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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 6

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ANGIOLINA

Sage Benintende, vous êtes aujourd'hui le juge suprême de Venise; c'est à vous que je m'adresserai pour répondre à ce patricien. Dites, à l'infâme Steno, que jamais ses paroles n'ont fait, sur l'esprit de la fille de Lorédan, d'autre impression que celle d'une pitié passagère; et plût à Dieu que d'autres se fussent contentés de ressentir la même compassion dédaigneuse. Sans doute, je préfère mon honneur à un millier de vies, si je pouvais me les donner; mais je ne voudrais pas qu'une seule autre vie fût sacrifiée pour conserver ce que ne peut blesser aucun homme, je veux parler de ce sentiment de la vertu qui ne cherche pas sa récompense dans l'estime des autres, mais dans la sienne propre. Pour moi, ses expressions de mépris n'étaient que le souffle des vents pour les rochers sauvages. Mais hélas! il est des esprits d'une sensibilité plus délicate, et que de pareilles atteintes bouleversent, ainsi que la tempête sur la surface des flots; des ames pour lesquelles l'ombre du déshonneur se transforme en une réalité plus terrible que la mort présente et future; des hommes dont le vice est de se révolter contre les excès du vice, et qui, jaloux de leur gloire, comme l'aigle de son aire inaccessible, sont glacés pour les plaisirs, et insensibles à l'aiguillon de la peine, dès que le nom qui servait de base à leurs espérances leur semble flétri. Puisse ce que nous voyons, éprouvons et souffrons devenir une leçon pour les êtres dégradés qui songeraient à jeter leur venin sur des hommes d'une trempe supérieure; ce n'est pas la première fois que de vils insectes ont rendu le lion furieux. Une flèche, dirigée vers la terre, fit mourir le brave des braves; Troie fut mise en cendres par suite du déshonneur d'une femme, et le déshonneur d'une autre femme chassa pour jamais les rois de Rome; un mari injurié conduisit les Gaulois à Clusium, et de là à Rome, qui ne put relever de long-tems sa tête orgueilleuse; un geste obscène coûta la vie à Caligula, dont le monde entier avait si long-tems supporté la cruauté; le déshonneur d'une vierge fit de l'Espagne une province mauresque: et la calomnie de Steno, renfermée en deux lignes d'une révoltante grossièreté, aura décimé Venise, mis en danger un sénat qui comptait huit cents années d'existence, détrôné un prince, fait voler sa royale tête, et forgé de nouvelles chaînes pour un peuple déjà trop accablé. Puis, à présent, que le malheureux, cause de tout cela, en soit fier comme cette courtisane qui mit Persépolis en cendres, il en est le maître. – C'est là un triomphe digne de lui! mais qu'il n'insulte pas aux derniers momens de celui qui, quel qu'il soit maintenant, fut un héros; qu'il lui épargne l'ironie de ses prières; rien de pur ne peut venir d'une source empoisonnée; nous ne voulons rien avoir de commun avec lui, ni maintenant, ni jamais; nous le laissons à lui-même, c'est-à-dire au dernier abîme de l'humaine bassesse. On pardonne aux hommes, mais non pas aux reptiles; et nous n'éprouvons rien pour Steno, pas même du ressentiment. C'est aux êtres de son espèce qu'il convient de piquer; c'est aux hommes véritables à le souffrir: telle est la condition de la vie. Celui qui meurt de la morsure du serpent peut bien l'écraser, mais il n'a pas de colère. Le reptile avait obéi à son instinct; et il est des hommes dont l'ame est plus rampante que le corps des insectes qui vivent des dépouilles de la tombe.

LE DOGE, à Bénintende

Seigneur, achevez ce qui vous semble votre devoir.

BENINTENDE

Avant de procéder à ce devoir, nous devons prier la princesse de se retirer; il serait trop pénible pour elle d'en être le témoin.

ANGIOLINA

Je sais qu'il faudra souffrir, mais je suis résignée; c'est mon devoir, je ne quitterai mon époux que par force. Achevez: vous n'avez à redouter ni cris ni larmes; ni gémissemens, je saurai me taire malgré le déchirement de mon cœur. Parlez! j'ai dans moi de quoi résister à tout.

BENINTENDE

Marino Faliero, doge de Venise, comte de Val di Marino, sénateur et jadis général de la flotte et de l'armée, noble Vénitien, maintes et fréquentes fois revêtu des hauts emplois de la république, et enfin du premier de tous, prête l'oreille à la sentence de tes juges. Convaincu par une foule de preuves et de témoignages, et par tes propres aveux, du crime de félonie et de trahison, crimes jusqu'alors inouïs, nous te condamnons à la mort. Tes biens sont confisqués au profit de la république, ton nom ne sera jamais prononcé, si ce n'est le jour solennel où nous rendrons au ciel des actions de grâces pour nous avoir en ce jour miraculeusement délivrés. Ainsi ta place est marquée dans nos calendriers auprès des tremblemens de terre, des pestes, des invasions étrangères et du grand ennemi du genre humain; comme eux, tu deviendras l'occasion de nos prières ferventes vers le ciel, dont la bonté nous sauva des effets de ta scélératesse. La place où tu devais, comme Doge, être peint auprès de tes illustres prédécesseurs sera laissée vide, et un voile de deuil sera jeté sur ces fatales paroles gravées au lieu de tes traits: Cette place est celle de Marino Faliero, décapité pour ses crimes.

LE DOGE

Quels crimes? Ne serait-il pas mieux de rappeler les faits, afin qu'en voyant l'inscription l'on puisse approuver, ou du moins connaître le genre de crime? Quand vous dites qu'un Doge a conspiré, n'en cachez pas la véritable cause: – cela tient à votre histoire.

BENINTENDE

Le tems se chargera d'y répondre, et nos fils jugeront le jugement de leurs pères, que je prononce en ce moment. Comme Doge, revêtu du manteau et du bonnet ducals, tu seras conduit au haut de l'Escalier du Géant, où tu fus investi du pouvoir, toi et tous nos autres princes; la couronne ducale sera d'abord déposée à l'endroit où d'abord on l'avait prise pour te l'offrir; ta tête sera séparée de ton corps, et le ciel ait merci de ton ame!

LE DOGE

C'est la sentence de la junte?

BENINTENDE

Oui.

LE DOGE

Je la supporterai. – Et le tems?

BENINTENDE

Il est venu. – Fais ta paix avec Dieu, tu paraîtras devant lui dans une heure.

LE DOGE

Je suis prêt; mon sang s'élèvera vers le ciel avant l'ame de ceux qui l'auront répandu. – A-t-on confisqué toutes mes terres?

BENINTENDE

Toutes: tes biens, tes joyaux, tes trésors de toute espèce, sauf deux mille ducats; – tu peux en disposer.

LE DOGE

Cela est rigoureux; j'espérais que l'on ne saisirait pas les terres que je possédais près de Trévise, et que je tiens de Lawrence, l'évêque-comte de Ceneda. On les avait données en fief perpétuel à moi-même et à mes héritiers, et je pensais pouvoir les diviser (laissant d'ailleurs à votre confiscation mes dépouilles de ville, mes trésors et mon palais) entre ma femme et mes parens.

BENINTENDE

Ces derniers sont au ban de la république; le premier d'entre eux, ton neveu, est en péril de sa vie; mais pour le moment le conseil diffère son jugement; et si tu souhaites pour la princesse ta veuve une dotation, tu n'as rien à craindre, nous saurons pourvoir à son avenir.

ANGIOLINA

Non, seigneur, je n'aurai point de part dans votre butin. A compter de ce jour, sachez que j'appartiens à Dieu seul. Mon refuge est un cloître.

LE DOGE

Allons! l'heure sera pénible; mais elle aura un terme. Ai-je encore à faire autre chose qu'à mourir?

BENINTENDE

Vous n'avez plus qu'à vous confesser et cesser de vivre. Le prêtre est habillé, le cimeterre est nu: l'un et l'autre vous attendent. – Mais surtout ne pensez pas parler aux citoyens; des milliers d'entre eux assiégent les portes; elles leur seront fermées: les Dix, les Avogadori, la junte et le chef des Quarante seront les seuls témoins de l'exécution. Ils sont prêts à former l'escorte du Doge.

LE DOGE

Du Doge!

BENINTENDE

Oui, du Doge! tu as vécu, tu mourras notre prince; et jusqu'au moment qui précédera immédiatement la séparation de ton corps et de ta tête, cette tête et la couronne ducale demeureront unies. En t'abaissant jusqu'à conspirer avec des traîtres obscurs, tu as oublié la dignité dont tu étais revêtu; nous ne t'imiterons pas; et dans l'instant même où nous ferons justice de ton crime, nous te traiterons en souverain. Tes vils complices sont morts de la mort des dogues et des loups; mais toi, tu devras expirer comme le lion au milieu des chasseurs, c'est-à-dire entouré de ceux qui donnent à ton sort des larmes généreuses, et qui déplorent les conséquences funestes et rigoureuses de tes emportemens extrêmes et de tes royales fureurs. Maintenant nous allons te laisser te préparer; songe à mettre à profit le peu de tems qui te reste. Nous serons tes guides sur la place où nous jurâmes autrefois de te servir comme prince, où nous nous séparerons encore de toi comme tels. – Gardes! escortez le Doge jusqu'à son appartement.

SCÈNE II
(Appartement du Doge.)
LE DOGE prisonnier et LA DUCHESSE
LE DOGE

Maintenant que le prêtre est parti, il serait inutile de vouloir prolonger ces instans d'affliction; encore une angoisse, celle de notre séparation, et j'aurai épuisé les derniers grains de sable qui restent sur l'heure qu'on m'a accordée; j'en aurai fini avec le tems.

ANGIOLINA

Hélas! et c'est moi qui suis la cause, l'innocente cause de vos malheurs! C'est pour ce funeste mariage, pour cette union sinistre que tu promis d'accomplir à mon père, au moment de sa mort, c'est pour elle que tu sacrifies aujourd'hui ta propre vie.

 
LE DOGE

Non, non, il y eut toujours dans mon esprit quelques pressentimens d'un grand revers de fortune; la merveille, c'est qu'il vienne aussi tard; – et pourtant on me l'avait prédit.

ANGIOLINA

On vous l'avait prédit? et comment?

LE DOGE

Il y a longues années, – si longues que j'hésiterais à le croire si nos annales n'en gardaient le souvenir. Tandis que j'étais jeune, et que je servais le sénat et la seigneurie comme podestat et capitaine de Trévise, un jour de fête, l'évêque indolent qui portait la sainte hostie excita mon impatience en tardant long-tems, et en répondant avec arrogance à mes reproches; je levai la main, je le frappai, au point de le faire fléchir sous son fardeau. En se redressant de terre, il leva dans sa pieuse colère ses tremblantes mains vers le ciel, puis, les ramenant vers l'hostie qu'il avait laissé échapper, il me dit, en me lançant un regard terrible: «L'heure viendra où celui que tu as renversé te renversera toi-même; la gloire sortira de ta maison, la sagesse se départira de ton ame, et dans le tems où ton esprit aura acquis toute sa maturité, un délire de cœur s'emparera de toi; la passion te déchirera dans l'âge où toutes les passions reposent chez les autres hommes, ou se transforment en vertus; et la couronne qui relève la majesté des autres têtes ne ceindra la tienne que pour la faire tomber; les plus grands honneurs ne seront pour toi que les hérauts de ta ruine; les cheveux blancs seront pour toi le signal du déshonneur et de la mort, mais non pas de la mort qui attend les vieillards.» Après ces mots, il s'éloigna. – Et voici que l'heure est venue.

ANGIOLINA

Et comment, après cet avertissement, n'as-tu pas tenté de conjurer ce moment fatal, et de faire oublier, à force de repentir, ce que tu avais fait?

LE DOGE

Je l'avouerai, les paroles de ce prêtre m'atteignirent au cœur au milieu des illusions de la vie; je me les rappelai comme si quelque voix de spectre me les avait fait entendre au milieu d'un songe. Je me repentis; mais ce n'était pas à moi à changer d'habitude: ce qui devait être, je ne le pouvais prévenir, je ne songeais pas à le craindre. Et bien plus, tu ne peux avoir oublié ce que tout le monde se rappelle. Le jour que je revins ici comme Doge à mon retour de Rome, un nuage d'une étrange obscurité vint tout d'un coup se placer au devant du Bucentaure, semblable à la vapeur pyramidale qui guidait Israël à sa sortie d'Égypte. Notre pilote en fut aveuglé; il s'égara, et au lieu de nous débarquer, suivant l'usage, à la riva della Paglia, il nous mit à terre au milieu des piliers de Saint-Marc, où l'on a coutume d'exécuter les criminels d'état. – Aussi toute la ville de Venise frémit-elle d'épouvante à ce présage.

ANGIOLINA

Hélas! que sert-il maintenant de rappeler tout cela?

LE DOGE

Mais je trouvais matière de réconfort dans la pensée que ces choses étaient l'œuvre du destin; j'aime mieux céder aux dieux qu'aux hommes, et courber la tête sous les coups du destin, que de voir dans ces êtres aussi vils que la boue, et aussi faibles que vils, quelque chose de plus que les instrumens de la toute-puissance divine. Par eux-mêmes ils ne pourraient rien; – comment seraient-ils les vainqueurs de celui qui tant de fois a vaincu pour eux?

ANGIOLINA

Employez en inspirations plus salutaires les minutes qui vous restent, et que votre ame, en paix même avec ces malheureux, prenne son essor vers le ciel.

LE DOGE

Je suis en paix; la paix, née de la conviction qu'une heure viendra où les enfans de leurs enfans, où cette orgueilleuse cité, où ces flots azurés, où tout ce qui fait aujourd'hui la gloire et la puissance de ces lieux, seront désolés et maudits, l'objet de l'exécration et du mépris de toutes les nations, une Carthage, une Tyr, la Babel de l'Océan.

ANGIOLINA

Oh! ne parle pas ainsi; la colère enfle encore tes lèvres dans cet instant solennel; tu t'abuses, toi, toi-même, et ne peux plus leur faire injure. – Reprends quelque sérénité.

LE DOGE

Je suis dans l'éternité, mes yeux y plongent, et j'y contemple-oui, j'y vois aussi clairement que je vois ici, pour la dernière fois, ta douce figure, – les jours de destruction, que le tems fera naître contre ces murs, baignés par les flots, et contre ceux qu'ils protégent.

GARDE. Elle arrive à la hâte

Doge de Venise, les Dix attendent votre altesse.

LE DOGE

Adieu donc, Angiolina, – que je t'embrasse encore! – Oublie le vieillard, qui fut pour toi un époux passionné, mais, hélas! bien funeste. – Conserve quelque amour pour ma mémoire; – pendant ma vie, je ne l'eusse pas demandé; mais, aujourd'hui, en voyant toutes mes impressions mauvaises calmées, tu jugeras de moi, sans doute, avec plus de bienveillance. Du reste, de tout le fruit de tant d'années, la gloire, l'opulence, l'autorité, l'honneur et le nom, toutes choses qui forcent à répandre quelques fleurs même sur la tombe, je ne laisse rien, pas même un peu d'amour, d'amitié ou d'estime; rien, pas même assez pour inspirer à la vanité de mes parens quelques mots d'épitaphe. J'ai, en une heure, perdu le fruit de ma vie passée; je me suis ravi tous les biens, à l'exception de ce cœur pur, aimable et vertueux, qui souvent se rappellera mon nom, avec une douleur plutôt inénarrable que bruyante. – Tu deviens pâle. – Hélas! elle fléchit, elle n'a plus ni pouls, ni respiration! Gardes, portez-lui votre aide; je ne puis la laisser en cet état, et pourtant il vaut mieux le faire; chacun de ces momens, privés de vie, lui épargne une angoisse; et quand elle secouera cette mort instantanée, je serai en face de l'Éternel. – Appelez ses femmes. – Encore un regard! – Comme sa main est glacée! glacée comme la mienne le sera avant qu'elle ne se réveille. – Songez à lui donner d'empressés secours, et recevez mes derniers remerciemens. – Je suis prêt.

(Les femmes d'Angiolina entrent et entourent leur maîtresse évanouie. Le Doge et les gardes sortent.)
SCÈNE III
(La cour du palais ducal: les portes extérieures sont fermées au peuple.)
LE DOGE s'avance dans son costume ducal, précédé du conseil des Dix et des autres sénateurs, suivi par les gardes, jusqu'à ce qu'ils arrivent au dernier pas de l'escalier du Géant; l'exécuteur s'y trouve avec son épée nue. Aussitôt l'arrivée du Doge, l'un des Dix lui ôte le bonnet ducal
LE DOGE

Ainsi, maintenant; il n'y a plus de Doge, et je suis toujours Marino Faliero. C'est bien; quoique ce ne soit que pour un moment. Là, je fus couronné; et là, j'en atteste le ciel, je résigne avec bien plus de joie ce hochet de parade, ce fatal et ridicule ornement que je reçus autrefois.

L'UN DES DIX

Tu trembles, Faliero!

LE DOGE

C'est donc de vieillesse15.

BENINTENDE

Faliero! te reste-t-il à demander au sénat quelque chose qui puisse se concilier avec la justice?

LE DOGE

Je recommanderais volontiers mon neveu à sa merci, ma femme à sa justice; car je pense que ma mort, et une mort pareille, doit avoir calmé tout ressentiment entre l'état et moi.

BENINTENDE

On aura égard à cela, bien que ton crime soit inoui dans nos fastes.

LE DOGE

Inoui, sans doute. Il n'est pas une histoire qui ne présente un millier de conspirateurs couronnés contre le peuple; mais, pour le rendre libre, un seul prince est mort, et un autre va mourir.

BENINTENDE

Et qui sont ceux qui tombèrent pour une telle cause?

LE DOGE

Le roi de Sparte et le doge de Venise, – Agis et Faliero.

BENINTENDE

As-tu quelque chose encore à dire ou à faire?

LE DOGE

Puis-je parler?

BENINTENDE

Tu le peux; mais souviens-toi que le peuple est dehors et loin de la portée de la voix humaine.

LE DOGE

Ce n'est pas à l'homme que je parle, c'est au tems et à l'éternité dont je vais faire partie; vous, élémens de la matière que j'ai hâte de dépouiller, laissez ma voix dominer sur votre enveloppe, comme un pur esprit! Ondes bleues qui portâtes ma bannière, vents qui la gonfliez comme si vous la voyiez avec amour, et qui vous glissiez dans mes voiles déployées comme pour assister à de nombreux triomphes! terre natale pour laquelle j'ai répandu mon sang; terre étrangère que j'humectais avec tant d'ardeur de mes nombreuses blessures; monumens sur lesquels mon sang ne tombera pas, mais s'élèvera vers le ciel; firmament qui les recevras; soleil qui éclaires toutes ces choses, et toi enfin qui allumes et entretiens les soleils, – je vous atteste que je ne suis pas innocent; – mais ceux-ci sont-ils donc sans crimes? Je meurs, mais je serai vengé. Des siècles lointains flottent sur l'abîme du tems; mes yeux, avant de se fermer, y découvrent la sentence de cette altière cité, et je laisse à jamais sur elle et sur ses héritiers ma malédiction! – Oui, chaque jour rapproche silencieusement l'heure où celle qui construisit un boulevard contre Attila cédera elle-même et cédera bassement sous la main d'un bâtard Attila, sans même verser pour sa dernière défense autant de sang qu'en vont répandre ces veines déjà si souvent entr'ouvertes pour lui servir de bouclier. – Elle sera vendue et payée pour être l'apanage de ceux qui la mépriseront! – Elle tombera du rang d'empire à celui de province, du nom de capitale à celui de petite ville, avec des esclaves pour sénateurs, des mendians pour patriciens, des agens de prostitution pour peuple16. Alors, quand, en riant sur toi dédaigneusement, le Juif se promènera dans tes palais17, le Hun devant tes places orgueilleuses, et le Grec dans tes marchés; quand tes patriciens demanderont leur pain amer dans les rues les plus étroites, et rappelleront douloureusement leur ancienne noblesse comme un titre de plus à la pitié; alors, quand le petit nombre de ceux qui auront retenu quelques débris de l'héritage de leurs aïeux bourdonneront autour du lieutenant de quelque vice-gouverneur des rois barbares, jusque dans le palais où ils siégèrent comme souverains, jusque dans le palais où ils mirent à mort leur souverain; fiers de quelque reste de noblesse qu'ils auront avilie, ou nés de quelque femme adultère qui se sera fait gloire de s'être livrée au large gondolier, ou au soldat étranger; fiers d'une telle bâtardise qu'ils citeront avec complaisance jusqu'à la troisième génération; – quand les enfans seront placés au dernier échelon de l'existence, rendus par leurs vainqueurs les esclaves des peuples vaincus, méprisés des lâches par leur lâcheté plus grande encore, méprisés, même des hommes vicieux, pour des vices qui, dans leur énormité monstrueuse, ont porté à tous les codes de lois le défi de les décrire où de les nommer; alors, quand de l'île de Chypre, aujourd'hui soumise à ton empire, tu n'auras hérité que de sa honte pour tes filles; quand elles passeront dans le monde entier en proverbe pour leur infâme prostitution; – quand tu rassembleras dans tes murs toutes les calamités des nations conquises, le vice sans splendeur, le péché sans l'excuse de l'amour pour le farder; mais partout les habitudes de la plus grossière débauche, des libertins sans passion et livrés à cette froide et savante incontinence qui fait un art des dépravations de la nature; – quand tout cela et de plus grands maux encore pèseront sur toi, que ton sourire sera sans allégresse, tes divertissemens sans plaisir, ta jeunesse sans honneur, ta vieillesse sans respect; quand la faiblesse, l'inertie et le sentiment d'un malheur contre lequel tu ne pourras lutter, et trembleras de murmurer, auront fait de toi le dernier et le pire des déserts peuplés; alors, dans le dernier soupir de ton agonie, entourée de tes nombreux meurtriers, souviens-toi de moi! toi, caverne de gens qui ont soif du sang des princes18! prison des eaux, Sodome des mers, je te dévoue aux dieux infernaux, toi et ta race de vipère. (Ici le Doge se tournant vers le bourreau.) Esclave, fais ton office; frappe comme j'ai frappé l'ennemi! frappe comme j'aurais frappé ces tyrans! frappe aussi fortement que ma malédiction! frappe et d'un seul coup!

 
(Le Doge se met à genoux, le bourreau lève son épée, la toile tombe.)
15Cette réponse est précisément celle de Bailly, maire de Paris, à un Français qui lui faisait le même reproche, comme il marchait à la mort, dans les premiers tems de la république française. Je trouve, en relisant Venise sauvée, depuis la composition de cette tragédie, une réplique semblable faite par Renaud, dans une autre occasion, et d'autres coïncidences nées du sujet. Je n'ai pas besoin de rappeler au très-bienveillant lecteur que de pareilles rencontres sont accidentelles; il suffit, pour s'en convaincre, de se rappeler combien il est facile de découvrir le plagiat, si l'on voulait s'en rendre coupable à l'égard d'une pièce aussi jouée et aussi souvent lue que le chef-d'œuvre d'Otway.(Note de Lord Byron.)
16Si cette peinture dramatique semblait chargée, qu'on jette les yeux sur l'histoire du tems prophétisé par le Doge, ou plutôt sur quelques années antérieures à l'époque où nous vivons. Voltaire a calculé le nombre de leurs nostre bene merite meretrici à douze mille de troupe régulière, sans compter la milice locale de volontaires, dont j'ignore l'importance; mais c'est peut-être la seule partie de la population qui n'ait pas diminué. Venise contenait jadis deux cent mille habitans; aujourd'hui il en reste quatre-vingt-dix mille: et quels encore! Il est difficile de concevoir et impossible de décrire l'état déplorable dans lequel la tyrannie plus qu'infernale de l'Autriche a plongé cette ville infortunée.
17Les principaux palais sur la Brenta appartiennent maintenant aux Juifs, qui, dans les premiers tems de la république, ne pouvaient habiter au-delà de Mestri, et n'avaient pas la liberté d'entrer dans Venise. Tout le commerce est entre les mains des Juifs et des Grecs, et des Hongrois composent la garnison.
18Sur les cinquante premiers doges, cinq abdiquèrent; cinq furent bannis après qu'on leur eut arraché les yeux; cinq furent massacrés, et neuf déposés. Ainsi, sur cinquante, dix-neuf perdirent le trône par violence, outre ceux qui moururent dans les camps; et tout cela arriva long-tems avant le règne de Marino Faliero. Son prédécesseur le plus immédiat, André Dandolo, était mort par suite de vexations; Marino Faliero lui-même périt comme nous l'avons dit. Parmi ses successeurs, Foscari fut déposé après avoir vu son fils plusieurs fois torturé et banni: il mourut lui-même en entendant la cloche de Saint-Marc donner le signal de l'élection de son successeur. Morosini fut incarcéré pour la perte de Candie; mais pendant son règne il avait conquis la Morée et reçu le surnom de Péloponésien. Faliero pouvait donc dire ce que je lui fais dire.