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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 6

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ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE
(Une chaumière des Alpes de Berne.)
MANFRED et le CHASSEUR DE CHAMOIS
LE CHASSEUR DE CHAMOIS

Non, non, – reste encore, – tu n'es pas en état de partir de quelques heures au moins. Ton esprit et ton corps se refusent un secours réciproque. Quand tu te trouveras mieux, je te conduirai. – Mais où allons-nous?

MANFRED

Il n'importe: je connais parfaitement ma route, et n'ai désormais plus besoin de guide.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS

Tes habits, ta démarche annoncent un homme de haut lignage; sans doute un de ces nombreux seigneurs dont les rochers fortifiés dominent nos humbles vallons. – Quel est le château qui te reconnaît pour maître? Pour moi, je n'en connais guère que les enceintes extérieures. Mes affaires m'y conduisent rarement; et c'est alors pour m'asseoir aux vastes foyers de vos vieilles salles, devisant avec vos vassaux. Mais les sentiers qui mènent de nos montagnes aux portes de vos châteaux, je les connais depuis mon enfance. – Dis-moi, quel est le tien?

MANFRED

Assez.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS

C'est bien, pardonne à ma curiosité. Mais, au nom du ciel, montre-toi de meilleure compagnie. Tiens, goûte mon vin: il est vieux, et plus d'une fois il m'a réchauffé le sang dans nos glaciers; il pourra aussi réchauffer le tien. – Allons, fais-moi raison.

MANFRED

Loin de moi! loin de moi! il y a du sang sur les bords! ne le verrai-je jamais disparaître?.. la terre ne boira-t-elle jamais ce sang?

LE CHASSEUR DE CHAMOIS

A qui en as-tu? tu es hors de sens.

MANFRED

Du sang, te dis-je, – mon propre sang! la pure source qui coula dans les veines de mes pères et dans les miennes, alors que nous étions jeunes, que nous avions un cœur, que nous nous aimions comme jamais nous n'eussions dû nous aimer, et ce sang fut versé! mais il s'élève de la terre et va teindre les nuages qui me ferment l'accès des cieux, des cieux où tu n'es pas, – dont je suis éternellement repoussé.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS

Homme aux étranges paroles! quel crime, t'égarant l'esprit, te poursuit ainsi de vains fantômes? Mais si grandes que soient tes craintes et les souffrances que tu endures, sache qu'il est pour toi un recours puissant, – les consolations de l'église et la patience, ce don du ciel. -

MANFRED

La patience, toujours la patience! Laisse-moi: – ce mot a été inventé pour les bêtes de somme et non pour les oiseaux de proie. Répète-le aux créatures faites de ta même poussière; pour moi, je suis d'un autre ordre.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS

Le ciel en soit loué! je ne changerais pas avec toi, m'offrît-on l'impérissable gloire de notre Guillaume Tell. Mais quelque violent que soit ton mal, il faut le supporter, et toutes tes plaintes ne te seront d'aucun secours.

MANFRED

Ne le supporté-je pas? – Regarde-moi, – je vis.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS

Ta vie est une convulsion, et non la vie d'un homme en santé.

MANFRED

Je te le dis, homme! j'ai vécu beaucoup d'années, beaucoup de longues années qui ne sont rien comparées à celles qui me restent encore; à des siècles-des siècles-l'espace et l'éternité-la conscience de l'existence et une soif brûlante de la mort, soif que rien n'apaisera.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS

Pourtant, à peine si ton front annonce l'âge mûr. Je serais de beaucoup ton aîné.

MANFRED

Penses-tu donc que l'existence dépende du tems? sans doute elle en dépend, mais nos actions en sont les époques. Les miennes ont rendu pour moi les jours et les nuits impérissables, éternels, innombrables comme les innombrables atômes des sables de la mer. Elles ont fait de ma vie un désert froid et aride, où se brisent les vagues déchaînées, mais où rien ne séjourne, rien, si ce n'est les cadavres, les débris du naufrage, les roches et les algues amères.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS

Hélas! il est fou-encore ne puis-je l'abandonner à lui-même.

MANFRED

Plût au ciel que je le fusse! les visions qui viennent m'assaillir ne seraient alors qu'un rêve désordonné.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS

Que vois-tu ou que penses-tu voir?

MANFRED

Moi et toi, – toi, paysan des Alpes, – tes humbles vertus, ton toit hospitalier, ton esprit patient, ton ame pieuse, libre et fière; ton respect pour toi-même, fondé sur des pensées d'innocence; tes jours de santé et tes nuits de sommeil; tes travaux ennoblis par le danger et que ne suit aucun remords; ton espérance d'une vieillesse tranquille, la paix du tombeau; une croix et une guirlande de fleurs qui s'élèveront sur l'herbe sous laquelle tu reposeras, et pour épitaphe l'amour et le souvenir de tes petits-enfans: – c'est-là ce que je vois-et si ensuite je reporte mes regards sur moi-mais il suffit-déjà mon ame était brûlée!

LE CHASSEUR DE CHAMOIS

Et changerais-tu ton sort avec le mien?

MANFRED

Non, mon ami, je ne voudrais pas te faire un aussi funeste présent; je ne voudrais infliger ma destinée à aucun être vivant: moi seul je puis la supporter-si affreuse qu'elle soit-moi, vivant, je puis soutenir ce qu'aucun homme ne serait capable de supposer, même en rêve, sans en mourir d'effroi.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS

Quoi, si pitoyable pour les maux de tes semblables, et le crime aurait noirci ton cœur! Ne parle pas de la sorte. Je ne croirai jamais qu'un homme qui nourrit des sentimens aussi généreux, ait pu assouvir sa vengeance dans le sang de ses ennemis.

MANFRED

Oh! non, non, non! les maux que j'ai causés n'ont atteint que ceux qui m'avaient aimé, ceux que j'ai le plus aimés. Je n'ai jamais écrasé un ennemi, que dans une juste et légitime défense. – Ce sont mes embrassemens qui ont été funestes.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS

Que le ciel te fasse paix! Soulage ton ame par la pénitence; je dirai des prières pour toi.

MANFRED

Elles seront inutiles. Toutefois, je te sais gré de ta commisération. Je m'en vais-il est tems, – adieu! – Tiens, prends cet or et mes remerciemens-n'ajoute rien-c'est un juste salaire-ne me suis pas… je connais le chemin, et je suis hors des pas dangereux de la montagne. – Encore une fois, reste ici; je te l'ordonne. (Manfred sort.)

SCÈNE II
(Une vallée basse dans les Alpes. – Une cataracte.)
MANFRED arrive

Il n'est pas encore midi-les rayons de l'arc-en-ciel1 se courbent en arceaux sur le torrent qu'ils colorent de tous les feux du ciel; la colonne d'eau, tombant perpendiculairement du haut des rochers, se déroule comme une nappe d'argent et jette çà et là ses traînées d'écume bouillonnante. On dirait, agitant sa longue queue, le coursier dont il est parlé dans l'Apocalypse, ce pâle et gigantesque coursier, monté par la mort. Mes yeux seuls, en ce moment, contemplent ce tableau ravissant. Seul dans cette douce solitude, je partage avec l'esprit de la vallée l'hommage que lui rendent ses eaux. – Évoquons-le.

(Manfred prend un peu d'eau dans le creux de sa main et la jette en l'air en murmurant son évocation. Un instant après, la nymphe des Alpes se montre sous l'arc-en-ciel jeté sur le torrent.)

Esprit ravissant! avec ta chevelure de lumière, tes yeux brillans de gloire, avec ces formes que revêtissent les filles de la terre, lorsque, dépouillant leurs charmes terrestres, elles s'élèvent à des formes surhumaines, à l'essence des purs élémens. Les couleurs de la jeunesse-vermeilles comme les joues d'un enfant endormi, bercé sur le sein palpitant de sa mère-vermeilles comme les teintes d'une rose que les derniers feux du jour déposent sur la neige vierge des hauts glaciers, comme si la terre rougissait des embrassemens du ciel; – ces couleurs teignent ton céleste aspect et éclipsent l'éclat de l'arc-en-ciel qui couronne ton front. Esprit ravissant! à travers la sérénité de tes traits où se montre le calme d'une ame qui proclame elle-même son immortalité, je lis que tu pardonneras à un fils de la terre, que daignent parfois visiter les génies mystérieux, que tu lui pardonneras d'avoir osé t'évoquer-t'appeler à lui, et d'arrêter sur toi ses regards.

LA NYMPHE

Enfant de la terre! je te connais et je connais les pouvoirs qui sont à tes mains. Je te connais pour un homme aux pensées profondes, aux actions mauvaises ou bonnes, extrême dans le bien comme dans le mal, voué aux angoisses par ton astre fatal. J'attendais que tu m'appellasses à toi. – Que demandes-tu?

MANFRED

Admirer ta beauté-et rien au-delà. La vue de la terre avait troublé mon esprit: j'allai me réfugier dans ses mystères et je pénétrai jusqu'aux retraites cachées de ceux qui la gouvernent; mais hélas! aucun n'a pu exaucer mes vœux. Je leur demandais ce qu'il était au-dessus de leur puissance de m'accorder: aujourd'hui j'ai cessé de les importuner.

 
LA NYMPHE

Quelle est donc cette demande qui est au-dessus de la puissance des êtres les plus puissans de ceux qui dirigent le monde invisible?

MANFRED

Une prière. – Mais pourquoi la ferais-je de nouveau? ne sera-ce pas en vain?

LA NYMPHE

Je ne sais, parle toujours.

MANFRED

Eh bien! je parlerai. Qu'importe une torture de plus! tu vas connaître mes souffrances. Dès ma plus tendre jeunesse, mon esprit ne sympathisait point avec les ames de mes semblables et je ne contemplais point la terre avec les yeux des hommes. Leur ambition n'était pas la mienne: le but de leur existence n'était non plus le mien. Mes joies, mes peines, mes passions, mon esprit, tout me rendit étranger à eux. Bien que revêtu de la même forme, je ne me sentis pas attiré vers la chair respirante, et refusai de me mêler à toutes les créatures d'argile qui m'entouraient, toutes, – non, il était une parmi elles, – mais attendons.

J'ai dit que je n'avais aucun rapport avec les hommes, aucun avec les humaines pensées. Loin de là; mes joies étaient la solitude, respirer l'air léger des montagnes couvertes de glace, gravir les cimes où les oiseaux n'osent bâtir leur nid, où l'aile des insectes eux-mêmes n'a jamais effleuré un granit dépouillé de verdure; c'était de me plonger dans le torrent, de m'abandonner au tourbillon formé par le brisement des vagues dans les rivières, ou aux flots de l'océan, essayant ainsi mes jeunes forces. J'aimais, durant la nuit, suivre la marche de la lune, les étoiles et leur riche développement, fixer mes yeux sur les feux de la foudre jusqu'à ce qu'ils en fussent éblouis, ou contempler la chute des feuilles pendant les soirées d'automne, alors que les vents font entendre leurs gémissemens. Tels étaient mes passe-tems-toujours seul; et si un de ces êtres, au nombre desquels j'avais honte de me compter, venait à se rencontrer sur mon chemin, je me sentais aussitôt dégradé et ne me retrouvais plus qu'une misérable créature d'argile. Dans mes courses solitaires, je descendis aux caveaux de la mort, espérant surprendre la cause dans son effet; j'arrachai à ces ossemens blanchis, à ces crânes, à ces cendres amoncelées, les raisonnemens les plus réprouvés. C'est alors que durant de longues années, je passai les nuits dans l'étude des sciences qui ne s'enseignent plus et qui ne furent enseignées qu'au tems jadis. Le tems, le travail, des épreuves terribles et cette soumission non moins terrible qui nous donne tout pouvoir sur l'air et sur les esprits qui peuplent l'air, la terre, l'espace et le monde infini, rendirent mes yeux familiers avec l'éternité, comme avaient fait, avant moi, les mages, comme avait fait celui qui, à Gadara, évoqua de leurs retraites humides Eros et Anteros2, ainsi qu'aujourd'hui, je t'appelle à moi; la soif de la science s'accrut avec la science, aussi bien que la puissance et l'ivresse de l'intelligence la plus éclatante; jusqu'à ce que…

LA NYMPHE

Poursuis.

MANFRED

Hélas! je me perds en d'inutiles paroles, me complaisant à rappeler ces vains attributs, plus j'approche du moment où il me faut découvrir la plaie profonde de mon cœur. – Mais plus de détour. Je ne t'ai nommé ni père, ni mère, ni maîtresse, ni ami, ni aucun être, avec lesquels j'eusse resserré les liens de l'humanité: si ces êtres existèrent pour moi, ils ne me furent pas ce qu'ils sont pour les autres. Mais il en était un…

LA NYMPHE

Va, ne crains pas de t'accuser.

MANFRED

Elle me ressemblait de tous traits-ses yeux, sa chevelure, son visage, tout, jusqu'au son de sa voix, disaient-ils, était semblable aux miens, mais adoucis, mais tempérés par la beauté. Comme moi, elle avait ces pensées solitaires et errantes, cette ardeur pour les sciences secrètes et un esprit capable de comprendre l'univers. Mais, plus que moi, elle avait la douce puissance des larmes, du sourire, et de la pitié-puissance qui m'était déniée; elle avait la tendresse-que jamais je ne ressentis que pour elle seule, et l'humilité-qui toujours me fut inconnue. Ses fautes furent les miennes. – Ses vertus n'appartiennent qu'à elle. Je l'aimai et c'est moi qui la mis au tombeau!

LA NYMPHE

Quoi! de ta propre main?

MANFRED

Non de ma main; – mais mon cœur brisa son cœur-ce cœur qui s'attacha au mien et qui en fut desséché. Si j'ai versé du sang, ce n'a pas été le sien. – Et pourtant ce pur sang a coulé, – je l'ai vu et je n'ai pu l'étancher.

LA NYMPHE

Et c'est pour un pareil-pour un être de cette race que tu méprises, et au-dessus de laquelle tu veux t'élever, pour te mêler à nous et à notre race, que tu mets en oubli les précieux dons de nos sciences, que tu te rejettes dans les basses et lâches passions de l'humanité! loin de moi!

MANFRED

Fille de l'air! je le dis: depuis cette heure fatale-mais les paroles ne sont que des paroles. – Contemple-moi dans mon sommeil, dans mes veilles. – Viens t'asseoir à mes côtés! tu verras ma solitude, ma solitude peuplée par les furies; – tu me verras, durant la nuit jusqu'au retour du jour, grincer des dents, et me maudire encore jusqu'au coucher du soleil. – J'ai demandé, comme une bénédiction, de devenir insensé, et la folie m'a été refusée. J'ai affronté la mort, – mais dans la lutte des élémens les vagues me soutenaient au lieu de m'engloutir et j'ai dû traverser, sain et sauf, les plus affreux dangers. Sans doute que la main glacée d'un impitoyable génie me tenait suspendu par un cheveu, mais par un cheveu qu'aucun effort ne pouvait rompre. Vainement, je plongeai mon âme-jadis une source inépuisable de création-dans toutes les rêveries enfantées par l'imagination; toujours, toujours semblable au reflux de la vague, elle était repoussée dans le gouffre profond de mes pensées. Vainement je me mêlai à l'humaine espèce-je cherchais l'oubli de mes maux là où il ne se peut trouver. Dès-lors, tout ce que j'avais appris, mes sciences, mes longues recherches dans les secrets d'un art surnaturel, ne devinrent plus que des connaissances mortelles, et je vécus dans le désespoir-et je vis-et je vivrai toujours!

LA NYMPHE

Peut-être puis-je venir à ton aide.

MANFRED

Pour avoir cette puissance, il te faudrait réveiller les morts, ou me laisser descendre parmi eux. – Fais-le-de quelque manière que ce soit, à quelque heure que tu choisisses. – Si c'est avec de nouvelles tortures-au moins seront-elles les dernières.

LA NYMPHE

Non; tel n'est point mon pouvoir. Mais veux-tu me jurer obéissance, jurer de te soumettre à ma volonté? tes vœux seront peut-être exaucés.

MANFRED

Jurer! obéir! Et à qui? aux esprits que je conjure! Moi, devenir l'esclave de ceux qui m'ont servi! – jamais!

LA NYMPHE

Est-ce tout? n'as-tu pas de plus douce réponse? Réfléchis encore avant de repousser ma demande.

MANFRED

J'ai dit.

LA NYMPHE

Assez!.. Je puis donc me retirer… parle!

MANFRED

Retire-toi! (La nymphe disparaît.)

MANFRED, seul

Nous, jouet du tems et de nos propres terreurs! Les jours nous emportent et fuient eux-mêmes loin de nous. Et pourtant nous vivons, accablés sous le poids de notre vie et redoutant sans cesse la mort. – Aussi long-tems que pèse sur nous ce joug détesté, ce joug qui oppresse notre cœur-que font seuls palpiter les angoisses ou des plaisirs menteurs; – aussi long-tems que durent ces jours de passé et d'avenir (car il n'est pas de présent pour la vie), qui pourrait dire s'il en est un, un seul où l'ame n'ait cessé d'appeler la mort et dont elle n'ait fui aussitôt l'approche, de même que l'on tremble de se plonger dans une onde glacée, bien que le frisson ne doive se faire sentir qu'un moment? Toutefois mes sciences me laissent encore une ressource. – Je puis évoquer les morts et savoir d'eux ce que nous avons un jour à craindre. Rien que le néant du tombeau, diront-ils-et s'ils ne répondaient pas! – Mais le prophète sortit de la tombe pour répondre à la sorcière d'Eudor; le monarque de Sparte connut ses destinées de l'esprit ressuscité de la vierge Byzantine. Il avait immolé celle qu'il aimait, dans l'ignorance du crime qu'il commettait, et il mourut sans avoir obtenu son pardon. En vain il adressa des prières à Jupiter phrygien; en vain les magiciens d'Arcadie évoquèrent l'ombre irritée et la supplièrent de dépouiller sa colère ou de fixer un terme à sa vengeance; – il n'obtint qu'une réponse vague et obscure, mais qui bientôt s'expliqua pour lui3.

Si jamais je n'étais venu au monde, ce que j'aime vivrait encore; si jamais je n'avais aimé, ce que j'aime vivrait encore dans tout l'éclat de sa beauté, de son bonheur, et répandant la joie sur les autres. Qu'est-elle devenue? qu'est-elle aujourd'hui? – la victime expiatoire de mes péchés, – quelque chose que je n'ose imaginer, – ou du néant. Dans peu d'heures, je connaîtrai ce que j'appréhende et brûle de connaître. Jusqu'ici, je n'avais jamais frémi d'arrêter mes regards sur un esprit, mauvais ou bon, – et voilà que je tremble et qu'un étrange frisson vient saisir mon cœur. Mais l'action ne manquera pas à ce que j'abhorre le plus; je saurai braver toutes craintes mortelles. – La nuit approche. (Il sort.)

SCÈNE III
(Le sommet du mont Jungfrau.)
Entre LA PREMIÈRE DESTINÉE

La lune se lève, large, ronde, éclatante. Ici, sur les neiges que n'a jamais foulées le pied d'un vulgaire mortel, nous marchons de nuit, sans laisser la moindre trace de nos pas; sur cette mer sauvage, sur l'océan resplendissant des montagnes glacées, nous effleurons les brisans raboteux qui semblent l'écume des flots agités par la tempête, que le froid aurait subitement saisie, – image morte de l'abîme des eaux. Ce pinacle fantastique, – ouvrage de quelque tremblement de terre, – où s'arrêtent les nuages pour se reposer des fatigues de leur course, a été consacré à nos ébats, à nos veilles; c'est ici que je dois attendre mes soeurs, pour nous acheminer ensemble vers le palais d'Arimane, car, cette nuit, se célébrera notre grande fête. – Chose étrange qu'elles n'arrivent point!

UNE VOIX, au dehors, chantant

L'usurpateur captif, jeté en bas du trône, languissait enseveli dans la torpeur, oublié et solitaire. J'ai secoué son sommeil, brisé sa chaîne, je lui ai rendu ses troupes, et voilà encore une fois le tyran debout. Le sang d'un million d'hommes, la ruine d'une nation seront le prix de mes peines-puis sa fuite, et de rechef le désespoir!

SECONDE VOIX, au dehors

Le vaisseau volait, le vaisseau volait vite; mais je n'ai pas laissé une voile, je n'ai pas laissé un mât. Il ne reste plus une planche de ses flancs ou du pont, pas un pauvre diable pour pleurer sur le naufrage. Si! – il en est un que j'ai sauvé, le prenant aux cheveux pendant qu'il nageait, et celui-là était digne de ma pitié, – un traître à terre, un pirate sur mer. – Il acquittera sa dette par de nouveaux crimes.

LA PREMIÈRE DESTINÉE, répondant

La cité reposait, plongée dans le sommeil; au matin, elle s'est éveillée pour pleurer sur elle-même. Soudainement, sans bruit, la noire peste avait passé sur ses tours. Des milliers d'hommes ont péri, des milliers périront. – Le vivant fuit l'approche du malade qu'il chérissait; mais il fuit en vain: rien ne le sauvera de l'atteinte mortelle. La tristesse, les angoisses, le mal, la terreur enveloppent toute une population. – Heureux sont les morts qui échappent à cette scène de désolation! Et cette œuvre d'une nuit-cette ruine d'un royaume-ce travail de mes mains, combien de fois, dans les siècles, ne l'ai-je pas renouvelé! combien ne le renouvellerai-je pas encore!

 
(Entrent la seconde et la troisième Destinée.)
LES TROIS DESTINÉES

Nos mains tiennent enfermés les cœurs des hommes, et leurs tombeaux sont nos marche-pieds. Ces esclaves ne reçoivent de nous le souffle de l'ame que pour nous le rendre aussitôt.

LA PREMIÈRE DESTINÉE

Bien-venues! – Où est Némésis?

LA SECONDE DESTINÉE

Occupée à quelque grand travail; mais j'ignore lequel, car moi-même j'ai les mains pleines.

LA TROISIÈME DESTINÉE

Vois; elle vient.

(Entre Némésis.)
LA PREMIÈRE DESTINÉE

Dis, où as-tu été? Mes sœurs et toi, vous arrivez tard, cette nuit-ci.

NÉMÉSIS

Relever des trônes abattus; marier entre eux des insensés; rétablir des dynasties; venger des hommes de leurs ennemis, puis les faire repentir de leur vengeance; frapper les sages de folie: tel vient d'être mon travail. J'ai tiré de la poussière les nouveaux oracles qui doivent aujourd'hui régir le monde, car les anciens avaient passé de mode, et les mortels osaient déjà les peser à leur propre valeur, mettre les rois dans la balance et parler de liberté, ce fruit à jamais défendu… Partons! l'heure est sonnée… montons sur nos nuages. (Elles sortent.)

1Les rayons de l'arc-en-ciel se courbent en arceaux, etc. Cet effet est produit par les rayons du soleil sur la partie inférieure des torrens des Alpes. On dirait absolument un arc-en-ciel, et si rapproché de la terre, que l'on pourrait se promener sous sa voûte. Il se dissipe ordinairement vers midi.
2Celui qui, à Gadara, évoqua, de leurs retraites humides, Éros et Antéros. Le philosophe Jamblicus. L'histoire de l'évocation d'Éros et d'Antéros se peut lire dans la vie écrite par Eunapius. Cette histoire est très-bien racontée.
3Il n'obtint qu'une réponse vague et obscure, mais qui bientôt s'expliqua pour lui. L'histoire de Pausanias, roi de Sparte (qui commandait les Grecs à la bataille de Platée, et qui fut mis à mort plus tard, pour avoir voulu trahir les Lacédémoniens), et de Cléonice, est rapportée par Plutarque dans la vie de Cimon. Pausanias le sophiste en parle aussi dans sa description de la Grèce.