Бесплатно

Le second rang du collier

Текст
Автор:
0
Отзывы
iOSAndroidWindows Phone
Куда отправить ссылку на приложение?
Не закрывайте это окно, пока не введёте код в мобильном устройстве
ПовторитьСсылка отправлена

По требованию правообладателя эта книга недоступна для скачивания в виде файла.

Однако вы можете читать её в наших мобильных приложениях (даже без подключения к сети интернет) и онлайн на сайте ЛитРес.

Отметить прочитанной
Шрифт:Меньше АаБольше Аа

– Un nouveau livre d'Edgar Poë, qui vient de paraître!.. un livre pour toi, car c'est de la cosmogonie transcendentale.

Et mon père me tend le volume d'Eurêka, traduit par Charles Baudelaire.

– C'est beau?

– Ma foi, cela me semble un peu aride et compliqué. L'ouvrage est d'une lecture laborieuse et je ne suis pas bien sûr de l'avoir compris. Je compte sur toi pour me l'expliquer.

– Oh! père! toi, mon professeur d'astronomie!..

– Je t'en ai enseigné les rudiments et il y a longtemps que tu m'as dépassé. Voyons, sois gentille, lis le livre, attentivement, et écris-en une analyse détaillée; tâche de faire un article. Tu peux bien essayer cela, pour moi.

Soit! C'est un devoir qu'il me donne. Je le ferai, de mon mieux, pour lui être agréable.

Je me mets à lire. Le livre est terrible, mais il me passionne, et, la semaine suivante, l'article est fait. Mon père le prend et l'emporte.

Le temps passe et mon père ne me dit rien: je crois qu'il l'a oublié, perdu, ou, peut-être, trouvé si mauvais qu'il préfère n'en pas parler. Et moi, je n'ose souffler mot, très déçue et très mortifiée: aussi, c'était trop difficile!..

Un matin, j'étais à peine éveillée, quand mon père entre dans ma chambre, tenant le Moniteur universel tout déployé.

– Regarde!

Il me montre du doigt un titre: Eurêka.

– Qu'est-ce que c'est?

– Ton article!.. Je l'ai jugé digne d'être imprimé, ce qui vaut mieux que tout ce que j'aurais pu te dire. Je voulais te faire une surprise; ça a duré un peu longtemps. Tu as subi l'épreuve sans broncher, ce qui dénote une assez jolie force de caractère.

– Tu as refait l'article?

– Je n'y ai pas changé un mot; tu le verras bien…

Mais je n'ose pas le relire; je le regarde, seulement. Il tient plusieurs colonnes, en très bonne place, et est signé: Judith Walter.

– C'est moi qui t'ai choisi ce pseudonyme, – dit mon père: – «Walter» c'est Gautier en allemand… et cela signifie: «Seigneur des Bois!»

– Judith Walter est très ébahie, dis-je, et très contente; pas trop orgueilleuse, tout de même, car elle comprend bien que, sans ta toute-puissante protection à ce journal, on l'aurait joliment envoyée promener, avec son article!

– Et cela n'eût pas infirmé sa valeur, dit mon père qui reprend le journal et l'emporte pour le montrer à ma mère.

Huit jours après, je reçus de Baudelaire la lettre suivante:

Mademoiselle,

J'ai trouvé récemment chez un de mes amis votre article, dans le Moniteur du 29 mars, dont votre père m'avait quelque temps auparavant communiqué les épreuves. Il vous a sans doute raconté l'étonnement que j'éprouvai en les lisant. Si je ne vous ai pas écrit tout de suite pour vous remercier, c'est uniquement par timidité. Un homme peu timide par nature peut être mal à l'aise devant une belle jeune fille, même quand il l'a connue toute petite, – surtout quand il reçoit d'elle un service, – et il peut craindre, soit d'être trop respectueux et trop froid, soit de la remercier avec trop de chaleur.

Ma première impression, comme je l'ai dit, a été l'étonnement, – impression toujours agréable d'ailleurs. – Ensuite, quand il ne m'a plus été permis de douter, j'ai éprouvé un sentiment difficile à exprimer, composé moitié de plaisir d'avoir été si bien compris, moitié de joie de voir qu'un de mes plus vieux et de mes plus chers amis avait une fille vraiment digne de lui.

Dans votre analyse si correcte d'Eurêka, vous avez fait ce qu'à votre âge je n'aurais peut-être pas su faire, et ce qu'une foule d'hommes très mûrs, et se disant lettrés, sont incapables de faire. Enfin vous m'avez prouvé ce que j'aurais volontiers jugé impossible, c'est qu'une jeune fille peut trouver dans les livres des amusements sérieux, tout à fait différents de ceux si bêtes et si vulgaires qui remplissent la vie de toutes les femmes.

Si je ne craignais pas encore de vous offenser en médisant de votre sexe, je vous dirais que vous m'avez contraint à douter moi-même de vilaines opinions que je me suis forgées à l'égard des femmes en général.

Ne vous scandalisez pas de ces compliments, si bizarrement mêlés de malhonnêtetés: je suis arrivé à un âge où l'on ne sait plus se corriger même pour la meilleure et la plus charmante personne.

Croyez, mademoiselle, que je garderai toujours le souvenir du plaisir que vous m'avez donné.

CHARLES BAUDELAIRE.

– Oui, me dit mon père, il a été prodigieusement étonné: il ne voulait pas croire que l'article ne fût pas de moi. J'ai eu de la peine à le convaincre, et il m'a dit cette phrase bizarre: «J'en appelle à ta candeur!» Je lui ai affirmé que je n'ai bien compris le livre qu'après ton analyse… Il trouve que tu as l'esprit d'ordre, qualité des plus rares, déclare-t-il, chez les femmes surtout.

De nouvelles surprises m'étaient réservées: le Moniteur paya l'article!.. Mon père m'apporta, un soir, 80 francs et 40 centimes. Je gardai longtemps la somme dans ma poche, où je la faisais sonner, continuellement, sans savoir à quoi l'employer. Puis, très gracieusement, Arsène Houssaye, apprenant ce début, me fit cadeau d'une bague, – une jolie émeraude, entourée de roses, – pour consacrer le souvenir, disait-il, de la publication de mon premier article.

Et ce ne fut pas tout: des choses graves se produisirent, qui furent accueillies par nous plutôt gaiement. Le Moniteur, journal officiel, fut pris à partie pour avoir publié un article antireligieux, – puisqu'il parlait de la création du monde en d'autres termes que la Bible. – Un prêtre, à Colmar, fit même un sermon contre l'auteur de ces impiétés, et en annonça un autre, pour le dimanche suivant. Un camarade de mon frère, qui habitait Colmar, lui révéla qu'il s'attaquait à une toute jeune fille, – qui ne portait pas encore de jupes longues, – et lui conseilla de retenir ses foudres.

C'était bien du bruit autour de ce pauvre article, sur lequel, malgré tous ces encouragements, je ne me faisais pas d'illusions, et que, à part moi, je jugeais mal réussi, gauche, sec, et d'une désolante concision.

Ma sœur et moi, nous sommes dans la chambre de ma mère, en grande toilette, devant l'armoire à glace, et nous nous regardons attentivement. Je suis vêtue d'une robe en damas noir et gros bleu, épais comme le doigt; la jupe ne touche pas terre et se tient si raide que je parais plus large que haute; un «talma» en velours noir, bordé de vison, me donne une silhouette de cloche; ma figure disparaît sous l'avancée d'un chapeau, genre cabriolet, en feutre noir garni de rubans verts. Ma sœur porte une robe en popeline écossaise et une petite redingote de velours noir, qu'une étroite bande d'hermine orne tout autour; une houppe de plumes noires surmonte sa capote.

Nous dînons chez l'illustre Giulia Grisi, cousine germaine de ma mère, et celle-ci, qui d'ordinaire se préoccupe peu de notre tenue, a voulu tout diriger, cette fois, pour que nous soyons très bien. Elle nous a habillées et coiffées elle-même. Aussi nous sommes prêtes trop tôt, tandis qu'elle est en retard.

Solennellement, nous descendons l'escalier, pour attendre en bas, et, comme nous avons trop chaud sous nos manteaux, nous sortons dans la cour.

Alors nous nous regardons, ma sœur et moi, et nous pouffons de rire.

Un peu amer, tout de même, ce rire, qui raille nos splendeurs, sur lesquelles nous n'avons aucune illusion. Nous nous sentons parfaitement ridicules et comiques: c'est ennuyeux d'aller divertir les autres.

– Tu as tout à fait l'air des singes mécaniques qui dansent sur les orgues de Barbarie.

C'est moi qui fais ce compliment à ma sœur.

– Oh! oui! c'est cela! s'écrie-t-elle.

Et elle se met à danser en secouant la houppe de son chapeau.

– Toi, à quoi ressembles-tu?.. Un sac…

– A cause de l'affreux manteau: sans lui, avec ma robe raide comme du carton, je rappelle ces laides bonnes femmes de Velasquez, qui ont des jupes comme des commodes… Tiens! ça doit être très bien pour «faire un fromage»!..

Je me lance en une pirouette et l'achève en un plongeon, au centre de l'étoffe qui bouffe.

– Il est beau, n'est-ce pas, ce «fromage»?..

– Oui! soupire ma sœur, décidément plus contrariée que moi; mais nos cousines, qui sont si chic, vont joliment se moquer de nous!

– Oh! Rita seulement: les autres sont trop petites!..

Quand nous arrivons à l'hôtel de Giulia Grisi, d'assez bonne heure, pour la voir un peu avant la venue des convives, nous entendons résonner le piano dans le salon. La porte est ouverte sur le vestibule et nous nous glissons sans être remarquées.

Giulia et Mario sont debout près du piano et déchiffrent un duo, qu'Alary, compositeur et pianiste, accompagne.

La scène est originale: ces grands artistes, dont les voix merveilleuses ont enthousiasmé tous les dilettantes de l'Europe et les charment encore, ne sont pas, à ce qu'il semble, très musiciens. Le déchiffrement ne va pas tout seul. Alary, qui est sourd, se démène, bat la mesure du pied, chante, à hauts cris, d'une voix fausse, pour indiquer la mélodie; mais les chanteurs préfèrent la jouer eux-mêmes, d'un doigt, et, par-dessus les mains du pianiste, s'efforcent chacun de son côté. Cela produit une confusion inextricable, d'où s'élèvent par moments des notes magnifiques, pas toujours celles qu'il faudrait.

Je contiens a grand'peine un fou rire, qui va m'échapper, quand ma mère dénonce notre présence en criant:

– Brava!..

Alary se retourne brusquement, en faisant pivoter le tabouret, puis se lève, comme un diable jaillit d'une boîte. Long, maigre, avec une barbiche blonde, la bouche béante, et ses mèches pâles s'embrouillant dans le fil de son lorgnon.

L'harmonieuse langue italienne résonne alors, dans l'effusion de l'accueil et l'échange des politesses.

 

Giulia Grisi est belle, toujours. Elle n'entend pas se laisser vaincre par le temps. Ce n'est plus peut-être, tout à fait, la statue parfaite qui inspira à mon père ce poème si enthousiaste, cet hymne a la beauté, où il regrette, voyant la cantatrice pour la première fois, d'avoir abandonné les pinceaux pour la plume. C'était à la salle Favart, pendant une représentation de Mosè:

 
J'aperçus une femme. Il me sembla d'abord,
La loge lui formant un cadre de son bord,
Que c'était un tableau de Titien ou Giorgione.
 
 
Vous n'avez pas menti, non, maîtres: voilà bien
Le marbre grec doré par l'ambre italien,
L'œil de flamme, le teint passionnément pâle,
Blond comme le soleil sous son voile de hâle,
Dans sa mate blancheur les noirs sourcils marqués,
Le nez sévère et droit, la bouche aux coins arqués,
Les ailes de cheveux s'abattant sur ses tempes
Et tous les nobles traits de vos saintes estampes.
 
 
Que peuvent tous nos vers pour rendre la beauté?
Que peuvent de vains mots sans dessin arrêté,
Et l'épithète creuse et la rime incolore?
Ah! combien je regrette et comme je déplore
De ne plus être peintre, en te voyant ainsi
A Mosè, dans ta loge, ô Giulia Grisi!
 

La diva est un peu forte maintenant, et ses traits s'empâtent et s'estompent; le doigt implacable du destructeur tire un peu vers le bas les coins de la bouche; mais l'ensemble est noble et superbe; le port de la tête, la chaude pâleur, la douceur inquiétante des yeux glauques, sous le noir des lourds cheveux ondés, gardent un charme extrême. Elle porte une jupe de taffetas noir, dont les sept volants sont interrompus par la traîne tout unie qui les recouvre à moitié; le corsage décolleté laisse voir, sous un réseau de dentelle, les épaules rondes et les bras blancs.

Mario, lui aussi, fut un type de beauté remarquable: coqueluche des douairières et bourreau de bien des jeunes cœurs. Il n'entend pas renoncer à cette royauté et s'y cramponne d'une main élégante. C'est un très grand seigneur: marquis de Candia et officier dans les chasseurs sardes. Un coup de tête l'a jeté hors de son milieu et poussé vers la carrière artistique, où il a trouvé la gloire: aussi il n'a rien de la suffisance coutumière des ténors et montre une suprême distinction. Il a du ressembler beaucoup à Raphaël Sanzio, avec sa barbe légère, qu'il semble n'avoir jamais coupée, ses cheveux souples et ses beaux yeux noirs, si doux sous la longue frange des cils.

Dès que cela est possible, je le prends à part: j'ai un secret à lui confier, qui, j'en suis sûre, lui fera plaisir. Une élève de l'institution de Mme Liétard, où nous allons parfois comme externes, est amoureuse de l'illustre artiste et lui demande en grâce d'écrire quelques mots sur la photographie qui le représente et qu'elle a achetée.

– Tu comprends, elle t'a vu aux Italiens, dans le rôle d'Almaviva, et elle t'a trouvé si joli qu'elle ne pense plus qu'à toi et garde ton portrait dans sa poche, pour le regarder toute la journée.

Mario s'intéresse à mon histoire, un sourire lui chatouille les lèvres.

– Est-elle belle, ton amie?

– Oh! oui, et grande, grande: au moins vingt ans!.. Et élégante!.. elle porte des jupes larges comme ça!.. Une vraie dame! Je ne sais pourquoi elle est encore en pension.

– Tu l'as, cette photographie?

– Bien sûr! Elle m'a fait jurer, plus de dix fois, que je te l'apporterais.

Après un regard furtif vers Giulia, qui ne s'occupe pas de lui, Mario me dit en baissant un peu la voix:

– Monte voir les petites, et, après, va dans ma bibliothèque. J'irai t'y écrire ces quelques mots.

La maison, un hôtel qu'on a loué tout meublé, est vaste et confortable, mais assez banale. L'organisation intérieure se modèle sur celle d'Angleterre: la nursery est au second étage, et là les enfants sont bien chez eux, sous la surveillance discrète de la gouvernante et de la bonne anglaises.

Les trois fillettes accourent et nous accueillent par des cris et des rires. Elles sont charmantes, sous leurs cheveux libres qui bouclent jusqu'à leurs épaules, leurs robes blanches légères et fraîches, ornées seulement d'une ceinture à longs pans. Rita, très brune et très blanche, avec le nez un peu fort et les sourcils très accentués, est déjà grande; mais les deux autres, la douce et timide Cecilia, et Clelia, délicieusement mutine, sont toutes petites. Giulia, dans son magnifique automne, près de l'âge où l'on peut être grand'mère, a toute une jeune nichée à elle. Une quatrième fille, Maria, la dernière, qui n'avait pas trois ans, a été emportée brutalement par la mort, il n'y a pas encore très longtemps, et c'est pour cela que les ceintures, des trois sœurs qui restent, sont noires sur les robes blanches.

Le poème d'Émaux et Camées, intitulé les Joujoux de la Morte et qui commence par ces vers:

 
La petite Marie est morte,
Et son cercueil est si peu long
Qu'il tient, sous le bras qui l'emporte,
Comme un étui de violon…
 

a été inspiré par ce berceau creusé en tombe.

J'entends Mario qui chantonne en montant l'escalier, et je me dépêche de descendre un étage pour le rejoindre dans son cabinet.

Cette pièce a un peu plus de caractère que le reste de l'hôtel. Une bibliothèque à hauteur d'appui, dont le dessus forme table, l'entoure et supporte des statuettes et des bibelots. Les livres, nombreux, sont richement reliés: le marquis de Candia est un lettré et soigne beaucoup sa bibliothèque. Mais des couronnes, des palmes, des branches de laurier en or et en argent, appendues ça et là, trophées de soirées triomphales, ramassés à tous les coins du monde, font souvenir que l'illustre chanteur se doit à son art et n'a pas autant de loisirs qu'il le voudrait pour feuilleter ses volumes.

– Donne la photographie.

Je la tire de ma poche et la sors d'une double enveloppe.

– Quel bel homme! s'écrie Mario, qui examine son image en riant; ça ne m'étonne pas qu'il fasse encore rêver les pensionnaires.

Il met un binocle et s'assied, pour écrire quelques mots au dos de la carte, tout en soupirant:

– Ah! povero!..

Pendant qu'il secoue de la poudre d'or sur l'écriture pour la sécher, son domestique se présente:

– Monsieur, dit-il, il y a en bas une dame qui désire voir monsieur un instant.

– Comment s'appelle-t-elle?

– Monsieur ne la connaît pas. Elle dit qu'elle a fait un long voyage pour obtenir un moment d'entretien et supplie monsieur de le lui accorder.

– Est-elle jeune et jolie, au moins?..

– La tournure est très bien; mais la dame cache sa figure sous un voile.

– Mauvais signe!..

Cependant, avant de descendre, Mario s'approche de la glace et fait bouffer ses cheveux.

En bas, dans le vestibule, une femme, mince et grande, couverte d'un voile noir, se tient debout. Elle regarde s'avancer le beau chanteur, enjoignant les mains, comme en extase. Quand il atteint les dernières marches, l'inconnue se jette à genoux, lève les bras au ciel, et entonne, d'une voix vibrante et grave, le Miserere du Trovatore. Mario s'arrête, interloqué d'abord, mais il a bientôt fait de reconnaître cette voix et il s'écrie, un peu vexé et déçu:

– Allons, grande folle, finis tes bêtises!

Un frais éclat de rire, longtemps contenu, lui répond et la Borghi-Mamo, rejetant son voile, lui saute au cou.

– Tu as été pris! tu as été pris! crie-t-elle, tu croyais que c'était une amoureuse!..

Mario ne veut pas en convenir. Il prétend, au contraire, qu'il l'a devinée tout de suite, et que c'est lui qui l'a fait poser.

Dans le salon, les convives sont maintenant réunis et causent par groupes, assis ou debout… Tous n'ont pas été invités: la maison est hospitalière et la table s'allonge indéfiniment. Nombre d'artistes italiens, jeunes ambitions ou espérances déçues, sont les clients de ces gloires; ils évoluent dans leur atmosphère, attirant sur eux un peu de lumière, ou se réchauffant à leur rayonnement.

Beaucoup de personnes connues, fameuses même en ce temps-là, sont les intimes des deux grands artistes et leur forment une cour.

Ce soir, j'aperçois la jolie barbe noire de Gaetano Braga, le délicieux violoncelliste, qui est aussi, et surtout, compositeur. On a représenté de lui, au Théâtre-Italien, un opéra en trois actes: Margherita la Mendicante, et sa Sérénade, pour chant avec accompagnement de violoncelle et de piano, a fait fureur. Braga vient souvent nous voir à Neuilly: nous nous glissons à travers les groupes, ma sœur et moi, pour aller lui dire bonsoir.

Il n'a pas l'air, tout d'abord, de nous reconnaître, puis nous regarde d'un air consterné:

– Pourquoi vous a-t-on déguisées comme cela?

Nous ne pensions plus à nos toilettes!

– Avec de si jolies figures… On veut donc vous enlaidir?..

Et il s'éloigne, en haussant les épaules.

Nous allons rejoindre Giulia Grisi, dans le petit salon. Elle est assise sur un divan avec ses fillettes autour d'elle, qui la cajolent. Elles ont déjà dîné et viennent dire bonsoir avant d'aller se coucher. Tout le monde leur fait fête, pour flatter la mère passionnée qu'est Giulia; mais elle est jalouse aussi et ne permet pas qu'on embrasse ses filles.

– C'est horrible! s'écrie-t-elle; je ne comprends pas qu'on laisse embrasser ses enfants, surtout par des hommes: cette chair si délicate, si tendre, si fraîche!.. ce sont des fleurs, et cela les fane… Je ne veux pas!..

Comme je trouve que c'est bien dit et qu'elle a raison! Si on savait avec quelle répugnance les enfants endurent ces baisers d'indifférents, ces mentons qui grattent, ces haleines fortes, cette odeur de tabac, ces moustaches qui chatouillent, on les laisserait tranquilles; toutes les mamans devraient être comme Giulia.

On se récrie, cependant, autour d'elle; mais elle garde sa belle placidité et ne cède rien de sa conviction.

Moi, je ne me lasse pas de l'admirer: cette douceur, ce calme, ces poses si simplement nobles, cette voix pénétrante, ces longs silences méditatifs où les yeux glauques s'assombrissent, tout m'intéresse en elle. Les femmes racontent qu'elle est perfide, jalouse, violente; mais je ne peux le croire: cela dérangerait ses belles lignes harmonieuses; d'ailleurs, une mère aussi tendre ne peut pas être mauvaise.

Je viens m'asseoir à ses pieds, pour voir, de plus près, le portrait de son autre enfant, un fils, dont la miniature, entourée de diamants, est toujours sur sa poitrine, au fond d'une grotte de dentelles.

Un mystère plane sur celui-là, pour moi du moins. Il vit loin de sa mère, qui ne le rencontre que rarement. C'est un beau jeune homme, en costume d'officier anglais. Ce cousin, que je n'ai jamais aperçu qu'en image, m'intrigue infiniment. Giulia baisse la tête vers le portrait et murmure, avec un long soupir:

– Fred!..

Mon père vient d'entrer. Il arrive directement du Moniteur, où il terminait son feuilleton du dimanche. C'est lui que l'on attendait, car aussitôt on replie les portes qui séparent la salle à manger du salon, et l'on annonce le dîner…

En hiver, sous la neige!.. Le jardin, tout blanc, est bien joli dans sa pureté intacte.

Le balai a ménagé des sentiers praticables, à travers la cour, de la salle à manger à la pompe, de la cuisine à la petite porte de la rue, et aussi sur l'escalier de la terrasse afin qu'on puisse atteindre le poulailler, ou la cave, au fond du tunnel.

Le père a été obligé d'aller à Paris tout de même. La journée s'annonce morne et longue, dans la maison silencieuse, séparée de la ville par des steppes de neige, que nul visiteur ne peut, raisonnablement, s'aventurer à franchir.

Nous sommes donc résignées à voir s'écouler bien lente cette après-midi froide, ne nous doutant guère qu'elle marquera, au contraire, un point brillant dans nos souvenirs.

Vers les trois heures, un brusque coup de sonnette éveilla le silence.

Cela nous fit peur d'abord. Qui pouvait venir, par ces chemins gelés? Toujours, l'idée de quelque accident arrivé au père nous angoissait.

De la salle à manger, l'œil à un entre-bâillement, nous regardions ouvrir la porte d'entrée.

Une dame en noir, à l'air noble et doux, parut, accompagnée d'un garçon assez grand qui portait l'uniforme de Sainte-Barbe. La dame demanda mon père, et, sur la réponse qu'il était absent, elle fit passer sa carte à ma mère, en la priant de la recevoir.

 

Dès que Marianne eut refermé, sur les visiteurs, la porte du salon, nous nous élançâmes, pour savoir le nom.

– Fais voir la carte?.. Madame Veuve Ganneau

Ma mère descendit et s'enferma avec les inconnus; mais bientôt le salon se rouvrit: on nous cherchait.

– Arrivez! nous cria ma mère.

Mme Ganneau nous examinait avec curiosité et sympathie. Ce fut elle qui parla:

– Voilà Nono, dit-elle en poussant vers nous son fils. Nous avons à causer, votre mère et moi; amusez-vous pendant ce temps-là: faites connaissance…

Elles retournent dans le salon, nous laissant le jeune barbiste, fort gentil dans sa veste courte à boutons dorés. Ses cheveux châtain clair, longs pour un collégien, bouclent et encadrent gracieusement sa figure très olivâtre. Il a de grands yeux bruns, très beaux, la bouche petite et rouge: mais il a l'air excessivement grognon et pas disposé du tout à faire les premiers pas vers nous.

Dans la salle à manger, nous voilà donc tous les trois, assis, contre le mur, sur des chaises très éloignées les unes des autres, et ne disant pas un mot. Cela dure assez longtemps, mais nous trouvons que nous avons l'air bien bêtes et nous étouffons des rires. Nono fait des efforts pour garder son sérieux. Tout à coup, il se décide à parler:

– Je parie que vous ne savez pas vider un œuf sans le casser! dit-il.

– Non, nous ne savons pas… Tu sais, toi?..

– Bien sûr, que je sais!

Nous courons à la cuisine, réclamer un œuf.

– Pour quoi faire, un œuf?

Nono affirme qu'il ne sera pas perdu, et même qu'on ne crèvera pas le jaune.

Il faut maintenant une aiguille, pour percer un petit trou à chaque bout de la coquille. L'opération est longue et laborieuse, mais enfin l'œuf, resté intact, est vidé.

– On peut l'emplir d'eau, à présent

– Allons à la pompe!

Nous voilà dehors, marchant à la file, dans le petit chemin creusé par le balai à travers la neige. La pompe, empaillée à cause de la gelée, a l'air d'une ruche, au pied du mur de lierre tout engoncé d'ouate blanche. Mais l'œuf ne s'emplit pas du tout; l'eau très froide nous inonde les mains, nous éclabousse la figure, et nous cassons la coquille pour nous venger.

Nono se baisse et pétrit une boule de neige, qu'il nous lance. C'est alors, par la cour, une course folle, qui laisse l'empreinte de nos pieds dans la neige intacte: nous nous poursuivons avec des rires, et des cris aigus quand un projectile s'écrase sur nous.

La connaissance est faite, lorsque, saupoudrés de neige, essoufflés, les mains rouges, nous rentrons dans la maison, où l'on nous appelle. Et les nouveaux venus prennent congé.

Telle fut notre première rencontre avec Clermont-Ganneau, l'illustre savant, aujourd'hui professeur au Collège de France, qui devint notre plus cher camarade et l'ami de toute la vie.

Du Grand-Mont rouge à Neuilly, c'était loin vraiment: il fallait des heures pour faire le voyage, par tout un jeu d'omnibus qui coïncidaient vaguement. Aussi les tantes, Lili et Zoé, qui demeuraient au Grand-Montrouge, ne pouvaient-elles accomplir l'aller et le retour dans la même journée, sans affronter, surtout en hiver, la nuit noire et dangereuse. L'une ou l'autre devait venir chaque mardi cependant, pour toucher la pension que leur frère leur servait. Celle qui venait couchait à Neuilly, pour repartir le lendemain, quelquefois le surlendemain. Mais l'autre s'ennuyait, seule à Montrouge. Après bien des tâtonnements, on s'arrêta à cette combinaison: à tour de rôle, Lili ou Zoé venait seule; le surlendemain, sa sœur la rejoignait à Neuilly, et, le quatrième jour, elles retournaient ensemble à Montrouge. De cette façon, leur vie était un peu animée, plus gaie, moins solitaire, et ce séjour avait l'avantage de leur valoir une très sérieuse économie.

Le point délicat, c'était les relations entre les tantes et ma mère, qui n'avaient jamais été extrêmement cordiales: cette vie sous le même toit mettait à de périlleuses épreuves les caractères difficiles. Mon père avait dû parlementer longtemps et employer toute son éloquence pour obtenir, de part et d'autre, des promesses solennelles d'urbanité parfaite et de patience inébranlable. Chacun s'y efforçait de son mieux; mais le meilleur moyen d'éviter les chocs, c'était de réduire les rapprochements au strict indispensable. Ma mère profitait de la présence des tantes pour faire ses courses à Paris et nous laissait avec elles; j'aimais à les entendre parler du grand-père, de Montrouge, où j'avais tant gaminé, et de ces temps, déjà lointains, où j'avais si bien mérité les surnoms violents d'Ouragan et de Chabraque.

A la Renommée du Ratafia. – Cette affirmation, en grosses lettres rouges et noires, peinte sur le mur de l'épicier qui fait le coin de l'avenue de Madrid et de l'avenue de Neuilly, attire le regard, quand on passe, et reste dans le souvenir. Mon père la lit tous les jours, du haut de l'omnibus, et l'idée du ratafia le hante.

– Sais-tu ce que c'est, seulement? me demande-t-il.

– Pas du tout!

– C'est une liqueur légère que l'on fait de toutes sortes de fruits, mais surtout de cassis. La maman de Rodolfo réussissait très bien le ratafia et en donnait à mon père qui l'aimait beaucoup… Je ne le détestais pas… Nous irons en goûter, un de ces matins, tous les trois, sans rien dire à la maison.

Renseignements pris, l'épicier du coin, avenue de Madrid, est un usurpateur: la véritable Renommée est de l'autre côté du pont de Neuilly, à Courbevoie1. C'est plus commode pour notre escapade: au moins, là, on ne nous connaît pas.

L'expédition résolue, nous descendons, un matin, l'escalier de pierre et nous faisons ceux qui se promènent très innocemment dans le jardin; puis nous passons dans l'enclos du propriétaire, et nous gagnons la porte qui mène aux allées du bord de l'eau.

En débouchant sur la berge, nous nous arrêtons un moment. C'est toujours agréable de revoir la rivière, surtout à cet endroit si verdoyant et si frais, avec l'île de Rothschild, dont les pelouses claires s'étendent, derrière les hauts arbres, qui se mirent tout entiers dans l'eau tranquille; et, plus loin, le barrage qui joue la cascade, puis, à la dernière pointe, surmontant un rocher broussailleux, ce petit kiosque grec, que nous avons surnommé «le Temple de l'Amour», et qui est là on ne sait pourquoi…

Nous allons en flâneurs, grimpant lentement la chaussée pavée qui monte vers le pont, et nous nous attardons à regarder les arches de pierre, qui forment un rond parfait avec leur reflet, et les barques silencieuses qui glissent dans le cercle.

– Il est très bien, ce pont, dit mon père, simple, large et solide; l'entrée est heureusement dégagée et fort majestueuse. J'aime beaucoup ces maisons de forme arrondie, aux angles de la place, qui justement suppriment l'angle et dont la courbe est douce à l'œil. Il doit y en avoir deux autres à Courbevoie, qui font pendant à celles-ci.

– C'est Louis-Philippe qui a bâti le pont de Neuilly?

– Non, c'est Louis XV, sur l'emplacement d'un autre construit pour remplacer le bac, après l'aventure de Henri IV qui fit là son fameux plongeon, où il faillit rester, en passant l'eau en carrosse.

– Ça devait être joli, au temps du bac…

A Courbevoie, c'est dans la maison demi-ronde, à droite du pont, que triomphe la vraie «Renommée du ratafia». L'établissement est un débit de vins, dont la porte est grande ouverte en face d'un comptoir brillant. Quelques rouliers, debout, le fouet sur l'épaule, prennent un verre.

Nous sommes un peu interloqués et nous regardons du dehors, sans oser entrer. Nous attendons que les rouliers, qui ne se pressent pas, soient partis.

Nous voici, enfin, alignés, tous les trois, devant le cabaretier. Il faut bien dire quelque chose. Mon père risque timidement:

– Trois ratafias, s'il vous plaît.

On pose sur le comptoir trois jolis bateaux en argent repoussé et on les emplit d'un liquide rouge clair.

L'homme nous regarde avec des yeux ronds; il ne trouve pas tout de suite à quelle catégorie sociale nous appartenons: mon père, dans son complet du matin, en velours Montagnac gris-ardoise, coiffé d'un bonnet à pattes, pareil à celui de Dante; nous deux, nu-tête, avec notre teint mat d'Italiennes… Il doit conclure que nous sommes des modèles ou des acteurs.

C'est bon, le ratafia; mais il n'y a pas grand'chose dans ces drôles de petits vases, qui ressemblent à des soucoupes. Mon père, très enhardi (il n'y a plus personne dans le cabaret), s'écrie:

– Encore une tournée!

1Voire à la fin du volume.