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Le Fantôme de l'opéra

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Le père Daaé commençait à tousser à cette époque. L’automne vint qui sépara Raoul et Christine.

Ils se revirent trois ans plus tard; c’étaient des jeunes gens. Ceci se passa à Perros encore et Raoul en conserva une telle impression qu’elle le poursuivit toute sa vie. Le professeur Valérius était mort, mais la maman Valérius était restée en France, où ses intérêts la retenaient avec le bonhomme Daaé et sa fille, ceux-ci toujours chantant et jouant du violon, entraînant dans leur rêve harmonieux leur chère protectrice, qui semblait ne plus vivre que de musique. Le jeune homme était venu à tout hasard à Perros et, de même, il pénétra dans la maison habitée autrefois par sa petite amie. Il vit d’abord le vieillard Daaé, qui se leva de son siège les larmes aux yeux et qui l’embrassa, en lui disant qu’ils avaient conservé de lui un fidèle souvenir. De fait, il ne s’était guère passé de jour sans que Christine parlât de Raoul. Le vieillard parlait encore quand la porte s’ouvrit et, charmante, empressée, la jeune fille entra, portant sur un plateau le thé fumant. Elle reconnut Raoul et déposa son fardeau. Une flamme légère se répandit sur son charmant visage. Elle demeurait hésitante, se taisait. Le papa les regardait tous deux. Raoul s’approcha de la jeune fille et l’embrassa d’un baiser qu’elle n’évita point. Elle lui posa quelques questions, s’acquitta joliment de son devoir d’hôtesse, reprit le plateau et quitta la chambre. Puis elle alla se réfugier sur un banc dans la solitude du jardin. Elle éprouvait des sentiments qui s’agitaient dans son cœur adolescent pour la première fois. Raoul vint la rejoindre et ils causèrent jusqu’au soir, dans un grand embarras. Ils étaient tout à fait changés, ne reconnaissaient point leurs personnages, qui semblaient avoir acquis une importance considérable. Ils étaient prudents comme des diplomates et ils se racontaient des choses qui n’avaient point affaire avec leurs sentiments naissants. Quand ils se quittèrent, au bord de la route, Raoul dit à Christine, en déposant un baiser correct sur sa main tremblante: «Mademoiselle, je ne vous oublierai jamais!» Et il s’en alla en regrettant cette parole hardie, car il savait bien que Christine Daaé ne pouvait pas être la femme du vicomte de Chagny.

Quant à Christine, elle alla retrouver son père et lui dit:

«Tu ne trouves pas que Raoul n’est plus aussi gentil qu’autrefois? Je ne l’aime plus!» Et elle essaya de ne plus penser à lui. Elle y arrivait assez difficilement et se rejeta sur son art qui lui prit tous ses instants. Ses progrès devenaient merveilleux. Ceux qui l’écoutaient lui prédisaient qu’elle serait la première artiste du monde. Mais son père, sur ces entrefaites, mourut, et, du coup, elle sembla avoir perdu avec lui sa voix, son âme et son génie. Il lui resta suffisamment de tout cela pour entrer au Conservatoire, mais tout juste. Elle ne se distingua en aucune façon, suivit les classes sans enthousiasme et remporta un prix pour faire plaisir à la vieille maman Valérius, avec laquelle elle continuait de vivre. La première fois que Raoul avait revu Christine à l’Opéra, il avait été charmé par la beauté de la jeune fille et par l’évocation des douces images d’autrefois, mais il avait été plutôt étonné du côté négatif de son art. Elle semblait détachée de tout. Il revint l’écouter. Il la suivait dans les coulisses. Il l’attendit derrière un portant. Il essaya d’attirer son attention. Plus d’une fois, il l’accompagna jusque vers le seuil de sa loge, mais elle ne le voyait pas. Elle semblait du reste ne voir personne. C’était l’indifférence qui passait. Raoul en souffrit, car elle était belle; il était timide et n’osait s’avouer à lui-même qu’il l’aimait. Et puis, ça avait été le coup de tonnerre de la soirée de gala: les cieux déchirés, une voix d’ange se faisant entendre sur la terre pour le ravissement des hommes et la consommation de son cœur…

Et puis, et puis, il y avait eu cette voix d’homme derrière la porte: «Il faut m’aimer!» et personne dans la loge…

Pourquoi avait-elle ri quand il lui avait dit, dans le moment qu’elle rouvrait les yeux: «Je suis le petit enfant qui a ramassé votre écharpe dans la mer»? Pourquoi ne l’avait-elle pas reconnu? Et pourquoi lui avait-elle écrit?

Oh! cette côte est longue… longue… Voici le crucifix des trois chemins… Voici la lande déserte, la bruyère glacée, le paysage immobile sous le ciel blanc. Les vitres tintinnabulent, lui brisent leurs carreaux dans les oreilles… Que de bruit fait cette diligence qui avance si peu! Il reconnaît les chaumières… les enclos, les talus, les arbres du chemin… Voici le dernier détour de la route, et puis on dévalera et ce sera la mer… la grande baie de Perros…

Alors, elle est descendue à l’auberge du Soleil-Couchant. Dame! Il n’y en a pas d’autre. Et puis, on y est très bien. Il se rappelle que, dans le temps, on y racontait de belles histoires!

Comme son cœur bat! Qu’est-ce qu’elle va dire en le voyant?

La première personne qu’il aperçoit en entrant dans la vieille salle enfumée de l’auberge est la maman Tricard. Elle le reconnaît. Elle lui fait des compliments. Elle lui demande ce qui l’amène. Il rougit. Il dit que, venu pour affaire à Lannion, il a tenu à «pousser jusque-là pour lui dire bonjour». Elle veut lui servir à déjeuner, mais il dit: «Tout à l’heure.» Il semble attendre quelque chose ou quelqu’un. La porte s’ouvre. Il est debout. Il ne s’est pas trompé: c’est elle! Il veut parler, il retombe. Elle reste devant lui souriante, nullement étonnée. Sa figure est fraîche et rose comme une fraise venue à l’ombre. Sans doute, la jeune fille est-elle émue par une marche rapide. Son sein qui renferme un cœur sincère se soulève doucement. Ses yeux, clairs miroirs d’azur pâle, de la couleur des lacs qui rêvent, immobiles, tout là-haut vers le nord du monde, ses yeux lui apportent tranquillement le reflet de son âme candide. Le vêtement de fourrure est entrouvert sur une taille souple, sur la ligne harmonieuse de son jeune corps plein de grâce. Raoul et Christine se regardent longuement. La maman Tricard sourit et, discrète, s’esquive. Enfin Christine parle:

«Vous êtes venu et cela ne m’étonne point. J’avais le pressentiment que je vous retrouverais ici, dans cette auberge, en revenant de la messe. Quelqu’un me l’a dit, là-bas. Oui, on m’avait annoncé votre arrivée.

– Qui donc?» demande Raoul, en prenant dans ses mains la petite main de Christine que celle-ci ne lui retire pas.

«Mais, mon pauvre papa qui est mort.»

Il y eut un silence entre les deux jeunes gens.

Puis, Raoul reprend:

«Est-ce que votre papa vous a dit que je vous aimais, Christine, et que je ne puis vivre sans vous?»

Christine rougit jusqu’aux cheveux et détourne la tête. Elle dit, la voix tremblante:

«Moi? Vous êtes fou, mon ami.»

Et elle éclate de rire pour se donner, comme on dit, une contenance.

«Ne riez pas, Christine, c’est très sérieux.» Et elle réplique, grave:

«Je ne vous ai point fait venir pour que vous me disiez des choses pareilles.

– Vous m’avez «fait venir», Christine; vous avez deviné que votre lettre ne me laisserait point indifférent et que j’accourrais à Perros. Comment avez-vous pu penser cela, si vous n’avez pas pensé que je vous aimais?

– J’ai pensé que vous vous souviendriez des jeux de notre enfance auxquels mon père se mêlait si souvent. Au fond, je ne sais pas bien ce que j’ai pensé… J’ai peut-être eu tort de vous écrire… Votre apparition si subite l’autre soir dans ma loge, m’avait reporté loin, bien loin dans le passé, et je vous ai écrit comme une petite fille que j’étais alors, qui serait heureuse de revoir, dans un moment de tristesse et de solitude, son petit camarade à côté d’elle…»

Un instant, ils gardent le silence. Il y a dans l’attitude de Christine quelque chose que Raoul ne trouve point naturel sans qu’il lui soit possible de préciser sa pensée. Cependant, il ne la sent pas hostile; loin de là… la tendresse désolée de ses yeux le renseigne suffisamment. Mais pourquoi cette tendresse est-elle désolée?… Voilà peut-être ce qu’il faut savoir et ce qui irrite déjà le jeune homme…

«Quand vous m’avez vu dans votre loge, c’était la première fois que vous m’aperceviez, Christine?»

Celle-ci ne sait pas mentir. Elle dit: «Non! je vous avais déjà aperçu plusieurs fois dans la loge de votre frère. Et puis aussi sur le plateau.

– Je m’en doutais! fait Raoul en se pinçant les lèvres. Mais pourquoi donc alors, quand vous m’avez vu dans votre loge, à vos genoux, et vous faisant souvenir que j’avais ramassé votre écharpe dans la mer, pourquoi avez-vous répondu comme si vous ne me connaissiez point et aussi avez-vous ri?»

Le ton de ces questions est si rude que Christine regarde Raoul, étonnée, et ne lui répond pas. Le jeune homme est stupéfait lui-même de cette querelle subite, qu’il ose dans le moment même où il s’était promis de faire entendre à Christine des paroles de douceur, d’amour et de soumission. Un mari, un amant qui a tous les droits, ne parlerait pas autrement à sa femme ou à sa maîtresse qui l’aurait offensé. Mais il s’irrite lui-même de ses torts, et, se jugeant stupide, il ne trouve d’autre issue à cette ridicule situation que dans la décision farouche qu’il prend de se montrer odieux.

«Vous ne me répondez pas! fait-il, rageur et malheureux. Eh bien, je vais répondre pour vous, moi! C’est qu’il y avait quelqu’un dans cette loge qui vous gênait, Christine! quelqu’un à qui vous ne vouliez point montrer que vous pouviez vous intéresser à une autre personne qu’à lui!…

– Si quelqu’un me gênait, mon ami! interrompit Christine sur un ton glacé… si quelqu’un me gênait, ce soir-là, ce devait être vous, puisque c’est vous que j’ai mis à la porte!…

– Oui!… pour rester avec l’autre!…

– Que dites-vous, monsieur? fait la jeune femme haletante… et de quel autre s’agit-il ici?

 

– De celui à qui vous avez dit: “Je ne chante que pour vous! Je vous ai donné mon âme ce soir, et je suis morte!”»

Christine a saisi le bras de Raoul: elle le lui étreint avec une force que l’on ne soupçonnerait point chez cet être fragile.

«Vous écoutiez donc derrière la porte?

– Oui! parce que je vous aime… Et j’ai tout entendu…

– Vous avez entendu quoi?» Et la jeune fille, redevenue étrangement calme, laisse le bras de Raoul.

«Il vous a dit: Il faut m’aimer!»

À ces mots, une pâleur cadavérique se répand sur le visage de Christine, ses yeux se cernent… Elle chancelle, elle va tomber. Raoul se précipite, tend les bras, mais déjà Christine a surmonté cette défaillance passagère, et, d’une voix basse, presque expirante:

«Dites! dites encore! dites tout ce que vous avez entendu!»

Raoul la regarde, hésite, ne comprend rien à ce qui se passe.

«Mais, dites donc! Vous voyez bien que vous me faites mourir!…

– J’ai entendu encore qu’il vous a répondu, quand vous lui eûtes dit que vous lui aviez donné votre âme: “Ton âme est bien belle, mon enfant, et je te remercie. Il n’y a point d’empereur qui ait reçu un pareil cadeau! Les anges ont pleuré ce soir!”»

Christine a porté la main sur son cœur. Elle fixe Raoul dans une émotion indescriptible. Son regard est tellement aigu, tellement fixe, qu’il paraît celui d’une insensée. Raoul est épouvanté. Mais voilà que les yeux de Christine deviennent humides et sur ses joues d’ivoire glissent deux perles, deux lourdes larmes…

«Christine!…

– Raoul!…»

Le jeune homme veut la saisir, mais elle lui glisse dans les mains et elle se sauve dans un grand désordre.

Pendant que Christine restait enfermée dans sa chambre, Raoul se faisait mille reproches de sa brutalité; mais, d’autre part, la jalousie reprenait son galop dans ses veines en feu. Pour que la jeune fille eût montré une pareille émotion en apprenant que l’on avait surpris son secret, il fallait que celui-ci fût d’importance! Certes, Raoul, en dépit de ce qu’il avait entendu, ne doutait point de la pureté de Christine. Il savait qu’elle avait une grande réputation de sagesse et il n’était point si novice qu’il ne comprît la nécessité où se trouve acculée parfois une artiste d’entendre des propos d’amour. Elle y avait bien répondu en affirmant qu’elle avait donné son âme, mais de toute évidence, il ne s’agissait en tout ceci que de chant et de musique. De toute évidence? Alors, pourquoi cet émoi tout à l’heure? Mon Dieu, que Raoul était malheureux! Et, s’il avait tenu l’homme, la voix d’homme, il lui aurait demandé des explications précises.

Pourquoi Christine s’est-elle enfuie? Pourquoi ne descendait-elle point?

Il refusa de déjeuner. Il était tout à fait marri et sa douleur était grande de voir s’écouler loin de la jeune Suédoise, ces heures qu’il avait espérées si douces. Que ne venait-elle avec lui parcourir le pays où tant de souvenirs leur étaient communs? Et pourquoi, puisqu’elle semblait ne plus rien avoir à faire à Perros et, qu’en fait, elle n’y faisait rien, ne reprenait-elle point aussitôt le chemin de Paris? Il avait appris que le matin, elle avait fait dire une messe pour le repos de l’âme du père Daaé et qu’elle avait passé de longues heures en prière dans la petite église et sur la tombe du ménétrier.

Triste, découragé, Raoul s’en fut vers le cimetière qui entourait l’église. Il en poussa la porte. Il erra solitaire parmi les tombes, déchiffrant les inscriptions, mais comme il arrivait derrière l’abside, il fut tout de suite renseigné par la note éclatante des fleurs qui soupiraient sur le granit tombal et débordaient jusque sur la terre blanche. Elles embaumaient tout ce coin glacé de l’hiver breton. C’étaient de miraculeuses roses rouges qui paraissaient écloses du matin, dans la neige. C’était un peu de vie chez les morts, car la mort, là, était partout. Elle aussi débordait de la terre qui avait rejeté son trop-plein de cadavres. Des squelettes et des crânes par centaines étaient entassés contre le mur de l’église, retenus simplement par un léger réseau de fils de fer qui laissait à découvert tout le macabre édifice. Les têtes de morts, empilées, alignées comme des briques, consolidées dans les intervalles par des os fort proprement blanchis, semblaient former la première assise sur laquelle on avait maçonné les murs de la sacristie. La porte de cette sacristie s’ouvrait au milieu de cet ossuaire, tel qu’on en voit beaucoup au long des vieilles églises bretonnes.

Raoul pria pour Daaé, puis, lamentablement impressionné par ces sourires éternels qu’ont les bouches des têtes de morts, il sortit du cimetière, remonta le coteau et s’assit au bord de la lande qui domine la mer. Le vent courait méchamment sur les grèves, aboyant après la pauvre et timide clarté du jour. Celle-ci céda, s’enfuit et ne fut plus qu’une raie livide à l’horizon. Alors, le vent se tut. C’était le soir. Raoul était enveloppé d’ombres glacées, mais il ne sentait pas le froid. Toute sa pensée errait sur la lande déserte et désolée, tout son souvenir. C’était là, à cette place, qu’il était venu souvent, à la tombée du jour, avec la petite Christine, pour voir danser les korrigans, juste au moment où la lune se lève. Pour son compte, il n’en avait jamais aperçu, et cependant il avait de bons yeux. Christine, au contraire, qui était un peu myope, prétendait en avoir vu beaucoup. Il sourit à cette idée, et puis, tout à coup, il tressaillit. Une forme, une forme précise, mais qui était venue là sans qu’il sût comment, sans que le moindre bruit l’eût averti, une forme débout à son côté, disait:

«Croyez-vous que les korrigans viendront ce soir?»

C’était Christine. Il voulut parler. Elle lui ferma la bouche de sa main gantée.

«Écoutez-moi, Raoul, je suis résolue à vous dire quelque chose de grave, de très grave!»

Sa voix tremblait. Il attendit. Elle reprit, oppressée.

«Vous rappelez-vous, Raoul, la légende de l’Ange de la musique?

– Si je m’en souviens! fit-il, je crois bien que c’est ici que votre père nous l’a contée pour la première fois.

– C’est ici aussi qu’il m’a dit: “Quand je serai au ciel, mon enfant, je te l’enverrai.” Eh bien, Raoul, mon père est au ciel et j’ai reçu la visite de l’Ange de la musique.

– Je n’en doute pas», répliqua le jeune homme gravement, car il croyait comprendre que dans une pensée pieuse, son amie mêlait le souvenir de son père à l’éclat de son dernier triomphe.

Christine parut légèrement étonnée du sang-froid avec lequel le vicomte de Chagny apprenait qu’elle avait reçu la visite de l’Ange de la musique.

«Comment l’entendez-vous, Raoul?» fit-elle, en penchant sa figure pâle si près du visage du jeune homme que celui-ci put croire que Christine allait lui donner un baiser, mais elle ne voulait que lire, malgré les ténèbres, dans ses yeux.

«J’entends, répliqua-t-il, qu’une créature humaine ne chante point comme vous avez chanté l’autre soir, sans qu’intervienne quelque miracle, sans que le Ciel y soit pour quelque chose. Il n’est point de professeur sur la terre qui puisse vous apprendre des accents pareils. Vous avez entendu l’Ange de la musique, Christine.

– Oui, fit-elle solennellement, dans ma loge. C’est là qu’il vient me donner ses leçons quotidiennes.»

Le ton dont elle dit cela était si pénétrant et si singulier que Raoul la regarda inquiet, comme on regarde une personne qui dit une énormité ou affirme quelque vision folle à laquelle elle croit de toutes les forces de son pauvre cerveau malade. Mais elle s’était reculée et elle n’était plus, immobile, qu’un peu d’ombre dans la nuit.

«Dans votre loge? répéta-t-il comme un écho stupide.

– Oui, c’est là que je l’ai entendu et je n’ai pas été seule à l’entendre…

– Qui donc l’a entendu encore, Christine?

– Vous, mon ami.

– Moi? j’ai entendu l’Ange de la musique?

– Oui, l’autre soir, c’est lui qui parlait quand vous écoutiez derrière la porte de ma loge. C’est lui qui m’a dit: “Il faut m’aimer.” Mais je croyais bien être la seule à percevoir sa voix. Aussi, jugez de mon étonnement quand j’ai appris, ce matin, que vous pouviez l’entendre, vous aussi…»

Raoul éclata de rire. Et aussitôt, la nuit se dissipa sur la lande déserte et les premiers rayons de la lune vinrent envelopper les jeunes gens. Christine s’était retournée, hostile, vers Raoul. Ses yeux, ordinairement si doux, lançaient des éclairs.

«Pourquoi riez-vous? Vous croyez peut-être avoir entendu une voix d’homme?

– Dame!» répondit le jeune homme, dont les idées commençaient à se brouiller devant l’attitude de bataille de Christine.

«C’est vous, Raoul! vous qui me dites cela! un ancien petit compagnon à moi! un ami de mon père! Je ne vous reconnais plus. Mais que croyez-vous donc? Je suis une honnête fille, moi, monsieur le vicomte de Chagny, et je ne m’enferme point avec des voix d’homme, dans ma loge. Si vous aviez ouvert la porte, vous auriez vu qu’il n’y avait personne!

– C’est vrai! Quand vous avez été partie, j’ai ouvert cette porte et je n’ai trouvé personne dans la loge…

– Vous voyez bien… alors?» Le comte fit appel à tout son courage. «Alors, Christine, je pense qu’on se moque de vous!»

Elle poussa un cri et s’enfuit. Il courut derrière elle, mais elle lui jeta, dans une irritation farouche: «Laissez-moi! laissez-moi!»

Et elle disparut. Raoul rentra à l’auberge très las, très découragé et très triste.

Il apprit que Christine venait de monter dans sa chambre et qu’elle avait annoncé qu’elle ne descendrait pas pour dîner. Le jeune homme demanda si elle n’était point malade. La brave aubergiste lui répondit d’une façon ambiguë que, si elle était souffrante, ce devait être d’un mal qui n’était point bien grave, et, comme elle croyait à la fâcherie de deux amoureux, elle s’éloigna en haussant les épaules et en exprimant sournoisement la pitié qu’elle avait pour des jeunes gens qui gaspillaient en vaines querelles les heures que le bon Dieu leur a permis de passer sur la terre. Raoul dîna tout seul, au coin de l’âtre et, comme vous pensez bien, de façon fort maussade. Puis, dans sa chambre, il essaya de lire, puis, dans son lit, il essaya de dormir. Aucun bruit ne se faisait entendre dans l’appartement à côté. Que faisait Christine? Dormait-elle? Et si elle ne dormait point, à quoi pensait-elle? Et lui, à quoi pensait-il? Eût-il été seulement capable de le dire? La conversation étrange qu’il avait eue avec Christine l’avait tout à fait troublé!… Il pensait moins à Christine qu’autour de Christine, et cet «autour» était si diffus, si nébuleux, si insaisissable, qu’il en éprouvait un très curieux et très angoissant malaise.

Ainsi les heures passaient très lentes; il pouvait être onze heures et demie de la nuit quand il entendit distinctement marcher dans la chambre voisine de la sienne. C’était un pas léger, furtif. Christine ne s’était donc pas couchée? Sans raisonner ses gestes, le jeune homme s’habilla à la hâte, en prenant garde de faire le moindre bruit. Et, prêt à tout, il attendait. Prêt à quoi? Est-ce qu’il savait? Son cœur bondit quand il entendit la porte de Christine tourner lentement sur ses gonds. Où allait-elle à cette heure où tout reposait dans Perros? Il entrouvrit tout doucement sa porte et put voir, dans un rayon de lune, la forme blanche de Christine qui glissait précautionneusement dans le corridor. Elle atteignit l’escalier; elle descendit et, lui, au-dessus d’elle, se pencha sur la rampe. Soudain, il entendit deux voix qui s’entretenaient rapidement. Une phrase lui arriva: «Ne perdez pas la clef.» C’était la voix de l’hôtesse. En bas, on ouvrit la porte qui donnait sur la rade. On la referma. Et tout rentra dans le calme. Raoul revint aussitôt dans sa chambre et courut à sa fenêtre qu’il ouvrit. La forme blanche de Christine se dressait sur le quai désert.

Ce premier étage de l’auberge du Soleil-Couchant n’était guère élevé et un arbre en espalier qui tendait ses branches aux bras impatients de Raoul permit à celui-ci d’être dehors sans que l’hôtesse pût soupçonner son absence. Aussi, quelle ne fut pas la stupéfaction de la brave dame, le lendemain matin, quand on lui apporta le jeune homme quasi glacé, plus mort que vif, et qu’elle apprit qu’on l’avait trouvé étendu tout de son long sur les marches du maître-autel de la petite église de Perros. Elle courut apprendre presto la nouvelle à Christine, qui descendit en hâte et prodigua, aidée de l’aubergiste, ses soins inquiets au jeune homme qui ne tarda point à ouvrir les yeux et revint tout à fait à la vie en apercevant au-dessus de lui le charmant visage de son amie.

Que s’était-il donc passé? M. le commissaire Mifroid eut l’occasion, quelques semaines plus tard, quand le drame de l’Opéra entraîna l’action du ministère public, d’interroger le vicomte de Chagny sur les événements de la nuit de Perros, et voici de quelle sorte ceux-ci furent transcrits sur les feuilles du dossier d’enquête. (Cote 150).

 

Demande. – Mlle Daaé ne vous avait pas vu descendre de votre chambre par le singulier chemin que vous aviez choisi?

Réponse. – Non, monsieur, non, non. Cependant, j’arrivai derrière elle en négligeant d’étouffer le bruit de mes pas. Je ne demandais alors qu’une chose, c’est qu’elle se retournât, qu’elle me vit et qu’elle me reconnût. Je venais de me dire, en effet, que ma poursuite était tout à fait incorrecte et que la façon d’espionnage à laquelle je me livrais était indigne de moi. Mais elle ne sembla point m’entendre et, de fait, elle agit comme si je n’avais pas été là. Elle quitta tranquillement le quai et puis, tout à coup, remonta rapidement le chemin. L’horloge de l’église venait de sonner minuit moins un quart, et il me parut que le son de l’heure avait déterminé la hâte de sa course, car elle se prit presque à courir. Ainsi arriva-t-elle à la porte du cimetière.

D. – La porte du cimetière était-elle ouverte?

R. – Oui, monsieur, et cela me surprit, mais ne parut nullement étonner Mlle Daaé.

D. – Il n’y avait personne dans le cimetière?

R. – Je ne vis personne. S’il y avait eu quelqu’un, je l’aurais vu. La lumière de la lune était éblouissante et la neige qui couvrait la terre, en nous renvoyant ses rayons, faisait la nuit plus claire encore.

D. – On ne pouvait pas se cacher derrière les tombes?

R. – Non, monsieur. Ce sont de pauvres pierres tombales qui disparaissaient sous la couche de neige et qui alignaient leurs croix au ras du sol. Les seules ombres étaient celles de ces croix et les deux nôtres. L’église était toute éblouissante de clarté. Je n’ai jamais vu une pareille lumière nocturne. C’était très beau, très transparent et très froid. Je n’étais jamais allé la nuit dans les cimetières, et j’ignorais qu’on pût y trouver une semblable lumière, “une lumière qui ne pèse rien”.

D. – Vous êtes superstitieux?

R. – Non, monsieur, je suis croyant.

D. – Dans quel état d’esprit étiez-vous?

R. – Très sain et très tranquille, ma foi. Certes, la sortie insolite de Mlle Daaé m’avait tout d’abord profondément troublé; mais aussitôt que je vis la jeune fille pénétrer dans le cimetière, je me dis qu’elle y venait accomplir quelque vœu sur la tombe paternelle, et je trouvai la chose si naturelle que je reconquis tout mon calme. J’étais simplement étonné qu’elle ne m’eût pas encore entendu marcher derrière elle, car la neige craquait sous mes pas. Mais sans doute était-elle tout absorbée par sa pensée pieuse. Je résolus du reste de ne la point troubler et, quand elle fut parvenue à la tombe de son père, je restai à quelques pas derrière elle. Elle s’agenouilla dans la neige, fit le signe de la croix et commença de prier. À ce moment, minuit sonna. Le douzième coup tintait encore à mon oreille quand, soudain, je vis la jeune fille relever la tête; son regard fixa la voûte céleste, ses bras se tendirent vers l’astre des nuits; elle me parut en extase et je me demandais encore quelle avait été la raison subite et déterminante de cette extase quand moi-même je relevai la tête, je jetai autour de moi un regard éperdu et tout mon être se tendit vers l’Invisible, l’invisible qui nous jouait de la musique. Et quelle musique! Nous la connaissions déjà! Christine et moi l’avions déjà entendue en notre jeunesse. Mais jamais sur le violon du père Daaé, elle ne s’était exprimée avec un art aussi divin. Je ne pus mieux faire, en cet instant, que de me rappeler tout ce que Christine venait de me dire de l’Ange de la musique, et je ne sus trop que penser de ces sons inoubliables qui, s’ils ne descendaient pas du ciel, laissaient ignorer leur origine sur terre. Il n’y avait point là d’instrument ni de main pour conduire l’archet. Oh! je me rappelai l’admirable mélodie. C’était la Résurrection de Lazare, que le père Daaé nous jouait dans ses heures de tristesse et de foi. L’Ange de Christine aurait existé qu’il n’aurait pas mieux joué cette nuit-là avec le violon du défunt ménétrier. L’invocation de Jésus nous ravissait à la terre, et, ma foi, je m’attendis presque à voir se soulever la pierre du tombeau du père de Christine. L’idée me vint aussi que Daaé avait été enterré avec son violon et, en vérité, je ne sais point jusqu’où, dans cette minute funèbre et rayonnante, au fond de ce petit dérobé cimetière de province, à côté de ces têtes de morts qui nous riaient de toutes leurs mâchoires immobiles, non je ne sais point jusqu’où s’en fut mon imagination, ni où elle s’arrêta. Mais la musique s’était tue et je retrouvai mes sens. Il me sembla entendre du bruit du côté des têtes de morts de l’ossuaire.

D. – Ah! ah! vous avez entendu du bruit du côté de l’ossuaire?

R. – Oui, il m’a paru que les têtes de morts ricanaient maintenant et je n’ai pu m’empêcher de frissonner.

D. – Vous n’avez point pensé tout de suite que derrière l’ossuaire pouvait se cacher justement le musicien céleste qui venait de tant vous charmer?

R. – J’ai si bien pensé cela, que je n’ai plus pensé qu’à cela, monsieur le commissaire, et que j’en oubliai de suivre Mlle Daaé qui venait de se relever et gagnait tranquillement la porte du cimetière. Quant à elle, elle était tellement absorbée, qu’il n’est point étonnant qu’elle ne m’ait pas aperçu. Je ne bougeai point, les yeux fixés vers l’ossuaire, décidé à aller jusqu’au bout de cette incroyable aventure et d’en connaître le fin mot.

D. – Et alors, qu’arriva-t-il pour qu’on vous ait retrouvé au matin, étendu à demi mort, sur les marches du maître-autel?

R. – Oh! ce fut rapide… Une tête de mort roula à mes pieds… puis une autre… puis une autre… On eût dit que j’étais le but de ce funèbre jeu de boules. Et j’eus cette imagination qu’un faux mouvement avait dû détruire l’harmonie de l’échafaudage derrière lequel se dissimulait notre musicien. Cette hypothèse m’apparut d’autant plus raisonnable qu’une ombre glissa tout à coup sur le mur éclatant de la sacristie. Je me précipitai. L’ombre avait déjà, poussant la porte, pénétré dans l’église. J’avais des ailes, l’ombre avait un manteau. Je fus assez rapide pour saisir un coin du manteau de l’ombre. À ce moment, nous étions, l’ombre et moi, juste devant le maître-autel et les rayons de la lune, à travers le grand vitrail de l’abside, tombaient droit devant nous. Comme je ne lâchai point le manteau, l’ombre se retourna et, le manteau dont elle était enveloppée s’étant entrouvert, je vis, monsieur le juge, comme je vous vois, une effroyable tête de mort qui dardait sur moi un regard où brûlaient les feux de l’enfer. Je crus avoir affaire à Satan lui-même et, devant cette apparition d’outre-tombe, mon cœur, malgré tout son courage, défaillit, et je n’ai plus souvenir de rien jusqu’au moment où je me réveillai dans ma petite chambre de l’auberge du Soleil-Couchant.