Za darmo

Le collier des jours

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

XXIII

Il y avait sous l'escalier qui conduisait de la salle à manger à la cour, une citerne à fleur de sol, munie d'un couvercle, que l'on oubliait souvent de replacer. La nuit, alors, il arrivait quelquefois que les chats, en bataille, tombaient dans l'eau, avec un grand «pouff» et des cris épouvantables.

Et c'était, dans la chambre où nous dormions, un réveil effaré, la bougie allumée nerveusement.

– Un chat qui se noie!..

– On n'a pas fermé la citerne!

Et vite, vite, hors du lit, abandonnant la pantoufle qu'elles ne trouvaient pas, les tantes disparaissaient dans le vent de la porte. J'avais bientôt fait, moi aussi, de sauter à bas du lit et de courir derrière elles.

Mais je restais sur le petit palier de l'escalier, dont le retour sur lui-même, me situait, là on ne peut mieux, pour bien voir le sauvetage. La tête engagée entre les balustres, j'assistais à une scène extraordinaire.

Dans l'ombre, qui s'amassait encore plus noire sous cette pente de l'escalier et où tremblait l'étoile rousse de la lumière éclairant si singulièrement, je ne reconnaissais plus les tantes. Accroupies au bord du rond sonore, plein d'un clapotis frénétique, les cheveux tout ébouriffés, leurs chemises de nuit gonflées au vent, elles me faisaient l'effet de furies ou de sorcières. L'une tenait une lanterne, au-dessus de la citerne, l'autre s'efforçait, avec des traits crispés, d'attacher une corde à l'anse d'un panier. Enfin, on pouvait jeter cette nacelle de salut et le malheureux chat s'y accrochait, de toutes ses griffes; mais ce n'était pas cela qu'il fallait; quand on voulait le remonter, le panier basculait et la pauvre bête retombait. Il devait entrer dans le panier, ce qui n'était pas facile à obtenir. Les tantes se penchaient de plus en plus au risque d'aller rejoindre le chat. Tante Zoé finissait par se mettre à plat ventre le bras complètement englouti dans l'orifice noir, tandis que tante Lili l'empoignait par sa chemise pour la retenir.

– Il y est!..

Et tante Zoé se relevait, tirait vivement la corde.

– «Prends garde qu'il ne te saute à la figure» recommandait tante Lili.

Le noyé émergeait alors, les yeux hors de la tête, réduit à rien, les poils collés, gluants et ruisselants, lamentable et ridicule. On le remontait pour l'essuyer et le sécher; mais avant cela je m'étais bien vite sauvée pour me refourrer dans mon lit, où, un peu grelottante et très impressionnée, j'avais beaucoup de peine à me rendormir.

XXIV

Comme à tous les enfants, on me racontait des histoires et je commençais à prendre plaisir à en lire moi-même.

Celle dont je gardais la plus forte impression, était le Chaperon-Rouge, à cause du loup. On n'avait pas manqué de me faire remarquer, qu'une aventure, pareille à celle que rapportait le conte, pouvait très bien arriver à une petite fille comme moi, qui ne voulait écouter personne et rôdait toujours par les champs et les chemins. Cela me donnait à réfléchir. Je ne croyais pas beaucoup aux fées, en tout cas, je ne les redoutais guère et je me sentais de force à tenir tête même à la fée Carabosse, s'il m'arrivait de la rencontrer. Mais le loup!.. Je n'avais aucun doute sur son existence; non pas le loup déguisé en grand'mère avec un bonnet de nuit et des lunettes, mais un vrai loup, qui me paraissait devoir habiter, très évidemment, dans les lointains violets et troubles de la grande plaine. Moi qui, jusque-là, était plutôt trop audacieuse et que rien ne retenait, j'avais maintenant une crainte sérieuse, le sentiment d'un danger très redoutable, venant de cet inconnu, où j'aimais tant aller à la découverte. Le jour, j'étais assez intrépide encore; on m'avait dit que le loup ne sortait du bois que le soir; mais je prenais bien garde à la venue du crépuscule, et, si je m'étais attardée, je me hâtais vers la maison, en jetant derrière moi des regards pleins d'anxiété.

D'ailleurs, les tantes, dont la méthode d'éducation n'était peut-être pas des plus recommandables, s'ingéniaient à me faire peur: à tout propos elles me criaient: «Au loup! au loup!»

Tante Lili se déguisait en fantôme, en se couvrant la tête d'un drap et me menaçait d'une voix caverneuse; et, quand il faisait de l'orage, tante Zoé me donnait l'exemple d'une fuite épouvantée au fond d'un cabinet noir.

Ces façons d'agir, si elles m'impressionnaient, nuisaient aussi aux sentiments de déférence que des ascendants auraient dû m'inspirer, peut-être; je considérais plutôt mes tantes comme des camarades, avec lesquelles je vivais en très bons termes, tant qu'elles ne s'avisaient pas de vouloir m'imposer une autorité. Leur situation vis-à-vis de leur père, me semblait analogue à la mienne. Elles disaient «papa» comme je disais «grand-père» et quand il les brusquait et les grondait, elles lui répliquaient beaucoup moins que moi.

Je n'admettais pas les gronderies et je me dérobais aux punitions. Celle que je redoutais le plus était d'être enfermée; aussi, dès qu'après quelque méfait grave je pressentais l'orage; je me cachais.

Je passais des après-midi entiers au fond d'une vieille niche à chien, inoccupée et oubliée dans un coin de la cour. Ou bien c'était entre les branches touffues d'un arbre. Pendant la saison des fruits, je choisissais un abricotier des vergers, où j'avais, au moins, de quoi m'occuper. Avec une patience et une ténacité incroyables, je restais là immobile et silencieuse, m'ennuyant beaucoup, mais ne cédant jamais.

On me cherchait, on m'appelait en me promettant l'impunité; mais je n'avais pas confiance et, tant qu'il faisait jour, je tenais bon. Mais, voilà, à l'heure du loup, mon héroïsme fléchissait. Sitôt que l'ombre rendait un peu trouble le sous-bois, je dégringolais prestement et je me rapprochais de la maison, où je rentrais en sourdine. Quand je revenais des vergers, au temps des abricots mûrs, le ventre tendu à éclater, je me moquais bien du pain sec.

Tante Zoé s'avisa un jour de vouloir me fouetter. Ce fut une scène impossible, une lutte où je ne fus pas vaincue. Assise par terre, cramponnée au pied d'une commode, j'envoyais des coups de pieds forcenés, en poussant de tels cris, que les rares passants de la route de Châtillon s'ameutaient, croyant à un égorgement.

– Laisse-là, disait tante Lili, elle va avoir des convulsions.

Jamais une larme dans mes yeux, d'ailleurs, je criais mais je ne pleurais pas; je me défendais, mais je n'avais aucunement l'idée de demander grâce, ni de m'humilier.

Je ne voulais pas être punie, pas plus que je ne désirais de caresses. Depuis que j'étais déchue de ma royauté et privée de la chère nourrice, toujours seule aimée, je devenais très dure pour moi-même, subissant stoïquement les conséquences de mes actes; j'endurais les privations, et jusqu'à la souffrance physique sans me plaindre.

Je me souviens de dégringolades, sur l'escalier de la cour, quand je m'étais lancée étourdiment à toute vitesse, où je ponctuais chaque choc, de marche en marche, d'un:

– C'est bien fait!.. c'est bien fait!..

J'avais cependant bien peur qu'un ricochet m'envoyât au fond de la citerne, comme les chats…

C'était Nini qui pleurait, quelquefois, en me voyant toute contusionnée et écorchée.

– Que tu es bête! lui disais-je, il ne faut pas pleurer, puisque c'est de ma faute.

XXV

Parmi les rares amis qui nous rendaient visite, celui qui venait le plus souvent était Rodolpho, un tout jeune homme, que le grand-père et les tantes avaient vu grandir. Il s'appelait, réellement, Adolphe Bazin. Tout enfant, sa mère habitant Passy, il avait voisiné avec la famille Gautier. On s'était beaucoup intéressé à lui et grand-père lui avait appris le latin. Il était donc comme de la maison, et, quand il venait à Montrouge, il y passait quelquefois deux ou trois jours. Il couchait, alors, dans une chambre dont je n'ai pas encore parlé, située à côté de celle où nous dormions. Un grand lit y était monté; mais elle n'était pas autrement meublée et servait à toutes sortes d'usages: cabinet de toilette, garde-robes, réserve des confitures, grenier des provisions; je l'appelais: la chambre aux légumes. C'était là qu'on m'enfermait, quand je n'avais pas été sage et qu'on pouvait me saisir à temps. Je me vengeais comme je pouvais. Les confitures étant sous clé, je m'en prenais aux légumes; il m'arriva de dévorer toute crue, une botte de carottes, ce dont j'eus lieu de me repentir.

Un autre visiteur, qui ne venait que rarement, et dont j'ai gardé cependant un souvenir très précis, était le comte Henri de Poudens, cousin germain de mon père. Il était grand, très fort, avec une belle figure joyeuse, un peu déparée par un accident qui lui avait fendu la lèvre supérieure. Sa résidence habituelle était, je crois, en Gascogne où il avait des châteaux et des terres. Il venait sans doute aussi dans les environs de Paris, chez l'abbé de Montesquiou, au château de Maupertuis, près de Coulommiers. Les tantes en parlaient sang cesse, de ce château de Maupertuis; l'abbé avait été le parrain de Zoé, et, quand elles étaient fillettes, elles avaient souvent passé leurs vacances chez le parrain, avec mon père, qui a laissé comme souvenir dans la petite église de Maupertuis un tableau représentant Saint-Pierre, qui décore aujourd'hui encore, peut-être, le maître-autel.

Henri de Poudens m'avait fait un cadeau superbe et c'est la reconnaissance qui m'a empêchée d'oublier cet aimable cousin, que j'ai vu si peu. Ce cadeau était une très grande poupée, avec une garde-robe somptueuse et un lit complet, en acajou. J'avais pour cette majestueuse personne un certain respect; j'en prenais grand soin et je ne la sortais que quand il faisait beau; mais cependant elle ne m'amusait que médiocrement; je n'aimais en réalité que les petites poupées de bois articulées, que l'on appelait: poupées à ressorts et qu'on ne trouve plus nulle part aujourd'hui; on pouvait les acheter partout, alors, chez les épiciers, chez les merciers. Elles coûtaient un sou, et même, les plus petites, un sou les deux!

 

Je n'en avais jamais assez; c'était chez moi une véritable manie, tout l'argent, que je pouvais récolter, passait en achats de poupées à ressorts; je ne réclamais jamais d'autre jouet, aucun, hors celui-là, ne m'intéressait. J'habillais toute ce petit monde avec des bouts de chiffon et même des bouts de papier, et je les groupais de toutes sortes de façons. J'imitais les baptêmes, les processions de la Fête-Dieu, les funérailles; toutes choses dont l'église m'avait donné le spectacle; ou bien j'inventais des scènes, des batailles, des danses, d'une haute fantaisie. Nini Rigolet était toujours naturellement mon public. Soumise et patiente, elle ne parvenait pas à s'illusionner autant que moi, ni à comprendre toujours mes étonnantes inventions; mais elle s'y efforçait, sans se lasser, et pour la récompenser, je lui abandonnais les manchottes et les boiteuses, qui n'étaient pas rares, vu la fabrication un peu sommaire, de ces petites personnes de bois.

XXVI

En sortant de la maison, on suivait, à droite la route de Châtillon pour aller voir le commandant Gruau, qui habitait, pas loin de chez nous. Au carrefour du Petit-Montrouge, après avoir passé devant la tourelle du puits public, badigeonné d'un si beau ton de sang, on n'avait plus qu'à traverser l'avenue d'Orléans: on y était.

Ce commandant Gruau, vivant là, avec sa femme et ses enfants, était un ami de M. B… ou plutôt, peut-être, le gérant ou le directeur de son entrepôt de vins. L'état social des personnes ne préoccupe guère les enfants et je ne sais en somme rien de précis, je ne suis pas même sûre du tout, que ce personnage fût commandant, ni même qu'il s'appelait Gruau.

La grande porte cochère, la petite maison à gauche, à droite l'immense chai, rempli de tonneaux géants, le beau jardin, dans lequel il m'arriva une aventure douloureuse, de cela seulement je suis bien certaine.

Le chai m'impressionnait tout spécialement; j'y restais longtemps plantée sur mes jambes, en admiration.

Par le contraste de cette pénombre, dans laquelle on était plongé, tout au loin, le jardin, auquel aboutissait le chai, de l'autre côté, apparaissait, dans une lumière et avec des aspects de féerie; les feuillages les plus proches, formant vitraux, étaient d'un vert clair et délicieux; ils s'arrangeaient en guirlandes, en touffes transparentes, derrière lesquelles les lointains roses et or se reculaient, dans des perspectives extraordinaires; j'étais toujours très déçue, quand je m'élançais enfin dans la merveille, de la voir se désagréger, disparaître, pour faire place, il est vrai, au beau jardin, plein de fleurs, avec les vallonnements de sa grande pelouse et ses allées au cailloutis blanc, qui me consolait très vite.

J'avais là, des camarades, trois ou quatre garçons turbulents, fils de je ne sais trop qui. L'un d'eux, il me semble, s'appelait Félix. Ils étaient très élégants dans leurs costumes et parlaient toujours de chevaux; l'un surtout, se vantait de savoir très bien reconnaître, tout seul, une jument d'un cheval, ce dont il tirait vanité.

Ils étaient beaucoup plus grands que moi; mais ma vie de vagabondage m'avait rompue aux exercices violents, et ils ne dédaignaient pas trop de jouer avec cette toute petite.

Un soir d'été, il faisait encore grand jour, nous étions dans le jardin, loin des personnes graves, restées à table, mes compagnons découvrirent, sous la porte cochère, une voiturette, destinée à je ne sais quel usage, et ils s'en emparèrent.

– Monte dedans, nous allons te traîner.

– Oui, répondis-je, c'est moi qui serai l'impératrice.

Sans doute on m'avait conduit dans quelque hippodrome de foire, où j'avais vu un triomphe romain, peut-être, et de là me venait ce souvenir. En tout cas j'étais très renseignée sur cette impératrice, que je voulais être. Je dérangeai le ruban de mes cheveux, pour m'en faire une couronne; je cueillis une petite branche qui fut le sceptre, et je me tins debout dans la voiture. Mes camarades s'attelèrent avec des cordes et se lancèrent au petit trot, dans les allées.

Je parvins à maintenir mon équilibre et à garder une attitude, que j'imaginais très majestueuse. Tout en courant, l'attelage se retournait, et comme je me tenais ferme, on pressa peu à peu l'allure. Au second tour du jardin, je risquai une pose: la jambe levée en arrière et les bras déployés.

C'était peut-être moins impérial, mais l'effet fut superbe; les gamins s'enthousiasmèrent; ils se mirent à pousser des cris et s'emballèrent dans une course folle.

J'étais complètement grisée et illusionnée, en route pour des pays inconnus… Malheureusement, à un tournant trop brusque, le char versa brutalement et l'impératrice, avec un élan terrible, fut projetée par terre…

Je fus d'abord abasourdie par le choc, puis j'éprouvais une atroce douleur au bras gauche.

Les garçons s'étaient précipités pour me relever. Je ne criais pas, je ne pleurais pas, – puisque c'était ma faute; – mais ils furent très effrayés du changement de mes traits.

– J'ai très mal, dis-je seulement en soutenant de mon bras droit, mon bras gauche complètement inerte.

L'un des enfants courut chercher du secours tandis que les autres m'aidaient à marcher, vers la maison.

– Elle s'est cassé le bras!.. disaient-ils. Mon bras n'était pas cassé, mais ce qui était pire, peut-être, très dangereusement foulé. A défaut de médecin, un pharmacien voisin fut appelé, qui essaya un pansement et me fit horriblement mal. Cette fois je criais vigoureusement: «Au loup! au loup!» en envoyant des coups de poing de mon bras libre.

Je me souviens que Rodolpho était là, parce que ce fut lui qui me porta, pour rentrer.

Il faisait tout à fait nuit, quand on se mit en route, à petits pas. Sans doute on nous reconduisait, un bout de chemin, ou peut-être jusqu'à la maison, car il me semble que nous étions un groupe nombreux.

– Mon Dieu! mon Dieu!.. redisait à chaque instant tante Zoé, en se grattant le coin du sourcil, que va dire papa?..

Rodolpho me tenait couchée sur ses bras et me parlait gentiment pour me consoler; mais je ne me plaignais pas. J'endurais patiemment la douleur lancinante et ce poids effrayant de mon bras, qui me semblait changé en pierre. J'avais un peu honte d'être portée; mais je sentais bien que c'était trop lourd, que je ne pourrais pas marcher.

En débouchant, hors des fortifications, sur la route de Châtillon, le grand morceau de ciel qui se découvrit, apparut si merveilleusement criblé d'étoiles, que l'on s'arrêta pour l'admirer. La tête renversée sur le bras qui me soutenait, j'étais on ne peut mieux placée pour voir le ciel, et je crois que ce fut, ce soir-là, pour la première fois que je regardais les étoiles.

– Qu'est-ce que c'est … dis?..

Et Rodolpho, comme s'il eût parlé à une grande personne, se mit à m'expliquer le ciel, l'infini de l'espace, les innombrables soleils. Etait-ce la fièvre qui m'aida à comprendre? Mais ce fut comme si on avait brusquement déchiré un rideau devant tout cet inconnu, qui m'intéressa si passionnément plus tard. L'impression fut grande et profonde; jamais je ne me suis souvenue de cette première souffrance physique, endurée ce jour-là, sans qu'elle ne fût aussitôt voilée par cette splendeur: la première vision des étoiles.

XXVII

Je ne sais pourquoi, ce soir-là même, on me fit un lit, sur un divan, dans la chambre de grand-père où je couchai jusqu'à complète guérison de la foulure.

Ce fut long; le pharmacien avait tellement serré mon bras, le soir du premier pansement, qu'une enflure effrayante se produisit, lorsque le médecin de la famille, le docteur Pellarin, défit les bandes, le lendemain matin, en déclarant qu'on avait aggravé le mal.

Pour réparer la maladresse, il me fit encore plus mal, tellement qu'à travers ma fièvre, je le pris réellement pour le loup et que je méditai, contre lui, une vengeance.

Grand-père, très apitoyé, adoucissait beaucoup son caractère; il restait près de moi et me racontait des histoires, un peu trop sérieuses et qui ne m'amusaient pas beaucoup. Je préférais en raconter moi-même. C'était une habitude que j'avais prise tout à coup, et dont je fatiguais avec insistance les auditeurs forcés.

Ce qu'étaient ces histoires, je n'en ai aucune idée, je me souviens seulement que l'art des transitions, dans le récit, me manquait complètement… Je n'avais qu'une seule formule: Et puis… Et puis!.. si bien que les tantes agacées, me criaient:

– Dis donc quelquefois: citerne.

Je ne comprenais pas le sens de l'ironie, mais je tenais compte de l'observation et au lieu de dire «et puis…» je disais quelquefois «et citerne».

L'histoire que je racontais ce jour-là à grand-père, tendait à lui démontrer qu'il devait me prêter sa canne, la terrible canne dont il me menaçait quand il me pourchassait à travers champs! «Comme j'étais malade, des gens méchants venaient la nuit, pour m'empêcher de dormir, mais s'ils voyaient la canne, ils n'oseraient pas approcher.» Je parvins à le persuader, car la canne à pommeau d'argent était couchée à côté de moi quand je m'endormis.

Le bon docteur Pellarin, penché sur mon bras foulé, ne se méfiait pas et fut bien surpris de recevoir, tout à coup, sur le dos, des coups de canne, heureusement pas très vigoureux.

Grand-père, lui, fut très stupéfait de mon machiavélisme; mais j'étais trop malade pour être grondée. On s'efforça sans me convaincre, de me démontrer que si l'on m'avait fait mal, c'était pour mon bien.

Cependant, quand je pus porter, sur mon bras guéri, une pile d'assiettes, j'allai au devant du docteur et, moi-même, je lui demandai pardon, de l'avoir pris pour le loup.

XXVIII

Un fiacre à galerie, hérissé de paquets et de malles, s'arrêta un jour, à la grande stupéfaction des rares voisins, au bord du trottoir, devant notre maison.

Au bruit insolite d'une voiture, route de Châtillon, j'avais bondi à la fenêtre de la cuisine, que j'avais ouverte pour mieux voir.

Le cocher, debout et retourné sur son siège, dénouait des cordes et jetait par terre des paquets; de l'intérieur de la voiture s'échappaient des miaulements, et, tout à coup, hors du cadre de la portière, jaillit une extraordinaire figure de vieille femme, couleur de pain d'épices, les mèches éparses, le chapeau tombé dans le dos, qui se mit à parler avec de grands gestes, aux Rigolet, tous dehors et béants de curiosité.

La voix de Florine cria dans l'escalier:

– Mam'zelle Zoé, descendez vite, c'est pour chez vous!..

Je vis tante Zoé traverser le trottoir, en se grattant le coin du sourcil, comme elle faisait toujours quand elle était embarrassée. Mais quand elle fut près de la voiture elle se mit à pousser des Ah! et des Oh! ouvrit précipitamment la portière et l'étrange vieille personne lui tomba dans les bras.

Tante Lili était venue près de moi à la fenêtre et clignait ses petits yeux myopes pour mieux voir.

– Vite! vite! appelle papa, lui cria tante Zoé, qui tenait un panier, dans lequel un chat miaulait éperdûment, c'est la tante d'Avignon!..

– La tante d'Avignon!..

Elle arrivait, comme cela, sans avoir prévenu, pour passer un mois avec son frère et ses nièces.

Grand-père lui fit presque une scène. Elle répondait, au milieu d'éclats de rire, dans un français semé de patois et avec un accent extraordinaire.

Les yeux écarquillés, je regardais, avec stupéfaction, cette vieille figure, anguleuse et noire, comme cuite au soleil du Midi, éclairée par les mèches blanches et les dents saines; agréable malgré sa laideur, si gaie, si bonne aussi, et qui parlait avec une volubilité si drôle, en une langue incompréhensible.

Elle me découvrit tout à coup.

– Boudillou!.. C'est ma petite nièce, cet amour-là? s'écria-t-elle, est-elle jolie la bagasse!..

Et, m'attirant entre ses genoux, elle me dit les gentillesses les plus flatteuses, mêlées de mots inconnus.

Son installation dans l'appartement causa un grand remue-ménage; les tantes lui abandonnèrent leur lit, émigrèrent dans la chambre aux légumes; mais je ne fus pas déplacée, et l'idée ne m'effraya pas de coucher dans le voisinage de cette extraordinaire personne.

Cette tante d'Avignon, dont je n'avais pas entendu parler jusque-là, s'appelait: Mion Gautier (Marie, sans doute). C'était l'unique sœur de grand-père, un peu plus jeune que lui. Elle habitait Avignon, dans une petite maison de la rue Calade, qui lui appartenait, et elle vivait là, toute seule, n'ayant jamais été mariée.

 

On me raconta, plus tard, la cause du célibat de cette bonne tante Mion, qui avait été dans sa jeunesse très romanesque et d'un idéalisme intransigeant. Elle était fiancée à un jeune homme, sans doute plein de qualités, à qui elle en prêtait d'autres encore, qu'elle considérait comme un héros, un être éthéré, exempt de tout le prosaïsme de la vie. Il venait faire sa cour chaque jour, et elle l'attendait en rêvant, guettant sa venue du haut de sa fenêtre, dont la vue s'étendait sur la campagne, au loin… hélas.

Une fois, qu'il s'avançait ainsi, ne prenant pas garde, le malheureux, au danger qu'il courait d'être aperçu par celle qui ne voyait que lui, il s'arrêta, troublé par quelque malaise, et agit comme s'il eût été seul!..

L'indignation de la fiancée n'eut pas de mesure, tout son beau rêve s'effondra subitement, sous le choc de cette vision fâcheuse! Le bien-aimé, désormais exécré, fut chassé; elle ne le revit jamais et jura de rester fille.

Elle tint son serment, la pauvre tante Mion, et sacrifia toute sa vie à cette minute de désenchantement.

Qui sait ce que cachait cette bonne humeur, et cette gaieté exubérante, qui me réjouissait tant aujourd'hui et combien de longues, de douloureuses années de regrets et de renoncements avaient trempé cette âme, encore romanesque et naïve?

Son entrain mit beaucoup de mouvement dans la maison; mon père vint plusieurs fois à Montrouge, pour voir sa tante, il y eut des dîners, où le demi-cercle de la grande table couleur de marron d'Inde, en face de la muraille, était occupé tout entier.

Dès le premier jour, la tante d'Avignon m'avait prise en grande affection et elle me gâtait, comme il faut gâter, sans restriction. J'avais vite reconnu cette façon d'aimer, de laquelle j'étais déshabituée, depuis que j'avais quitté «la Chérie». Cette tendre faiblesse qui excuse tout, se fait complice plutôt que de punir et qui, sur les natures violentes, mais point mauvaises, a souvent de meilleurs effets que la sévérité et les sévices.

Sans doute, me sentant soutenue, j'étais plus diabolique qu'à l'ordinaire, car elle dut faire lever bien des punitions. Quand elle n'y parvenait pas, et qu'exilée dans la chambre aux légumes, j'étais privée de dessert, elle venait me retrouver, en m'apportant le sien.

– Je ne peux pas voir ça, disait-elle, mon frère a toujours été un tyran … pauvre petite bagasse, tu devrais t'en venir avec moi à Avignon…

Le mois passa trop vite. Vers les derniers jours, tante Mion, avec l'une ou l'autre de ses nièces, fit beaucoup de courses dans Paris, pour des emplettes. Elle était fort coquette, avait toujours de jolies guimpes brodées et des collerettes tuyautées, et elle tenait à se mettre tout à fait à la mode pour rentrer dans sa ville natale. Elle revint, une fois, avec un énorme carton à chapeau, l'air très satisfait, tandis que Zoé, qui l'avait accompagnée, semblait au contraire très perplexe et se grattait le coin du sourcil.

Lili fut convoquée, pour admirer les nouveaux achats et donner son avis.

– Tu verras quel superbe chapeau et comme je suis fière là-dessous, disait tante Mion.

Moi aussi je voulais voir et j'étais là, naturellement.

On ouvrit le carton et on en tira une fraîche et délicieuse capote en satin rose!..

– Hein! elle est jolie?..

Et l'empoignant de ses longs doigts hâlés, tante Mion se la campa sur la tête, en se faisant des mines dans la glace. Lili et Zoé échangeaient des regards effarés et se retenaient à grand-peine de pouffer de rire. Elles essayèrent quelques objections: c'était bien fragile, bien voyant, peut-être un peu trop jeune tout de même, et puis cette couleur rose n'allait pas à tout le monde… Mais tante Mion ne voulait pas se rendre.

– Vous autres Parisiens, vous avez des idées toutes faites, disait-elle, ce n'est pas comme chez nous: je suis sûre qu'à Avignon ça plairait…

Tout à coup elle me chercha des yeux.

– Tiens! c'est la mignonne qui va décider, s'écria-t-elle, allons, dis-le franchement, comment me trouves-tu?

Je n'avais pas envie de rire, tant j'étais stupéfiée par ce que je voyais: cette vieille figure bistrée, dans le rose tendre du satin semblait tout à fait noire, et il y avait de quoi faire peur.

Je n'hésitai pas à prononcer l'arrêt:

– Tante Mion, dis-je, tu as l'air de la femme du diable!..

Elle éclata de rire et m'embrassa, puis envoya la capote au fond du carton.

Bientôt, on refit la malle et les paquets, considérablement augmentés; le gros chat tigré fut replacé dans son panier, la bonne tante d'Avignon s'en alla, comme elle était venue, et jamais plus je ne la revis.

Elle vécut longtemps, cependant, et dans ma mémoire ne s'effaça pas. Toutes les fois, qu'avec des camarades je chantais, en tournant, la ronde bien connue:

 
Sur le pont d'Avignon
On y danse, on y danse,
Sur le pont d'Avignon
On y danse tout en rond…
 

Je m'arrêtais, attristée subitement, et je me demandais si l'on pouvait apercevoir la maison de la tante Mion, de ce pont d'Avignon, sur lequel on dansait.