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Le Fantôme de l'opéra

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De cette bouche s’était échappé…

Un crapaud!

Ah! l’affreux, le hideux, le squameux, venimeux, écumeux, écumant, glapissant crapaud!…

Par où était-il entré? Comment s’était-il accroupi sur la langue? Les pattes de derrière repliées, pour bondir plus haut et plus loin, sournoisement, il était sorti du larynx, et… couac!

Couac! Couac!… Ah! le terrible couac!

Car vous pensez bien qu’il ne faut parler de crapaud qu’au figuré. On ne le voyait pas mais, par l’enfer! on l’entendait. Couac!

La salle en fut comme éclaboussée. Jamais batracien, au bord des mares retentissantes, n’avait déchiré la nuit d’un plus affreux couac.

Et certes, il était bien inattendu de tout le monde. La Carlotta n’en croyait encore ni sa gorge ni ses oreilles. La foudre, en tombant à ses pieds, l’eût moins étonnée que ce crapaud couaquant qui venait de sortir de sa bouche…

Et elle ne l’eût pas déshonorée. Tandis qu’il est bien entendu qu’un crapaud blotti sur la langue, déshonore toujours une chanteuse. Il y en a qui en sont mortes.

Mon Dieu! qui eût cru cela?… Elle chantait si tranquillement: «Et je comprends cette voix solitaire qui chante dans mon cœur!» Elle chantait sans effort, comme toujours, avec la même facilité que vous dites: «Bonjour, madame, comment vous portez-vous?»

On ne saurait nier qu’il existe des chanteuses présomptueuses, qui ont le grand tort de ne point mesurer leurs forces, et qui, dans leur orgueil, veulent atteindre, avec la faible voix que le Ciel leur départit, à des effets exceptionnels et lancer des notes qui leur ont été défendues en venant au monde. C’est alors que le Ciel, pour les punir, leur envoie, sans qu’elles le sachent, dans la bouche, un crapaud, un crapaud qui fait couac! Tout le monde sait cela. Mais personne ne pouvait admettre qu’une Carlotta, qui avait au moins deux octaves dans la voix, y eût encore un crapaud.

On ne pouvait avoir oublié ses contre-fa stridents, ses staccati inouïs dans La flûte enchantée. On se souvenait de Don Juan, où elle était Elvire et où elle remporta le plus retentissant triomphe, certain soir, en donnant elle-même le si bémol que ne pouvait donner sa camarade dona Anna. Alors, vraiment, que signifiait ce couac, au bout de cette tranquille, paisible, toute petite «voix solitaire qui chantait dans son cœur»?

Ça n’était pas naturel. Il y avait là-dessous du sortilège. Ce crapaud sentait le roussi. Pauvre, misérable, désespérée, anéantie Carlotta!…

Dans la salle, la rumeur grandissait. C’eût été une autre que la Carlotta à qui serait survenue semblable aventure, on l’eût huée! Mais avec celle-là, dont on connaissait le parfait instrument, on ne montrait point de colère, mais de la consternation et de l’effroi. Ainsi les hommes ont-ils dû subir cette sorte d’épouvante s’il en est qui ont assisté à la catastrophe qui brisa les bras de la Vénus de Milo!… et encore ont-ils pu voir le coup qui frappait… et comprendre…

Mais là? Ce crapaud était incompréhensible!…

Si bien qu’après quelques secondes passées à se demander si vraiment elle avait entendu elle-même, sortir de sa bouche même, cette note, – était-ce une note, ce son? – pouvait-on appeler cela un son? Un son, c’est encore de la musique – ce bruit infernal, elle voulut se persuader qu’il n’en avait rien été; qu’il y avait eu là, un instant, une illusion de son oreille, et non point une criminelle trahison de l’organe vocal…

Elle jeta, éperdue, les yeux autour d’elle comme pour chercher un refuge, une protection, ou plutôt l’assurance spontanée de l’innocence de sa voix. Ses doigts crispés s’étaient portés à sa gorge en un geste de défense et de protestation! Non! non! ce couac n’était pas à elle! Et il semblait bien que Carolus Fonta lui-même fût de cet avis, qui la regardait avec une expression inénarrable de stupéfaction enfantine et gigantesque. Car enfin, il était près d’elle, lui. Il ne l’avait pas quittée. Peut-être pourrait-il lui dire comment une pareille chose était arrivée! Non, il ne le pouvait pas! Ses yeux étaient stupidement rivés à la bouche de la Carlotta comme les yeux des tout petits considérant le chapeau inépuisable du prestidigitateur. Comment une si petite bouche avait-elle pu contenir un si grand couac?

Tout cela, crapaud, couac, émotion, terreur, rumeur de la salle, confusion de la scène, des coulisses, – quelques comparses montraient des têtes effarées, – tout cela que je vous décris dans le détail dura quelques secondes.

Quelques secondes affreuses qui parurent surtout interminables aux deux directeurs là-haut, dans la loge n° 5. Moncharmin et Richard étaient très pâles. Cet épisode inouï et qui restait inexplicable les remplissait d’une angoisse d’autant plus mystérieuse qu’ils étaient depuis un instant sous l’influence directe du fantôme.

Ils avaient senti son souffle. Quelques cheveux de Moncharmin s’étaient dressés sous ce souffle-là… Et Richard avait passé son mouchoir sur son front en sueur… Oui, il était là… autour d’eux… derrière eux, à côté d’eux, ils le sentaient sans le voir!… Ils entendaient sa respiration… et si près d’eux, si près d’eux!… On sait quand quelqu’un est présent… Eh bien, ils savaient maintenant!… ils étaient sûrs d’être trois dans la loge… Ils en tremblaient… Ils avaient l’idée de fuir… Ils n’osaient pas… Ils n’osaient pas faire un mouvement, échanger une parole qui eût pu apprendre au fantôme qu’ils savaient qu’il était là… Qu’allait-il arriver? Qu’allait-il se produire?

Se produisit le couac! Au-dessus de tous les bruits de la salle on entendit leur double exclamation d’horreur. Ils se sentaient sous les coups du fantôme. Penchés au-dessus de la loge, ils regardaient la Carlotta comme s’ils ne la reconnaissaient plus. Cette fille de l’enfer devait avoir donné avec son couac le signal de quelque catastrophe. Ah! la catastrophe, ils l’attendaient! Le fantôme la leur avait promise! La salle était maudite! Leur double poitrine directoriale haletait déjà sous le poids de la catastrophe. On entendit la voix étranglée de Richard qui criait à la Carlotta: «Eh bien! continuez!»

Non! La Carlotta ne continua pas… Elle recommença bravement, héroïquement, le vers fatal au bout duquel était apparu le crapaud.

Un silence effrayant succède à tous les bruits. Seule la voix de la Carlotta emplit à nouveau le vaisseau sonore.

«J’écoute!… – La salle aussi écoute – … Et je comprends cette voix solitaire (couac!) Couac!… qui chante dans mon… couac!»

Le crapaud lui aussi a recommencé.

La salle éclate en un prodigieux tumulte. Retombés sur leurs sièges, les deux directeurs n’osent même pas se retourner; ils n’en ont pas la force. Le fantôme leur rit dans le cou! Et enfin ils entendent distinctement dans l’oreille droite sa voix, l’impossible voix, la voix sans bouche, la voix qui dit:

«Elle chante ce soir à décrocher le lustre!»

D’un commun mouvement, ils levèrent la tête au plafond et poussèrent un cri terrible. Le lustre, l’immense masse du lustre glissait, venait à eux, à l’appel de cette voix satanique. Décroché, le lustre plongeait des hauteurs de la salle et s’abîmait au milieu de l’Orchestre, parmi mille clameurs. Ce fut une épouvante, un sauve-qui-peut général. Mon dessein n’est point de faire revivre ici une heure historique. Les curieux n’ont qu’à ouvrir les journaux de l’époque. Il y eut de nombreux blessés et une morte.

Le lustre s’était écrasé sur la tête de la malheureuse qui était venue ce soir-là, à l’Opéra, pour la première fois de sa vie, sur celle que M. Richard avait désignée comme devant remplacer dans ses fonctions d’ouvreuse Mame Giry, l’ouvreuse du fantôme. Elle était morte sur le coup et le lendemain, un journal paraissait avec cette manchette: Deux cent mille kilos sur la tête d’une concierge! Ce fut toute une oraison funèbre.

IX. Le mystérieux coupé…

Le mystérieux coupé

Cette soirée tragique fut mauvaise pour tout le monde. La Carlotta était tombée malade. Quant à Christine Daaé, elle avait disparu après la représentation. Quinze jours s’étaient écoulés sans qu’on l’eût revue au théâtre, sans qu’elle se fût montrée hors du théâtre.

Il ne faut pas confondre cette première disparition, qui se passa sans scandale, avec le fameux enlèvement qui, à quelque temps de là, devait se produire dans des conditions si inexplicables et si tragiques.

Raoul fut le premier, naturellement, à ne rien comprendre à l’absence de la diva. Il lui avait écrit à l’adresse de Mme Valérius et n’avait pas reçu de réponse. Il n’en avait pas d’abord été autrement étonné, connaissant son état d’esprit et la résolution où elle était de rompre avec lui toute relation sans que, du reste, il en eût pu encore deviner la raison.

Sa douleur n’en avait fait que grandir, et il finit par s’inquiéter de ne voir la chanteuse sur aucun programme. On donna Faust sans elle. Un après-midi, vers cinq heures, il fut s’enquérir auprès de la direction des causes de cette disparition de Christine Daaé. Il trouva des directeurs fort préoccupés, leurs amis eux-mêmes ne les reconnaissaient plus: ils avaient perdu toute joie et tout entrain. On les voyait traverser le théâtre, tête basse, le front soucieux, et les joues pâles comme s’ils étaient poursuivis par quelque abominable pensée, ou en proie à quelque malice du destin qui vous prend son homme et ne le lâche plus.

La chute du lustre avait entraîné bien des responsabilités, mais il était difficile de faire s’expliquer MM. les directeurs à ce sujet.

L’enquête avait conclu à un accident, survenu pour cause d’usure des moyens de suspension, mais encore aurait-il été du devoir des anciens directeurs ainsi que des nouveaux de constater cette usure et d’y remédier avant qu’elle ne déterminât la catastrophe.

Et il me faut bien dire que MM. Richard et Moncharmin apparurent à cette époque si changés, si lointains… si mystérieux… si incompréhensibles, qu’il y eut beaucoup d’abonnés pour imaginer que quelque événement plus affreux encore que la chute du lustre, avait modifié l’état d’âme de MM. les directeurs.

 

Dans leurs relations quotidiennes, ils se montraient fort impatients, excepté cependant avec Mme Giry qui avait été réintégrée dans ses fonctions. On se doute de la façon dont ils reçurent le vicomte de Chagny quand celui-ci vint leur demander des nouvelles de Christine. Ils se bornèrent à lui répondre qu’elle était en congé. Il demanda combien de temps devait durer ce congé; il lui fut répliqué assez sèchement qu’il était illimité, Christine Daaé l’ayant demandé pour cause de santé.

«Elle est donc malade! s’écria-t-il, qu’est-ce qu’elle a?

– Nous n’en savons rien!

– Vous ne lui avez donc pas envoyé le médecin du théâtre?

– Non! elle ne l’a point réclamé et, comme nous avons confiance en elle, nous l’avons crue sur parole.»

L’affaire ne parut point naturelle à Raoul, qui quitta l’Opéra en proie aux plus sombres pensées. Il résolut, quoi qu’il pût arriver, d’aller aux nouvelles chez la maman Valérius. Sans doute se rappelait-il les termes énergiques de la lettre de Christine, qui lui détendait de tenter quoi que ce fût pour la voir. Mais ce qu’il avait vu à Perros, ce qu’il avait entendu derrière la porte de la loge, la conversation qu’il avait eue avec Christine au bord de la lande, lui faisaient pressentir quelque machination qui, pour être tant soit peu diabolique, n’en restait pas moins humaine. L’imagination exaltée de la jeune fille, son âme tendre et crédule, l’éducation primitive qui avait entouré ses jeunes années d’un cercle de légendes, la continuelle pensée de son père mort, et surtout l’état de sublime extase où la musique la plongeait dès que cet art se manifestait à elle dans certaines conditions exceptionnelles – n’avait-il point été à même d’en juger ainsi lors de la scène du cimetière? – tout cela lui apparaissait comme devant constituer un terrain moral propice aux entreprises malfaisantes de quelque personnage mystérieux et sans scrupules. De qui Christine Daaé était-elle la victime? Voilà la question fort sensée que Raoul se posait en se rendant en toute hâte chez la maman Valérius.

Car le vicomte avait un esprit des plus sains. Sans doute, il était poète et aimait la musique dans ce qu’elle a de plus ailé, et il était grand amateur des vieux contes bretons où dansent les korrigans, et par-dessus tout il était amoureux de cette petite fée du Nord qu’était Christine Daaé; il n’empêche qu’il ne croyait au surnaturel qu’en matière de religion et que l’histoire la plus fantastique du monde n’était pas capable de lui faire oublier que deux et deux font quatre.

Qu’allait-il apprendre chez la maman Valérius? Il en tremblait en sonnant à la porte d’un petit appartement de la rue Notre-Dame-des-Victoires.

La soubrette qui, un soir, était sortie devant lui de la loge de Christine, vint lui ouvrir. Il demanda si Mme Valérius était visible. On lui répondit qu’elle était souffrante, dans son lit, et incapable de «recevoir».

«Faites passer ma carte», dit-il.

Il n’attendit point longtemps. La soubrette revint et l’introduisit dans un petit salon assez sombre et sommairement meublé où les deux portraits du professeur Valérius et du père Daaé se faisaient vis-à-vis.

«Madame s’excuse auprès de monsieur le vicomte, dit la domestique. Elle ne pourra le recevoir que dans sa chambre, car ses pauvres jambes ne la soutiennent plus.»

Cinq minutes plus tard, Raoul était introduit dans une chambre quasi obscure, où il distingua tout de suite, dans la pénombre d’une alcôve, la bonne figure de la bienfaitrice de Christine. Maintenant, les cheveux de la maman Valérius étaient tout blancs, mais ses yeux n’avaient pas vieilli: jamais, au contraire, son regard n’avait été aussi clair, ni aussi pur, ni aussi enfantin.

«M. de Chagny! fit-elle joyeusement en tendant les deux mains au visiteur… Ah! c’est le Ciel qui vous envoie!… nous allons pouvoir parler d’elle.»

Cette dernière phrase sonna aux oreilles du jeune homme bien lugubrement. Il demanda tout de suite:

«Madame… où est Christine?»

Et la vieille dame lui répondit tranquillement: «Mais, elle est avec son “bon génie”!

– Quel bon génie? s’écria le pauvre Raoul.

– Mais l’Ange de la musique!»

Le vicomte de Chagny, consterné, tomba sur un siège. Vraiment, Christine était avec l’Ange de la musique! Et la maman Valérius, dans son lit, lui souriait en mettant un doigt sur sa bouche, pour lui recommander le silence. Elle ajouta:

«Il ne faut le répéter à personne!

– Vous pouvez compter sur moi!» répliqua Raoul sans savoir bien ce qu’il disait, car ses idées sur Christine, déjà fort troubles, s’embrouillaient de plus en plus et il semblait que tout commençait à tourner autour de lui, autour de la chambre, autour de cette extraordinaire brave dame en cheveux blancs, aux yeux de ciel bleu pâle, aux yeux de ciel vide… «Vous pouvez compter sur moi…

– Je sais! je sais! fit-elle avec un bon rire heureux. Mais approchez-vous donc de moi, comme lorsque vous étiez tout petit. Donnez-moi vos mains comme lorsque vous me rapportiez l’histoire de la petite Lotte que vous avait contée le père Daaé. Je vous aime bien, vous savez, monsieur Raoul. Et Christine aussi vous aime bien!

– … Elle m’aime bien…», soupira le jeune homme, qui rassemblait difficilement sa pensée autour du génie de la maman Valérius, de l’Ange dont lui avait parlé si étrangement Christine, de la tête de mort qu’il avait entrevue dans une sorte de cauchemar sur les marches du maître-autel de Perros et aussi du fantôme de l’Opéra, dont la renommée était venue jusqu’à son oreille, un soir qu’il s’était attardé sur le plateau, à deux pas d’un groupe de machinistes qui rappelaient la description cadavérique qu’en avait faite avant sa mystérieuse fin le pendu Joseph Buquet…

Il demanda à voix basse:

«Qu’est-ce qui vous fait croire, madame, que Christine m’aime bien?

– Elle me parlait de vous tous les jours!

– Vraiment?… Et qu’est-ce qu’elle vous disait?

– Elle m’a dit que vous lui aviez fait une déclaration!…»

Et la bonne vieille se prit à rire avec éclat, en montrant toutes ses dents, qu’elle avait jalousement conservées. Raoul se leva, le rouge au front, souffrant atrocement.

«Eh bien, où allez-vous?… Voulez-vous bien vous asseoir?… Vous croyez que vous allez me quitter comme ça?… Vous êtes fâché parce que j’ai ri, je vous en demande pardon… Après tout, ce n’est point de votre faute, ce qui est arrivé… Vous ne saviez pas… Vous êtes jeune… et vous croyiez que Christine était libre…

– Christine est fiancée? demanda d’une voix étranglée le malheureux Raoul.

– Mais non! mais non!… Vous savez bien que Christine, – le voudrait-elle – ne peut pas se marier!…

– Quoi! mais je ne sais rien!… Et pourquoi Christine ne peut-elle pas se marier?

– Mais à cause du génie de la musique!…

– Encore…

– Oui, il le lui défend!…

– Il le lui défend!… Le génie de la musique lui défend de se marier!…»

Raoul se penchait sur la maman Valérius, la mâchoire avancée, comme pour la mordre. Il eût eu envie de la dévorer qu’il ne l’eût point regardée avec des yeux plus féroces. Il y a des moments où la trop grande innocence d’esprit apparaît tellement monstrueuse qu’elle en devient haïssable. Raoul trouvait Mme Valérius par trop innocente.

Elle ne se douta point du regard affreux qui pesait sur elle. Elle reprit de l’air le plus naturel:

«Oh! il le lui défend… sans le lui défendre… Il lui dit simplement que si elle se mariait, elle ne l’entendrait plus! Voilà tout!… et qu’il partirait pour toujours!… Alors, vous comprenez, elle ne veut pas laisser partir le Génie de la musique. C’est bien naturel.

– Oui, oui, obtempéra Raoul dans un souffle, c’est bien naturel.

– Du reste, je croyais que Christine vous avait dit tout cela, quand elle vous a trouvé à Perros où elle était allée avec son “bon génie”.

– Ah! ah! elle était allée à Perros avec le “bon génie”?

– C’est-à-dire qu’il lui avait donné rendez-vous là-bas dans le cimetière de Perros sur la tombe de Daaé! Il lui avait promis de jouer la Résurrection de Lazare sur le violon de son père!»

Raoul de Chagny se leva et prononça ces mots décisifs avec une grande autorité:

«Madame, vous allez me dire où il demeure, ce génie-là!»

La vieille dame ne parut point autrement surprise de cette question indiscrète. Elle leva les yeux et répondit:

«Au ciel!»

Tant de candeur le dérouta. Une aussi simple et parfaite foi dans un génie qui, tous les soirs, descendait du ciel pour fréquenter les loges d’artistes à l’Opéra, le laissa stupide.

Il se rendait compte maintenant de l’état d’esprit dans lequel pouvait se trouver une jeune fille élevée entre un ménétrier superstitieux et une bonne dame «illuminée», et il frémit en songeant aux conséquences de tout cela.

«Christine est-elle toujours une honnête fille? ne put-il s’empêcher de demander tout à coup.

– Sur ma part de paradis, je le jure! s’exclama la vieille qui, cette fois, parut outrée… et si vous en doutez, monsieur, je ne sais pas ce que vous êtes venu faire ici!…»

Raoul arrachait ses gants.

«Il y a combien de temps qu’elle a fait la connaissance de ce “génie”?

– Environ trois mois!… Oui, il y a bien trois mois qu’il a commencé à lui donner des leçons!»

Le vicomte étendit les bras dans un geste immense et désespéré et il les laissa retomber avec accablement.

«Le génie lui donne des leçons!… Et où ça?

– Maintenant qu’elle est partie avec lui, je ne pourrais vous le dire, mais il y a quinze jours, cela se passait dans la loge de Christine. Ici, ce serait impossible dans ce petit appartement. Toute la maison les entendrait. Tandis qu’à l’Opéra, à huit heures du matin, il n’y a personne. On ne les dérange pas! Vous comprenez?…

– Je comprends! je comprends!» s’écria le vicomte, et il prit congé avec précipitation de la vieille maman qui se demandait en a parte si le vicomte n’était pas un peu toqué.

En traversant le salon, Raoul se retrouva en face de la soubrette et, un instant, il eut l’intention de l’interroger, mais il crut surprendre sur ses lèvres un léger sourire. Il pensa qu’elle se moquait de lui. Il s’enfuit. N’en savait-il pas assez?… Il avait voulu être renseigné, que pouvait-il désirer de plus?… Il regagna le domicile de son frère à pied, dans un état à faire pitié…

Il eût voulu se châtier, se heurter le front contre les murs! Avoir cru à tant d’innocence, à tant de pureté! Avoir essayé, un instant, de tout expliquer avec de la naïveté, de la simplicité d’esprit, de la candeur immaculée! Le génie de la musique! Il le connaissait maintenant! Il le voyait! C’était à n’en plus douter quelque affreux ténor, joli garçon, et qui chantait la bouche en cœur! Il se trouvait ridicule et malheureux à souhait! Ah! le misérable, petit, insignifiant et niais jeune homme que M. le vicomte de Chagny! pensait rageusement Raoul. Et elle, quelle audacieuse et sataniquement rouée créature!

Tout de même, cette course dans les rues lui avait fait du bien, rafraîchi un peu la flamme de son cerveau. Quand il pénétra dans sa chambre, il ne pensait plus qu’à se jeter sur son lit pour y étouffer ses sanglots. Mais son frère était là et Raoul se laissa tomber dans ses bras, comme un bébé. Le comte, paternellement, le consola, sans lui demander d’explications; du reste, Raoul eût hésité à lui narrer l’histoire du génie de la musique. S’il y a des choses dont on ne se vante pas, il en est d’autres pour lesquelles il y a trop d’humiliation à être plaint.

Le comte emmena son frère dîner au cabaret. Avec un aussi frais désespoir, il est probable que Raoul eût décliné, ce soir-là, toute invitation si, pour le décider, le comte ne lui avait appris que la veille au soir, dans une allée du Bois, la dame de ses pensées avait été rencontrée en galante compagnie. D’abord, le vicomte n’y voulut point croire et puis il lui fut donné des détails si précis qu’il ne protesta plus. Enfin, n’était-ce point là l’aventure la plus banale? On l’avait vue dans un coupé dont la vitre était baissée. Elle semblait aspirer longuement l’air glacé de la nuit. Il faisait un clair de lune superbe. On l’avait parfaitement reconnue. Quant à son compagnon, on n’en avait distingué qu’une vague silhouette, dans l’ombre. La voiture allait «au pas», dans une allée déserte, derrière les tribunes de Longchamp.

Raoul s’habilla avec frénésie, déjà prêt, pour oublier sa détresse, à se jeter, comme on dit, dans le «tourbillon du plaisir». Hélas! il fut un triste convive et ayant quitté le comte de bonne heure, il se trouva, vers dix heures du soir, dans une voiture de cercle, derrière les tribunes de Longchamp.

 

Il faisait un froid de loup. La route apparaissait déserte et très éclairée sous la lune. Il donna l’ordre au cocher de l’attendre patiemment au coin d’une petite allée adjacente et, se dissimulant autant que possible, il commença de battre la semelle.

Il n’y avait pas une demi-heure qu’il se livrait à cet hygiénique exercice, quand une voiture, venant de Paris, tourna au coin de la route et, tranquillement, au pas de son cheval, se dirigea de son côté.

Il pensa tout de suite: c’est elle! Et son cœur se prit à frapper à grands coups sourds, comme ceux qu’il avait déjà entendus dans sa poitrine quand il écoutait la voix d’homme derrière la porte de la loge… Mon Dieu! comme il l’aimait!

La voiture avançait toujours. Quant à lui, il n’avait pas bougé. Il attendait!… Si c’était elle, il était bien résolu à sauter à la tête des chevaux!… Coûte que coûte, il voulait avoir une explication avec l’Ange de la musique!…

Quelques pas encore et le coupé allait être à sa hauteur. Il ne doutait point que ce fût elle… Une femme, en effet, penchait sa tête à la portière.

Et, tout à coup, la lune l’illumina d’une pâle auréole. «Christine!»

Le nom sacré de son amour lui jaillit des lèvres et du cœur. Il ne put le retenir!… Il bondit pour le rattraper, car ce nom jeté à la face de la nuit, avait été comme le signal attendu d’une ruée furieuse de tout l’équipage, qui passa devant lui sans qu’il eût pris le temps de mettre son projet à exécution. La glace de la portière s’était relevée. La figure de la jeune femme avait disparu. Et le coupé, derrière lequel il courait, n’était déjà plus qu’un point noir sur la route blanche.

Il appela encore: Christine!… Rien ne lui répondit. Il s’arrêta, au milieu du silence.

Il jeta un regard désespéré au ciel, aux étoiles; il heurta du poing sa poitrine en feu; il aimait et il n’était pas aimé!

D’un œil morne, il considéra cette route désolée et froide, la nuit pâle et morte. Rien n’était plus froid, rien n’était plus mort que son cœur: il avait aimé un ange et il méprisait une femme!

Raoul, comme elle s’est jouée de toi, la petite fée du Nord! N’est-ce pas, n’est-ce pas qu’il est inutile d’avoir une joue aussi fraîche, un front aussi timide et toujours prêt à se couvrir du voile rose de la pudeur pour passer dans la nuit solitaire, au fond d’un coupé de luxe, en compagnie d’un mystérieux amant? N’est-ce pas qu’il devrait y avoir des limites sacrées à l’hypocrisie et au mensonge?… Et qu’on ne devrait pas avoir les yeux clairs de l’enfance quand on a l’âme des courtisanes?

… Elle avait passé sans répondre à son appel… Aussi, pourquoi était-il venu au travers de sa route?

De quel droit a-t-il dressé soudain devant elle, qui ne lui demande que son oubli, le reproche de sa présence?…

«Va-t’en!… disparais!… Tu ne comptes pas!…»

Il songeait à mourir et il avait vingt ans!… Son domestique le surprit, au matin, assis sur son lit. Il ne s’était pas déshabillé et le valet eut peur de quelque malheur en le voyant, tant il avait une figure de désastre. Raoul lui arracha des mains le courrier qu’il lui apportait. Il avait reconnu une lettre, un papier, une écriture. Christine lui disait:

«Mon ami, soyez, après-demain, au bal masqué de l’Opéra, à minuit, dans le petit salon qui est derrière la cheminée du grand foyer; tenez-vous debout auprès de la porte qui conduit vers la Rotonde. Ne parlez de ce rendez-vous à personne au monde. Mettez-vous en domino blanc, bien masqué. Sur ma vie, qu’on ne vous reconnaisse pas.

Christine.»