! Ce n'est pas dans un instant de bonheur que l'on peut enfanter la désolation; et pourtant, si j'en crois mon père, il est tout-puissant. Pourquoi donc le mal-si lui-même est bon? J'ai fait cette question à mon père; il m'a répondu que le mal était la seule route qui pût conduire au bien. Étrange bien qui doit provenir de son plus grand ennemi! J'ai vu dernièrement un agneau piqué par un reptile: la malheureuse victime se roulait en écumant sur la terre, vainement protégée par les tristes et inquiets bêlemens de sa mère. Mon père cueillit quelques herbes, et les étendit sur la blessure; par degrés, le petit animal revint à la vie, souleva sa tête vers la mamelle de sa mère, qui marquait sa joie en ranimant de son lait ses forces affaiblies. Mon fils, dit alors Adam, voilà comme du mal peut naître le bien.

LUCIFER

Que répondis-tu?

CAÏN

Rien: car il est mon père; mais je pensais qu'il eût mieux valu pour l'animal n'avoir jamais été piqué, que d'acheter le retour de sa frêle existence par une agonie horrible.

LUCIFER

Mais tu m'as dit que tu n'aimais rien autant que celle qui partagea le lait de ta mère, et qui le donne à tes enfans? -

CAÏN

Certainement. Que pourrais-je être sans elle?

LUCIFER

Et que suis-je, moi?

CAÏN

Est-ce que tu n'aimes rien?

LUCIFER

Qu'est-ce que ton Dieu aime?

CAÏN

Toutes choses, dit mon père. Mais, je l'avoue, je ne le vois pas dans le sort auquel il nous soumet.

LUCIFER

C'est pourquoi tu ne peux pas voir davantage si moi j'aime ou n'aime pas; si je tiens à quelqu'autre chose qu'à un vaste projet, devant lequel les individus disparaissent comme de la neige.

CAÏN

De la neige! qu'est-ce que cela?

LUCIFER

Tu es heureux d'ignorer ce que tes descendans doivent souffrir; jouis encore d'un climat qui ne connaît pas d'hiver!

CAÏN

Mais n'aimes-tu rien autant que toi-même?

LUCIFER

Et Caïn s'aime-t-il lui-même?

CAÏN

Oui, mais j'aime plus encore celle qui me fait supporter mes souffrances, et il ne dépend pas de moi de ne pas la chérir.

LUCIFER

Tu la chéris parce qu'elle est belle, comme fut la pomme aux yeux de ta mère; et quand elle cessera de l'être, ton amour cessera, comme aurait cessé tout autre désir.

CAÏN

Elle cessera d'être belle! Comment cela pourrait-il être?

LUCIFER

Avec le tems.

CAÏN

Mais le tems a déjà passé; et, jusqu'à présent, Adam et ma mère ont gardé leur beauté: une beauté réelle, bien qu'elle n'égale plus celle d'Adah et des séraphins. -

LUCIFER

Tout cela doit passer en eux et en elles.

CAÏN

J'en suis affligé; mais pour cela, je ne puis concevoir que mon amour s'affaiblisse jamais. Et si je voyais sa beauté s'évanouir, je croirais que le créateur de toute beauté perdrait plus que moi, en perdant son plus bel ouvrage.

LUCIFER

Je te plains d'aimer ce qui doit périr.

CAÏN

Je te plains de ne rien aimer.

LUCIFER

Et ton frère, – est-il également cher à ton cœur?

CAÏN

Pourquoi ne le serait-il pas?

LUCIFER

Ton père l'aime beaucoup, – ton Dieu aussi.

CAÏN

Et je les imite.

LUCIFER

C'est une action bonne et généreuse.

CAÏN

Généreuse!

LUCIFER

C'est le second né de la chair; c'est le favori de sa mère.

CAÏN

Qu'il garde des faveurs dont le serpent eut les prémices.

LUCIFER

Mais l'amour de son père.

CAÏN

Que m'importe? Faut-il que je n'aime pas ce que tout le monde aime?

LUCIFER

Oui; celui que Jéhovah, – le seigneur indulgent, le miséricordieux constructeur du paradis défendu, – regarde toujours en souriant.

CAÏN

Moi, je n'ai jamais vu Lui; je ne sais pas si Il sourit.

LUCIFER

Mais vous avez vu ses anges.

CAÏN

Rarement.

LUCIFER

Assez cependant pour remarquer qu'ils aiment ton frère, et que ses sacrifices sont agréables.

CAÏN

Qu'ils le soient! Pourquoi me parler de cela?

LUCIFER

Parce que tu y pensais auparavant.

CAÏN

Et si j'y ai pensé, quel besoin de me rappeler une pensée… – (Il s'arrête comme agité.) – Esprit! nous sommes ici dans ton monde; ne parle pas du mien. Tu m'as montré des merveilles; tu m'as montré ces puissans préadamites qui habitaient la terre dont la nôtre est un débris; tu m'as fait distinguer des myriades de mondes célestes, dont le nôtre est le triste et lointain compagnon dans l'immensité des êtres; tu as découvert à mes regards des ombres frappées de la terrible étreinte, de celle que nous apporta mon père, – la mort; tu m'as fait voir beaucoup, mais non pas tout: montre-moi où demeure Jéhovah, son paradis spécial-le tien; où est-il?

LUCIFER

Ici, et dans tout l'espace.

CAÏN

Mais comme toutes les choses, vous avez une demeure particulière; la chair a la terre, les autres mondes ont également leurs habitans. Toutes les créatures ont un élément dans lequel elles respirent; et les êtres qui ne respirent plus de notre souffle ont le leur, comme tu l'as dit: Jéhovah et toi-même vous avez le vôtre. – N'habitez-vous pas ensemble?

LUCIFER

Non; nous régnons ensemble, mais nos demeures sont divisées.

CAÏN

Pourquoi n'êtes-vous pas un seul! peut-être l'unité de vos projets ferait l'union des élémens, aujourd'hui le jouet des tempêtes. Comment s'est-il fait que vous, étant des esprits sages et infinis, vous soyez séparés? N'êtes-vous pas comme des frères dans votre essence, votre nature et votre gloire?

LUCIFER

N'es-tu pas le frère d'Abel?

CAÏN

Nous sommes frères, nous resterons frères; mais s'il n'en était pas ainsi, qu'est-ce que la chair auprès de l'esprit? Ce dernier peut-il tomber? L'immortalité n'est-elle pas une condition de l'infini? et se quereller, remplir l'espace de sa misère, – pourquoi?

LUCIFER

Pour régner.

CAÏN

Ne m'as-tu pas dit que tous deux vous êtes éternels?

LUCIFER

Oui.

CAÏN

Et que cette immensité d'azur que j'ai vue est sans bornes?

LUCIFER

Oui.

CAÏN

Comment donc ne pouvez-vous tous les deux régner? – N'avez-vous pas assez? Pourquoi vous séparer?

LUCIFER

Nous régnons tous les deux.

CAÏN

Mais l'un de vous fait le mal.

LUCIFER

Lequel?

CAÏN

Toi! car si tu pouvais donner à l'homme le bien, pourquoi ne le fais-tu?

LUCIFER

Et pourquoi pas celui qui les créa? Je ne vous ai pas faits; vous êtes ses créatures et non les miennes.

CAÏN

Alors laisse-nous ses créatures, comme tu dis que nous le sommes, ou bien montre-moi ta demeure ou la sienne.

LUCIFER

Je pourrais toutes deux te les montrer; mais un tems viendra que tu verras pour toujours l'une d'elles.

CAÏN

Et pourquoi pas à cette heure?

LUCIFER

Ton esprit d'homme a eu de la peine à concentrer dans une pensée nette et calme le peu que je t'ai montré, et déjà tu voudrais aspirer au plus grand des mystères! à celui des deux principes! Tu voudrais les contempler sur leurs trônes les plus secrets! Poussière! apprends à limiter ton ambition; car pour toi, voir l'une ou l'autre serait périr!

CAÏN

Laisse-moi périr pourvu que je les voie!

LUCIFER

Voilà bien le langage du fils de celle qui cueillit la pomme! Mais tu périrais seulement, et tu ne les verrais pas; cette vue t'est réservée dans un autre état.

CAÏN

Celui de mort.

LUCIFER

Du moins le prélude de la mort.

CAÏN

Je la crains donc moins, puisque je sais qu'elle conduit à quelque chose de défini.

LUCIFER

Maintenant je vais te ramener dans ton monde, où tu pourras multiplier la race d'Adam, manger, boire, travailler, trembler, rire, pleurer, sommeiller et mourir.

 
CAÏN

Et que me servira d'avoir vu les choses que tu m'as montrées?

LUCIFER

N'as-tu pas demandé la connaissance? et dans ce que j'ai montré, ne t'ai-je pas appris à te connaître toi-même?

CAÏN

Hélas! je ne distingue rien encore.

LUCIFER

Et justement, la somme des connaissances humaines devrait être la conscience du néant de l'humaine nature; transmets cette science à tes enfans, elle leur épargnera maintes tortures.

CAÏN

Orgueilleux esprit! ta parole est dédaigneuse; mais toi-même, malgré ton arrogance, tu reconnais un supérieur.

LUCIFER

Non! par le ciel qu'il gouverne, par l'abîme, par l'infinité de mondes et de vies que je tiens avec lui en commun. – Non! j'ai un vainqueur, je l'avoue; mais je ne reconnais pas de maître. Il reçoit l'hommage de tous; – mais il n'a pas le mien. Je combats contre lui aujourd'hui, comme je combattis au plus haut des cieux. A travers toute éternité, parmi les gouffres informes des enfers, dans les interminables royaumes de l'espace, dans les siècles des siècles, je disputerai tout, tout avec lui! et tour à tour, chaque monde, chaque étoile, chaque univers trembleront dans la balance, jusqu'au jour où cessera le grand combat, si jamais il cesse, c'est-à-dire si jamais lui ou moi pouvons être écrasés! Et qui pourra exterminer notre immortalité, notre haine irrévocable et mutuelle? Il pourra, à titre de vainqueur, appeler le vaincu génie du mal; mais quel sera donc le bien qu'il prétend donner? Si j'étais le vainqueur, ses œuvres seraient jugées les seules mauvaises. Et vous, mortels, à peine nés, quels dons avez-vous reçus de lui dans votre misérable monde?

CAÏN

Ils sont faibles, et quelques-uns bien amers.

LUCIFER

Redescends donc avec moi sur cette terre; retourne éprouver le reste des faveurs que toi et les tiens devez au ciel. Les choses sont bonnes ou mauvaises dans leur essence, et non pas d'après le nom de celui qui les répand. S'il vous donne le bien, – appelez le principe du bien; si le mal découle de lui, apprenez à ne pas m'en rendre responsable, avant de savoir mieux sa véritable source. Ce n'est pas aux paroles des anges eux-mêmes qu'il faut croire, c'est aux fruits de votre existence, tels que vous les savourez. La pomme fatale vous a fait un don précieux, – celui de la raison. – Que des menaces tyranniques ne l'écrasent point, et ne vous réduisent pas à croire aveuglément, en dépit de vos sens extérieurs et de vos sentimens intimes: – examinez et souffrez, – créez-vous un monde intérieur dans votre propre sein, où viendront expirer les impressions du dehors. C'est ainsi que vous vous rapprocherez le plus de la nature des esprits et que vous parviendrez à triompher de votre enveloppe grossière.

(Ils disparaissent.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.