143. Une ruine, – cependant quelle ruine! De ses murailles massives, on a construit des palais, des moitiés de villes; toutefois vous parcourez souvent l'énorme squelette, en vous étonnant de ne pas remarquer les endroits dépouillés. N'a-t-on fait que déblayer ce monument, sans le ravager? Hélas! examinez-le bien, vous apercevrez ses plaies, quand la forme de ce colosse vous sera entièrement connue; il ne supportera pas la clarté du jour, qui est trop brillant pour tout ce que les siècles et l'homme ont dégradé.
144. Mais lorsque la lune commence à parvenir au sommet de l'arche la plus élevée de ce monument, et qu'elle semble s'y reposer avec amour; lorsque les astres scintillent à travers les ouvertures que le tems a produites, et que la fraîche brise de la nuit agite dans l'air la forêt de verdure qui tapisse les murs grisâtres, comme les lauriers sur la tête chauve du premier César198; quand la lumière adoucie brille sans éblouir, alors les ombres des morts se lèvent dans ce cercle magique: des héros ont foulé cette enceinte; – c'est sur leur poussière que vous marchez.
145. «Tant que subsistera le Colysée, Rome subsistera199; quand le Colysée tombera, Rome aussi tombera; et quand Rome finira, – le monde finira.» Ainsi s'exprimaient sur ce vaste monument, au tems des Saxons, que nous avons l'habitude d'appeler anciens, des pélerins de ma propre patrie; et ces trois choses périssables sont encore debout sur leurs fondemens: Rome et sa ruine colossale qu'aucune science humaine ne peut relever; le monde, la même grande caverne – de fripons, ou tout ce que vous voudrez.
146. Simple, imposant, sévère, austère, sublime, – autel de tous les saints et temple de tous les dieux, depuis Jupiter à Jésus, – épargné et embelli par le tems200; tranquille spectateur, tandis que tout tombe ou chancelle autour de toi, arcs de triomphe, empires, et que l'homme arrive à la poussière de la tombe par un chemin d'épines, – glorieux monument! ne tomberas-tu point toi-même? La faux du tems et les sceptres des tyrans se brisent contre toi, – sanctuaire et asyle de l'art et de la religion, – Panthéon! orgueil de Rome!
147. Reste de jours plus glorieux! monument des arts les plus nobles! dégradé, quoique encore parfait, il circule dans ton enceinte un parfum de sainteté qui saisit tous les cœurs; – modèle sublime de l'art; pour celui qui ne cherche dans Rome que les souvenirs du passé, la gloire ne distribue ses rayons qu'à travers l'ouverture de la Coupole; pour ceux qui adorent, il y a ici des autels destinés à recevoir leurs offrandes; et ceux qui ont de l'admiration pour le génie peuvent reposer leurs yeux sur des traits honorés, dont les bustes ornent partout cette enceinte201.
148. Il est un cachot dans lequel brille une formidable obscurité202; qu'aperçois-je dans ses détours? Rien. – Voyons de nouveau! Deux formes se dessinent lentement à ma vue, – deux fantômes isolés de mon imagination: il n'en est pas ainsi, je les vois en réalité. – C'est un vieillard et une femme jeune et belle, fraîche comme une mère qui allaite son enfant, et dont le sang se change en nectar: – Que fait-elle ici, le cou sans voile, et le sein offrant toute la blancheur et la plénitude de ses formes?
149. Elles sont arrondies et pleines, les deux sources pures de la jeune vie; c'est sur le cœur, et c'est du cœur que nous prenons et que nous tirons notre première et notre plus douce nourriture, lorsque la femme, heureuse d'être mère, observe le regard innocent, et le cri qui s'échappe des lèvres de son nouveau-né, exprimant l'absence de la douleur; elle connaît des joies que l'homme ignore, quand elle voit, comme un bouton de fleur, son enfant s'épanouir dans son berceau. – Quel fruit cette fleur produira-t-elle cependant? – Je l'ignore: – Caïn fut enfanté par Ève.
150. Mais ici une jeune femme offre à un vieillard cet aliment qui est son propre bienfait. – C'est à son père qu'elle rend la dette du sang, née avec la vie. Non, il ne mourra point, tant que, dans ce sein fécond et charmant, le feu de la santé et le saint amour filial entretiendront ce Nil de la grande nature, dont les flots sont plus féconds que ceux du fleuve d'Égypte. – Puise à longs traits la vie sur ce beau sein, ô vieillard! les royaumes du ciel ne possèdent pas un pareil breuvage.
151. La fable rayonnante de la voie lactée n'a pas la pureté de cette simple histoire; c'est une constellation d'une clarté plus douce, et la sainte nature triomphe bien plus dans ce renversement de ses décrets que dans l'abîme de l'immensité où étincelle cette poussière lumineuse de mondes. – O la plus sainte des nourrices! aucune goutte ne se perdra de ce ruisseau limpide qui va désaltérer le cœur de ton père, en rendant la vie à sa source, comme nos ames, délivrées de leurs liens corporels, retournent se confondre avec l'univers.
152. Allons voir le môle qu'Adrien fit construire sur la hauteur203; contrefaçon impériale des pyramides de la vieille Égypte; colossale copie de difformité, dont il a plu à la fantaisie voyageuse d'un empereur d'aller chercher l'énorme modèle sur les bords lointains du Nil, afin de condamner l'artiste à bâtir comme pour des géans, et à construire un palais pour sa vaine poussière, pour une poignée de cendres! Comme le spectateur sourit avec une pitié philosophique, en voyant l'énorme produit d'une telle origine!
153. Mais regardez! voici le dôme! – le dôme vaste et merveilleux204, près duquel la merveille de Diane ne serait qu'une cellule, – temple sublime du Christ élevé sur la tombe de son martyr! J'ai vu le miracle d'Éphèse: – ses colonnes couvrant le désert, à l'ombre desquelles reposent l'hyène et le chakal. J'ai vu les coupoles brillantes de Sainte-Sophie élevant leur masse étincelante sous le soleil; j'ai pénétré dans son sanctuaire pendant que les Musulmans qui l'ont usurpé y faisaient leur prière;
154. Mais toi, qui de tous les temples anciens et modernes es le seul qui n'aies jamais eu d'égal, – ni rien de semblable à toi; – le plus digne de Dieu, le saint, le vrai, depuis la désolation de Sion, lorsque Il abandonna la première cité de son choix; de tous les édifices terrestres élevés en son honneur, en est-il d'un plus sublime aspect? – Majesté, puissance, gloire, force, beauté, tout est réuni dans ce monument éternel d'adoration sans tache.
155. Entrez: sa grandeur majestueuse ne vous accable pas; et pourquoi? Ce n'est pas qu'il vous paraisse plus petit; mais votre ame, agrandie par le génie du lieu, est devenue colossale, et ne peut plus trouver qu'un séjour digne d'elle où apparaissent concentrées vos espérances d'immortalité. Un jour viendra où vous verrez, si vous en êtes trouvés dignes, votre Dieu face à face, comme vous voyez maintenant son Saint des Saints; alors vous ne serez pas consumés par son regard.
156. Vous avancez; mais trompé par son élégance gigantesque, l'enceinte semble grandir à mesure que l'on avance, comme le sommet d'une haute montagne semble s'éloigner de celui qui la gravit. L'infinité s'accroît, – mais elle s'accroît en rapport avec l'ensemble; – tout est harmonieux dans ses immensités: riches marbres, – peintures plus riches, – autels où brûlent des lampes d'or, – dôme sublime qui le dispute, posé dans l'air, aux plus beaux édifices dont les fondemens empruntent leur solidité à la terre, – tandis que les siens sont du domaine des nuages.
157. Vous ne pouvez tout voir en même tems; il vous faut diviser par parties ce grand tout, pour ne point accabler la contemplation; et comme l'océan forme mille baies qui appellent les regards, – ainsi condensez ici votre ame sur des objets plus immédiats, et rendez-vous maître de vos pensées jusqu'à ce que vous en ayez gravé dans votre esprit les éloquentes proportions, et déroulé, dans des graduations puissantes, partie par partie, ce glorieux ensemble que vous n'avez pu embrasser d'une seule fois;
158. Non par sa faute, – mais par la vôtre. Nos sens extérieurs ne peuvent rien saisir que graduellement; – voilà pourquoi tout ce que nous avons en sentimens de plus intime surpasse nos pâles expressions; c'est ainsi que cet éblouissant et accablant édifice prend en pitié notre admiration205, et le plus grand de ce qui est grand, défie d'abord la petitesse de notre nature, jusqu'à ce que, grandissant avec lui, nous élevions notre intelligence à la hauteur de l'objet qu'elle contemple.
159. Reposez-vous alors et soyez éclairés d'une lumière céleste. Il y a ici quelque chose de plus que la satisfaction d'une surprise merveilleuse, ou le recueillement produit par la divinité du lieu, ou le simple éloge de l'art et des grands maîtres qui surent élever un édifice dont l'antiquité, avec toute sa science, n'eût pu même concevoir le plan. La source du sublime découvre ici son abyme; l'esprit de l'homme peut en recueillir les sables d'or et apprendre ce que peuvent les grandes conceptions.
160. Allons au Vatican voir les tortures de Laocoon, ennoblissant la douleur; l'amour d'un père et l'agonie d'un mortel, supportés avec la patience d'un immortel: – vaine est la lutte, vains sont les efforts du vieillard contre les replis tortueux et l'étreinte puissante du dragon; la chaîne longue et envenimée de l'énorme reptile le presse de ses anneaux vivans. – L'aspic monstrueux enfonce angoisse sur angoisse et étouffe la victime dans ses embrassemens.
161. Voici le dieu à l'arc dont les traits sont inévitables, le dieu de la vie, de la poésie et de la lumière; – le soleil revêtu d'une forme humaine, et le front tout rayonnant du triomphe qu'il a obtenu. Le trait vient d'être lancé, – la flèche brille de la vengeance d'un immortel. Dans ses yeux et dans le le mouvement de ses narines respire un beau dédain; la puissance et la majesté lancent autour de lui leurs éclairs foudroyans, exprimant par ce seul regard la présence de la divinité.
162. Mais dans ses formes délicates, – (rêve d'amour, proportionné dans ses beaux contours par une nymphe solitaire, dont le cœur soupirait pour un amant immortel attendu des cieux, et qui la faisait délirer de cette vision, – ) se trouve exprimé tout ce que cette idéale beauté put jamais faire concevoir de divin à l'ame dans ses transports les moins terrestres, alors que chacune de ses pensées était une émanation céleste, – un rayon d'immortalité, – qui se concentraient sur un seul point brillant comme un astre, jusqu'à ce que, par leur réunion, ils eussent formé un dieu!
163. Et s'il est vrai que Prométhée ait ravi au ciel le feu qui nous consume, il lui fut bien rendu par celui à qui il fut donné de revêtir ce marbre poétique d'une éternelle gloire! – S'il fut l'œuvre d'une main mortelle, il ne le fut point d'une pensée humaine. Le tems lui-même l'a respecté, et n'a altéré aucune des boucles délicates de sa chevelure, – ce marbre n'a pris aucune teinte des âges; mais il respire encore le feu divin qui lui a donné ses formes ravissantes.
164. Mais où est-il le pélerin de mes chants, l'être qui les soutenait dans le passé? Il me semble qu'il tarde bien à reparaître. Il n'est plus! – voici ses derniers soupirs. Ses courses sont terminées; ses visions évanouies, il est lui-même retourné au néant. – S'il fut autre chose qu'une pure fantaisie, et s'il pouvait être classé parmi les créatures qui vivent et souffrent, – qu'il disparaisse, son ombre se perd dans l'abyme de la destruction,
165. où se réunissent les ombres, les substances, la vie, et tout ce qui est attaché à ses destinées mortelles; là s'étend un voile sombre et universel à travers lequel tout devient fantôme; le nuage se place entre nous et tout ce qui fut autrefois illustre, jusqu'à ce qu'il devienne le crépuscule de la gloire et répande une auréole mélancolique qui plane faiblement sur l'empire des ténèbres; rayons plus tristes que la plus triste nuit, car elle détourne nos regards,
166. et nous envoie plonger dans l'abîme pour chercher à y découvrir ce que nous deviendrons lorsque notre forme corporelle sera réduite à quelque chose de moins que sa chétive et misérable existence; et pour rêver à la gloire, pour essuyer la poussière d'un vain nom que nous n'entendrons plus; – jamais, ô pensée consolante! nous ne pourrons redevenir nous-mêmes; c'est assez que nous ayons une fois porté les fardeaux sous lesquels notre cœur s'est brisé, – notre cœur dont la sueur était du sang.
167. Silence! une voix sort de l'abîme, lointain et effrayant murmure, tel qu'il s'en élève quand une nation saigne d'une profonde et incurable blessure. Au milieu de ténèbres orageuses la terre déchirée s'ouvre; le gouffre est plein de fantômes, mais leur chef semble porter encore une dignité royale, quoique sa tête soit découronnée: pâle, mais belle, elle embrasse avec l'expression d'une douleur maternelle un enfant auquel son sein n'offre aucun soulagement.
168. Dernier rejeton de princes et de monarques, où es-tu? douce espérance de plusieurs nations, as-tu cessé de vivre? le tombeau ne pouvait-il pas t'oublier, et réclamer une tête moins majestueuse, moins chérie? À l'heure triste de minuit, pendant que ton cœur saignait encore sur ton fils, ô toi qui ne fus mère qu'un instant! la mort vint finir pour jamais cette angoisse: avec toi ont fini la félicité présente et les promesses heureuses qu'attendaient les îles impériales, et qui semblaient combler leurs veux.
169. Les paysannes ont une grossesse et une délivrance heureuses. – Ne pouvais-tu avoir le même sort, ô toi qui étais si heureuse, si adorée! ceux qui ne pleurent point sur la tombe des rois pleureront sur la tienne, et la Liberté, le cœur plaintif et désolé, cesse de déplorer ses pertes nombreuses pour n'en ressentir qu'une; car elle avait placé sur toi ses espérances; et elle voyait son arc-en-ciel briller sur ta tête. – Et toi, prince délaissé, tombé si inopinément dans le veuvage, – c'est en vain que tu as connu l'hymen! époux d'une année! père d'un enfant qui n'est déjà plus206!
170. Ton vêtement de noce n'était donc qu'un vêtement de deuil; les fruits de ton hymen sont réduits en cendres. Elle est étendue dans la poussière, la fille aux beaux cheveux des îles, l'amour de ses millions de sujets! avec quel bonheur nous aimions à lui confier notre avenir! et quoique cet avenir n'ait pu briller que sur nos ossemens, cependant nous aimions à penser que nos enfans obéiraient à son fils, et béniraient la mère avec sa postérité désirée, dont les promesses brillaient pour nous comme les étoiles aux yeux des bergers: – ce n'était que l'éclat d'un météore.
171. Malheur à nous, non à elle; car elle dort d'un doux sommeil: la fumée passagère de la faveur populaire, les conseils perfides de la flatterie, les oracles mensongers qui, depuis la naissance de chaque monarchie, ont retenti aux oreilles des princes, jusqu'à ce que les nations irritées se soient armées comme en démence; l'étrange destinée207 qui renverse les monarques les plus puissans, et jette dans la balance un poids redoutable opposé à leur aveugle toute-puissance tôt au tard brisée par elle, —
172. Voilà quelle aurait pu être sa destinée; mais non, nos cœurs refusent de le croire. Si jeune, si belle! bonne sans effort, grande, sans avoir contre elle un seul ennemi. – Hier épouse et mère, – et aujourd'hui là! Que de liens ce terrible moment a brisés! Depuis le cœur de ton père jusqu'à celui du plus humble de tes sujets, se continuent les anneaux de la chaîne électrique de ce désespoir dont le choc fut semblable à celui d'un tremblement de terre, et attriste ces royaumes qui t'aimaient tellement que nulle part tu n'aurais pu être aimée davantage.
173. Voilà Némi208! entourée de collines boisées et étendues si loin, que les vents furieux dont la violence déracine le chêne, pousse l'Océan sur ses rivages, et lance son écume jusqu'au cieux, épargnent, en résistant, le miroir ovale de son lac de cristal. Tranquille comme la haine caressée, sa surface présente un aspect froid et immobile que rien ne peut troubler; ses eaux repliées sur elles-mêmes dans de nombreux contours ressemblent au serpent endormi.
174. Les ondes de l'Albano, à peine séparées du lac Némi, reluisent dans une vallée voisine; – plus loin le Tibre promène ses flots dans mille détours, et l'Océan lave la côte du Latium où commença la guerre épique: Les armes et l'homme209 – dont l'étoile remontant dans les cieux présida aux destinées d'un empire. – Mais à votre droite, voilà la retraite où Cicéron venait se reposer, loin du tumulte de Rome; – et là, où un rideau de montagnes intercepte la vue, était autrefois cette villa des Sabins, les délices du barde d'Auguste210.
175. Mais je l'oubliais. – Le vœu de mon pélerin est accompli; et lui et moi devons nous séparer, – qu'il soit ainsi; – sa tâche et la mienne sont à peu près finies. Cependant, portons encore une fois ensemble nos regards sur la mer; la Méditerranée se découvre devant nous; et du sommet du mont d'Albe nous revoyons l'ami de nos jeunesses, cet Océan, dont nous avons vu les vagues se dérouler entre les rochers de Calpé, et que nous avons suivi jusqu'où le noir Euxin se brise
176. sur les bleues symplégades; de longues années, – bien longues, quoique peu nombreuses, se sont écoulées depuis que nous avons commencé notre pélerinage. Quelques souffrances et quelques larmes nous ont laissés à peu près au même point d'où nous étions partis. Cependant ce n'est pas en vain que nous avons parcouru notre carrière mortelle, – nous avons eu notre récompense, – et c'est dans ces lieux qu'elle nous était réservée; car c'en est une de pouvoir se sentir ranimés par le soleil, et de recueillir de la terre, de la mer et des cieux ces joies aussi pures, aussi ravissantes que s'il n'y avait aucun mortel pour les troubler ou les corrompre.
177. Oh! que ne m'a-t-il été donné d'habiter le désert avec une belle Péri pour enchanter ma solitude211! que ne puis-je oublier toute la race humaine, et, sans haïr personne, n'aimer et n'adorer qu'elle! Vous, élémens! – dans les nobles agitations desquels je me sens moi-même exalté! – ne pouvez-vous pas me communiquer une pareille existence? Suis-je dans l'erreur en pensant que de semblables êtres habitent plus d'un lieu dans l'univers? quoiqu'il nous soit donné rarement de converser avec eux.
178. Il est un plaisir dans les bois infréquentés; il est un ravissement sur le rivage solitaire; il est une société, où aucun importun ne s'introduit, sur les bords de la mer profonde, et il est une harmonie dans ses mugissemens. Je n'aime pas moins l'homme, mais j'aime encore mieux la nature, après de semblables entrevues, dans lesquelles je me dérobe à tout ce que je puis être, ou que j'ai déjà été, pour me mêler avec l'univers, et sentir ce que je ne puis jamais exprimer, ni cependant taire entièrement.
179. Roule dans ton immensité, profond et bleu Océan, – roule! dix mille flottes parcourent vainement ta surface; l'homme couvre la terre de ruines, – mais son pouvoir s'arrête à tes rivages. – Sur la plaine humide les désastres sont tes œuvres, il n'y reste pas une ombre des ravages de l'homme, excepté la sienne propre, lorsqu'il s'enfonce comme une goutte d'eau dans tes abîmes, en poussant un dernier gémissement, cadavre sans tombeau, sans pompes funèbres, sans cercueil, et inconnu.
180. Ses pas ne laissent point de trace sur tes sentiers, – tes domaines ne sont point sa dépouille, – tu te lèves et le repousses loin de toi; le honteux pouvoir qu'il exerce pour le malheur de la terre ne fait naître que tes dédains; tu le rejettes de ton sein en écume vers les cieux, et l'envoies en te jouant, en le brisant, en mugissant, à ses dieux, où reposent ses chétives espérances dans quelque port ou baie prochaine; et là tu le brises de nouveau contre le rivage: – qu'il y reste étendu.
181. Les armemens qui vont foudroyer les murailles des cités bâties sur les rochers de tes rivages; qui font trembler les nations, et les monarques dans leurs capitales; les léviathans de chêne, dont les vastes flancs rendent si orgueilleux leurs chétifs possesseurs qu'ils prennent le vain titre de Seigneurs des mers, et d'Arbitres des combats; – ce sont là tes jouets, et, comme ta neigeuse écume, ils disparaissent dans le limon de tes ondes, qui balaient également l'orgueil de l'Armada et les dépouilles de Trafalgar.
182. Tes bords sont des empires qui changent incessamment tandis que tu restes toujours le même. – Où sont l'Assyrie, la Grèce, Rome, Carthage? Tes flots battaient leurs bords aux jours de leur liberté, et depuis, sous les règnes de leurs tyrans; leurs domaines sont la proie de l'étranger, et leurs peuples, esclaves ou sauvages, lui obéissent. Leur décadence a changé des royaumes en déserts. – Tu n'es pas devenu ainsi, toi qui es immuable, excepté dans les caprices sauvages de tes vagues. – Le tems ne grave point de rides sur ton front azuré; – et tel que te vit l'aurore de la création, tel tu roules encore aujourd'hui.
183. Glorieux miroir où la forme du Tout-Puissant se réfléchit elle-même dans les tempêtes; toujours calme ou bouleversé – par la brise, par le vent ou par la tempête; glacé sous le pôle, – soulevé et brûlant sous la zone torride; – illimité, infini et sublime; – l'image de l'éternité; – le trône de l'invisible; ton limon, fécond lui-même, produit les monstres de l'abîme: chaque région du globe t'obéit; tu marches, terrible, incommensurable et solitaire.
184. Je t'ai toujours aimé, Océan! et dans les divertissemens de ma jeunesse, ma plus grande joie était d'être porté sur ton sein, comme tes bulles qui voguent au hasard. Dès mon enfance je folâtrais avec tes brisans. – Cette lutte était pour moi pleine de délices; et si la mer se soulevant les rendait redoutables, – le danger avait encore pour moi un charme; car j'étais avec toi comme un de tes enfans, je me confiais partout à tes vagues, la main posée sur ta crinière, – comme je l'ai en ce moment.
185. Ma tâche est accomplie, – mes chants ont cessé, – mon sujet n'est plus que le son d'un écho. Il est tems de rompre le charme de ce rêve trop prolongé; il me faut éteindre la flamme qu'alimentait ma lampe de minuit; – et ce qui est écrit, – est écrit. – Que n'est-il plus digne d'être offert au public! mais je ne suis plus ce que j'ai été, – mes visions voltigent moins palpables devant moi; – et le feu qui animait mon esprit, tremble et s'éteint.
186. Adieu! c'est un mot qui doit être, et qui fut toujours, un son de tristesse et de douleur: – cependant, – adieu! vous! qui avez suivi le pélerin jusqu'à sa dernière station; s'il reste dans votre mémoire une pensée qui ait été autrefois la sienne, si vous conservez de lui un seul souvenir, il n'aura pas en vain porté les sandales et le capuchon de coquillages: adieu! que les regrets, s'il en est, ne restent qu'à lui, – et à vous la morale de ses chants.