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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 6

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SCÈNE IV
(Palais d'Arimane. – Arimane, entouré des Esprits, est assis sur un globe de feu qui lui sert de trône.)
HYMNE DES ESPRITS

Salut à notre maître! – Prince de la terre et de l'air! – qui marche sur les nues et sur les eaux, – qui tient dans sa main le sceptre des élémens, et les fait, à sa volonté, rentrer dans le chaos! Il souffle-et la tempête bouleverse la mer; il parle-et la nue répond à sa voix par le tonnerre; il regarde, – à son regard, s'enfuient les rayons du soleil; il se meut, – un tremblement remue la terre jusque dans ses fondemens. Sous ses pas jaillissent les volcans; son ombre projette la peste; les comètes annoncent sa marche à travers les cieux enflammés, et sa colère réduit en cendres les planètes; c'est à lui que la guerre offre chaque jour son holocauste, la mort son tribut. Il est la vie, avec toutes ses agonies; il est l'ame de tout ce qui respire.

(Entrent les Destinées et Némésis.)
PREMIÈRE DESTINÉE

Gloire à Arimane! son pouvoir s'accroît de plus en plus sur la terre. – Mes deux sœurs ont exécuté ses ordres; et moi aussi, j'ai rempli mon devoir.

SECONDE DESTINÉE

Gloire à Arimane! Nous qui courbons la tête des hommes, nous venons nous courber devant son trône!

TROISIÈME DESTINÉE

Gloire à Arimane! nous n'attendons qu'un clin-d'œil pour obéir.

NÉMÉSIS

Souverain des souverains! nous sommes à toi, et tous les êtres mortels, plus ou moins, sont à nous. Étendre notre puissance, c'est étendre la tienne, et nos soins, nos veilles y sont incessamment consacrés. Tes derniers commandemens ont été remplis en tout point.

(Entre Manfred.)
UN ESPRIT

Qui se montre ici? Un mortel! – Toi, fatale et hardie créature, prosterne-toi et adore!

SECOND ESPRIT

Je connais ce mortel. – Un magicien puissant, possesseur d'une science redoutée.

TROISIÈME ESPRIT

Prosterne-toi et adore, esclave! Quoi, ne connais-tu pas ton maître et le nôtre? – Tremble et obéis!

TOUS LES ESPRITS

Humilie-toi, humilie ta damnée matière, enfant de la Terre! ou crains notre courroux.

MANFRED

Je sais tout; et encore voyez-vous que je ne fléchis pas le genou.

QUATRIÈME ESPRIT

On saura t'y contraindre.

MANFRED

Ai-je donc besoin de vos leçons? – Que de nuits là-bas, couché sur le sable aride, je me suis prosterné la face contre terre, et j'ai couvert ma tête de cendres, comprenant toute l'étendue de mon humiliation, m'abaissant devant mon inutile désespoir, et fléchissant sous ma propre misère!

CINQUIÈME ESPRIT

Seras-tu si hardi que de refuser à Arimane, assis sur son trône, ce que lui accorde l'univers entier qui ne l'a jamais contemplé dans la terreur de son éclat? A genoux! te dis-je.

MANFRED

Commandez-lui d'abord de s'agenouiller devant l'être qui est au-dessus de lui, devant l'Infini Éternel, – le Créateur qui ne l'avait pas fait pour être adoré: – qu'il se prosterne, et nous nous prosternerons ensemble.

LES ESPRITS

Faut-il écraser ce ver de terre? le déchirer en morceaux?

PREMIÈRE DESTINÉE

Hors d'ici! Retirez-vous! cet homme m'appartient. Prince des pouvoirs invisibles! cet homme ne sort pas d'une race vulgaire; son aspect et sa présence en ces lieux le démontrent assez. Ses tourmens ont été de même nature que les nôtres, éternels. Ses connaissances, sa force et sa puissance, autant que le comporte l'argile qui recouvre l'essence éthérée, se sont élevées plus haut que tout ce que la matière a encore produit. Dévoré d'une soif de science que ressentirent rarement d'autres mortels, il apprit à connaître ce que nous connaissons ici-que le savoir n'est pas le bonheur, que la science n'est autre chose que l'échange d'une ignorance contre une autre espèce d'ignorance. Bien plus-les passions, attributs de la terre et du ciel, dont aucune puissance, aucun être, aucun cœur n'est exempt, depuis le ver misérable jusqu'aux plus nobles créatures, les passions ont traversé son cœur, et si cruellement, que moi, impitoyable, je comprends qu'il soit devenu un objet de pitié. Encore une fois, cet homme m'est soumis et t'appartiendra un jour. – Mais que cela soit, ou non, il n'est dans nos régions aucun esprit doué d'une ame égale à la sienne, aucun qui ait pouvoir sur son ame.

NÉMÉSIS

Que vient-il donc faire ici?

PREMIÈRE DESTINÉE

Lui-même répondra.

MANFRED

Ce que je sais, ce que je puis, quel pouvoir m'amène parmi vous, vous le savez; mais il est un pouvoir supérieur au mien, dont j'attends la réponse pour m'arracher enfin à mes doutes.

NÉMÉSIS

Quelles nouvelles lumières demandes-tu?

MANFRED

Ce n'est pas toi qui me les peux donner. Appelle ici les morts, – je leur réserve mes questions.

NÉMÉSIS

Grand Arimane, ta volonté est-elle que les vœux de ce mortel soient exaucés?

ARIMANE

Oui.

NÉMÉSIS

Quel fantôme faut-il évoquer?

MANFRED

Quelqu'un qui ne fut pas renfermé dans la tombe. – Appelle Astarté.

NÉMÉSIS

Ombre ou esprit! quoi que tu sois, que tu conserves tout ou partie de la forme que tu reçus à ta naissance, de cette forme de terre rendue à la terre, reparais au jour. Revêts-toi de ce que tu avais revêtu; porte ce même cœur, ce même corps arraché à la pâture des vers. Parais! parais! parais! celui qui t'envoya te rappelle aujourd'hui.

(Le fantôme d'Astarté s'élève et se tient au milieu de la foule.)
MANFRED

Serait-ce là la mort? La couleur rougit encore sa joue; mais je ne vois que trop bien que ce n'est pas une couleur vivante; c'est plutôt la teinte d'une étrange maladie, semblable au rouge dont l'automne colore les feuilles mourantes. Est-ce bien elle? Oh! Dieu! elle que je frémirais d'envisager. – Astarté-Non, je ne puis lui parler! – mais commande-lui de parler. – Qu'elle me pardonne ou qu'elle me condamne.

NÉMÉSIS

Par la puissance qui a brisé la tombe qui t'enfermait, parle à celui qui t'a parlé, ou à ceux qui t'ont mandée ici.

MANFRED

Elle garde le silence, et, dans ce silence, est toute ma réponse.

NÉMÉSIS

Là s'arrête mon pouvoir. Prince de l'air! toi seul peux lui ordonner de délier sa voix.

ARIMANE

Esprit! obéis à ce spectre.

NÉMÉSIS

Toujours un obstiné silence! Sans doute qu'elle obéit à d'autres puissances que les nôtres. Mortel! vaine sera ton enquête, et nous sommes joués aussi bien que toi.

MANFRED

Entends-moi! – entends-moi! – Astarté! ma bien-aimée! réponds-moi: j'ai tant souffert! – je souffre tant! – Abaisse tes yeux sur moi! Le tombeau ne t'a pas plus changée que je ne suis changé pour toi. Tu m'aimas trop, trop je t'aimai: nous n'étions pas faits pour nous torturer ainsi l'un l'autre, bien que ce fût un affreux péché que de nous aimer comme nous fîmes. Dis que tu ne me maudis point, – que je dois porter la peine pour nous deux, – que tu seras reçue au nombre des bénis, et que moi, je mourrai. Depuis que tu m'as quitté, les obstacles les plus odieux conspirent pour me rattacher à l'existence, – à une vie qui me fait frissonner si l'immortalité m'assure un avenir semblable au passé. Plus de repos. Je ne sais ni ce que je demande ni ce que je cherche. Je n'ai d'autre sentiment que le sentiment de ce que tu es et de ce que je suis, et je ne voudrais plus qu'entendre encore une fois, avant la mort, le son de ta voix qui jadis était pour moi une si douce musique! – Parle-moi! Je t'ai appelée dans le silence de la nuit; j'ai effrayé les oiseaux endormis sous le feuillage; j'ai réveillé les loups des montagnes; j'ai fait retentir du vain écho de ton nom les cavernes profondes, et tout, dans la nature, me répondait-tout, les hommes et les esprits, – et seule, tu es restée muette. Parle-moi! j'ai suivi la marche des étoiles, cherchant en vain dans le ciel la trace de tes pas. Parle-moi! j'ai erré sur la terre, et n'ai rien trouvé qui te ressemblât. – Parle-moi! vois ces ennemis qui nous entourent-ils ont pitié de mes maux! Leur aspect ne m'épouvante pas, car je ne sens ici que ta présence seule. – Parle-moi! si tu es irritée, que tes paroles soient des paroles de colère-mais que je t'entende encore une fois-une fois de plus-une seule fois! -

LE FANTOME D'ASTARTÉ

Manfred!

MANFRED

Dis, dis-toute ma vie est dans ta voix. – C'est bien ta propre voix!

LE FANTOME D'ASTARTÉ

Manfred! demain finiront tes maux terrestres. Adieu!

MANFRED

Un mot de plus. – M'as-tu pardonné?

LE FANTOME D'ASTARTÉ

Adieu!

MANFRED

Dis, nous retrouverons-nous un jour?

LE FANTOME D'ASTARTÉ

Adieu!

MANFRED

Par grâce, un mot! dis que tu m'aimes!

LE FANTOME D'ASTARTÉ

Manfred! (L'esprit d'Astarté disparaît.)

NÉMÉSIS

Elle est partie, partie sans retour. Ses paroles seront accomplies. Retourne à la terre.

UN ESPRIT

Il est tombé dans une affreuse convulsion, – sort réservé aux mortels qui veulent pénétrer dans des mystères au-dessus de leur nature humaine.

 
UN AUTRE ESPRIT

Pourtant, voyez comme il sait se maîtriser et soumettre ses tortures à sa propre volonté. S'il eût été des nôtres, c'était, n'en doutez pas, un terrible esprit.

NÉMÉSIS

As-tu quelque autre question à adresser à notre puissant maître, ou à nous, ses adorateurs?

MANFRED

Aucune.

NÉMÉSIS

Ainsi donc, adieu pour un tems.

MANFRED

Ah! nous nous reverrons! mais en quel lieu? sur la terre? N'importe où; à ton plaisir. Je me sépare ton débiteur pour la grâce que tu viens de m'accorder. Au revoir, vous tous! (Manfred sort; la toile tombe.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE
(Une salle dans le château de Manfred.)
MANFRED et HERMAN
MANFRED

Quelle heure est-il?

HERMAN

Dans une heure le soleil sera couché. Nous aurons une soirée délicieuse.

MANFRED

Dis-moi, tout est-il disposé dans la tour, ainsi que je l'ai ordonné?

HERMAN

Seigneur, tout est prêt. Voici la clef et le coffre.

MANFRED

Bien, laisse-moi. (Herman sort.)

MANFRED, seul

Il y a en moi un calme-une sérénité que je ne puis m'expliquer, et que je n'avais pas encore goûtés depuis que j'ai fait l'épreuve de la vie. Si je ne savais que la philosophie est la plus grande de nos vanités, le mot le plus vide que le jargon de nos écoles ait jamais fait vibrer à nos oreilles, je croirais, en vérité, avoir découvert le grand secret si cherché, avoir trouvé dans mon ame la pierre philosophale. Cela ne durera pas; mais encore est-il bon d'avoir connu un si doux état, ne fût-ce qu'une seule fois en ma vie. Une sensation nouvelle s'est révélée à moi; elle a élargi le domaine de mes pensées. Je veux en prendre note sur mes tablettes, et constater l'existence d'un semblable sentiment. – Qu'est-ce?

(Herman rentre.)
HERMAN

Seigneur, l'abbé de Saint-Maurice demande à vous être présenté.

(Entre l'abbé de Saint-Maurice.)
L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE

Paix au comte Manfred!

MANFRED

Merci, saint père! sois le bien-venu dans ces murs; ta présence les honore et répand sa bénédiction sur ceux qui les habitent.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE

Comte, plaise au ciel qu'il en soit ainsi! mais je voudrais conférer seul avec toi.

MANFRED

Sors, Herman. Que me veut mon respectable hôte?

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE

Je parlerai sans détour. – Mon âge, mon zèle, l'habit que je porte et mes bonnes intentions m'en donnent le privilège. Nous sommes proches voisins, comte Manfred, et quoique nous nous fréquentions peu, j'ai cru, en cette qualité, pouvoir me présenter ici. D'étranges rumeurs, outrageantes à notre sainte fois, se mêlent à ton nom; à ce noble nom illustré depuis tant de siècles. Puisse celui qui le porte le transmettre dans toute sa pureté.

MANFRED

Poursuis, – j'écoute.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE

On rapporte que tu te livres à l'étude des mystères qui ont été interdits aux recherches de l'homme. On rapporte aussi que tu communiques avec les habitans des sombres retraites, avec ces esprits malins et déchus, qui marchent dans la vallée couverte des ombres de la mort. Je n'ignore pas que tu échanges rarement tes idées avec les autres hommes, comme toi créés par Dieu, et que tu vis dans l'isolement, comme un anachorète. – Plût au ciel que ta solitude fût aussi sainte.

MANFRED

Et qui sont ceux qui parlent de la sorte?

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE

Tous nos frères-les paysans épouvantés-tes propres vassaux, eux-mêmes, qui ne te regardent que d'un œil inquiet. Ta vie est en danger.

MANFRED

Qu'ils la prennent donc!

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE

Je suis venu pour te sauver, et non pour aider à ta perte. – Je ne chercherai même point à pénétrer dans le secret de ton ame. Mais s'il y a quelque vérité dans ce qu'ils disent, fais pénitence, il en est tems encore. Implore la divine miséricorde. Viens te réconcilier avec la véritable Église, et l'Église te réconciliera avec le ciel.

MANFRED

J'entends; mais voici ma réponse: Ce que je fus, ce que je suis, reste un mystère entre le ciel et moi. – Je ne choisirai point un mortel pour médiateur. Ai-je manqué à vos décrets? Prouvez-le, et qu'on me punisse.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE

Mon fils, je ne t'ai point parlé de peines, mais de repentir et de pardon. – Je laisse la pénitence à ton choix. – Pour le pardon, nos institutions saintes et une foi robuste nous ont donné le pouvoir de détourner les hommes du sentier du vice, et de les ramener à des sentimens meilleurs, à des espérances élevées; le reste appartient au ciel: «Toute vengeance est dans mes mains,» a dit le Seigneur. Et c'est en toute humilité que son serviteur répète un mot terrible.

MANFRED

Vieillard! il n'est aucune puissance chez vos prêtres, aucun charme dans la prière, ni dans les diverses formes de purification auxquelles nous soumet la pénitence, ni dans l'humilité, ni dans le jeûne, ni dans les souffrances corporelles, ni, ce qui est plus puissant que tout cela, dans ces tortures intimes d'un profond désespoir, remords sans la crainte de l'enfer et capable à lui seul de faire un enfer du paradis; non, il n'est rien qui puisse arracher à un esprit, jeté hors de ses limites, la conscience de ses propres fautes, la conscience de ses maux, de ses supplices et de cette vengeance qu'il exerce sur lui-même. Ne me parle pas des tourmens éternels; ils n'égaleront pas la justice que s'inflige celui qui a pu lui-même se condamner.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE

Bien, mon fils. Mais tes souffrances se dissiperont, et il leur succédera une douce espérance qui te fera envisager avec calme et certitude le séjour sacré, ouvert à tous les hommes qui l'ont désormais pris pour but, quelque grandes qu'aient été leurs erreurs sur cette terre. Mais aussi, faut-il qu'ils sentent la nécessité de s'en faire absoudre. – Continue. – Tout ce que notre Église peut apprendre te sera enseigné, tous les péchés que nous pourrons remettre te seront remis.

MANFRED

Mourant de sa propre main, pour éviter les tourmens d'une mort publique que lui préparait un sénat jadis son esclave, le sixième empereur de Rome vit s'approcher de lui un soldat qui, pour témoigner sa pitié, voulait officieusement étancher, avec sa robe, le sang qui coulait de la gorge du malheureux prince. Celui-ci le repoussa, et lui dit-il conservait encore de l'empire dans son regard mourant-: «Il est trop tard; – est-ce là ta fidélité?»

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE

Eh bien?

MANFRED

Eh bien! je répondrai avec le Romain-: «Il est trop tard.»

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE

Il ne saurait jamais l'être pour te réconcilier avec ton ame, et ton ame avec le ciel. N'as-tu aucune espérance? Chose étrange en vérité-que ceux qui désespèrent d'en haut se créent ici bas quelque vaine illusion, et qu'ils s'accrochent à cette frêle branche comme les hommes qui se noient.

MANFRED

Oui-mon père! j'ai eu de ces illusions terrestres. Dès ma jeunesse, je ressentais la noble ambition d'agir sur l'esprit de mes semblables, envieux d'éclairer les peuples, et de m'élever-je ne sus jamais où-peut-être pour retomber bientôt; mais tomber comme la cataracte de la montagne, qui, précipitée de sa plus grande hauteur, fait jaillir des colonnes humides qu'elle élève jusqu'au ciel en nuages pluvieux, et descend ensuite dans l'abîme où elle séjourne, fatiguée de sa première énergie. – Mais ce tems est passé, ma pensée s'était méprise.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE

Et pourquoi cela?

MANFRED

Ma nature n'a pu s'apprivoiser; car il faut qu'il apprenne à servir, celui qui veut gouverner, – qu'il flatte, – qu'il supplie, – qu'il épie les occasions et se glisse en tous lieux; il lui faut être un mensonge vivant pour devenir quelque chose de grand parmi les faibles et les chétifs dont se compose la masse des hommes. J'ai dédaigné de me mêler à un troupeau, fût-ce pour être à la tête-même d'une troupe de loups. Le lion vit seul, ainsi suis-je.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE

Qui t'empêchait de vivre et d'agir comme les autres hommes?

MANFRED

Parce que ma nature était ennemie de la vie et pourtant n'étais-je pas né cruel. J'aurais voulu tomber au milieu de la désolation, et non l'engendrer moi-même. – Semblable au simoun solitaire, dont le souffle enflammé passe sur les déserts stériles, où ne croissent ni plantes ni arbustes, et qui se joue sur leurs sables arides et sauvages: il ne cherche pas qui ne vient pas le chercher; mais sa rencontre est mortelle. Tel a été le cours de mon existence; tout ce qui se trouva sur mon chemin a été balayé.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE

Hélas! je commence à craindre que mes prières et mes paroles ne soient vaines. Si jeune encore! et pourtant je voudrais-

MANFRED

Regarde-moi! Il est une race de mortels sur la terre qui, dès le jeune âge, anticipent sur la vieillesse, et meurent avant leur maturité, sans qu'une mort violente soit venue abréger leurs jours. Les uns tombent victimes des plaisirs, – les autres de l'étude; – ceux-ci usés par le travail, – ceux-là par le dégoût; – à d'autres la maladie ou la folie: – et il en est encore dont le cœur se dessèche ou se brise, car c'est là une maladie, sous quelque forme, sous quelque nom qu'elle se décide, qui enlève plus d'hommes qu'il n'y en a d'inscrits sur les listes du Destin. Regarde-moi! car j'ai éprouvé de tous ces maux, dont un seul aurait suffi; et ne t'émerveille plus désormais que je sois ce que je suis, mais bien que j'aie pu exister, et que j'habite encore cette terre.

L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE

Un mot, un mot de plus-

MANFRED

Vieillard! je respecte ton caractère sacré, et révère tes vieux ans; pieuse est ton intention, mais elle sera vaine pour moi. Ma raison n'est pas facile à séduire; aussi pour t'épargner, plus qu'à moi, la perte d'un plus long entretien, – je te laisse. – Adieu.

(Manfred sort.)
L'ABBÉ DE SAINT-MAURICE

C'eût été une noble créature. Quelle énergie! Quel glorieux assemblage de puissans élémens, s'ils eussent été combinés avec sagesse! Mais tel qu'il est, c'est un effrayant chaos, – des lumières et des ténèbres, – l'esprit et la matière, – les passions et la pure intelligence, tout cela se confondant et se combattant sans cesse, en repos ou dans une action destructrice. Il périra; et encore ne doit-il pas périr. Je veux faire une nouvelle tentative, car de telles ames sont dignes de rédemption. Mon devoir m'ordonne de ne rien négliger pour parvenir à un but aussi saint. Je le suivrai, – mais avec prudence, quoique ne le perdant pas de vue.

(L'abbé sort.)
SCÈNE II
(Autre chambre.)
MANFRED et HERMAN
HERMAN

Monseigneur, vous m'avez dit de vous attendre au coucher du soleil; voilà qu'il se plonge derrière la montagne.

MANFRED

Vraiment? Je le veux regarder.

(Manfred s'approche de la fenêtre.)

Sphère glorieuse! Idole des premiers hommes; idole de cette race vigoureuse de géans4, – nés des embrassemens des anges et d'un sexe qui les surpassait en beauté, et qui fit à jamais déchoir les esprits errans dans l'espace. – Glorieuse sphère! Oui, tu fus adorée avant que n'ait été révélé le mystère de ton créateur! Toi, premier ministre du Tout-Puissant, qui, sur le sommet de leurs montagnes, réjouissais les cœurs des bergers chaldéens, et recevais leurs prières! Toi, dieu matériel, reflet de l'Inconnu, qui t'a engendré pour être son ombre ici bas! Toi, la plus noble planète, centre de plusieurs autres planètes! C'est toi qui prolonges la durée de notre terre, qui vivifies les corps et les ames de ceux qu'échauffe la douce chaleur de tes rayons! Roi des saisons! Roi des climats et des créatures vivantes! De loin ou de près, nous recevons une teinte de ta splendeur, soit en nous, soit hors de nous. Que tu surgisses au matin, que tu brilles sur nos têtes, que tu te replonges dans l'océan, c'est toujours dans l'éclat de ta gloire! Adieu! Je ne dois plus te revoir. Mon premier regard d'amour et d'admiration fut pour toi; reçois donc mon dernier regard. Tu ne brilleras plus sur celui pour qui l'existence et ta chaleur ont été un don empoisonné. Il est parti: je le suivrai.

 
(Manfred sort.)
4De cette race vigoureuse de géans, nés des embrassemens des anges. «Les fils de Dieu virent les filles des hommes et les trouvèrent belles.» «Il y avait, en ces jours-là, des géans sur la terre; et par la suite, quand les fils de Dieu se furent rapprochés des filles des hommes, et que celles-ci eurent eu des enfans d'eux, ces mêmes enfans devinrent des hommes puissans, des hommes qui jouirent autrefois d'un grand renom.» (Genèse, chap. vi, versets 2 et 4.)