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Mémoires d'un Éléphant blanc

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Chapitre XXI
JALOUSIE

Il parut un jour au palais de Golconde, l'ennemi, le fiancé, celui que je haïssais d'avance.

Quand je le vis venir de loin, parlant en riant à Parvati, une flamme rouge dansa devant moi, et je fermai les yeux aussitôt pour tâcher d'échapper à la frénésie de fureur qui m'envahissait à cette vue.

Je les entendais s'approcher; cette voix inconnue pénétrait dans mes oreilles, y bourdonnait, me piquait comme une flèche aiguë. A l'entendre, je revoyais la guerre sanglante, les corps broyés sous mes pieds, mon maître enchaîné honteusement et notre fuite périlleuse à travers les jongles.

Un tremblement me secouait de haut en bas. Je courbai la tête en tenant mes yeux obstinément fermés et je me mis à labourer le sol avec mes défenses, pour user ma rage.

Je les entendais toujours s'approcher, elle de son pas si léger, lui, traînant nonchalamment les pieds. Il m'avait remarqué, c'était de moi qu'il parlait.

– Tiens, disait-il, vous avez un éléphant blanc? Je sais que dans certains pays on a beaucoup de vénération pour les animaux de cette espèce, à Siam, entre autres, la patrie de la reine votre mère. Chez nous, on est moins naïf, on aime les éléphants blancs pour la parade; mais on les estime moins que les autres, parce qu'ils sont moins robustes.

Parvati s'était arrêtée devant moi; inquiète de ma sourde colère, bien visible pour elle, cherchant à m'apaiser de sa douce main, et sa voix tremblait un peu quand elle répondit au prince:

– Iravata est le bon génie de ma famille, il incarne certainement un de nos aïeux et il est pour moi l'ami le plus cher.

– Pas plus que votre fiancé, j'espère, dit-il, avec un rire suffisant.

– Celui qui m'est dévoué depuis ma naissance m'est mieux connu que le fiancé d'hier…

– C'est sérieux! s'écria Baladji, en riant plus fort, faut-il que je sois jaloux vraiment de cette grosse bête-là?..

Je ne pus me retenir d'ouvrir les yeux, et, devant l'expression de mon regard, croisant le sien, le prince se recula de quelques pas.

– Par Kali, qui danse sur des morts! dit-il, votre ancêtre n'a pas l'air très agréable, ses yeux sont plus féroces que ceux d'un tigre.

– Éloignons-nous, je vous prie, dit Parvati, je ne sais ce qui l'irrite, mais Iravata n'est pas comme à son ordinaire.

– Je m'éloignerai très volontiers, dit le prince, en cherchant à cacher sa peur, car je déteste le voisinage des éléphants à cause de leur odeur.

Il me tourna le dos, s'en allant à grands pas, tandis que Parvati, avant de le rejoindre, les mains jointes, me jeta un regard plein de supplications.

Mais il avait bien fait de partir, je n'aurais pu me maîtriser, l'idée de l'écraser sous mes pieds, de le pétrir en bouillie m'était venue un instant, et malgré la honte que j'éprouvais d'un sentiment aussi coupable, je ne pouvais le chasser.

Chapitre XXII
LA FUITE

Les jours suivants, Parvati ne vint pas me voir. Je l'apercevais de loin, errant dans les jardins, toujours en compagnie du noir Baladji-Rao dont le turban blanc, lamé d'or, brillait sur le vert sombre des buissons.

Peut-être ma princesse voulait-elle me punir de m'être montré si haineux et si mauvais, peut-être redoutait-elle de ma part quelque mouvement de rage; mais son absence envenima mon chagrin, ma haine s'augmenta contre celui qui me privait d'elle, et la pensée homicide devint une obsession de mes jours et de mes nuits.

Le palais était tout en rumeur à cause des préparatifs des noces. On vint m'essayer un caparaçon de brocart d'argent, brodé de perles et de turquoises, une couronne de plumes, et un houdah en filigrane d'or dans lequel devaient s'asseoir les fiancés le jour de la cérémonie, car c'était à moi que l'on réservait l'honneur de les porter, dans la marche triomphale qu'ils devaient faire à travers Golconde.

Mais, à mesure qu'approchait le jour du mariage, mon désir de tuer le prince grandissait, et je pris soudain, pour éviter de commettre un crime, une détermination bien douloureuse.

Je résolus de quitter le palais, de m'enfuir.

Quitter Parvati! quitter le prince et Saphir-du-Ciel! Ces êtres qui m'avaient fait une vie si douce, si libre et si heureuse! m'en aller au hasard des aventures, redevenir sauvage peut-être! Comment pourrais-je supporter un tel chagrin, un tel malheur!

Il fallait me sacrifier, cependant, pour éviter d'attirer de terribles catastrophes sur ceux qui m'avaient traité comme un ami. Baladji-Rao assassiné à Golconde, c'était la guerre rallumée, d'épouvantables représailles, la ruine de mes bienfaiteurs; et j'avais beau essayer de me dompter, de me résigner à accepter ce que je ne pouvais éviter, la vue du prince de Mysore, aussi loin qu'il fût de moi, faisait monter dans mon cerveau une bouffée de colère, qui m'ôtait la raison et me poussait invinciblement au meurtre.

Partir! il fallait partir! donner à ma chère Parvati cette dernière preuve de dévouement.

La nuit qui précéda le jour des noces, au moment où la lune se couchait, j'ouvris sans bruit le grand portail de mon étable, et je sortis à pas légers.

Un instant j'eus l'idée d'aller pour la dernière fois devant la chambre de ma princesse, de cueillir des lotus et de les accrocher à son balcon, comme je le faisais souvent, c'eût été là au moins un adieu, et elle l'eut compris. Mais j'avais le cœur serré, les yeux troubles; je craignis d'être faible, de ne plus vouloir partir après m'être rapproché d'elle; et, rapidement, je traversai la cour, j'enlevai la barre et les chaînes de la porte, puis, après l'avoir refermée le mieux que je pus, je m'élançai dehors.

Un grand silence emplissait Golconde, tout était noir et désert. Je connaissais si bien les rues et les places de la ville que je pus la traverser, malgré l'obscurité, d'une allure très rapide. Je baissais la tête sous la bonté et le chagrin, tout en marchant mes lourdes larmes tombaient sur mon chemin, si larges, qu'on aurait pu par elles retrouver ma trace, si l'aride poussière ne les avait bues aussitôt.

Le jour naissait quand j'aperçus la forêt qui si souvent avait été le but de nos promenades avec ma douce Parvati.

Quand se découpait alors à l'horizon la ligne bleuâtre et sombre que dessinaient sur le rose éclatant du ciel les arbres de la lisière, comme je me sentais heureux et prêt à amuser la rieuse princesse avec ma folâtre gaieté. Et maintenant, combien j'étais triste et malheureux en m'enfonçant sous l'ombre verte. J'avais la poitrine gonflée d'énormes soupirs – des soupirs d'éléphant – qui, parfois s'échappaient en sonorités terribles qui effrayaient toutes les bêtes du bois.

J'étais si ému que je dus m'arrêter et, si j'avais été homme, j'aurais, comme le poète de la cour, qui mettait en vers tous les sentiments du cœur, exhalé mon chagrin en une longue plainte poétique, et les cris rauques que je poussais auraient pu se traduire ainsi:

– Hélas je ne te verrai plus, ô ma chère Parvati, sourire de ma vie, soleil de mes jours, lune de mes nuits; je ne te verrai plus jamais, hélas! Ta main fine ne me flattera plus, et ta voix harmonieuse ne me dira plus ces mots d'amitié qui m'étaient aussi doux que vos plus douces musiques. Mais il faut que je te quitte pour ne pas commettre devant toi un crime affreux.

Oh! sans doute, tu m'auras bientôt oublié. Tu seras toujours la divine princesse Parvati, bénie de tous, et moi, privé de toi, je ne serai plus rien qu'une bête errante et misérable, qui n'aurai pour me consoler que le souvenir de l'ancien bonheur!.. Oui, c'est ainsi qu'eût crié le poète et que j'eus crié si je n'avais pas été un éléphant.

Je m'enfonçai plus avant dans la forêt, et l'idée me vint d'aller chercher un appui auprès du bon anachorète qui nous avait si cordialement accueillis, la princesse et moi, le jour où j'avais voulu l'enlever et où le serpent et l'orage m'avaient fait me repentir de ma faute. Certes, ce pieux vieillard, qui avait médité les livres saints et savait bien qu'il ne faut pas être moins pitoyable aux animaux qu'aux humains, ne me repousserait pas et, peut-être, ses paroles de consolation apaiseraient-elles un peu le chagrin qui m'abattait.

A mesure que j'avançais, la forêt me paraissait bien changée; les oiseaux ne l'égayaient plus, les fleurs étaient pâles et comme languissantes, et même, il semblait qu'une mort précoce y desséchait le feuillage des arbres.

– C'est parce que je suis triste, pensai-je d'abord, que la forêt me paraît triste, mais, bientôt, quand j'aurai retrouvé l'anachorète, ses paroles me rendront quelque espérance et quelque courage; j'entendrai de nouveau le chant des oiseaux qui nous saluait jadis, et de nouveau, je verrai briller les fleurs que, jadis, je cueillais pour elle.

Hélas! quelle était mon erreur! Comme moi, la forêt avait bien réellement perdu toute sa gaieté; les oiseaux ne voulaient plus y chanter et les fleurs ne voulaient plus s'y épanouir.

J'eus beau la parcourir en tous sens, je ne pus y trouver l'anachorète; à la fin, je découvris, ensevelies déjà sous les herbes, des planches à demi pourries et qui marquaient, seules, la place où s'élevait autrefois sa cabane. Je compris qu'elle avait été abandonnée et que les vents et les pluies l'avaient détruite.

Ainsi l'anachorète, près de qui j'espérais trouver un refuge, avait quitté la forêt; il avait cherché un autre ermitage, il avait repris la vie errante de mendiant que les livres sacrés ordonnent aux brahmanes de mener parfois, ou, peut-être même, était-il mort, tué pur quelque tigre vorace. Et ainsi, avec lui, toute joie s'était enfuie de la forêt qu'il ne sanctifiait plus.

Chapitre XXIII
LA HARDE

Mon chagrin s'accrut encore, s'il pouvait s'accroître. Qu'allais-je devenir, moi, habitué depuis si longtemps à vivre parmi les hommes et choyé de tous? Pourquoi alors une sage pensée ne me vint-elle pas, celle de regagner le palais de Golconde, où on ne se serait peut-être pas encore aperçu de ma faute? Mais ma jalousie et ma haine homicide m'égaraient; il fallait que j'en fusse puni, et la sage pensée qui m'aurait épargné tant de maux ne passa pas dans mon esprit. J'allai donc au hasard des fourrés et des clairières, m'enfonçant presque affolé en des régions inexplorées; et déjà, à ma tristesse, s'ajoutait une autre souffrance. Si j'avais, comme les hommes, la faculté de rougir, je rougirais de l'écrire: la faim me faisait cruellement souffrir. Je n'aurais pas dû, en un tel instant, songer à de si viles préoccupations; mais, je le répète, notre race supporte moins que toute autre le manque de nourriture; et, durant ma longue vie, j'ai vu la douleur de tant d'hommes céder à la crainte de la faim qu'on ne m'en voudra pas, je l'espère, du sentiment que j'exprime.

 

Ainsi, j'étais très triste et j'avais faim. Je cueillais bien, çà et là, quelques feuilles à demi mortes ou quelques maigres herbes; mais qu'était cela pour me rassasier? Et je me désespérais, quand je reconnus en des bruits assez lointains qui me parvinrent, la sonorité des barrits; et je repris un peu d'espoir.

– Ces éléphants que j'entends barrir sont, sans doute, des éléphants sauvages; j'essayerai pourtant de les attendrir et, peut-être, voyant ma détresse, voudront-ils bien m'admettre dans leur harde.

Je tâchais ainsi de me rendre moi-même un peu de courage, et je marchai vers la partie de la forêt d'où j'avais entendu venir des cris d'éléphants; parfois de nouveaux cris m'arrivaient, et, ainsi guidé, je découvris, au bout d'un assez long temps, une clairière autour de laquelle étaient accroupis une vingtaine de grands éléphants.

Au milieu de la clairière s'élevait un gros tas de fruits et de légumes frais. Les éléphants, à la nuit, s'éparpillaient dans les champs et les vergers voisins de la forêt, et là, pillaient ce qui était nécessaire à leur nourriture. Au retour, ils rapportaient ce qu'ils n'avaient pu manger et mettaient en commun leur butin. Je les voyais en jouir tranquillement. De temps à autre, l'un d'entre eux allongeait la trompe, prenait quelques fruits ou quelques légumes et les mâchait lentement, l'air heureux et comme bien sûr que nul ne viendrait le déranger.

Plusieurs dormaient; et pourtant, malgré l'apparence alors calme et pacifique de ces éléphants, on les sentait d'un caractère farouche et prêts à se défendre ardemment contre tout intrus; aussi je tremblais en m'approchant d'eux.

Je cherchais quelle gémissement pouvait les attendir, lorsque l'un deux m'aperçut et poussa un grognement rauque pour donner l'alerte à ses compagnons; aussitôt ils tournèrent la tête; ceux qui mangeaient interrompirent leur repas et les dormeurs s'éveillèrent. Tous me regardèrent, et, dans leur regards, je me distinguai nulle sympathie pour celui qui venait troubler leur quiétude. Je fus sur le point de fuir, sans même tenter de les toucher, mais mon désir d'apaiser ma faim me retint et, dans le langage des éléphants, je leur dis à peu près ceci:

– Mes frères, je suis un malheureux bien inoffensif et qui ne songe aucunement à vous nuire. Voilà longtemps que j'erre au hasard sans trouver d'asile et, si vous ne m'assistez, la faim m'aura bientôt tué. Ayez pitié de ma détresse; donnez-moi un peu de vos provisions et, en échange, je vous rendrai tous les services que vous exigerez de moi.

Ces paroles ne les émurent pas. Ils se disaient entre eux:

– C'est un éléphant blanc, un malade, sans doute, ou tout au moins un être qui ne nous ressemble pas. A quoi bon l'accueillir parmi nous?

Un éléphant, plus grand et plus vigoureux encore que les autres, qui semblait le chef de la harde, cria plus fort:

– Il ne faut jamais accueillir les étrangers; défions-nous des nouveaux venus, et loin de leur être favorables, chassons-les. Quand même cet éléphant serait noir, il faudrait le repousser puisqu'il n'est pas né dans cette clairière. Il est blanc, donc, à plus forte raison, nous devons le renvoyer d'ici.

Et tous reprirent:

– Oui! oui! qu'il s'en aille!

Ils se tournèrent vers moi en criant:

– Va-t'en! va-t'en!

J'essayai de leur parler encore; mais leurs cris redoublèrent. Plusieurs se levèrent et me menacèrent de leurs défenses. Seul contre vingt éléphants, qu'aurais-je pu faire? Puis, la vie parmi des maîtres affectueux, la vie calme et l'habitude de veiller sur la plus douce et la plus charmante des princesses m'avaient rendu très pacifique; je n'aimais pas les querelles, les cris me faisaient horreur; et je m'éloignai de la clairière où j'avais espéré un instant trouver un refuge.

Je compris bien que je n'avais rien à attendre de mes semblables. Partout, on m'accueillerait comme un intrus. Je me rappelais d'ailleurs que, dans mon enfance, quand j'habitais encore au pays de Siam la forêt natale, ma couleur blanche, à qui j'avais dû depuis ma fortune parmi les hommes, m'avait fait mal voir, même par mes compagnons de harde. Que serait-ce donc pour des étrangers, même moins farouches que ceux que je venais de rencontrer! Toujours les éléphants me chasseraient d'auprès d'eux.

Chapitre XXIV
LE BRAHMANE

Je ne savais vraiment que faire, et mes réflexions s'assombrissaient de plus en plus, quand je m'aperçus que, peu à peu, j'étais sorti de la forêt.

Une plaine assez riche, où alternaient les champs et les prairies, et où, çà et là, se dressaient des villages, s'étendait à perte de vue. Une route blanche traversait la plaine.

C'était déjà le crépuscule; les champs étaient déserts, je ne voyais nul paysan sur la route. Je résolus de la gagner, pourtant; elle me conduirait certainement vers quelque ville, où je serais recueilli; chassé par mes pareils, je ne pouvais plus avoir d'espérance qu'en la bonté des hommes. Mais, comme je traversais un champ de légumes, je ne pus résister à la tentation d'en voler quelques-uns, et je commençai ainsi à assouvir ma faim.

La nuit était tombée quand j'atteignis la route. Je me mis à la suivre, dérobant parfois un fruit ou deux aux arbres qui la bordaient.

J'y marchais depuis peu, quand mes regards furent attirés par une masse noire, au bas du talus. Je m'approchai de cette masse, et, l'observant avec soin, je m'aperçus que c'était un homme. – Était-il mort ou dormait-il seulement? Je le flairai avec ma trompe, et je sentis la chaleur de son haleine. – C'était un vivant! Je l'observais de plus près encore; ses vêtements, souillés de boue et de poussière, étaient en guenilles. Ils ressemblaient à ceux d'un artisan, et pointant, à la ceinture de l'homme, je remarquai le cordon qui distingue les brahmanes. Un brahmane en ce costume ne pouvait être de ceux qui mendient pour obéir aux préceptes; d'ailleurs, l'odeur de son haleine, qui rappelait l'odeur de certaines liqueurs importées par les Européens, – au palais j'en avais parfois vu et flairé avec horreur dans des flacons, – témoignait qu'il ne menait pas une vie de mortification, comme le doivent les brahmanes mendiants. C'était sans doute un de ces brahmanes tombés dans la misère, dans l'âpad comme on dit en la langue de l'Inde, et à qui la loi sainte permet dès lors de faire tous les métiers, même ceux qui, en temps ordinaire, sont le plus sévèrement interdits à leur caste.

A force de regarder ce brahmane endormi, j'en arrivai à distinguer ses traits. Il n'avait pas l'air méchant. Sans doute il m'accueillerait avec bonté, comme peut-être un don des dieux. Puis, j'avais depuis si longtemps désappris la solitude que je ne pouvais plus la supporter; une compagnie s'offrait à moi, que vaudrait-elle? je ne le savais pas. Mais ce brahmane, dût-il être le plus cruel des maîtres, j'aimais encore mieux vivre maltraité par lui que vivre solitaire.

Pour l'éveiller, je le frappai donc d'un léger coup de trompe. Il ouvrit ses yeux et balbutia:

– Hein? Qu'est-ce que c'est?

L'air, que la nuit avait fraîchi, le réveilla tout à fait, et il m'aperçut.

– Quel est cet éléphant? C'est lui sans doute qui, me frôlant de sa trompe, m'a réveillé: me voudrait-il du mal?

Il se leva, avec assez de peine. Je me mis à pousser de petits grognements plaintifs et suppliants, pour lui bien montrer que je ne lui voulais aucun mal, mais qu'au contraire j'implorais son assistance. Bientôt, il n'eut plus peur.

– Je ne sais d'où tu viens. Mais bah! qu'importe? Ne devons-nous pas accueillir les animaux aussi bien que les hommes? On dirait que tu veux devenir mon compagnon.

Je baissai la tête, en signe d'assentiment, comme les humains.

– Tu me sembles intelligent. Je ne suis qu'un pauvre brahmane, dans l'âpad, obligé, pour vivre, d'accepter les plus grossières besognes, et bien indignes de mon rang. Je dois sans doute expier des péchés commis dans une vie antérieure. Suis-moi, si tu veux. Tu partageras ma triste existence; et, peut-être même, me seras-tu utile: à qui possède un éléphant on confie des travaux plus lucratifs qu'à qui s'en va seul, et n'offrant que la force de ses bras, et sa bonne volonté.

Pour lui montrer que j'acceptais de vivre désormais avec lui, je pliai un pied de devant l'invitant ainsi à monter sur mon dos; il comprit, se hissa sur moi, et, quand il se fut, tant bien que mal, installé, il me dit:

– Va devant toi, ô toi que peut-être les dieux m'ont envoyé pour mon bien; va devant toi, je n'ai ni famille ni demeure; nous accueillera qui voudra!

Je n'étais plus seul: c'était, dans mon lamentable sort, un bonheur; et je suivis, un peu moins triste, la route blanche dans la nuit, en portant mon nouveau maître.

Mon nouveau maître s'appelait Moukounji. Bien des fois, quand nous errions, de longues journées, sans trouver personne qui voulût nous occuper, l'un ou l'autre, ou tous deux à la fois, je l'entendis raconter parmi les gémissements, l'histoire de sa vie, et je finis par la savoir par cœur. Elle était d'ailleurs assez simple. Il appartenait à une famille de riches brahmanes, avait passé sa jeunesse à Lahore, où il avait été instruit dans toutes les sciences nécessaires aux brahmanes par des maîtres excellents; plus tard, le rajah des Mahrattes l'avait pris à son service comme pourohita: le pourohita est le prêtre que les princes chargent d'offrir en leur nom les sacrifices aux dieux: j'ai entendu des Anglais dire qu'il y avait, chez de riches Européens, des prêtres de leur religion chargés de fonctions analogues et qu'ils appelaient chapelains. Moukounji plaisait fort au rajah des Mahrattes, qui lui demandait souvent conseil, et il serait arrivé aux plus hautes dignités, s'il n'avait eu un terrible défaut. Il ne pouvait résister au désir de boire des liqueurs fortes et s'enivrait sans cesse. Étant ivre, il avait, plusieurs fois, manqué gravement à l'étiquette de la cour mahratte et, malgré toute l'affection qu'il avait eue pour lui, son maître avait dû le chasser. Ce malheur n'avait pas corrigé Moukounji de son défaut; au contraire, il avait pris l'habitude de boire de plus en plus; chassé de toutes les maisons, méprisé par les autres brahmanes, il en était arrivé à la plus triste des misères; il vagabondait à travers l'Inde, faisant le premier métier venu; il avait été cuisinier, il avait servi des maçons; et partout son défaut l'avait empêché d'être gardé longtemps. Maintenant, il s'employait le plus souvent à aider les portefaix et les terrassiers, et vivait de bien maigres salaires, dont il dépensait la plus grande partie à acheter de cette liqueur jaune que les Européens nomment eau-de-vie, je ne sais pourquoi: car il me semble qu'elle tue lentement les hommes, plutôt qu'elle ne les fait vivre.

Grâce à moi, Moukounji fut un peu moins misérable; il me louait pour transporter de lourds fardeaux, il se louait lui-même pour en porter de légers; et les grossiers légumes dont il me nourrissait ne lui coûtaient pas la différence entre les salaires d'autrefois et ceux d'aujourd'hui.

Notre vie était assez monotone. Quand, dans un village ou une ville, Moukounji ne trouvait plus rien à faire, nous partions et nous vagabondions jusqu'au jour où l'on nous embauchait de nouveau. Moukounji était au fond un brave homme, toujours prêt à rendre service, quand il le pouvait: la manière dont il m'avait recueilli en était bien la preuve. Il était gai, et il aimait à répéter les belles sentences qu'il avait apprises, dans sa jeunesse, à Lahore. Mais, quand il était ivre, son caractère s'aigrissait, parfois même il devenait méchant et s'emportait violemment, il se querellait avec ses compagnons, et plusieurs fois il alla jusqu'à me battre.

Certes, je n'étais pas heureux, quand on m'employait à de trop viles besognes, quand Moukounji me rouait de coups, je souffrais cruellement; mais à quoi m'aurait servi la révolte? Mon sort aurait pu être pis encore, pensais-je, et je me résignais.

 

Et toujours, je songeais à ma vie passée; je me demandais ce que devenait la divine Parvati; l'horrible prince l'aimait-il au moins?

Était-elle heureuse?

Se souvenait-elle de moi?

Et je supposais, à ces questions, les réponses qui m'étaient les plus agréables. Et ces rêves adoucissaient un peu mon chagrin.

Je ne pourrais dire toutes les villes que je vis avec Moukounji, toutes les rivières que je traversai, toutes les montagnes que je parcourus. Je me rappelle, dans une ville française, Pondichéry, avoir aidé à bâtir un palais pour le gouverneur; je servis à transporter les rails pour un chemin de fer que l'on construisait aux environs de Madras; je fis maints autres travaux, toujours analogues pourtant, et je vécus plusieurs années cette vie errante et monotone à la fois.