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Le collier des jours

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XVII

Je ne sais à qui vint l'idée admirable de me faire suivre, dans mes fugues à travers champs, par le frère de Nini, grand garçon de quinze à seize ans, un peu innocent, et, je ne sais pourquoi, oisif.

Ce fut alors une liberté complète, un vagabondage sans frein.

Aux sorties d'écoles, je fis la connaissance d'autres gamins, et l'idée me vint d'organiser une bande, dont je serai, naturellement, le chef. Selon toute apparence, ce bizarre projet prenait sa source dans les récits du père Rigolet, dont, malgré leur incohérence, j'avais retenu bien des choses.

Nous fûmes bientôt une douzaine, tant garçons que filles, tous plus âgés que moi, mais qui avaient promis obéissance. Le but et la nature de cette association étaient assez confus. Etions-nous des brigands?.. des conspirateurs?.. personne ne demandait d'éclaircissements; on trouvait l'invention admirable et plus amusante que tous les jeux. Nous nous mettions à la file, moi en tête et le fils Rigolet, le grand dadais de quinze ans, en blouse bleue et en sabots, fermait la marche. Nous longions les murs; d'un air sournois, ou bien nous nous lancions par les grandes routes, à travers les champs; en général nous nous contentions de cette promenade inoffensive, dont la direction changeait brusquement, selon ma fantaisie. Mais les jours de grande effronterie, nous entrions résolument dans les cours, dans les enclos, et la phrase qu'il fallait dire, à ceux que l'on rencontrait, était: «Nous désirons savoir si l'on est sage chez vous. Si on ne l'était pas, nous serions obligé de punir.»

Le plus souvent, on ne se fâchait pas; quelquefois cependant des chiens nous aboyaient aux trousses et l'on chassait tous ces gamins, en les menaçant du balai.

Une fois, très loin dans les champs, une cour de ferme se présenta. Toutes sortes de bêtes l'animaient, abandonnées à elles-mêmes. Les étables étaient vides et les fermiers absents. Ma bande, un peu effrayée, n'osa pas franchir le seuil du portail ouvert. Héroïquement, pour l'exemple, je m'avançai seule. Cela déplut, selon toute apparence, à une société de dindons, qui d'un seul élan, avec leur figure ridicule, leurs plumes toutes gonflées, s'élancèrent sur moi en glapissant. Les uns m'insultaient, tandis que les autres m'envoyaient des coups de bec et me déchiraient ma robe. J'eus une peur terrible, qui se manifesta par des cris, et une prompte retraite.

Une fois hors de danger, je me montrai très vexée de l'aventure. Mes compagnons m'assurèrent que je n'aurais pas dû me présenter ainsi, devant des dindons, avec une robe bleue, car ces animaux détestent le bleu, comme les vaches, le rouge.

Je n'ai jamais contrôlé cette affirmation, qui ne me laissa pas le moindre doute, et, aujourd'hui encore, je ne serais pas très tranquille, si je me rencontrais, vêtue de bleu, avec des dindons.

Au retour de ces expéditions, je rentrais à la maison, en coup de vent, comme une trombe, comme un orage. Les papiers volaient en l'air, les portes battaient, les chats disparaissaient sous le lit, tandis que, les cheveux emmêlés, les yeux fous, je me laissais tomber sur un siège, avec un soupir.

C'est à cette époque que l'on me donna le surnom bien mérité, d'Ouragan, que j'ai gardé longtemps.

Plus tard, un autre s'y ajouta, assez vilain et incompréhensible, trouvé sans doute par le grand-père; c'était Schabraque. Renseignements pris, ce mot désigne une couverture, en peau de chèvre ou de mouton, employée par la cavalerie légère, et importée d'Orient, par les hussards hongrois. Le mot, à peine déformé, vient du turc: Tschaprak. Mais en patois, en patois du Midi sans doute, il signifie une femme, ou une fille, d'allures désordonnées … et c'est cela que le grand-père entendait dire.

XVIII

Il fallut bien se calmer un peu, vers la fin de l'automne, quand il faisait noir de si bonne heure, et rester, bon gré mal gré, à la maison.

Grand-père guettait ce moment, et, brusquement, il démasqua ses batteries: il s'agissait d'apprendre à lire!..

Avec lui, cela menaçait d'être terrible… Et pourtant, par une contradiction imprévue, cela alla presque tout seul. J'avais beaucoup de mémoire, une curiosité très vive. Pourvu que la leçon ne fût pas trop longue, et qu'on me laissât étudier, ensuite, à mon idée, en dansant à travers les chambres, j'étais très contente d'apprendre. Cette méthode n'était pas du tout dans les principes du grand-père; mais quand il allait gronder, je lui prouvais que je savais très bien ma leçon. Il bougonnait bien un peu puis finissait par se rendre:

– La mâtine, disait-il, elle apprend en jouant mieux qu'une autre qui se donnerait de la peine.

Au printemps suivant, je croyais savoir lire, car j'avais entrepris de transmettre ma science à une autre.

Mon élève, ou plutôt ma victime, était naturellement Nini. Je lui faisais honte, d'être si grande et de ne rien savoir. Elle n'avait pas honte, mais ne refusait pas d'apprendre. Nous nous installions sur les marches du seuil, du côté de la route de Châtillon, en face de la grande plaine; j'ouvrais le livre dans lequel j'épelais, et la leçon commençait. Elle ne durait pas longtemps et finissait mal. Ma méthode d'enseignement n'était pas très bonne, à ce qu'il semble. D'un doigt impérieux je montrais une ligne du livre, et je disais: «lis». Nini restait muette. A la troisième injonction, comme elle ne lisait toujours pas, je la giflais. Alors, elle se mettait à pousser des cris et fondait en larmes. Sa mère sortait, l'empoignait par un bras, et, avec une nouvelle taloche, la faisait rentrer chez elle, tandis qu'une des tantes descendait, pour savoir ce qui arrivait.

– Elle ne veut pas lire, expliquai-je avec une pitié dédaigneuse, pendant qu'on me faisait remonter l'escalier.

En effet, la pauvre Nini ne sut jamais lire.

XIX

Du bord de la prairie, au bout des vergers de derrière le jardin, on voyait le bourg de Montrouge et le clocher de l'église, à travers des bouquets d'arbres.

Au lieu de prendre la route de Châtillon et de tourner à angle droit par la Grande-Rue, pour aller à la messe, le dimanche, on prenait par là, quand on était en retard: le sentier qui coupait la prairie en biais, raccourcissait beaucoup le chemin.

Les tantes ne m'emmenaient pas souvent à l'église; il était trop difficile de me faire rester en repos, un temps aussi long que la durée de la grand'messe. Pourtant, quelquefois, c'est moi qui voulais absolument y aller, à cause de mon ami le curé.

Cet excellent homme, charitable comme un saint, était Corse et fanatique de Napoléon. Mais ce n'était pas cela, certainement, qui m'attirait. La grande bonté, qui rayonnait de lui, m'impressionnait, sans aucun doute, car j'avais plus d'effusion affectueuse pour lui que pour tout autre. Il m'inspirait aussi une certaine admiration: cette robe de dentelle, cette étole brodée d'or, ces gestes bizarres, accomplis à l'autel, dans le silence de la foule recueillie, ou pendant la musique de l'orgue, m'émerveillaient assez; mais par-dessus tout, ce qui me séduisait irrésistiblement, c'était l'horloge mécanique…

Au presbytère, le bon curé la gardait, accrochée au mur de sa salle à manger, et quelquefois j'allais la voir fonctionner, après la messe. C'était cette perspective qui me faisait endurer cette longue pénitence de l'église, sans bouger et sans rien dire. Le sermon était le plus dur à supporter; aussi, espérant l'abréger, je me plaçais toujours au pied de la chaire et quand le prédicateur s'approchait pour y monter, je le tirais par sa robe blanche, et lui disais, tout bas:

– Dépêche-toi, parce que j'irai voir ton horloge!

– Chut! chut! faisait-il un doigt sur les lèvres, en essayant de prendre un air sévère.

J'arrivais la première au presbytère et j'avertissais la vieille bonne que la représentation aurait lieu.

En attendant, je contemplais le mystérieux tableau, immobile et muet pour le moment. Il y avait un moulin, une cascade, un pont, un meunier derrière un âne. Le tout encadré, recouvert d'une vitre et assez loin de la muraille, à cause de l'épaisseur de la boîte.

Enfin, M. le curé paraissait dans sa soutane noire, il ôtait son chapeau, et prenait un air solennel.

– Mesdemoiselles Gautier, disait-il aux tantes, cette jeune personne a-t-elle été sage?

– Hou! hou! disait tante Lili.

– Pour elle, ça n'était pas trop mal, affirmait tante Zoé.

– Alors, il faut l'encourager à faire mieux.

Il décrochait d'un clou une grosse clé carrée, montait sur un tabouret et tournait longtemps derrière le cadre.

Bientôt, tout s'animait; l'homme tapait sur son âne, qui remuait les jambes et secouait les oreilles; le moulin se mettait à tourner; la cascade à couler; tandis qu'une petite musique grêle, s'égrenait rapidement. Les yeux écarquillés, je retenais ma respiration, pour ne rien perdre de ce spectacle extraordinaire.

C'était fini, quand le meunier, ayant passé le pont, disparaissait, avec son âne, sous la voûte du moulin.

Il fallait vite s'en aller, à cause de grand-père et du déjeuner en retard. Mais ce n'était pas sans avoir promis au bon curé que je serais très sage, pour revenir bientôt voir encore jouer l'horloge.

XX

Au lieu des fables habituelles, on voulait me faire apprendre des vers de mon père.

Si j'avais été en âge de comprendre, j'aurais connu le poète avant de connaître l'homme; mais je ne m'expliquais pas la nécessité de cet exercice, et j'y étais très rebelle. Je ne voulais pas non plus écrire, et, entre mon grand-père et moi, commença un duel sans répit. Il était autoritaire et violent; moi j'étais têtue, au delà de tout ce qu'on peut s'imaginer. Nous perdions de longues heures, en face l'un de l'autre, et c'était à qui ne céderait pas.

 

Une fois, la lutte se prolongea très tard dans la nuit. Il s'agissait d'apprendre une poésie qui commençait par ce vers:

«Au Luxembourg souvent, lorsque dans les allées»

Je m'arrêtais au premier hémistiche, bien décidée à ne pas aller plus loin, car c'était justement à cause de cet hémistiche, que je ne voulais pas apprendre cette pièce de vers-là.

La journée passa, je fus privée de dîner, car je ne touchais pas au pain sec; la soirée passa aussi, j'en étais toujours:

«Au Luxembourg souvent…»

J'avais mes raisons pour ne pas vouloir, et ces raisons vraiment, je ne pouvais pas les dire, au grand-père surtout.

Quand on jugeait que, par extraordinaire, j'avais été sage, pour me récompenser, grand-père m'emmenait au Luxembourg. Je ne redoutais rien autant que cette récompense. Du Grand-Montrouge au Luxembourg, à pied, c'était loin pour mes petites jambes, surtout en cette austère compagnie, tenue par la main, tout le long de la route. La grille du jardin franchie, je restais sur une chaise, navrée; pour me régaler, grand-père achetait un échaudé!.. Je détestais le Luxembourg, je détestais l'échaudé, que j'émiettais, pour faire croire que je l'avais mangé, sur la pénible route du retour…

«Au Luxembourg souvent!..»

J'étais bien résolue à me laisser tuer, plutôt que d'apprendre cette pièce de vers-là.

A minuit, nous étions encore en présence, le grand-père et moi: les tantes, après d'inutiles essais de conciliation, étaient allées se coucher.

– Nous verrons qui cédera le premier?..

Je ne sais plus comment finit l'histoire. Sans doute un de nous deux s'endormit.

XXI

Les gamins de ma bande m'avaient enseigné l'art, très important, de grimper aux arbres. J'avais montré des dispositions remarquables, et le plus souvent, quand le temps permettait de vivre dehors, j'étais à califourchon sur quelque branche. Le grand catalpa central du jardin, était mon perchoir le plus habituel. Ses larges feuilles me cachaient très bien et, quelquefois, je me laissais chercher partout, quand j'étais là, tout près. Mais un éclat de rire, que je ne pouvais pas longtemps retenir, me trahissait.

Presque toujours, les après-midi, les tantes venaient s'asseoir sur la pelouse, à côté du fauteuil de grand-père. Elles causaient ou faisaient du crochet. Lui, un livre à la main, me poursuivait de quelque devoir.

– As-tu appris Paysage?.. Descends me le réciter.

– D'ici je le sais très bien et, c'est drôle, si je descendais, je suis sûre que je l'aurais tout de suite oublié.

Et je me dépêchais de réciter:

 
Pas une feuille qui bouge
Pas un seul oiseau chantant,
Au bord de l'horizon rouge
Un éclair intermittent.
 

– Je trouve que les feuilles bougent beaucoup et qu'il y a un gros oiseau qui chante, disait tante Zoé…

Quand il y avait des visites, on apportait des chaises et des rafraîchissements, et on restait là, sous l'ombre du catalpa.

Ceux qui venaient n'étaient pas très nombreux; les plus fréquents étaient le commandant Gruau, avec sa femme, presque des voisins; ils habitaient au Petit-Montrouge, à vingt minutes à peu près de chez nous. Avec eux, venait souvent une dame, qui, elle, était de Paris. Je ne l'ai jamais connue que sous le nom de la Tatitata. Les tantes l'aimaient beaucoup et elle m'était, à moi, très sympathique. Jolie, très brune, la bouche ombrée d'un peu de duvet, la voix grave, mais très douce, je ne pouvais pas m'imaginer autrement une Espagnole.

Un jour, la société, réunie sur la pelouse, après m'avoir longtemps taquinée de questions, m'envoya voir l'heure qu'il était, dans la chambre de grand-père. Heureuse de m'échapper, je grimpais vite le petit escalier de bois, qui montait de la cour dans la salle à manger. J'entrai dans la chambre et je pris un tabouret, pour monter dessus, et bien m'installer devant la pendule.

Cette pendule était simple autant que laide. En bois noir verni, avec un double rang de perles en cuivre, et sous le verre, autour du cadran, une guirlande ciselée, elle servait de socle à un petit buste de mon père, en plâtre stéariné.

Les coudes sur la cheminée, la figure dans mes mains, je regardais de très près le cercle des heures; mais je ne le voyais guère, occupée que j'étais à retourner dans ma tête un problème très ardu.

On venait de me faire subir un véritable interrogatoire, sur mes pensées les plus secrètes, et j'étais fâchée contre ceux qui m'avaient ainsi harcelée, fâchée contre moi-même aussi, contre moi surtout. Pourquoi devinait-on ce que je pensais?.. Ce devait être par ma faute… Est-ce que les grandes personnes voyaient à travers moi?.. Pourtant, bien des fois, on n'avait rien su; mais c'était quand on ne me faisait pas parler, comme on venait de le faire là, tout à l'heure. Certainement il y avait de ma faute, je disais ce qu'il ne fallait pas dire, ce que je ne voulais pas dire; comment faisaient-ils pour m'y forcer, sans en avoir l'air?.. Cela me remplissait de colère et de chagrin. J'avais l'impression, très singulière, que ma personne intérieure, nul autre que moi n'avait le droit de la connaître et de la juger; là, aucun grand-père, aucune tante ne pouvait gronder, ou raisonner, ni savoir surtout. Tant que j'imaginais secrètement, sans parler et sans agir, cela ne les regardait pas.

La petite personne, inconnue et solitaire, qui était au fond de moi, n'entendait pas être découverte. Sans doute quelque aveu maladroit m'avait été arraché, pour que je fusse, ce jour-là, amenée à une réflexion aussi décisive. C'était la première fois que j'essayais de m'expliquer avec moi-même, sur cet état particulier, où il me semblait être dédoublée.

Le souvenir de la pendule, à laquelle j'étais censée voir l'heure, est resté attaché à celui de cette grave méditation.

Quand je revins dans le jardin, les chiffres romains étant pour moi indéchiffrables, j'annonçais une heure impossible et l'on m'accusa, pour être restée aussi longtemps, d'avoir fouillé dans le placard et chippé des confitures.

XXII

Grand-père était très fier de son fils, célèbre depuis longtemps déjà, et il s'efforçait de me faire partager ce juste orgueil.

– Moi, je suis son père, toi, tu es sa fille! disait-il, il faut tâcher de lui faire honneur. Ça ne sera pas en gaminant sur les routes… Que diable! tâche d'apprendre à écrire, au moins, pour pouvoir tracer son nom.

– Mais, où était-il, ce père?..

«Il voyageait. Il écrivait des livres. Il avait bien le temps de s'occuper d'une schabraque comme moi!..»

Ce fut dans une maison, où il vint pendant quelque temps dîner assez régulièrement, que je vis alors, quelquefois, mon père. Un monsieur B… dont la Tatitata était la femme, ou la parente, car elle demeurait avec lui, donnait un dîner intime, chaque mois, je crois, en l'honneur de Théophile Gautier, et l'on m'amenait de Montrouge, pour le voir et qu'il me vît.

C'était toujours une des tantes; grand-père, qui souffrait d'un catarrhe, ne sortait pas le soir. Nous venions de bonne heure. La tante profitait de cette occasion pour faire des courses et des emplettes dans Paris et me laissait à la Tatitata, avec qui je passais la journée.

C'était dans le quartier de l'Odéon, rue de Condé, à ce qu'il me semble, ou rue de Tournon, une vieille maison à escalier de pierre et rampe ouvragée, le tout un peu gauchi et déjeté. Au premier étage il y avait deux portes, une en face, l'autre à droite. Celle en face, presque toujours ouverte, était celle de la cuisine, l'autre celle de l'appartement.

Tout de suite, en arrivant, je me précipitais dans la cuisine, pour prévenir la bonne et lui dire bonjour, puis je criais à la tante, restée au pied de l'escalier:

– Je suis arrivée, tu peux t'en aller!

Par la porte de droite, protégée par deux battants de drap vert, on entrait tout de suite dans la salle à manger, dallée de noir et de blanc. Un paravent déployé protégeait la table, à cause de la porte, qu'on ouvrait à chaque instant, sur l'escalier, pendant le service.

Je traversais le salon, en courant, et j'allais poliment frapper à la porte de la Tatitata.

– Ah! voilà Ouragan! disait-elle en posant sa broderie.

Dans cette chambre, triomphait l'élégant acajou, qui contrastait avec le ton clair des boiseries grises.

Bien vite, le chapeau retiré et les politesses faites, j'avais trouvé le damier et je le posais devant la maîtresse du logis. Alors, très gaîment, avec une patience charmante, elle s'efforçait de m'apprendre à jouer aux dames.

Quelquefois il arrivait des visites, le plus souvent c'était Mme R… avec sa fille, Marie; elles venaient aussi pour voir mon père, qui était le parrain de Marie.

– C'est mieux que la filleule des fées, disait Mme R… C'est la filleule du génie!

Vers l'heure du dîner, lassée de rester sur ma chaise, à écouter les conversations, j'allais faire un tour à la cuisine. La bonne me faisait goûter les plats, et je l'aidais à finir de mettre le couvert. Bientôt, M. B… arrivait, souriant, pressé, avec ses favoris courts, son gilet bien tendu sur son ventre où la chaine d'or mettait un double feston. Il entrait un instant dans son cabinet, à gauche de la salle à manger, pour déposer son chapeau et sa canne; puis il revenait avec un bougeoir. Il s'agissait d'aller à la cave, choisir le vin; la bonne prenait un porte-bouteilles en osier et une grosse clé, et nous descendions tous les trois. Elle passait devant; ses manches blanches, son grand tablier à bavette, son large bonnet tuyauté, mettaient de la clarté dans l'escalier noir et me rassuraient un peu, car j'avais la terreur de l'obscurité et des caves; mais c'était tout de même amusant et j'aimais presque avoir peur.

– Tu comprends, petite, disait M. B… quand on reçoit Théophile Gautier, ce n'est pas pour lui faire boire de la piquette.

Et il choisissait, dans différents coins, des bouteilles poudreuses, dont le panier s'emplissait.

J'étais la première à remonter, fière cependant d'avoir été si brave.

Enfin, mon père paraissait, accueilli par un murmure de bienvenue. Il m'enlevait du sol pour m'embrasser, me considérait quelques instants, puis me reposait doucement à terre et ne s'occupait plus guère de moi.

Je le connaissais fort peu, et une fois rendue à moi-même, je l'examinais avec beaucoup de curiosité, afin de découvrir ce qu'il avait de particulier, qui le rendait si admirable.

Je trouvais qu'il était bien habillé, qu'il avait la figure plus blanche et les cheveux plus luisants que tous les autres; qu'il riait en penchant sa tête d'un côté, et que son monocle tombait toujours. Là, se bornaient mes découvertes, et le dîner, très excellent, absorbait bientôt toute mon attention.

Au dessert, on me servait la première, puis il fallait quitter la table, faire ses adieux et s'en aller, de la salle tiède et brillante, pour regagner le lointain Montrouge, à travers le noir et le froid.

La tante, qui n'était pas très rassurée, me faisait marcher vite, par les rues, et je trottais pour égaler ses grands pas. Il s'agissait de ne pas manquer la dernière voiture.

Je ne peux retrouver en quel endroit était située cette cour, d'où partaient les Montrougiennes. Nous y arrivions essoufflées et, le plus souvent, en avance. Des gens s'y promenaient, en long et en large, attendant le départ, et il fallait aussi aller et venir pour ne pas avoir froid. Rien ne me paraissait plus inquiétant que cette cour sombre et ces inconnus, que les rares réverbères, les éclairant par intermittences, ne permettaient pas de bien distinguer. J'imaginais toutes sortes d'histoires effrayantes sur chacun d'eux, et probablement les quelques gouttes de vin que j'avais bues, étaient pour quelque chose dans mes imaginations.

Enfin le conducteur, traînant ses sabots, arrivait, portant une lanterne et un registre. Sous le jet de lumière, la lourde voiture jaune apparaissait, les chevaux, somnolents, s'éveillaient et secouaient leurs grelots, le conducteur ouvrait la portière, et d'une voix enrouée, commençait à appeler les noms des voyageurs inscrits.

Enfouie dans la paille, étourdie par les cahots et le bruit des roues, je ne tardais pas à m'endormir, quand je n'étais pas tenue éveillée par l'angoisse de l'arrivée, bien plus sérieusement redoutable que le départ de la cour sombre.

La Montrougienne terminait sa course au Petit-Montrouge, sur une place, qui avait à un de ses coins un puits, en forme de tourelle, et peint en rouge sang. La route de Châtillon partait de là. Les quelques voyageurs que l'on n'avait pas laissés en chemin s'éparpillaient rapidement et il était rare que l'un d'eux se dirigeât vers le Grand-Montrouge, et fît route avec nous. Nous restions donc seules, en face de cette ombre et de cette solitude. La tante, plus consciente du danger, avait encore plus peur que moi. Nous prenions le milieu de la chaussée et nous nous lancions, presque en courant. Il fallait traverser les fortifications, avec ses fossés, où tant de mauvaises gens devaient être tapis, puis faire un long bout de la route de Châtillon, où il n'y avait pas une lumière, où les maisons étaient si rares. Je jetais des regards rapides dans tout ce noir, où je croyais voir danser des nuages. Nous trébuchions sur les ornières, nous glissions sur la terre gluante, et quand, par hasard, un passant nous croisait, la tante marmottait des prières.

 

Enfin, nous apercevions, en travers de la route, la lueur venant de notre maison, où l'on allumait exprès beaucoup de lumières, pour nous rassurer un peu, et tenir en respect les rôdeurs.

C'était une véritable délivrance quand, après nous être précipitées dans le vestibule, nous repoussions violemment la porte, qui, avec un bruit sourd, se refermait derrière nous.