Voici le matin; mais il est sombre et couvert. Où fuit la silencieuse alouette? Où s'est retiré le soleil nébuleux? Est-ce bien là le jour? Le regard de la nature semble planer avec tristesse sur la cité noble et sacrée; mais au dehors frémit un tocsin qui doit émouvoir les saints renfermés dans l'enceinte, et ranimer les cendres héroïques éparses autour des jaunes ondes du Tibre. Réveille-toi, génie des sept montagnes, avant que tes bases ne soient ébranlées!
Entendez-vous le bruit pressé des pas? Mars conduit chaque ébranlement! Les pieds se meuvent d'un commun accord comme les marées sous l'influence lunaire. Ils courent à la mort avec la régularité des eaux roulantes, alors que les vagues, s'élevant au-dessus des puissantes digues sans que leur ordre soit troublé, viennent se briser les unes après les autres. Entendez-vous le froissement des armures? Baissez vos regards sur chaque guerrier; comme son œil ardent menace ces remparts! Considérez chacun des degrés de chaque échelle, semblable aux raies qui sillonnent le corps d'une sinistre couleuvre.
Considérez ces murs, hérissés sans intervalle de redoutables défenses. Tout à l'entour, de loin et de près, s'entrouvre la noire bouche des canons; brille le fer des lances, brûlent des mèches, se chargent les mousquets, et le tout pour vomir bientôt la mort. Tous les vieux instrumens de carnage, réunis à ce que l'industrie des hommes a nouvellement découvert, sont ici disposés comme un innombrable troupeau de sauterelles. Ombre de Rémus! ce jour sera terrible comme celui du crime de ton frère. Les chrétiens viennent combattre contre le temple du Christ: lui faudra-t-il subir la même destinée que toi?
Près, – près, plus près encore! Tel le tremblement de terre ébranle les montagnes, d'abord par une secousse légère et sourde comme les premiers sillonnemens de l'onde; ensuite avec un fracas terrible et prolongé, jusqu'à ce que les rochers soient réduits en poussière; ainsi se précipite en avant l'armée! Illustres guerriers, héros dont le renom vit encore; ombres éternelles, premières fleurs des sanglantes, prairies qui entourent Rome, Rome la mère d'un peuple unique! ne sortirez-vous pas de votre assoupissement, quand les nations, dans leurs querelles, vont traîner la charrue sur vos lauriers! Mais vous qui avez pleuré sur le bûcher de Carthage, ne versez pas de larmes; applaudissez! Rome pleure à son tour34.
En avant se précipitent les nations diverses! La famine depuis long-tems remplace leurs denrées; la haine et la faim dans le cœur, ils se poussent devers les murailles comme une troupe de loups, et plus terribles encore. Ah! ville de gloire, vas-tu donc devenir un objet de pitié! Il faut tous, Romains, combattre comme vos pères! Comparé aux noirs bandits de Bourbon, Alaric était un vainqueur miséricordieux. Lève-toi, cité éternelle! lève-toi! Porte de tes mains, la flamme sous tes portiques, plutôt que de laisser ces infâmes ennemis souiller de leur présence le dernier de tes foyers.
Oh! voyez-vous ce spectre ensanglanté! Pour les fils d'Ilion, il n'est plus d'Hector; les enfans de Priam aimaient leur frère; et le fondateur de Rome méconnut sa mère, quand, par un crime que rien ne dut expier, il plongea le fer dans le cœur de son frère jumeau. Voyez l'ombre gigantesque se prolonger haute et large sur les remparts! Quand il traversa pour la première fois tes fossés, tu entrevis, ô Rome naissante, le jour de ta ruine. Vainement aujourd'hui t'éleverais-tu dans les airs à l'égal de Babel, tu n'arrêterais pas ses pas; et du haut de ton plus superbe dôme, voici déjà Rémus qui réclame de toi vengeance.
Voilà qu'ils te franchissent dans leur fureur, merveille du monde! Le feu, la fumée, la clameur infernale t'environnent! la mort se fait jour à travers et sous tes murs. Le fer commence à froisser un autre fer; plus bas l'échelle gémit, étincelante sous une charge d'acier qui s'écroule à ses pieds au milieu de mille blasphêmes. De rechef, chaque guerrier immolé est soudain remplacé par un autre; le sang mélangé de l'Europe abreuve tes fossés. Tes murs peuvent s'écrouler, ô Rome, mais tes champs doivent se réjouir de l'engrais qu'on leur prodigue. Mais hélas! ô Rome, tes foyers! – silence! En proie même à tant d'angoisses, tu combats encore comme jadis tu avais coutume de vaincre.
Pénates antiques, un effort de plus! n'abandonnez pas à la cruelle Até vos fumans foyers. Un effort de plus, ombres de héros! ne cédez pas ainsi à des Nérons étrangers. L'impie qui tua sa mère et répandit le sang de Rome était du moins votre concitoyen; c'était un Romain qui donnait aux Romains des fers, – et Brennus ne put vous livrer à ses barbares. – Encore un effort, ames des saints et des martyrs: levez-vous! vos titres sont les plus respectables. Puissantes divinités, voilà vos temples écroulés et toujours imposans, même dans leurs débris. Fondateurs glorieux de ces autels du Christ et de la vérité, frappez ceux qui vous menacent. Tibre, que tes torrens attestent l'horreur dont la nature même est saisie. Que chaque cœur entr'ouvert, mais palpitant encore, se retourne comme le lion mortellement frappé. Rome! sois convertie en une tombe immense; mais sois jusqu'au dernier moment la Rome des Romains!
Arrêtez, Arnold, je suis devant.
Non pas, monseigneur.
Arrêtez, monsieur, je l'exige. Suivez-moi! Je suis fier d'un tel compagnon; mais je ne veux pas ici de guide. (Il plante son échelle et commence à monter.) Allons, mes enfans, en avant! (Il est frappé et tombe.)
Et de lui!
Puissances éternelles! comment soutenir le courage de l'armée? – Mais vengeance! vengeance!
Ce n'est rien. Donnez-moi votre main. (Il prend la main d'Arnold et se relève; mais en mettant le pied sur l'échelle il retombe encore.) Arnold, je suis perdu. Cachez mon sort, – tout ira bien; – mais cachez-le; jetez mon manteau sur ce qui sera dans peu de la poussière; il ne faut pas que les soldats voient cela35.
Il faut vous emporter; j'ai besoin de l'aide de-
Non, mon brave ami, la mort plane sur moi. Mais une vie! qu'est-ce que cela? L'ame de Bourbon vous guidera encore; ayez soin seulement de leur laisser ignorer que je ne sois plus qu'un cadavre; et quand ils n'auront plus d'ennemis devant eux, vous ferez ce qu'il vous plaira.
Votre altesse ne voudrait-elle pas baiser la croix? Nous n'avons pas ici de prêtre; mais le pommeau de cette épée peut vous en servir: – il en a bien servi pour Bayard36.
Méchant valet! oses-tu bien le nommer en ce moment! mais je l'ai mérité.
Vilain, ne parlez pas davantage.
Comment! voilà qu'un chrétien meurt, et je ne pourrais lui offrir un chrétien vade in pace?
Silence! Les voilà donc glacés ces yeux qui pouvaient regarder le monde entier, sans voir rien de comparable à eux!
Arnold, si jamais tu voyais la France, – mais hâte-toi, l'assaut devient plus vif, – une heure de plus, une minute, et je mourrais dans l'intérieur de la ville. Éloignez-vous, Arnold, loin d'ici! vous perdez du tems, ils vont gagner Rome sans vous.
Et sans vous!
Non, non, je les conduirai encore en esprit. Couvre mon cadavre, et ne dis pas que j'aie cessé de respirer. Adieu! sois vainqueur!
Mais, dois-je vous laisser ainsi?
Il le faut, – Adieu! nos gens gagnent de l'avance.
Allons, comte, à l'ouvrage.
Il est vrai, je pleurerai ensuite. (Arnold couvre d'un manteau le corps de Bourbon, puis il s'écrie en montant à l'échelle.) Bourbon, Bourbon! Sus, enfans, Rome est à nous!
Bonsoir, seigneur connétable; tu as été un homme. (César suit Arnold, ils atteignent les créneaux; Arnold et César sont renversés.) Aimable culbute! Votre seigneurie serait-elle blessée?
Non. (Il remonte à l'échelle.)
Voilà un bon limier, une fois qu'il est échauffé! et ce n'est pas là un jeu d'enfant. Voyez comme il frappe! Sa main touche encore aux créneaux; il s'y cramponne comme si c'était un autel; il y met le pied et-qu'y a-t-il ici, un Romain? (Ici un homme tombe.) C'est le premier oiseau de la couvée! Il est tombé sur le bord de son nid. Qu'y a-t-il donc, camarade?
Une goutte d'eau!
Nous n'avons, d'ici au Tibre, d'autre liquide que du sang.
Je meurs pour Rome. (Il expire.)
C'est comme Bourbon; mais dans un autre sens. Voilà ces grands hommes! voilà leurs immortels motifs! Mais je dois être au jeune dépôt qui m'est confié; il est sans doute maintenant dans le Forum. A la charge!
Je ne puis trouver mon héros; il est perdu dans la foule héroïque qui maintenant est à la poursuite des fuyards, ou se bat contre les désespérés. Qu'avons-nous ici? un ou deux cardinaux, qui ne semblent pas fort curieux du martyre. Quelle agilité dans ces vieilles jambes rouges! Ils auraient bien fait de quitter leurs chausses, comme ils ont ôté leurs chapeaux; ils cesseraient d'être pour les pillards un point de mire. Laissons-les fuir, les ruisseaux de sang ne tacheront pas du moins leurs bas: ils sont de la même couleur.
Le voici escorté des deux frères, – le sang et la gloire. Holà! arrêtez, comte.
En avant! il ne faut pas qu'ils se rallient.
Je te le dis, ne sois pas trop emporté; il faut, pour l'ennemi fuyant, un pont d'or. Je t'ai donné la beauté du corps et l'exemption de plusieurs maladies corporelles, mais non mentales; je n'en avais pas le pouvoir. Tout en te donnant la forme du fils de Thétis, je ne t'ai pas plongé dans le Styx et je ne garantirais pas mieux contre l'ennemi ton cœur chevaleresque que ne le fut le talon d'Achille. Ainsi donc, de la prudence; et n'oublie pas que tu es encore un mortel.
Et qui, avec un peu d'ame, songerait à combattre, s'il était invulnérable! Beau plaisir! Penses-tu que je m'attacherai au lièvre quand j'entendrai rugir les lions?
Voilà bien un échantillon de l'humanité! Son sang est échauffé; il serait bon, pour calmer sa fièvre, qu'on lui en tirât quelque peu.
Rends-toi, esclave, je te ferai quartier.
Cela est bientôt dit.
Et fait: on connaît ma loyauté.
On connaîtra mes actions.
Comment, Arnold! arrête-toi, tu as affaire à un célèbre artiste, à un sculpteur habile, et qui sait parfaitement manier l'épée et le poignard. Il l'emporte sur toi, mon cher mousquetaire. C'est lui qui fit tomber Bourbon du haut des remparts.
Oui, serait-il vrai? Il aura donc travaillé à son monument.
Je pourrais cependant en tailler pour de plus vaillans que vous.
Bien parler, mon homme de marbre! Benvenuto, tu as du talent dans les deux parties, et celui qui tuera Cellini aura fait un ouvrage aussi difficile que ceux que tu fis jamais avec les blocs de Carrare.
Comment vas-tu? C'est là, je pense, un avant-goût des sanglans festins de Bellone?
C'est une égratignure; donne-moi ton écharpe, il ne m'échappera pas.
Où est le coup?
Dans l'épaule; ce n'est pas le bras de l'épée, – et cela suffit. J'ai soif: si j'avais un casque d'eau!
C'est en ce moment un liquide fort recherché; on n'en trouve pas aisément.
Ma soif augmente, mais je connais un moyen de l'éteindre.
Elle, ou toi-même?
La chance est la même; je m'en rapporte aux dés. Mais je perds mon tems à babiller; hâte-toi, je te prie. (César lui met son écharpe.) Et toi, pourquoi tant d'insouciance? Ne veux-tu pas frapper aussi?
Vos anciens philosophes regardaient le genre humain en spectateurs des jeux olympiques. Si je trouvais un prix digne d'être disputé, je pourrais me montrer tel que Milon lui-même.
Oui, quand il se prit dans le chêne.
J'affronterais une forêt, si je le trouvais bon. Je combats contre les masses, ou pas du tout. En attendant, poursuis ton divertissement comme moi le mien: je n'ai qu'a regarder, puisque mes ouvriers coupent gratuitement ma moisson.
Exécrable démon! toujours le même.
Et toi, toujours homme.
Comment? je ne veux que me montrer tel.
Oui, tel que sont les hommes.
Que veux-tu dire?
Que tu sens et que tu vois.
Main-basse sur eux, camarades! Prenez-moi ces lampes; ouvrez jusqu'à l'échine cette tête chauve et tonsurée! il a un rosaire d'or!
Vengeance! vengeance! Frappons d'abord, nous pillerons après; – c'est la demeure de l'Ante-Christ.
Comment donc, schismatique! et que prétends-tu?
Au saint nom du Christ, détruire le superbe Ante-Christ! Je suis chrétien.
Oui, un disciple qui forcerait le fondateur lui-même à renier sa doctrine, s'il voyait quels sont ses prosélytes. Songe plutôt au pillage.
C'est le diable, vous dis-je.
Chut! ne révèle pas ce secret; il ne manquerait pas de te reconnaître pour être à lui.
Pourquoi le protéges-tu? Je le répète, c'est le diable, ou du moins le vicaire du diable sur la terre.
C'est précisément pour cela: pourquoi chercher querelle à ses meilleurs amis? Vous feriez mieux de vous tenir en repos; son heure n'est pas encore venue.
C'est ce que l'on va voir.
Je vous l'ai dit.
Est-ce que vous ne me vengerez pas?
Moi? non. Vous le savez, la vengeance appartient au Seigneur; et vous voyez bien qu'il n'aime pas qu'on empiète sur lui.
Ah! du moins si je l'avais tué, j'irais dans le ciel, environné d'une éternelle gloire! Oh! mon Dieu! pardonne à la faiblesse d'un bras qui ne l'a pu atteindre, et reçois dans ta miséricorde ton serviteur! C'est encore un illustre triomphe; la superbe Babylone n'est plus; la prostituée des sept montagnes a changé sa robe de pourpre contre des cilices et des cendres.
Oui, et les tiennes parmi les autres. Bien fait, vieille Babel!
Oui, c'est là se battre avec gloire! Allons, prêtres! allons, soldats! Comme ils y vont de la voix et du geste! Je n'ai pas vu de pantomime plus comique depuis la prise de la Juiverie par Titus. Mais c'était alors le tour des Romains, aujourd'hui c'est celui de leurs ennemis.
Il s'est échappé; suivons-le.
Ils ont barré l'étroit passage; il est obstrué de morts jusqu'à la porte.
Je suis ravi qu'il ait échappé, et il doit bien, en partie, m'en rendre grâces. Je ne voudrais pas que l'on abolît ses bulles; – ce serait perdre la moitié de notre empire, et ces indulgences exigent un peu de retour. – Non, non, il ne faut pas qu'il tombe; d'ailleurs son évasion peut être la matière d'un miracle futur, et comme telle fortifier la preuve de son infaillibilité. (S'adressant aux soldats espagnols.) Eh bien! coupe-gorges, pourquoi vous arrêtez-vous? Si vous ne vous pressez pas, vous ne trouverez plus un seul pieux grain d'or! Et vous donc, catholiques, retournerez-vous sans une seule relique d'un pareil pélerinage? Les luthériens eux-mêmes ont une dévotion plus sincère. Voyez comme ils dévalisent les châsses!
Par saint Pierre! il dit vrai; les hérétiques emporteront la meilleure part.
Ce serait une honte! Allons, allons, aidez-les dans leur acte de piété.
Les voilà partis, et d'autres reviennent; ainsi coule vague sur vague ce que ces malheureuses créatures appellent l'éternité. Elles pensent être les brisans de cet océan, tandis qu'elles ne sont que de légères bulles, engendrées par son écume. Maintenant autre chose.
Elle est à moi.
Vous mentez; je l'ai troquée le premier; elle serait la nièce du pape que je ne la céderais pas.
Cessez vos réclamations; les miennes sont les meilleures.
Monstre infernal, vous ne me toucherez pas vivante!
Vivante ou morte.
Respectez votre Dieu.
Oui, quand il est en or, ma belle; c'est vôtre dot que vous serrez.
Oh! grand Dieu!
Ah! maintenant vous le reconnaissez.
J'ai la tête cassée. Camarades! au secours! je n'y vois plus.
Tuez-la, quand elle aurait mille vies: elle a assassiné notre camarade.
Mort désirable! Vous n'avez pas de vie à accorder que le dernier des hommes ne puisse ravir. Grand Dieu! par ton fils qui nous a rachetés, par la mère de ton fils, reçois-moi telle que je voudrais paraître à tes yeux, digne d'elle, de lui et de toi!
Que vois-je! Maudites bêtes féroces, arrêtez.
Ah! ah! ah! voilà la justice; ces dogues ont les mêmes droits que lui. Mais voyons comment cela finira.
Comte, elle a tué notre camarade.
Avec quelle arme?
Avec la croix sous laquelle il est tombé; regardez-le couché là, plutôt comme un ver que comme un homme: elle l'a frappé à la tête.
En effet, voilà une femme aussi recommandable qu'un brave homme. Si vous en étiez, vous auriez des respects pour elle. Mais éloignez-vous, et rendez grâce à votre bassesse; c'est le seul dieu auquel vous deviez en ce moment la vie. Si vous aviez touché un seul cheveu de ses tresses en désordre, j'aurais fait dans vos rangs un plus grand jour que l'ennemi lui-même. Loin d'ici, jackals! contentez-vous des os que le lion vous jette, et ne tombez pas sur ceux qu'il ne vous accorde pas.
Alors le lion n'a qu'à vaincre pour lui-même.
Séditieux! va te révolter dans l'enfer; – mais sur la terre tu auras obéi. (Les soldats attaquent Arnold.)
Avancez! j'en suis ravi; je vous montrerai, lâches, comment il faut vous commander, et quel est celui qui vous conduisit le premier sur les murs que vous n'osiez escalader; jusqu'au moment où j'arborai ma bannière sur le sommet. Vous êtes bien courageux maintenant que vous êtes dans la ville.
Merci! merci!
Apprenez donc à l'accorder. À présent, vous ai-je montré qui vous conduisit sur les créneaux de Rome?
Oui, nous l'avons vu et éprouvé; pardonnez l'erreur d'un moment dans le feu de la victoire, – la victoire à laquelle vous nous avez guidés.
Éloignez-vous donc! rentrez dans vos quartiers; vous les trouverez établis dans le palais Colonna.
Dans la maison de mon père!
Laissez vos armes, elles vous seraient inutiles, la ville est rendue; et songez bien à tenir vos mains nettes ou je trouverai, pour vous rebaptiser, un ruisseau aussi rouge qu'en ce moment les eaux du Tibre.
Nous obéirons.
Madame, vous n'avez plus rien à craindre.
Je le croirais si j'avais un glaive; mais il n'importe pas, – la mort a mille chemins; et le marbre qui couvre le pied de cet autel verra ensanglanter ma tête avant que tu m'arraches de ces lieux. Homme, Dieu te pardonne!
J'espère bien mériter son pardon et le tien lui-même; je ne t'ai pas offensée.
Tu ne m'as pas offensée! Qui donc a porté le fer et le feu dans ma patrie? Tu ne m'as pas offensée! Qui donc a fait de la maison de mon père une retraite de brigands? Et ce temple, et ce mélange du sang des Romains et des saints? En vain voudrais-tu maintenant me protéger; il n'en sera rien!
Arrête, arrête, je jure…
Épargne à ton ame déjà bien assez criminelle un serment que l'enfer lui-même ne voudrait pas garantir. Je te connais.
Non, tu ne me connais pas, je ne suis pas de ces gens là, bien que-
Je te juge par tes compagnons; Dieu te jugera tel que tu es véritablement. Je te vois teint du sang de Rome; prends le mien, c'est tout ce que tu peux espérer de moi. Ici, sur le marbre du temple où l'eau sainte me baptisa fille de Dieu, je lui rends mon ame moins sainte, sans doute, mais non moins pure que les fonts baptismaux ne m'avaient rendue.
Dieu éternel! je sens ta puissance! Au secours! au secours! Elle n'est plus.
Me voici.
Toi! mais enfin sauve-la!
Elle a bien réussi; la chute a été sérieuse.
Ô ciel! elle ne respire plus.
S'il en est ainsi, je ne puis rien faire: il n'est pas en mon pouvoir de ressusciter.
Vil esclave!
Esclave ou maître, c'est tout un; de bonnes paroles cependant ne sont jamais déplacées, à mon avis.
Des paroles? – peux-tu venir à son aide?
Je veux bien l'essayer. Une aspersion d'eau bénite pourrait être utile.
Elle est souillée de sang.
Il n'en est pas dans ce moment de plus pure dans Rome.
Que de pâleur! Que de charmes! Comme elle repose sans vie! Oh toi! modèle de toute beauté, je n'aime que toi, morte ou vivante.
C'est ainsi qu'Achille aimait Penthésiléa; il semble que vous avez hérité de son cœur aussi bien que de sa figure; toutefois ce n'était pas un doucereux.
Elle respire! Mais non; ce n'est rien que le dernier mouvement de vie disputé à la mort!
Elle respire.
Le dirais-tu? Il serait donc vrai!
Vous me jugez bien: – le diable parle vrai plus souvent qu'on ne le croit; mais il a un ignorant auditoire.
Oui, son cœur bat. Hélas! faut-il que le seul cœur que je voulusse voir battre auprès du mien palpite aujourd'hui sous l'étreinte d'un assassin.
Voilà une sage réflexion, un peu tardive aujourd'hui. Où la transporterons-nous? Je vous dis qu'elle vit.
Mais vivra-t-elle?
Autant que le peut la poussière.
Elle est donc morte?
Bah! bah! vous l'êtes aussi, et vous l'ignorez. Elle reviendra à la vie-du moins à ce que vous prenez pour elle, et telle que vous êtes vous-même; mais il faut recourir à des moyens humains.
Transportons-la dans le palais Colonna où j'ai fixé ma bannière.
Allons donc, il faut la soulever.
Doucement.
Aussi doucement que vous autres portez vos morts, sans doute parce qu'ils ne peuvent plus souffrir des cachots.
Mais est-il bien vrai qu'elle vive?
Oh! ne craignez rien; mais si plus tard vous en avez regret, ne me le reprochez pas.
Qu'elle vive, c'est assez!
L'esprit de sa vie est encore dans son sein, et peut y rester. Comte, je vous obéis en toute chose; c'est ici pour moi un office nouveau, j'en ai peu l'habitude; mais vous sentirez quel sincère ami vous avez dans celui que vous nommez un diable. Sur la terre, vous avez souvent des diables pour amis; pour moi, je n'abandonne pas les miens. Doucement transportons cet être charmant, à peine matériel, et presque tout esprit. En vérité; je suis presque amoureux d'elle, comme jadis le furent les anges du beau sexe primitif.
Toi?
Moi; mais ne craignez rien, je ne serai pas votre rival.
Mon rival?
J'en pourrais être un formidable, mais depuis que j'ai tué les sept maris de la future fiancée de Tobie (et qu'après tout cela il eût suffi d'un peu d'encens pour me chasser), j'ai dit adieu aux intrigues: elles valent rarement la peine qu'on se donne pour réussir, ou-ce qui est plus difficile, – pour se défaire de l'objet auparavant chéri; car c'est là le mal, pour les mortels du moins.
Silence! je te prie, doucement! je crois voir ses lèvres s'agiter, ses yeux s'ouvrir!
Sans doute comme les étoiles, car c'est, une métaphore pour Vénus et pour Lucifer.
Au palais Colonna, comme j'ai dit.
Oh! je sais mon chemin dans Rome.
Maintenant avançons; doucement!
FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.