Za darmo

Le second rang du collier

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Alors, lui, le forçat de la «copie», lui qui détestait par-dessus tout écrire, même la plus courte lettre, il se mit à rédiger, chaque jour, une petite leçon, où il résumait, de la façon la plus claire, les premiers principes de la mécanique céleste. Cela faisait, de sa fine écriture, quinze à vingt lignes, sur une feuille de papier à lettre. Il développait, de vive voix, la leçon, que nous devions apprendre par cœur. De Paris, il nous apportait des images coloriées, enchâssées dans du papier noir, et transparentes. On y voyait le système solaire, les planètes et leurs satellites, Saturne avec ses anneaux, la lune et les éclipses. Cela nous intéressa énormément, à tel point même que, pour ma part, je trouvai bientôt la leçon trop courte, et j'en réclamai de plus longues, avec cette violence qui m'avait valu naguère le surnom d'Ouragan. Je voulais toute l'astronomie, tout de suite, et non pas miette à miette, comme cela, et jour à jour.

«Épilepsie – Catalepsie», avait coutume de dire mon père, pour définir mon caractère d'alors, qui me faisait tantôt exaltée et enthousiaste, tantôt morne, indifférente et dédaigneuse: il m'incitait, charitablement, à choisir un terme entre ces deux extrêmes. Mais je lui répondais que c'était là une idée digne d'un classique, et qu'un romantique comme lui savait bien que rien n'est plus bourgeois que le juste milieu.

Cette fois, il favorisa «l'épilepsie», en me livrant les meilleurs et les plus récents ouvrages sur l'astronomie.

Ce fut une vraie passion qu'il éveilla en moi. Il n'était plus question que de cela; je travaillais du matin au soir; les livres les plus arides, les plus obscurs ne me rebutaient pas, je m'acharnais à les comprendre, et bientôt je fus singulièrement renseignée sur les choses du ciel.

Mon père me fit alors cadeau d'un télescope, ce qui faillit me rendre folle de joie. C'était un bon instrument, qui permettait de voir les taches du soleil, les anneaux de Saturne, les satellites des planètes et les montagnes de la lune. Il était enfermé dans une boîte noire qui ressemblait assez à un cercueil d'enfant.

La nuit, à l'heure du lever des planètes, quand tout dormait dans la maison, je sortais de mon lit, et, avec mille précautions pour ne rien faire craquer, je descendais l'escalier. Dans le salon, je cherchais à tâtons le télescope, dont je connaissais bien la place, et j'empoignais la boîte très lourde que je pouvais à peine porter. C'était toujours la porte-fenêtre de la salle à manger qui, en grinçant, me trahissait: les volets, qu'il fallait pousser avec force, avaient, en s'ouvrant, une sorte de miaulement très particulier, que je ne pouvais éviter.

Aussi à peine avais-je monté le télescope sur son pied de cuivre, au bord de la terrasse, le seul endroit d'où l'on vit bien le ciel, que ma mère apparaissait, en chemise de nuit, une bougie à la main, dans le cadre de la porte.

– Qu'est-ce que tu fais là?..

– Je note la position des satellites de Jupiter.

– C'est une jolie heure pour réveiller les gens et courir la pretentaine!

– Est-ce ma faute si les étoiles ne brillent pas en plein midi?

– Tout cela est bel et bon, mais tu vas aller les voir dans ton lit.

Et il fallait remettre le télescope dans sa boîte noire, sans avoir vu Jupiter…

Dès le matin, quand nous dormons encore, retentissent dans la maison des déclamations bizarres et d'extraordinaires chansons.

C'est le père, qui, toujours levé bien avant les autres, charme sa solitude, et essaie aussi, sans en avoir l'air, de tirer les paresseux de leur sommeil.

Il s'ennuie tout seul, et surtout il a faim. Pourtant il professe le plus profond mépris pour ce que l'on appelle «le petit déjeuner»: il veut le grand, tout de suite. Après douze ou quatorze heures de jeûne, son appétit réclame autre chose que ces fallacieuses tisanes que l'on vous apporte au lit, comme à des malades, avec quelques minces feuilles de mie de pain beurrées. Il lui faut des nourritures autrement substantielles: le large bifteck, épais de trois doigts, et le copieux macaroni. Mais il lui est impossible d'obtenir ces choses avant dix heures: personne n'est prêt, la cuisinière ne peut pas arriver, elle prétend que les fournisseurs n'ouvrent pas leurs boutiques assez tôt.

Alors il chante, pour tromper sa faim.

Son répertoire est des plus variés et des plus étranges, et on ne sait pas d'où il lui vient; sauf pour quelques fragments des romances de Monpou, populaires pendant la jeunesse des romantiques, et quelques couplets de vaudeville, remarquables par leur bêtise, on ne retrouve pas les origines. D'ailleurs, cela n'est jamais complet: il n'a retenu que la phrase la plus baroque, le couplet le plus niais. Il a la voix juste, – n'en déplaise à la légende, – sans beaucoup de timbre, mais il sait l'enfler et la rendre tonitruante, quand on n'a pas l'air de vouloir s'éveiller.

On entend ce fragment, dit de l'accent traînard spécial aux pauvresses qui chantent dans les cours:

 
Otons nos bas, mettons-nous presque nue:
C'est pour ma mère, il me respectera…
 

Une complainte d'assassin succède, sans transition:

 
A l'Abbaye de Monte-à-r'gret,
Du Paradis l'on est tout près…
 

Ou bien, c'est une mélodie caverneuse des plus énigmatiques:

 
Léonore avait un amant
Qui lui disait: «Ma chère enfant,
J'éclaterai comme une bombe!
Je ressemble aux bénédictins,
Qui s'en vont tous les matins
Creuser leur tombe…
 

Je crois que ce morceau faisait partie d'un opéra qu'il avait voulu composer, paroles et musique, pour le théâtre qu'il avait construit lorsqu'il était adolescent.

Quand le temps menaçait, il redisait, à n'en plus finir, cette incantation de berger qu'il avait entendu chanter autrefois par une vieille fileuse, à Maupertuis, où il allait passer les vacances:

 
Pleut, pleut, mouille, mouille…
C'est le temps de la grenouille:
La grenouille a fait son nid
Dans l'étable à nos brebis;
Nos brebis en sont malades
Nos moutons en sont guéris…
 

D'autres fois, c'était ce pseudo-cantique, qui le ravissait:

 
Tout le monde pue
Comme une charogne,
N'y-a, n'y-a, n'y-a que mon Jésus
Qui ait l'odeur bogne!..
 

il prononçait «bogne», au lieu de «bonne», à cause de la rime.

Quand il avait assez de chanter, il déclamait. Ceci entre autres:

 
J'aime les bottes à l'écuyère
Et les pantalons de tricot…,
Et les romans de Walter Scott,
Il faut en avoir deux paires!..
 

Enfin l'on descendait à table. Le macaroni quotidien tordait dans le plat ses anneaux dorés de beurre et grumelés de parmesan; le juteux faux-filet saignait sur le persil, tout frais cueilli au jardin. Le lion affamé se calmait.

Il aimait que l'on fût gai au déjeuner, que l'on y vînt avec des visages souriants, des mines reposées et bienveillantes. Rien ne le tourmentait comme de découvrir un pli de maussaderie ou de préoccupation sur les figures, et il fallait lui expliquer longuement les motifs d'ennui ou d'inquiétude, pour qu'il pût les détruire au plus vite, si c'était possible. Quand l'air grognon persistait, il arrangeait les bouteilles sur la table, y appuyant un journal pour se faire un paravent et ne pas voir.

On se fâchait quelquefois de son insistance à étudier les plus fugitifs mouvements des traits, qui la plupart du temps n'avaient pas de cause explicable: alors il nous reprochait avec véhémence de ne pas lui rendre la pareille, de ne pas chercher à nous rendre compte, d'après sa physionomie, de l'état de son humeur et de sa santé. Et il nous répétait la légende du pain à cacheter vert, qu'il avait gardé trois jours au milieu du front, sans que personne le vît.

– Moi, j'ai la bosse de l'approbativité, disait-il; si vous saviez la phrénologie et si vous tâtiez mon crâne, vous verriez tout de suite que cette proéminence est presque monstrueuse chez moi. J'ai le besoin d'être approuvé, en tout et par tous, même par les bonnes, même par le chat. Je suis opprimé et malheureux à la moindre opposition, au plus petit désaccord, et la mauvaise humeur me semble toujours dirigée contre moi.

– Même quand on n'a pas faim, tu crois que c'est par méchanceté!

– Évidemment! Et j'ai raison. C'est une façon détournée, mais perfide, de faire ressortir mon appétit, de me faire paraître un goinfre, un glouton, un mâche-dru, capable de s'empiffrer plus que Gamache, Gargantua et l'ogre du Petit Poucet.

Souvent, au milieu de ces belles discussions, Dumas fils, qu'on n'avait pas entendu sonner, entrait et nous contemplait de la porte.

– Quelle drôle d'heure pour déjeuner! grognait-il.

Et il allait s'asseoir dans un coin, près d'une des fenêtres.

Alors mon père essayait de lui démontrer que cette heure était la meilleure possible pour prendre le premier repas, le seul sérieux; qu'elle avait l'avantage de ne pas couper la journée en deux et qu'elle permettait, même si l'on s'accordait l'indispensable flânerie de la digestion, de se mettre au travail, sans avoir l'estomac chargé, entre midi et une heure, ou de commencer les pérégrinations, si l'on était forcé de sortir.

Mais Dumas fils n'était pas du tout convaincu.

Un autre personnage, un vieil ami de la famille Hugo, que mon père connaissait aussi, était venu nous voir dès les premiers jours de notre installation à Neuilly et arrivait aussi pendant le déjeuner. C'était M. Robelin, un architecte, propriétaire de maisons. Il en avait à Paris, a Nevers et à Neuilly… Nous avions visité celles-ci, qui étaient nombreuses, et assez bizarres. Pris dans le mouvement littéraire de 1830, très enthousiaste de romantisme, Robelin avait voulu, lui aussi, être révolutionnaire et moyenâgeux et, pour cela, il avait conçu le plan de maisons pas ordinaires: des toits à pic, qui mansardaient presque tous les étages; des tourelles en poivrières, dans lesquelles les escaliers avaient peine à tourner… Amusantes à l'œil, ces constructions, édifiées dans un espace restreint, étaient à peu près inhabitables.

 

Cela n'empêchait pas M. Robelin d'être un homme fort agréable, un peu avare peut-être, ou plutôt feignant de l'être pour masquer des revers de fortune dus à des traits de générosité qu'il tenait secrets, mais, en tout cas, un avare aimable, se blaguant lui-même et ne redoutant pas de raconter des traits de son caractère. Par exemple, il achetait ses souliers à la livre, dans un endroit connu de lui; il boutonnait dix ans un veston de gauche à droite, avant de le boutonner de droite à gauche, ce qui lui faisait, disait-il, un habit neuf; il se promenait tous les matins au bois de Boulogne et ramassait des branches mortes, dont il faisait des tas: plus tard, sa vieille bonne, Rosalie, allait les ramasser, si quelques pauvresses ne les avaient pas trouvés et emportés.

– Alors, c'est tant mieux pour elles, disait-il: je suis philanthrope de bon cœur.

Tous les matins, donc, depuis noire arrivée, M. Robelin venait nous voir, vers la fin du déjeuner; et, pendant de longues années, il n'a jamais manqué à cette habitude.

Il entrait par la porte de la cour, dont on n'avait qu'à tourner le bouton et qui sonnait en s'ouvrant. C'était pour ne déranger personne; mais son entrée dans la salle à manger causait toujours, néanmoins, un indescriptible tumulte et un grand émoi: il avait à sa suite un chien de chasse blanc et gris et un vieil épagneul noir. Aussitôt la porte vitrée entr'ouverte, les chiens se précipitaient dans la salle à manger, où ils étaient accueillis par les jurements et les miaulements des chats épouvantés, et par des cris de toute espèce:

– Prenez garde aux chats!.. N'entrez pas!.. Tenez vos chiens!..

– Ici! Stop!.. Tiby, allez coucher!..

Et, quand on était parvenu à refermer la porte sur les chiens expulsés, ils rentraient aussitôt, d'un bond, par la fenêtre, et les imprécations recommençaient de plus belle.

Chaque jour, la scène se renouvelait, au moment où l'on servait le café, sans que M. Robelin, en fût le moins du monde troublé.

 
Post prandium stabis,
Seu passus mille meabis,
 

C'est mon père qui récite ce précepte de l'école de Salerne, en nous entraînant sur la terrasse, après le déjeuner, pour nous promener et causer.

– Il faudrait traduire cela en vers français, dit-il, mais ça n'est pas très commode… Que penses-tu de ce distique, cependant?..

 
Après dîner, debout tu te tiendras,
Ou seulement mille pas tu feras.
 

– Hein! est-ce assez mirlitonesque et proverbial?

– C'est très bien!

– En tout cas, c'est exact et ça rime.

Et nous faisons les mille pas.

C'est l'heure la plus charmante de la journée, celle où le père est vraiment à nous, et qu'il prolonge d'ailleurs autant qu'il le peut.

La terrasse est extrêmement agréable pour ces lentes promenades. A l'angle de la salle à manger, elle s'épanouit et forme la cour, élargie qu'elle est de toute l'épaisseur de la maison: les fenêtres, de ce côté-là, font face au pavillon du jardinier, tout enguirlandé de vigne vierge. Plus loin, la terrasse reprend sa largeur initiale, en longeant la maison du propriétaire et une autre petite maison mitoyenne. Il n'y a pas de séparation, pas de barrière; là-bas, un escalier de pierre, qui fait pendant au nôtre, descend, lui aussi, vers les jardins, entre des vases de fonte, où les fuchsias alternent avec les géraniums. Rien ne gêne la vue, par-dessus le parapet, vers la fuite des allées et les vallonnements des pelouses où penchent des abricotiers.

Le propriétaire, un M. Achard, lapidaire, qui habite Paris, ne vient, avec sa famille, que du samedi au lundi; le reste de la semaine, tout est clos chez lui, et nous pouvons marcher d'un bout à l'autre de la terrasse, ce qui fait près d'une centaine de pas.

De notre côté, la promenade s'achève devant un mur assez élevé, couvert de lierre du haut en bas, et toujours agité d'un chamaillis de pierrots. Ce mur joint d'un bout notre maison et de l'autre le parapet de la terrasse. C'est le coin le plus frais et on y trouve toujours de l'ombre. Quand on est fatigué de marcher, le mur bas de la terrasse, avec ses larges dalles, offre un banc des plus commodes. Mon père s'y assied, le bout de son pied touchant encore le pavé; pour nous, c'est un peu plus haut: il nous faut prendre un élan, et, une fois assises, laisser pendre nos jambes.

C'est là que tous trois nous faisons assaut de mémoire, en récitant des vers de la Légende des siècles:

Charlemagne, empereur à la barbe fleurie …

Et nous continuons, nous entr'aidant. Quand un ne sait plus, l'autre sait. Nous menons ainsi le poème assez loin. Puis, tout à coup, un vers nous arrête … il se dérobe … personne ne sait plus…

– Va prendre le bouquin! dit mon père.

– Non, non … ça n'est pas de jeu!

Et nous cherchons, par des raisonnements, par l'alternance des rimes, tout fiers quand nous retrouvons enfin le vers.

Ou bien nous parlons de nos livres préférés. Mon père trouve un grand plaisir à reprendre l'impression qu'une lecture lui a laissée, à la faire chatoyer devant l'esprit, comme une belle étoffe sous la lumière.

– Ce Scarabée d'or d'Edgar Poë, est-ce assez étonnant! Quelle clarté! quelle simplicité apparente, quelle précision mathématique, qui rend même les choses impossibles parfaitement vraisemblables et même évidentes!.. L'as-tu relu récemment? Crois-tu que tu serais capable, si tu trouvais un parchemin mystérieux, de découvrir la clé du cryptogramme et de déterrer le trésor… Moi, je sens que j'aurais beau me pressurer la cervelle, je ne déchiffrerais pas la formule et resterais pauvre comme devant.

– Je ne chercherais même pas à comprendre, répondis-je, tant cela me semble difficile! Mais il y a quelque chose que je ne comprends pas non plus, dans cette nouvelle si admirable, c'est la façon dont elle est composée…

– Quoi! oserais-tu dire qu'elle n'est pas bien composée?.. Ton âge a toutes les audaces!

– Je ne veux pas dire qu'elle est mal composée. Je voudrais savoir pour quelle raison Edgar Poë a choisi cette manière de composition, au lieu de l'autre, qui aurait été, il me semble, encore plus émouvante.

– Tu m'étonnes… Quelle autre? Voyons, dis ton affaire.

– Pourquoi la découverte du trésor est-elle réalisée avant l'explication du parchemin mystérieux qui en indique la place? Il était plus naturel de suivre William Legrand dans les émotions du déchiffrement, les recherches à travers l'île et enfin les péripéties de la découverte, – que l'erreur du nègre, qui confond l'œil gauche de la tête de mort avec l'œil droit, suffit à dramatiser. – Edgar Poë prend le sujet à rebours, et c'est seulement après le dénouement, qu'il explique comment il a pu l'amener.

– Ta remarque est judicieuse, dit mon père: on s'attend, en effet, après le départ de son ami, à ce que Legrand reprenne le parchemin, pour l'étudier dans la solitude. Cela tourne autrement et c'est très bien tout de même, peut-être mieux, puisque c'est plus imprévu. L'auteur, sans doute, n'a justement pas voulu faire comme un autre aurait fait; ou bien cette façon de procéder eût entraîné plus de développement que n'en comportait la dimension d'une nouvelle: la nouvelle est une forme parfaite, mais a ses exigences et demande même souvent le sacrifice du sujet, qui pourrait fournir tout un roman… Enfin je ne sais pas exactement quelle a été l'idée d'Edgar Poë; mais ce qui m'étonne, c'est qu'une gamine comme toi ait eu celle de faire une pareille observation. Cela me prouve, comme je te l'ai dit plusieurs fois, que tu as un sens littéraire très juste et que tu es très coupable de ne pas vouloir essayer d'écrire … quand ce ne serait que pour me faire plaisir!

– Je t'assure que, devant un papier, il ne me vient aucune idée, je ne trouve rien du tout. Comme Balzac aurait fait dire à Mistigris:

La critique est Thésée et l'art est Hippolyte!

– Prends garde, justement, que le sens critique ne soit déjà trop développé chez toi et ne t'empêche d'achever un travail. Tu te jugeras toi-même, tout de suite, trop sévèrement, et, quand on commence, il ne faut pas se juger: on a besoin d'une grande naïveté, d'une confiance absolue en son génie, on doit se trouver superbe et triomphant, quitte à en rabattre plus tard.

– J'en suis déjà à ce plus tard.

– C'est très mal! Tu me forceras à t'enlever ce titre de: «Mon dernier espoir», que je t'avais donné… Mon dernier espoir sera trompé, comme tous les autres.

– Non, non, père, ne me l'enlève pas! m'écriai-je en me jetant à son cou. J'ai peur de t'enlever, moi, des illusions… Mais je te promets d'essayer, dès que j'aurai trouvé une idée.

– Eh bien, je te le laisse, jusqu'à nouvel ordre! me répondit-il en m'embrassant.

Une après-midi, mon frère vint à Neuilly, avec son camarade Rodolfo, dans l'intention d'aller faire un tour en canot sur la Seine. Mon père était à Paris; ma mère cousait dans sa chambre et ne se dérangea pas pour les nouveaux venus.

– Venez donc avec nous, disait Rodolfo; nous resterons à peine une heure, on ne saura même pas que vous êtes sorties.

– Il vaudrait peut-être mieux demander la permission.

– Jamais de la vie!.. Sur l'eau!.. On pousserait de beaux cris! s'écria Rodolfo.

– Nous serons joliment grondées.

– Vous manquez d'héroïsme, laissa tomber notre frère Toto, de son air flegmatique.

– Tant pis, allons!..

Et nous voilà descendant l'escalier, sournoisement, bien décidées maintenant à l'escapade.

Au fond du jardin du propriétaire, une petite porte s'ouvrait sur une allée ombreuse, qui, en contournant plusieurs enclos, aboutissait aux berges de la rivière. Mais il fallut remonter jusqu'au pont de Neuilly pour louer un canot.

Toto prit les rames, et Rodolfo se mit au gouvernail. Nous étions ravies de glisser le long de l'île verdoyante, qui partage la Seine en deux bras, et que nous n'avions pas encore vue de près. Elle apparaissait, entre les branches qui penchaient vers l'eau, toute fleurie, et soignée comme un beau parc.

Le ciel était lourd, la rivière sombre, la menace d'un orage pesait; cela inquiétait notre plaisir, en aggravant nos remords: ce serait joli si nous recevions une averse!

– Nous n'irons que jusque devant Saint-Cloud et nous reviendrons, disait Rodolfo.

Mais, avant que nous ayons atteint Suresnes, le grain crève en une pluie drue et serrée… Rien pour nous protéger, pas une ombrelle, pas même un fichu. Nous rions tout de même, narguant la Providence, qui sans doute s'est dérangée pour nous punir.

Toto était d'avis de virer de bord et de rentrer au plus vite; mais nous étions trop loin, trempés déjà, et l'orage n'en était qu'aux préliminaires. Rodolfo conseilla de gagner une petite auberge où il se rappelait avoir mangé des fritures de goujons et qui devait être assez proche.

On enfonça les avirons plus profondément; la Seine se ridait et écumait sous une brusque rafale, qui ployait les arbres des rives et leur arrachait des feuilles. A travers les cinglements de l'averse, les éclairs et les coups de tonnerre, ce ne fut pas sans peine que le bateau, alourdi par l'eau qui tombait, vint enfin cogner contre l'embarcadère rustique de la maisonnette qui devait nous abriter.

C'était complet!.. Nous étions dans un cabaret, attablées devant des consommations! – car il avait bien fallu demander quelque chose, – tandis qu'à la maison on nous cherchait certainement avec inquiétude et colère!.. Sans l'orage, on aurait pu ne pas s'apercevoir de notre absence: on aurait supposé que nous étions dans le jardin, c'était lui qui nous dénonçait et, de plus, nous bloquait dans cette auberge en augmentant nos appréhensions.

Nos deux complices n'étaient pas non plus très rassurés. Mais, au retour, ils nous débarquèrent à la hauteur de notre jardin et continuèrent leur route, – pour ramener le canot; – ensuite ils fileraient tout droit sur Paris, où on les attendait…

– Tâchez de vous tirer d'affaire! nous cria Toto en s'éloignant.

– Mettez tout sur notre dos! ajouta Rodolfo…

Des dos de fuyards, qui ne risquent rien!..

Nous ne marchions pas très vite, en reprenant les sentiers couverts, entre les enclos.

 

– Il faudra tout de même finir par arriver! disait ma sœur.

Mais je m'attardais, surtout pour réfléchir: une idée m'était venue, je croyais tenir un moyen de parer le coup.

– Ecoute, si tu as le courage de recevoir seule le premier choc, pour me laisser le temps de faire quelque chose de très difficile, avant l'arrivée de papa, nous sommes sauvées.

– Qu'est-ce que c'est?

– Tu verras… Mais je n'ai pas une minute à perdre, il est déjà tard.

– Dépêchons-nous!

Et c'est en courant que nous faisons le reste du chemin. Moi, je grimpe, quatre à quatre, jusqu'à l'atelier, où je m'enferme. J'entends des éclats de voix, des cris, des portes qui claquent… Mais je me bouche les oreilles, je serre fortement les paupières, pour m'absorber dans une méditation intense, et, bientôt, je me mets à écrire.

C'est la première fois que je m'essaye à la littérature, et ce début est fait bien légèrement; pourtant je dois avoir mûri le sujet dans ma tête, car cela vient facilement, comme si je recopiais. Le morceau a pour titre: le Retour des Hirondelles. C'est une sorte de poème en prose, qui s'arrange tout seul en strophes; après quelques pages, c'est fini… Je n'ai pas mis une heure à l'écrire.

Je descends vite retrouver ma sœur, qui s'est réfugiée dans la cuisine.

– Etait-ce bien terrible?..

– On a parlé des Madelonnettes… Gare, quand le père va rentrer!..

– Allons au-devant de lui.

Tout doucement nous ouvrons la porte de la rue, et nous nous glissons le long des maisons vers l'avenue. Nous n'osons pas aller jusqu'au bout populeux, plein de gamins et de cabarets. Mais nous voyons très bien, au loin, passer, à de longs intervalles, les omnibus jaunes. Enfin, de l'un d'eux, le père descend, de l'impériale, sans que la voiture s'arrête, – ce qui nous fait toujours si peur, – et nous courons à sa rencontre.

Je suis un peu troublée. C'est peut-être stupide, ce que j'ai écrit: mon père va avoir une déception… Il me saura gré de l'effort, mais il vaudrait mieux, tout de même, que ce fût bien.

Je n'ai pas le temps d'hésiter… Nous revenons pendues chacune à un de ses bras.

– Père, je t'apporte quelque chose…

– Quoi donc?

– De la copie!..

– Ah! Enfin!.. C'est gentil d'avoir pensé à faire plaisir à ton vieux papa. Donne, donne…

Et le voilà qui s'arrête et déploie mes feuillets. Le cœur me bat; je guette anxieusement son impression, tandis qu'il lit… Je suis vite rassurée… Sa figure s'éclaire. Il est enchanté:

– On dirait du Henri Heine! Je devinais bien, moi, que tu avais le don.

Et il presse le pas pour aller porter la bonne nouvelle, pendant que nous ébauchons derrière son clos une gigue discrète, en narguant peut-être bien d'un pied de nez la punition de Damoclès, qui ne tombera pas.

En effet, lorsqu'il se heurte à la bourrasque, c'est lui qui gronde, contre son habitude, et, tout à son plaisir, il ne veut pas même entendre le récit de nos méfaits.

D'une fenêtre du premier, je regarde dans la rue. C'est un vilain jour d'automne, où tout est noyé de pluie; cependant il y a une éclaircie, un pâle rayon de soleil m'a donné l'envie d'ouvrir et de me pencher au dehors. Personne ne passe; le fossé, en face, semble un ruisseau, et, au delà, dans le jardin des fous, les branches mouillées s'égouttent sur les allées désertes.

Quelqu'un marche pourtant, au loin, venant de l'avenue de Neuilly: un homme, qui s'avance lentement et d'une allure singulière. Il longe le fossé et, sur le trottoir, qui de ce côté-là n'est pas pavé, pétrit la boue jaune sous ses pieds. Un chien marche devant l'homme, un assez grand chien à longs poils et horriblement crotté. Il va, le nez sur une piste, la queue basse, frangée de boue et frôlant le sol… Pourquoi l'homme marchait-il si près de ce chien, qui n'avait pas l'air d'être son chien?

Tout à coup, la distance diminuant, je reconnus le promeneur: c'était Charles Baudelaire.

Il venait chez nous, certainement, mais quelle idée avait-il? Que lui avait fait ce vulgaire toutou, qui ne le voyait même pas?

Je crus comprendre que Baudelaire cherchait à lui marcher sur la queue, non pas dans une méchante intention, mais, sans doute, pour jouir de la surprise et de la frayeur de l'animal, pour voir ce qu'il ferait.

Il le vit!..

Le promeneur ayant réussi à presser, du bout de son pied, la pointe de la queue du chien, celui-ci poussa un hurlement de peur, mais aussitôt il se retourna et se jeta sur l'homme, qui tomba en pleine boue jaune! Par bonheur, les représailles ne furent pas poussées plus loin: le chien détala, retournant vers l'avenue.

J'avais retenu un cri, au moment de la chute; mais je m'étais en même temps rejetée en arrière, ayant le sentiment que le poète, si correct, si soucieux de l'harmonie, serait très vexé d'être vu en cette posture. Cependant, s'il s'était fait mal?..

Je regardai, sans me montrer. Baudelaire s'était relevé; il examinait, d'un air perplexe, ses mains souillées et son paletot, dont tout un côté disparaissait sous un enduit jaune. Qu'allait-il faire? S'en retourner? Il hésita quelques instants, puis il traversa la rue et vint résolument vers la maison. Vite, je refermai sans bruit la fenêtre, pour courir en bas et ne rien perdre de ce qu'il dirait.

Dès l'escalier j'entendis les exclamations de Marianne, stupéfaite de voir M. Baudelaire dans un pareil état.

– Monsieur est au moins tombé du haut de l'omnibus!

– Non, ma fille, pas de si haut. Aidez-moi à me rendre présentable, répondit-il en baissant la voix.

Il ôta ses gants de chamois gris et son paletot boueux, puis entra dans la cuisine, pour qu'on lui essuyât le bas de son pantalon.

Je pus me glisser, sans être vue, dans la salle à manger, où mon père s'était attardé, après le déjeuner, à lire son journal en fumant, parce qu'il faisait là plus chaud qu'ailleurs.

Baudelaire parut bientôt, parfaitement correct, une cravate en soie cerise nouée mollement sous son col qui lui dégageait le cou.

– Je viens d'être renversé et terrassé par un chien que je ne connais pas, dit-il, j'étais effroyable à voir; mais votre chambrière alsacienne m'a gentiment remis à neuf.

– Un chien!.. un chien enragé … peut-être! s'écria mon père, très effrayé. Il t'a mordu?

– Non, non, rassure-toi…

– C'est heureux, car j'allais faire allumer des braises, rougir des fers, et te cautériser, de force, jusqu'à l'os.

– Merci!.. Quelques fers à repasser suffiront, pour cautériser mon paletot.

– Mais quelles raisons ce chien avait-il de t'en vouloir? Les animaux sont logiques et n'agissent pas sans raisons, comme les bipèdes. Avais-tu escaladé les clôtures confiées à sa garde, pour enlever quelque bourgeoise?

– Cet animal était dans son droit: je l'avais offensé, en lui marchant sur la queue, exprès… Mais je suis très humilié, parlons d'autre chose.

Décidément, je ne saurai jamais pour quelle raison ce grand poète s'était acharné à jouer un mauvais tour à ce pauvre chien des rues. Peut-être ne le savait-il pas lui-même; ou seulement avait-il cherché à se ménager une entrée originale, en racontant son aventure: il aimait beaucoup n'être pas ordinaire et causer de l'étonnement.

Je savais de lui plusieurs histoires assez remarquables. Banville racontait, entre autres, qu'il avait un jour rencontré Baudelaire dans la rue; celui-ci, après quelques instants de causerie, s'était interrompu pour lui poser cette question:

– Ne trouveriez-vous pas agréable, cher ami, de prendre un bain, en ma compagnie?

– Comment donc! s'écria Banville sans vouloir paraître surpris le moins du monde, j'allais vous le proposer.

Et il entra, résolument, dans le premier établissement qui se présenta, en demandant une chambre à deux baignoires.

Quand ils furent tous deux immergés dans l'eau tiède, Baudelaire, de son air le plus doucereusement perfide, dit à Banville:

– Maintenant que vous êtes sans défense, mon cher confrère, je vais vous lire une tragédie en cinq actes!..

J'avais surpris, aussi, le récit d'une autre anecdote, pas trop convenable, dont je ne pouvais m'empêcher de rire, chaque fois que j'y repensais.

Baudelaire, dans une tenue de parfait gentleman, entrait chez un pharmacien, le saluait, et, du ton le plus poli, lui disait:

– Monsieur l'apothicaire, voulez-vous avoir l'obligeance de m'administrer un clystère?..

On ne dit pas comment était accueillie cette singulière exigence, ni si le client était servi. Baudelaire affirmait que les apothicaires, même sous le nom de pharmaciens de 1re classe, étaient tenus d'obéir à cette injonction, que c'était une des charges de leur état, et que, ce que lui en faisait, se dévouant au ridicule, c'était surtout pour ne pas laisser tomber en désuétude une servitude ancienne et bienfaisante!