Za darmo

Le collier des jours

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XXIX

D'où la coquetterie m'était-elle venue? Elle ne s'accordait guère avec mes allures de gamine et je me souviens très peu de m'être préoccupée de ma toilette, sauf dans le cas où quelque déchirure terrible me faisait prévoir une redoutable semonce.

Cependant, un certain matin de Pâques, dans une tenue mirobolante et très infatuée de ma splendeur, je sortis de la maison, pour aller à la grand'messe. J'étais seule, les tantes n'avaient pas pu me tenir plus longtemps, et, comme elles n'étaient pas prêtes, elles me laissaient aller en avant en me recommandant de ne pas marcher trop vite.

J'avais un jupon garni de broderie anglaise, une robe de soie bleu ciel à plusieurs volants, les cheveux tournés en boucles, des bas à jours et des petits souliers couleur de hanneton.

Mais plus que tout cela, ce qui me rendait si fière, c'est que, pour la première fois, j'avais une ombrelle. Peut-être, quelque atavisme oriental me faisait deviner la majesté symbolique du parasol, puisque ce petit dôme de soie, abritant ma tête, me donnait tant d'orgueil. Il faisait un soleil radieux et je marchais sur la route, en me dandinant, évitant l'ombre des verdures neuves, pour mieux jouir de mon ombrelle.

Des personnes venaient derrière moi, et très certainement m'admiraient. – Qu'auraient-elles pu faire de mieux?.. – car elles chuchotaient entre elles.

Cependant quelque chose m'inquiétait, et me faisait regretter ma trop grande hâte à m'échapper d'entre les mains des tantes. On avait oublié mes jarretières!.. Peu à peu les bas à jours glissaient; je les sentais mollir, s'affaisser, me chatouiller déjà les genoux. Ces inconnus, qui me suivaient, n'allaient pas s'apercevoir de cela, je l'espérais bien, le reste de ma toilette avait de quoi distraire l'attention, la détourner de ce fâcheux détail.

Je fus brusquement détrompée par une remarque, exprimée à haute voix, et qui me fit froid dans l'estomac.

– Quel dommage qu'une petite fille, aussi coquettement habillée, ait des bas aussi mal tirés!

Je reçus le coup sans broncher, sans me retourner, continuant à marcher, comme parfaitement étrangère à ce qui motivait cette observation, mais profondément mortifiée. De pas en pas, le désastre s'aggravait, j'avais beau raidir mes mollets, la spirale s'affaissait progressivement et je sentais l'air souffler sur ma peau nue. Pour rien au monde je ne me serais arrêtée, pour remonter mes bas, il me semblait qu'il eût été déshonorant d'avoir l'air de m'apercevoir qu'ils tombaient et d'entendre les remarques, de plus en plus narquoises et piquantes.

Ces mauvaises personnes me dépassèrent pour me voir en face et jouir de ma confusion; je me cachais à temps derrière mon ombrelle, et, tournant les talons, je me mis à courir vers la maison, où je repris mes jarretières.

Mais en ressortant, je n'étais plus aussi pimpante; l'humiliation avait abattu l'orgueil, et je pus, dès ce jour-là, juger de la vanité des joies humaines.

XXX

Les tantes qui n'aimaient pas beaucoup à sortir, profitaient de mon perpétuel vagabondage, pour me faire faire des commissions, que j'exécutais toujours exactement. Les plus fréquentes me dirigeaient vers une petite charcuterie, établie dans une baraque de bois, près des fortifications. C'était, en général, pour l'achat de quelque plat spécial, destiné aux chats, quand le mou avait manqué.

Je m'y rendis, une fois, de très grand matin et je fus très surprise d'apercevoir un bel équipage, arrêté auprès du massif des fortifications. Le cocher, descendu de son siège, se dissimulait à l'angle du mur pour regarder dans le fossé. Que se passait-il donc dans le fossé?..

Dépassant la cahute du charcutier, où les guirlandes de saucisses n'étaient pas encore accrochées, je m'avançai tout doucement dans l'herbe trempée de rosée, jusqu'à l'extrême bord. Je vis beaucoup de monde au fond du fossé, huit ou dix personnes et des personnes qui, certes, n'étaient pas de Montrouge. Les épaulettes d'or et le pantalon rouge d'un officier attiraient les regards tout d'abord, au milieu du costume sévère des autres. Qu'est-ce que ces gens pouvaient bien faire là à une pareille heure?.. Quelques-uns marchaient et semblaient prendre des mesures. Je m'imaginais qu'ils cherchaient un trésor et allaient creuser un trou; mais ce ne fut pas cela: des sabres brillèrent, l'officier ôta sa tunique, un des hommes apparut en manches de chemise et le duel s'engagea. J'y assistai sans savoir ce qu'était un duel; un peu effrayée par le cliquetis des lames, mais très intéressée et revenant toujours, quand j'avais fait un pas en arrière, pour m'enfuir.

Tout à coup les sabres cessèrent de se choquer; une tache rouge apparut sur la chemise blanche de l'un des hommes qui tomba sur un genou. Je crus qu'on allait le tuer, qu'il demandait grâce, et je m'enfuis en courant, cette fois, pour ne pas voir.

Un autre jour, je revenais par ce même chemin, en tenant dans mes bras ma grande poupée, quand un monsieur grisonnant, qui marchait dans le même sens que moi, ou me suivait peut-être, se mit à me parler. Il me fit toutes sortes de questions, puis me demanda si j'aimais les bonbons: «Oh! oui, ceux en chocolat surtout». Justement il y avait chez lui énormément de chocolat, je n'avais qu'à venir avec lui, il m'en donnerait tant que je voudrais. «Où? chez lui», tout près, à deux pas. Mais je connaissais les rares maisons, et ce monsieur n'était certainement pas de nos voisins.

On m'avait raconté une aventure, arrivée à Rodolpho, qui m'avait beaucoup impressionnée. Très joli enfant, avec ses grands yeux bleus et ses longues boucles blondes, il avait été volé par des saltimbanques, et retrouvé, seulement, après plusieurs jours de recherches éperdues.

– Si la police n'avait pas découvert les voleurs, à cette heure-ci, Rodolpho danserait sur la corde raide, et ses parents ne l'auraient jamais revu», disait tante Lili.

Je regardais le monsieur en dessous: je n'étais pas dupe de sa tenue correcte ni de sa chaîne d'or: c'était certainement un saltimbanque déguisé, et j'avais le sentiment que je courais un sérieux danger. Il m'avait pris la main et essayait de me tirer en arrière. La route de Châtillon était déserte, le crépuscule tombait, il aurait très bien pu m'empoigner de force et m'emporter. Je jugeais prudent de ne pas le brusquer.

– Je veux bien venir chercher les bonbons, lui-dis-je, mais d'abord il faut que j'aille coucher ma grande poupée.

Il fallait l'emmener avec moi, il lui donnerait un lit bien plus beau que celui qu'elle avait et je n'aurais qu'à choisir parmi tous les joujoux du monde.

– Non, non, je ne la sors jamais le soir, elle pourrait s'enrhumer.

Je marchais toujours, et c'était moi qui le tirais, car il ne lâchait pas ma main. Nous n'étions plus très loin de la maison. Tout à coup j'aperçus le père Rigolet descendant les marches du seuil.

– Tenez, je reviens tout de suite, je vais donner ma poupée à ce vieux-là, qui est mon ami…

D'une brusque secousse, je dégageai ma main et je me mis à courir, en criant:

– Père Rigolet! Père Rigolet!..

Je savais bien qu'il ne pouvait pas m'entendre, le pauvre canonnier; mais le saltimbanque, qui m'avait fait si peur, ne savait pas, lui… En effet, il s'arrêta net, et quand, arrivé à la porte, je me retournai, je vis qu'il avait traversé la chaussée.

Les tantes, qui d'ordinaire ne prêtaient pas grande attention à mes histoires, parurent terrifiées de celle-là. Elles me défendirent d'en parler à grand-père, tout en me félicitant de ma présence d'esprit.

Je fus sensible au compliment et il me donna une certaine confiance en moi-même, qui me servit, dans une autre circonstance.

Ce qui n'arrivait presque jamais, les tantes étaient sorties, toutes les deux, avec le grand-père, pour une longue course dans Paris. J'étais seule, avec Nini, dans l'appartement; on m'avait fait promettre de ne pas sortir, même dans le jardin, et je tenais toujours mes promesses.

La porte de la rue était ouverte. Quelqu'un monta l'escalier et sonna. C'était un personnage qui se donna pour un horloger, que l'on envoyait, disait-il, chercher les pendules, afin de les réparer.

Bien qu'il fût habillé comme un monsieur et tînt poliment son chapeau à la main, j'eus tout de suite l'idée que c'était un voleur. Nullement intimidée, je le regardais fixement, en me tenant bien au milieu de la porte, pour l'empêcher d'entrer.

– Avez-vous une lettre?..

Non, il n'avait pas de lettre, on l'envoyait tout simplement, il n'y avait pas besoin de tant de façons…

– Moi, on ne m'a pas dit qu'on viendrait chercher les pendules, je ne les laisserai pas emporter.

Le monsieur haussait le ton: il venait de Paris, tout exprès, il n'allait pas s'être dérangé pour rien!

Nini, très effrayée, me tirait par ma robe. Mais j'étais au bord du palier, j'entendais, en bas, Florine chantonner, tout en repassant, je demeurais parfaitement intrépide.

– Si vous voulez, monsieur l'horloger, les arranger sur place, je vais appeler des grandes personnes, pour vous tenir compagnie.

Sans doute, il s'aperçut, alors, qu'il y avait du monde en bas, car il n'insista plus.

– Je n'ai pas mes outils sur moi, dit-il, je reviendrai plus tard…

Et il déguerpit, tandis que je criais bien fort, à Florine, de fermer la porte à double tour.

Naturellement, on n'avait envoyé aucun horloger et l'on fut très stupéfait de cette bizarre aventure. Florine avait vu le monsieur s'en aller, je n'inventais donc rien et les pendules l'échappaient belle.

Ma conduite fut déclarée héroïque et digne de louanges. Grand-père m'allongea même, pour ce beau fait, une aimable pièce de dix sous, qui, dès le lendemain, naturellement, fut muée en autant de poupées à ressorts.

XXXI

Après ces étranges histoires, on jugea prudent, pour m'empêcher de vagabonder, de me mettre, pendant la journée, dans une pension de Montrouge. L'institution de Mlle Lavenue parut tout à fait convenable. Il n'y avait d'ailleurs pas de choix; Mlle Lavenue régnait seule au Grand-Montrouge.

 

Son établissement était situé tout à fait à l'opposé de la route de Châtillon, presque en face de l'église; et pour être bien sûr que je m'y rendais, on me faisait conduire par une bonne femme, presque centenaire, qui s'appelait Catherine et ressemblait à une vieille pomme toute ratatinée. Elle était proprette, vaillante encore, un peu en enfance et s'efforçait de gagner quelques sous en rendant de légers services; mais sa préoccupation principale était de recueillir, sur les routes, les souillures qu'y laissaient les chevaux. Elle portait toujours, à cette intention, un panier, une pelle et un petit balai. Sans doute elle trouvait là une source de profits sérieux, car rien ne la détournait de ce devoir.

J'avais vite fait, moi, de lui échapper et de filer, tandis qu'elle s'absorbait dans ce grave travail; mais, pour ne pas la faire gronder, je la rattrapais, avant d'arriver au pensionnat, et elle avait l'air de me conduire…

Grand-père était parvenu à m'apprendre un peu d'écriture; avec la lecture, cela suffisait pour mes six ans et on ne cherchait guère à me pousser plus loin. Ce n'était donc pas pour me livrer à de studieuses études, que je devenais une des externes du pensionnat Lavenue. Je ne faisais que traverser la classe. Après une page d'écriture, une fable récitée et un peu de lecture, on me laissait libre, dans la grande cour, où une fontaine, devant laquelle une grande auge de pierre s'emplissait d'eau, m'intéressait beaucoup, et dans le jardin profond, où, toute seule, je m'enfonçais lentement, pour avoir un peu peur.

Les voix ânonnantes des élèves, dont je distinguais, de la cour, toutes les paroles, s'atténuaient, puis n'étaient plus qu'un bourdonnement, à mesure que je m'éloignais sous les vieux arbres, dans la pénombre des massifs.

Dès que je ne voyais plus la maison et que j'étais enveloppée de cette solitude et de ce silence, je m'immobilisais dans des rêveries singulières: la petite personne intérieure, qui ne communiquait jamais ses idées, commençait à divaguer.

Je n'avais jamais dit – à qui l'aurais-je dit d'ailleurs? – l'impression intense que me produisait cette partie du vieux Montrouge, où je venais rarement, avant mon entrée chez Mlle Lavenue. Il me semblait, confusément, que tout un monde invisible devait habiter dans cette atmosphère; ceux pour qui avaient été construits ces grands murs sombres, clôturant de mystérieux jardins et ces demeures hautaines, qui, certes, n'étaient pas faites pour les êtres qui y logeaient à présent.

Je regardais les tournants des allées, m'attendant à voir s'avancer quelque personnage du passé, qui ne devait plus craindre de se montrer, puisqu'il n'y avait que moi. Je croyais entendre des chuchottements, des froissements d'habits et j'étais profondément intéressée, par je ne sais quoi que les choses semblaient me raconter. On eût dit que l'air avait été comme aimanté, par toutes les pensées qui avaient bouillonné dans cet espace, et qu'il en gardait un fluide subtil, dont le magnétisme était perceptible peut-être à la sensibilité toute neuve d'un cerveau d'enfant.

C'est là, sans doute, un phénomène inconnu encore; mais il est certain que je subissais une influence incompréhensible. J'avais l'idée très nette d'une foule; une foule triste, ne s'occupant que de choses graves, un peu effrayantes, mais que j'aurais voulu connaître. Cependant, je n'en parlais jamais; il me semblait qu'il y avait là un secret et que, si je le trahissais, toutes ces impressions s'évanouiraient. Beaucoup plus tard, quand il me fut permis de lire la nouvelle de mon père intitulée: La Morte amoureuse, toujours, à ce passage où le jeune prêtre, que l'on vient d'ordonner, retournant au séminaire, reçoit furtivement le billet de Clarimonde, toujours je voyais la scène se passer à un certain angle d'une vieille muraille de Montrouge. Je m'arrêtais net à ces lignes, surprise par cette bizarrerie inexplicable, car il n'y avait pas de séminaire à Montrouge, et l'aventure se passe en Italie.

Ces jours-ci seulement, en retrouvant ces souvenirs, j'ai voulu me renseigner un peu sur l'histoire de ce Montrouge, que je croyais dénué d'histoire, et j'ai appris, avec un vif étonnement, que des Bénédictins, venus d'Italie, s'y étaient installés en 1827, et que, avant eux, pendant plus d'un siècle, les jésuites avaient eu là un des centres les plus importants de leur ordre et une école fameuse; qu'ils étaient revenus, après l'expulsion, et avaient fondé un séminaire renommé, dont ils furent chassés, définitivement, en 1830.

Que de pensées, en effet, avaient saturé cet air! Que de volontés inflexibles! de luttes secrètes, dans des âmes douloureusement domptées.

L'impression, pour moi, commençait vers le milieu de la Grande-Rue, avant de déboucher sur l'avenue, plantée de vieux arbres, qui passe devant l'église et aboutissait au parc de Montrouge… Je traînais toujours en arrière, m'attardant à regarder, je ne sais quoi. Dans l'avenue même, le sentiment se modifiait. J'avais l'idée de quelque chose de brillant et de joyeux et tout mon désir se tendait vers le parc. Il m'inspirait, lui, un attendrissement sentimental des plus étranges; mais en cela j'étais influencée par des bribes d'une romance que les tantes fredonnaient:

 
Au fond du parc, un inconnu
Vint un instant charmer mes yeux…
 
 
Hélas! il a fui comme une ombre
En me disant je reviendrai!
 

L'idée qu'elle l'attendait toujours et qu'il n'était pas revenu, m'emplissait de chagrin, et je m'arrêtais, avec un gros soupir, devant l'immense prairie, qui s'étendait devant les bois touffus de ce parc… C'était peut-être aujourd'hui qu'il allait reparaître, là-bas, tout au fond, dans la verdure. Mais celle qui l'attendait? où était-elle?.. Ce n'était bien sûr pas tante Zoé…

Renseignements pris, la romance faisait partie d'un opéra, joué quelque dix ans auparavant: Guido e Ginevra; les tantes, par manque de mémoire, falsifiaient le texte: il n'y a pas de parc et l'inconnu est une inconnue; mais rien ne changera pour moi le sens de cette mélodie, qui m'attendrit encore aujourd'hui, et dont le souvenir reste à jamais lié à celui du parc de Montrouge.

XXXII

Une solennité se préparait, dont je ne me doutais guère, et cependant j'en étais une des héroïnes: on allait, ma sœur et moi, nous baptiser… Pourquoi si tard? Ce n'était certes pas à cause d'opinions antireligieuses, aussi peu vraisemblables dans la famille italienne et pieuse de ma mère, que dans la famille Gautier, ardemment légitimiste et fidèle autant à l'autel qu'au trône. Peut-être était-ce simplement un oubli; l'on n'avait pas trouvé le temps; ou bien pour choisir des parrains et des marraines dignes de cette haute mission, ne s'était-on pas pressé.

Une des tantes me conduisit donc, un beau jour, rue Rougemont, et m'y laissa.

Quelque chose m'occupa tout de suite, ce fut la découverte que je fis de ma sœur, Estelle. On ne m'avait jamais parlé d'elle, pas plus qu'on ne me parlait de ma mère, et je ne savais pas que j'avais une sœur. Elle ne s'en doutait probablement pas plus que moi et me regardait d'un air extrêmement surpris. Elle était pâlotte, avec des yeux noirs à longs cils et un petit toupet de cheveux noué par un ruban.

La connaissance fut vite faite, et ma sœur, me tenant par la main, me fit visiter l'appartement.

Je le connaissais d'ailleurs. Je n'avais pas oublié l'antichambre noire où j'avais tant pleuré, ni la salle à manger au plafond bas, dans laquelle avait eu lieu ma première entrevue avec mon père, ni le salon, ni les grosses roses de son tapis, rouges sur rouge. Je regardais la cheminée, où brillaient des cuivres, et je me souvins d'une visite d'hiver avec «la Chérie» pendant laquelle trépignant et criant, j'avais voulu à toute force m'asseoir dans le feu.

Le balcon si étroit, me parut affreux, et j'avais le vertige de voir les pavés en bas à une telle distance. Mais ma sœur m'indiqua une manière de courir tout le long en sautillant et je voulus bien condescendre à cette galopade restreinte.

On nous rappela à l'intérieur, pour essayer des robes blanches, que la couturière venait d'apporter. Il y avait des broderies, des jours, des rubans; cela me parut très joli.

Ma mère était là, en grande toilette, assise dans un fauteuil bas, elle nous faisait tourner, à droite, à gauche, pour voir l'effet et riait de nos mines satisfaites. Mon père, debout, regardait à travers son monocle.

Mais ils s'en allèrent, ensemble, dîner en ville, et on nous laissa seules, avec deux jeunes bonnes.

Deux folles, qui se mirent à danser et à chanter, dans la joie d'être délivrées des maîtres pour toute une soirée, et firent sauter ma sœur d'une façon désordonnée, à laquelle elle semblait accoutumée, car elle ne réclama pas.

Notre petit dîner nous amusa beaucoup. Seules dans la salle à manger et servies comme des grandes personnes. Mais quand ce fut fini, les bonnes s'emparèrent encore de ma sœur, pour la secouer et la tirailler d'une façon extraordinaire, puis l'une d'elles l'enleva de terre et la posa sur le rebord de la fenêtre de la salle à manger, tandis que l'autre courait à la fenêtre de la cuisine.

Elles avaient imaginé un jeu, dont la vue me terrifia. Il consistait à faire marcher l'enfant sur la saillie du mur, le long de la gouttière, et à la faire passer ainsi, en dehors, de la salle à manger à la cuisine. Une des bonnes la tenait tant que ses bras le permettaient, puis la lâchait et il y avait au moins deux mètres à parcourir avant que l'autre pût la rattraper. Ma sœur subissait cet exercice d'un air très grave, mais sans marquer de déplaisir. L'idée de ces cinq étages, du danger de cette chute horrible sur les pavés de la cour, me donna presque une crise de nerfs. Mes cris amusaient ces deux stupides filles, qui continuaient de plus belle. Cependant la menace de raconter à nos parents, quand ils reviendraient, ce qu'elles faisaient en leur absence, les arrêta net. Elles m'entreprirent, alors, pour me faire promettre de ne rien dire, et jurèrent de ne plus jamais jouer à ce jeu.

Quelques instants plus tard, n'y pensant déjà plus, nous étions installées, ma sœur et moi, dans une autre chambre, donnant sur le balcon, assises par terre, près de la porte-fenêtre, et absorbées, sans doute, par quelque jeu intéressant.

Il faisait nuit; les bonnes cousaient auprès d'une lampe. A un moment, on trouva qu'on sentait un peu le froid et qu'il fallait fermer la fenêtre. Avec ma turbulence ordinaire, je m'élançai pour la pousser et j'appuyai, de toute ma force, mes deux mains contre la vitre. Avec un grand fracas la vitre se cassa et je passai au travers.

On me releva couverte de sang. J'avais au bras une entaille profonde, devant laquelle les bonnes s'affolèrent. Selon mon habitude je ne criais pas, je ne souffrais d'ailleurs nullement, je riais même, devant la drôle de grimace que faisait la petite figure pâlotte de ma sœur, prête de pleurer. Je lui fis remarquer comme c'était amusant, au contraire, cette petite fontaine rouge qui jaillissait.

Une des bonnes se souvint que les toiles d'araignées arrêtaient le sang et s'en alla fureter dans les coins sales, qu'elle connaissait, certainement mieux que personne. Elle revint avec toutes sortes de détritus poussiéreux dont elle tamponna la coupure qu'elle comprima ensuite avec une serviette repliée. Mais rapidement la serviette devenait rouge et la soirée parut longue, avant la rentrée des maîtres.

Mon père ressortit tout de suite, pour aller réveiller le docteur Aussandon et le ramener en voiture; tandis que ma mère, en grondant l'absurde bonne, nettoyait la blessure, de toutes les saletés qui y étaient accumulées.

Il s'en fallait de l'épaisseur d'un cheveu qu'une artère ne fût coupée… Une veine de la saignée était tranchée et le pansement fut long. Je tombais de sommeil et je m'endormis sans en voir la fin.

Le lendemain, pendant qu'on m'habillait pour le baptême, la blessure se rouvrit et envoya un jet de sang sur la robe blanche. Il fallut, en toute hâte, effacer ce baptême sanglant et sécher la robe avec des fers chauds.

Bientôt les invités arrivèrent et on me présenta à mon parrain, Maxime du Camp. Je n'avais pas encore lu le Faust de Gœthe, sans cela il est certain que je l'aurais pris pour Méphisto: grand, très maigre, le teint brun, les traits fins, la mince barbe effilée en pointe, il avait le regard aigu, la bouche narquoise et dédaigneuse. Il fut charmant pour sa filleule et s'apitoya beaucoup sur ce bras, que l'on était en train de serrer dans une bande de taffetas noir.

 

Le parrain de ma sœur était Louis de Cormenin. Quoique de stature assez semblable, il était très différent de Maxime du Camp. Mon père a tracé son portrait: «Grand, mince, sa tête avait une physionomie arabe qu'il se plaisait à faire remarquer et ressortir parfois, en l'encapuchonnant d'un burnous en temps de bal masqué. Il avait le nez légèrement aquilin, les lèvres fortes et des yeux vert de mer d'une couleur étrange et charmante; une barbe brune assez fournie encadrait son visage, dont la bonté était éveillée par une ironie spirituelle.»

Je n'ai gardé qu'un souvenir assez confus, des commères en grande toilette, qui causaient et riaient avec leurs compères. D'ailleurs, ma vraie marraine n'était pas là, elle était représentée seulement par une remplaçante provisoire. La gloire, les triomphes nouveaux, la retenaient en de lointains pays; mais il était bien entendu que je ne pouvais pas avoir d'autre marraine qu'Elle: l'Etoile, la fée, la diva, Giselle, enfin! que le monde entier acclamait. Carlotta Grisi était ma tante; mais cela ne suffisait pas, une marraine est bien mieux située pour transmettre des dons… Si elle pouvait me donner de danser comme elle!..

Ma mère gardait une foi superstitieuse en sa sœur, qui avait été comme le bon génie de la famille, et, dès l'âge de neuf ans, par son talent précoce, l'avait aidée à sortir de situations difficiles.

Pour mon père, qui, aux débuts à Paris de la jeune danseuse, avait composé pour elle le fameux ballet de Giselle, considéré aujourd'hui encore, comme le ballet idéal, elle représentait un premier et magnifique succès au théâtre, avec toutes ses conséquences flatteuses; sans compter l'aisance accrue, par lui, au point de permettre voitures et chevaux; splendeurs fragiles, d'ailleurs, qui s'étaient écroulées au souffle rude de la Révolution de 48, mais dont le souvenir demeurait lumineux et devenait de plus en plus aigu et poignant, dans les jours mauvais, et à mesure que le temps épaississait le voile des regrets. Carlotta, c'était toujours Giselle, et l'ivresse ancienne des succès, liés aux triomphes de la Wili, s'évoquait à ce seul nom et ne finissait pas. Mon père a fait d'elle bien des portraits, tant avec sa plume qu'avec ses crayons et ses pinceaux:

«Carlotta, malgré sa naissance et son nom italiens, est blonde ou du moins châtain clair, elle a les yeux bleus, d'une limpidité et d'une douceur extrêmes. Sa bouche est petite, mignarde, enfantine, et presque toujours égayée d'un frais sourire. Son teint est d'une délicatesse et d'une fraîcheur bien rares: on dirait une rose thé qui vient de s'ouvrir…»

C'est ainsi qu'elle est dans la vie réelle; mais lorsqu'il la voit au théâtre, dans l'éblouissement des lumières, incarnant les types rêvés, il prend la lyre pour la chanter:

«Comme elle vole, comme elle s'élève, comme elle plane! Qu'elle est à son aise en l'air! Lorsque de temps à autre, le bout de son pied vient effleurer la terre, on voit bien que c'est par pure complaisance, et pour ne pas trop désespérer ceux qui n'ont pas d'ailes. Elle est la danseuse aérienne que le poète voit descendre et monter l'escalier de cristal de la mélodie dans une vapeur de lumière sonore! Elle parvient sans vaciller jusqu'à la dernière marche de cette échelle de filigrane d'argent que le musicien lui dresse, comme pour mettre au défi sa légèreté, et le public émerveillé l'applaudit avec furie lorsqu'elle redescend.»

Et ailleurs, à propos du ballet de La Péri, composé par lui, qui avait été aussi un éclatant succès:

«Quelque charme que puissent offrir les péris orientales avec leurs pantalons rayés d'or, leurs corsets de pierreries, leurs ailes de perroquet, leurs mains peintes en rouge et leurs paupières teintes en noir, je doute qu'elles dansent aussi bien… Le pas du songe a été pour elle un véritable triomphe; lorsqu'elle paraît dans cette auréole lumineuse avec son sourire d'enfant, son œil étonné et ravi, ses poses d'oiseau qui tâche de prendre terre et que ses ailes emportent malgré lui, des bravos unanimes éclatent dans tous les coins de la salle. Quelle danse merveilleuse! Je voudrais y voir les péris et les fées véritables! Comme elle rase le sol sans le toucher! On dirait une feuille de rose que la brise promène: et pourtant, quels nerfs d'acier dans cette frêle jambe, quelle force dans ce pied, petit à rendre jalouse la Sévillane la mieux chaussée; comme elle retombe sur le bout de ce mince orteil ainsi qu'une flèche sur sa pointe!.. Il y a dans ce pas un certain saut qui sera bientôt aussi célèbre que le saut du Niagara. Le public l'attend avec une curiosité pleine de frémissement. Au moment où la vision va finir, la Péri se laisse tomber du haut d'un nuage, dans les bras de son amant; cet élan si périlleux forme un groupe plein de grâce et de charme…»

Mais la Péri, qui courait le monde, n'était pas au baptême de sa filleule. En sa qualité de fée, elle y assistait, sans doute, invisible…

La cérémonie eut lieu dans l'église Bonne Nouvelle, que la Commune a brûlée, avec les registres où était consigné ce fait mémorable. Dans la nef vide, nous formions un groupe brillant, devant le maître-autel. Comme nous étions très petites, ma sœur et moi, on nous avait mises debout sur des chaises, en nous recommandant de répondre: «oui» à tout ce que demanderait le prêtre. Je crus devoir ajouter une réflexion sur la qualité du sel, que l'on me mit sur la langue, et dont je voulais bien encore un peu.

Ni le grand-père ni les tantes n'assistaient à cette petite fête: l'une d'elles vint me chercher, le lendemain, et je m'en retournai à Montrouge, en emportant ma belle robe blanche, et en croquant, moi-même, les dragées de mon baptême.