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Le collier des jours

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X

Sidonie était la mauvaise tête de la famille, on la grondait, quelquefois, parce qu'elle était en retard le soir, ou paresseuse le matin; mais elle répondait mal et ne changeait pas.

Avec moi, elle s'entendait très bien, cependant, et me gâtait comme faisaient les autres. Je la trouvais amusante, elle inventait des jeux drôles, s'attardait à me boucler les cheveux, à m'orner de rubans et de perles enfilées. Elle devait être, il me semble, en apprentissage chez une couturière.

Elle me montra un jour, dans la chambre noire où elle couchait et qu'une cloison vitrée séparait de la première pièce, elle me montra d'extraordinaires chiffons, qui me causèrent une admiration sans bornes.

Il ne fallait pas le dire. Au moindre bruit, elle refermait précipitamment le paquet et le cachait sous son lit. Ce que c'était, je ne m'en souviens plus bien, oripeaux de carnaval, peut-être, dissimulés pour quelque sortie clandestine. En tout cas, c'était beau, et j'en ai gardé un éblouissement. Je revois toujours la porte entr'ouverte, pour donner du jour dans la chambre noire, Sidonie accroupie, remuant ces choses, où il y avait de la pourpre et de l'or, et moi fascinée, mais tendant l'oreille, pour avertir si quelqu'un venait.

XI

Il y avait, accroché au mur de la première pièce, tout près de la porte d'entrée, un tableau qui représentait un enfant à mi-corps, de grandeur naturelle. On disait que c'était mon portrait. Je sus plus tard qu'il ne l'était pas, qu'on avait acheté cette lithographie coloriée, je ne sais où, parce que l'Enfant Jésus, je crois, qu'elle représentait me ressemblait étonnamment. Cette image encadrée d'une bande de bois blanc, était drôlement placée dans ce coin, bien qu'elle fût le seul tableau du logis. Peut-être de l'autre pièce la voyait-on aussi, à cet endroit, et ma nourrice, qui se tenait plutôt dans la seconde chambre, l'avait-elle mise là exprès.

Souvent, moi sur son bras, elle se plantait devant, et me disait:

– Tu vois, c'est toi.

N'ayant pas encore l'habitude du miroir, je n'avais aucune idée de ce que pouvait être ma figure, et je regardais cet enfant, pendu au mur, avec plus de surprise que d'intérêt. Il avait une robe rouge et des yeux bleus. Les miens, qui plus tard, tirèrent sur le jaune, ont été bleus d'abord, à ce qu'on m'a dit.

Je devais être alors un gros bébé robuste, avec des yeux très ouverts et très fixes.

XII

J'aimais à embrasser les poêles rouges, à prendre avec mes doigts la flamme des chandelles, ou à la regarder de très près. Je garde de ce goût singulier plusieurs marques, entre autres, deux cils brûlés et une petite place ronde, toute nue, dans les cheveux.

Cette manie, dont les brûlures mêmes ne me guérissaient pas, était le plus grand souci de ma chère nourrice. Elle avait fait entourer le poêle d'une grille, et on mettait autant que possible les lumières hors de ma portée. Mais j'avais l'acharnement qu'ont les papillons à se roussir les ailes et il fallait me surveiller sans cesse.

Je devais être, d'ailleurs, un bien terrible nourrisson, avec, sans doute, des drôleries et des gentillesses qui me faisaient aimer tout de même, car, sans cela, l'idolâtrie que toute cette famille garda toujours pour moi, serait incompréhensible.

Pauline, qui avait cinq ou six ans, était naturellement la moins soumise à mes volontés, elle me résistait quelquefois et, vite rappelée à l'ordre, demeurait boudeuse, avec, je le crois, de la jalousie.

Jalouse, je l'étais bien plus qu'elle, moi, quoique plus nouvelle encore dans la vie; ce n'était d'aucune des personnes de la famille, mais d'un étranger, que je ne voyais que rarement, trop souvent encore, à mon idée.

Avant moi, ma nourrice avait élevé un autre enfant, frère de lait de Pauline; il habitait Paris, et elle allait le voir de temps en temps. Comme elle ne me quittait jamais, j'y allais naturellement aussi.

Pourquoi étais-je horriblement jalouse de cet enfant? Comment comprenais-je si bien qu'il avait été avant moi, ce que j'étais alors, et pourquoi cette idée m'était-elle insupportable? Je ne me l'explique pas, mais la souffrance est certaine, et c'est par elle que je me souviens si bien.

Comme toujours le décor m'apparaît très précis, on dirait éclairé par la lueur du sentiment qui s'est produit là.

Je revois au rez-de-chaussée, – je ne sais où, par exemple, – une salle à manger, longue et étroite, éclairée par une seule fenêtre à grands rideaux verts. Un parquet clair, très ciré, dont le bois formait des losanges – le parquet, si différent des carreaux de chez nous, était toujours ce qui me frappait le plus. – Le bas de la salle est ce que je vois le mieux, à cause de ma taille, la perspective des pieds, en chêne sculpté, des hautes chaises et le dessous de la table.

C'est là que nous attendions, debout, elle me tenant par la main, pour que je sois sage.

Bientôt une porte s'ouvrait, donnant passage au petit garçon. – Je me souviens qu'il se haussait pour la refermer. – Puis il courait à nous, embrassait ma nourrice et se baissait sur ses talons, pour se mettre à ma hauteur, et me faire des gentillesses.

Il m'apportait ses joujoux, m'offrait des friandises; mais je ne répondais pas à ses avances, rencognée dans les jupes, la tête baissée, je le considérais, en dessous, le cœur très gros.

Une fois dehors, je ne me contenais plus; moi qui ne pleurais jamais, je me jetais tout en larmes, dans les bras de ma chérie. Je ne sais si j'exprimais par des mots ce que j'éprouvais, mais elle le comprenait très bien, puisqu'elle m'assurait qu'elle n'aimait pas ce petit garçon-là comme elle m'aimait, qu'elle ne l'avait jamais aimé la moitié autant; qu'elle m'aimait, moi, plus que tous ses enfants réunis. Elle ne parvenait cependant à me calmer qu'en me promettant de ne plus retourner le voir.

XIII

J'ai une vision confuse du mariage de Marie: la porte grande ouverte, des gens inconnus, avec des rubans blancs à leur boutonnière, entrant et sortant, la chérie en toilette, un petit châle vert, orné de palmettes, attaché à ses épaules. C'est tout ce qui surnage, pour moi, de cet événement.

Je retrouve ensuite Marie, installée dans le logement donnant du côté de l'impasse, sur le même palier que nous.

Cela agrandissait mon domaine. Je pouvais maintenant courir d'un logis à l'autre, et j'étais bien souvent autour de Marie, qui était repasseuse, pour lui tendre à repasser des bouts de chiffons, beaucoup plus pressés que son ouvrage.

Le mari me fut simplement un esclave de plus. Comme il était très grand et très fort, je ne le ménageais pas: quand il était d'une promenade, j'étais toujours fatiguée, afin d'être portée par lui; tandis qu'au contraire, seule avec ma nourrice je ne m'avouais jamais lasse. Il m'asseyait sur sa large épaule, et de cette hauteur, je voyais le monde sous un jour nouveau, avec un petit frisson de vertige qui me plaisait. De courses dans Paris, dont le but m'échappe, je retrouve surtout le retour, à la nuit, aux passages des barrières, – car il fallait toujours repasser une barrière pour rentrer chez nous. – La rangée de réverbères, allumés au-dessus de la grille, me semblait être ce qu'il y avait de plus beau, et je me retournais pour la voir plus longtemps, au risque de tomber du haut de mon observatoire. Ce devait être des soirs de dimanche, car le boulevard extérieur était bruyant et gai; des chants, des cris le traversaient, et des enfants dansaient des rondes dans la poussière, qui montait vers moi, avec une odeur de pain d'épices.

XIV

Un matin, on trouva morte la chèvre blanche.

Quelle émotion! Quelle catastrophe!..

Savais-je ce qu'était la mort? Jamais jusque-là je n'avais eu d'elle aucune notion; mais elle est en nous et je crois qu'on la comprend d'emblée. J'avais bien le sentiment que c'était quelque chose de définitif; que, plus jamais, la chèvre blanche ne traînerait ma voiture; qu'elle ne m'appellerait plus, en bêlant, de sa logette, sous l'escalier; que je n'entendrais plus les chocs rapides de ses petits sabots sur les marches, quand elle s'échappait pour me rejoindre. J'étais consternée, mais sans cris et sans larmes.

Le lendemain, on vint chercher la morte, pour l'emporter, et j'eus, alors, une impression effrayante.

Dans l'impasse, qu'elle emplissait presque entièrement, m'apparut une voiture terrible, aussi haute que notre maison; et sa hauteur était faite d'un amoncellement de bêtes mortes.

Ces bêtes, tout aplaties et roides, n'étaient sans doute que des peaux, – je comprends cela en y repensant; – mais elles n'en étaient que plus stupéfiantes. Des hommes criaient, en fouaillant d'énormes chevaux, dont les fers glissaient et claquaient sur le pavé.

Cette voiture, ces hommes, pour moi, n'étaient pas de ce monde; ils venaient d'où allaient les morts et y retournaient.

Jamais vision de poète, descente aux enfers, descriptions d'épouvantes et de cataclysmes ne m'ont redonné une impression aussi intense. J'eus le sentiment de l'inexorable; des dangers de vivre; du destin qui frappe soudainement, et de l'inconnu effrayant, où s'en vont des charretées de victimes.

Quand un des hommes d'un geste violent, envoya au bout de sa fourche ma pauvre chèvre blanche, tout en haut, sur cet entassement de bêtes mortes, je suffoquai, comme si une main eût serré ma gorge, et je cachai dans les jupes de ma nourrice ma figure mouillée de larmes.

Longtemps, longtemps je fus hantée par le cauchemar de cette voiture sinistre, emportant à jamais la première bête que j'aie aimée.

XV

Un autre malheur plus grand, dont je n'avais moi, aucune idée, mais que la chérie, certainement redoutait, était en marche.

Je grandissais. Je pouvais très bien maintenant traîner une chaise et grimper dessus, pour, quand elle se défendait de moi, atteindre les genoux de ma nourrice et aller téter.

 

C'était, plutôt que par besoin ou gourmandise, pour bien l'accaparer, elle, l'empêcher de s'occuper d'autre chose que de moi, par câlinerie surtout.

Je ne tétais pas longtemps. Je me renversais dans ses bras, et de bas en haut, j'examinais son cher visage en détail. Je lui disais des choses saugrenues qui la faisaient rire.

J'étais plus consciente à présent de mon immense amour pour elle; de la sécurité délicieuse que me donnait le dévouement infatigable de ce cœur tout à moi; elle était ma force, mon soutien, la réalisatrice de toutes les fantaisies qui ne m'étaient pas nuisibles. Jamais de résistance, une soumission enthousiaste; les obstacles écartés devant moi, comme si la seule chose importante eût été de me laisser croître en liberté, sans entraves, ni influences. Aussi, étais-je bien vraiment moi, alors, et j'ai toujours gardé l'impression que ma vie la plus personnelle, la plus intense, la plus heureuse aussi, fut à cette époque de ma première enfance, où, dans un milieu étroit et pauvre, une telle richesse d'amour me créait un royaume vaste et splendide.

La catastrophe fut, pour moi, subite et cruelle; à l'entour tout est effacé, c'est un trait de foudre dans une nuit noire.

Sans doute, après une visite rue de Rougemont, ma nourrice ne me remmena pas.

Mais je ne me souviens d'aucune circonstance, ni de ceux qui m'entouraient. Seul, le désespoir, un désespoir sans égal, a marqué son ineffaçable blessure.

Je fus prise d'un sanglot unique, continu, qui dura je ne sais combien de jours et combien de nuits. Je rejetais tout ce qu'on me mettait, par force, dans la bouche, incapable d'ailleurs d'avaler même une goutte d'eau, tant ma gorge était serrée et convulsée de ce sanglot qui ne cessait jamais. Moi qui détestais l'obscurité, je restais dans le noir de l'antichambre, assise sur une banquette trop haute, près de la porte de sortie, la porte fermée à clé et verrouillée, mais qui peut-être s'ouvrirait une fois, pour me laisser m'enfuir. On ne pouvait m'arracher de là, et on arrivait à m'y abandonner, se disant, sans doute, que ce chagrin d'enfant finirait bien par passer.

Il ne passait pas, je sanglotais sans relâche, et j'ai encore l'horrible sensation de cet étranglement, de cette suffocation; de la brûlure, sur mes joues et ma bouche, des larmes que je n'essuyais pas. Cela finit par devenir un hoquet saccadé et convulsif, que rien ne pouvait arrêter.

Combien cet état dura-il? Je ne sais. Je ne vois plus que la délivrance à l'entrée de Marie, accompagnée du docteur Aussandon.

– Marie! Marie!

J'étais dans ses bras, cramponnée à elle et je crois qu'il eût été difficile de m'arracher de là.

Elle pleurait, et, avec le mouchoir dont elle s'épongeait les yeux, elle essuya doucement mon visage tout bouffi et gercé par les larmes.

Le docteur apportait une nouvelle grave. La nourrice avait eu un tel chagrin de la séparation, qu'une révolution de lait s'était déclarée.

Marie, affolée, était partie en courant pour chercher le docteur. Il avait constaté chez la nourrice une fièvre violente avec du délire, et il ne répondait de rien si on ne lui rendait pas, tout de suite, le petit monstre qui, à son entrée dans la vie, s'était si bien battu avec lui, et qui, paraît-il, n'était pas un monstre pour tout le monde.

Il déclara d'ailleurs que j'étais, moi aussi, en danger, et que c'était fou de m'avoir laissé pleurer comme cela.

On ne pouvait vraiment pas nous condamner à mourir toutes les deux; il fallut bien céder.

Et je fus remise en nourrice.

XVI

Comment se fit la seconde et définitive séparation d'avec ma nourrice?.. Je ne le sais presque pas. Sans doute on dut l'entourer, cette fois, de précautions et de transitions qui rendirent le déchirement moins douloureux.

Je crois que cela commença par une partie de plaisir, où la chérie m'accompagnait, et elle resta, même, plusieurs jours avec moi.

D'ailleurs ce n'était pas rue Rougemont que nous allions; de cette façon, je n'avais pas de méfiance.

On me confiait à mon grand-père, qui vivait, avec ses deux filles, sœurs de mon père, au Grand-Montrouge.

Un jardin!.. des fleurs!.. des arbres!.. la vraie campagne!.. Cela me séduisit tout de suite. J'étais grisée par tant de lumière, après la pénombre de l'impasse d'Antin. Le temple grec de la barrière Monceau, et même les beautés sahariennes du terrain vague, furent vite éclipsées par les splendeurs champêtres du Grand-Montrouge.

Dans les premiers temps, pour m'apprivoiser, on me laissa complètement libre. Je parcourais le jardin, qui, par le fond, communiquait à des vergers, puis à une prairie. La découverte de la nature m'absorba et m'enthousiasma tellement que tout autre sentiment fut submergé.

Route de Châtillon! C'était là que mon grand-père vivait, dans une petite maison, alignée au trottoir, qui n'avait qu'un rez-de-chaussée et un étage. Il n'occupait, avec ses filles, que ce premier et unique étage, composé de quatre pièces et d'une cuisine. De la salle à manger, sur le derrière de la maison, un petit escalier extérieur descendait dans une petite cour, séparée du jardin par une grille de bois et une porte, entre deux piliers. Le plus bel ornement de ce jardin, où l'on descendait par deux marches, était, au milieu de la pelouse centrale, un large catalpa.

Il fallut apprendre de nouveaux mots: grand-père, tante Lili, tante Zoé; et me familiariser avec des personnes inconnues. Le père Gautier, comme on l'appelait, me parut très terrible tout d'abord. Assez grand, sec, imberbe le teint brun, la voix forte, armé d'une grosse canne à pomme d'argent que je remarquai tout de suite; je compris bien qu'avec lui ça ne serait pas commode. Les tantes m'inquiétaient moins; je les sentais sans volonté, assouplies à l'obéissance, et craintives devant leur père. Au premier aspect, elles semblaient à peu près pareilles; il y avait pourtant des différences: tante Lili avait un nez long, gros du bout, de tout petits yeux et la bouche trop grande tandis que tante Zoé, qui ressemblait à son père, avait le nez court, les yeux ronds et la bouche mince. Leurs cheveux noirs étaient ondulés et ramassés derrière la nuque en un simple chignon.

Une robe noire et plate, avec un volant dans le bas, les habillait toutes les deux de même.

La tante Lili était la plus douce, la plus molle, celle qui cédait tout de suite; je la préférais, sans pouvoir dire que je l'aimais le plus. En réalité, je n'aimais pas. Sans doute, j'avais dépensé trop d'amour dans ma première enfance; mon cœur, resté exclusif, n'avait plus rien à donner. Je ne retrouvais d'élan de tendresse que pour ma nourrice, toujours, quand elle venait me voir, et elle venait souvent, malgré l'énorme distance des Batignolles au Grand-Montrouge. Lorsqu'elle s'en allait, je la reconduisais à n'en plus finir, le plus loin possible, et elle devait jurer de revenir le lendemain.

Pour les autres, je savais être aimable, si l'on était doux avec moi. Je me laissais embrasser, mais je n'embrassais pas, et il était impossible de me faire dire que j'aimais. Tout ce que l'on pouvait obtenir, en mettant à ce prix quelque friandise convoitée, était par exemple:

«Je t'aime, pomme», ou «Je t'aime, confiture».

Mais: Je t'aime, tout court, jamais.

Le rez-de-chaussée de la maison était habité par un vieux soldat de Napoléon, le père Rigolet. Il avait été canonnier, ce qui expliquait sa surdité presque complète. Il vivait là, avec sa femme, sa fille mariée et les enfants de cette fille. Elle s'appelait Florine et était repasseuse, ce qui me rappelait Marie. A cause de cela, j'étais attirée vers cette famille. Florine avait un garçon d'une quinzaine d'années et une petite fille de cinq à six ans, qui devint bientôt ma camarade.

Cette liberté que l'on m'avait laissée dans les premiers temps, il fut bien difficile de me la reprendre. Le grand air, le jardin, la prairie surtout, je n'en étais jamais rassasiée; quand on me faisait rentrer, par l'appât de quelque tartine, je trépignais d'impatience, si on ne me laissait pas aussitôt ressortir.

En somme, le jardin n'offrait pas de danger et on me voyait de la chambre de grand-père. Le plus souvent, je pouvais repartir, et comme on ne voulait pas me brusquer, sachant que je n'avais été asservie à aucune espèce de discipline, la surveillance se bornait à une recommandation, que me criait tante Lili, du haut de la fenêtre:

– Ne vas pas au soleil sans chapeau!

Mais mon chapeau était toujours envolé, et, à force de répéter sa phrase, tante Lili se trompait, elle disait:

– Ne vas pas au chapeau sans soleil!

Ce qui me donnait le fou rire.

Mon ambition était d'ouvrir la porte du jardin, pour filer plus loin, là-bas, dans la prairie. Je m'y acharnais sans y arriver. Nini Rigolet, ma nouvelle amie, m'apporta un concours précieux: elle savait ouvrir la porte!.. Alors, nous nous échappions à travers les petits vergers, enclos de treillages bas, et nous débouchions dans l'affolante prairie. Je m'arrêtais d'abord, en extase devant le vaste tapis vert, devant cet espace qui me semblait sans limites. Puis, avec un cri d'oiseau délivré, je me lançais dans une galopade effrénée, où Nini me suivait, et qui nous entraînait fort loin.

Tout à coup elle s'arrêtait, comme pétrifiée, et me criait:

– Méfie-toi, v'là ton grand-père!

En effet, il paraissait, brandissant sa terrible canne, marchant dans l'herbe à grandes enjambées et m'invectivant, dans la langue pittoresque de la Gascogne, d'où il était.

J'avais vite fait de détaler et il avait beau courir!

Notre manœuvre consistait à regagner à toutes jambes, par un grand détour, la route de Châtillon, pour rentrer par la porte de la maison ouvrant de ce côté. Quand le grand-père revenait, hors d'haleine, par le jardin, je me cachais, afin de laisser passer sa colère.

Le soir, à table, pour me punir, on changeait mon couvert de place. Je n'étais pas à côté de grand-père! Je me montrais sensible à cette privation, – qui ne me privait guère, – pour qu'on n'imaginât pas d'autres représailles.

Elle était bien extraordinaire, cette table où nous dînions. En acajou, foncé comme un beau marron d'Inde, d'une taille inusitée, elle eût empli toute la salle si on avait essayé d'en déplier les battants, épais de plusieurs centimètres. Aussi était elle accotée à la plus longue cloison et toujours repliée, sauf aux heures des repas où on relevait un battant. Nous y étions drôlement installés, à côté les uns des autres, sur un seul demi-cercle, avec la muraille pour vis-à-vis.

A tout moment, l'une ou l'autre des tantes se levait, pour aller prendre les plats ou les remporter, car il n'y avait pas de domestique.

Mon grand-père, contraint à un moment de sa vie, par des revers de fortune, à chercher un emploi, avait été chef de bureau à l'octroi de Passy; maintenant c'était la maigre retraite, à peine suffisante, la vie restreinte et, pour les filles, qui dépassaient la trentaine, l'avenir sans issue, le définitif renoncement aux espoirs tenaces, tous les rêves secrets fauchés, avant d'avoir pu fleurir; le dévouement résigné au père vieilli et aigri.

Cette route de Châtillon, c'était à peu près le désert. Elle était régulièrement tracée, avec des trottoirs de chaque côté, mais il n'y avait pas de maisons, ou fort peu. Des palissades, bordant des potagers, quelques murs, dépassés par des arbres, longeaient le trottoir, surtout de notre côté. En face, il n'y avait rien, rien qui gênât la vue sur la plaine, qui s'étendait jusqu'à l'horizon. Tout d'abord cette immense étendue m'en imposa. Le ciel surtout, le ciel éblouissant, me causait une extrême surprise. Jamais je n'en avais vu, encore, un aussi grand morceau, et devant tant de lumière, tant d'air, tant d'espace, une sorte de vertige m'empêchait de traverser la chaussée.

Je me contentais de regarder, du seuil de la maison, qui devint bientôt un lieu de prédilection.

Le père Rigolet, le vieux canonnier de l'Empire, avait là son quartier général. Assis sur les marches, fumant sa pipe, il finissait de vivre, oisif, puisque son ouvrage à lui était fini. Doux, craintif, isolé dans le silence de sa surdité, il repensait, sans doute, à tant de choses qu'il avait vues, en laissant vaguer son regard sur cette plaine déserte. Quelques vestiges militaires se retrouvaient dans son costume: sa blouse bleue était serrée par un ceinturon à boucle de cuivre et une médaille était épinglée sur la toile déteinte. Il avait une bonne grosse tête, toute ronde, avec de larges oreilles rouges. Ce brave homme m'intéressait beaucoup; en le regardant, je le trouvais comique; mais ce qu'on disait de lui me faisait bien voir qu'il était autre chose que les autres. J'aurais bien voulu savoir comment avait fait le canon pour le rendre sourd. Aussi, bien souvent, je me haussais jusqu'à l'embouchure énorme de son oreille, d'où jaillissait un bouquet de poils gris qui me donnait tant envie de rire, et je lui criais de toutes mes forces:

 

– Père Rigolet, raconte-moi des choses!.. Alors, il retirait sa pipe; sa bouche molle s'ouvrait largement, dans un rire sans dents:

– Ah! oui! Ah! oui! disait-il.

Et d'une voix rouillée et mouillée il se mettait à raconter de confuses histoires, en phrases désordonnées et incompréhensibles, que j'écoutais les sourcils froncés, tant je m'efforçais pour n'en pas perdre les fils enchevêtrés.

Mais bientôt je le plantais là, au milieu de sa narration, le pauvre vieux canonnier, pour aller courir avec Nini, tandis qu'il hochait tristement sa grosse tête, et remettait dans sa bouche sa pipe éteinte.

Tante Zoé, qui était plus décidée, plus vive, était chargé des relations extérieures, des courses, des achats, de la cuisine. Tante Lili aimait mieux coudre et s'occuper du ménage. Elle y apportait un soin méticuleux et je connus là, de très près, toutes les manigances des parquets cirés, qui m'avaient toujours si fort intéressée. Un frotteur venait de temps en temps, mais il avait vraiment bien peu à faire, tellement tout était entretenu, luisant et irréprochable.

Moi seule je mettais du désordre; j'apportais continuellement à mes semelles le sable et la boue du dehors. Tante Lili avait renoncé à récriminer; elle me suivait pas à pas, et sans se lasser, remettait en place ce que je dérangeais; si mes pieds avaient marqué de taches ternes les luisances intactes, aussitôt j'entendais le bâton à cire faire son ronron et le coup de brosse qui réparait le désastre.

La pièce la plus soignée était la chambre des tantes, où je couchais aussi. On avait réuni là les meilleurs restes de l'ancienne aisance: de gros meubles de style Empire, tous de l'acajou le plus foncé, des rideaux de lampas, d'un rouge presque noir, des coussins à bandes de tapisserie, la précieuse garniture de cheminée, lapis et or, et toutes les épaves où s'attachaient des souvenirs.

Au mur principal, était suspendu le portrait, grandeur naturelle, de la mère défunte, si différente, physiquement, de tous ceux de sa descendance: blonde, au nez aquilin, aux yeux bleus, à la peau rosée. Il y avait aussi, dans des cadres ovales, quatre têtes de femmes que mon père, en 1829, n'ayant pas alors 18 ans, avait peintes à l'occasion de la fête de sa mère.

Dès que l'on était levé et une fois la chambre faite, on fermait les persiennes, pour maintenir une pénombre favorable à la conservation de toutes ces splendeurs.

Les deux fenêtres donnaient sur la route de Châtillon, ainsi que celle de la cuisine, séparée de la chambre par le palier de l'escalier.

La chambre de grand-père était de l'autre côté, sur le jardin, après la salle à manger. C'était la pièce la plus grande, la plus agréable, celle où l'on se tenait le plus souvent.

Ce qui frappait tout de suite en y entrant, c'était une forte odeur de chat.

On a, plus tard, attribué à mon père cet amour exagéré pour les chats: c'est sa famille, plutôt, qui en était atteinte, car je n'ai vu que là, ces aimables félins en nombre vraiment un peu excessif. On leur avait abandonné une vaste bergère, sur laquelle ils couchaient, tous ensemble.

Il y en avait de gros, de maigres, des angoras, des ras, de jolis, de laids; sept ou huit, au moins, tous très doux, mais sans beaucoup de personnalité.

Grand-père les tolérait dans sa chambre, où leur bergère tenait presque le milieu. Lui, avait son fauteuil au coin de la cheminée qui était placée d'une façon singulière, entre les deux fenêtres il se tenait là, le plus souvent lisant un journal ou un livre. Si je n'y étais pas forcée, je me risquais peu dans cette chambre, où il fallait rester tranquille, guettée, du coin de l'œil, par un juge sévère, qui ne laissait rien passer.