Za darmo

Mémoires d'un cambrioleur retiré des affaires

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Edith leva vers moi ses grands yeux que l'espoir rendait plus brillants et balbutia ce simple mot:

– Merci!

IX
CE QUI DEVAIT ARRIVER

Le lendemain, je conduisis Edith à la station de Waterloo, pris son billet, lui remis cinquante livres et ne quittai la gare que lorsque j'eus vu le train disparaître. Nos adieux furent touchants et je puis dire que de part et d'autre les paroles que nous échangeâmes étaient sincères.

Il ne me restait plus qu'à regagner le Humbug. Le capitaine ne m'attendait qu'à la fin de l'après-midi, mais je jugeai plus prudent de monter à bord avant l'heure fixée, car une fois sur le bâtiment, je n'aurais plus à redouter les mauvaises rencontres.

C'est souvent – j'en ai fait la constatation – à l'heure où l'on se croit à l'abri de tout danger qu'une tuile vous tombe sur la tête et j'en avais reçu trop, depuis quelque temps, pour ne pas chercher à protéger ma triste personne.

Le capitaine Wright me reçut avec cordialité…

– Ah! vous voilà, fit-il;… à la bonne heure… Au moins, vous, vous n'êtes pas en retard. Vous allez voir que les autres ne seront pas si pressés… mais, à propos… puisque vous êtes là, je vais vous charger d'une commission… Vous connaissez Pensylvania road?..

– Oui… très bien…

– Il y a là un hôtel… au numéro 16 ou 18… le «Swan Hôtel»… pas moyen de se tromper… Vous entrerez et direz au patron: «Je viens de la part du capitaine Wright… est-ce que les cailles sont arrivées?» Il saura ce que cela veut dire et vous répondra oui ou non… S'il vous dit non, vous lui demanderez quand elles arriveront et s'il faut que je retarde mon départ… Vous avez bien compris?.. J'allais envoyer un commissionnaire, mais puisque vous êtes là, il est inutile que je dépense trois shillings.

Je partis immédiatement, mais comme depuis ma «villégiature» à Reading, j'étais devenu très mauvais marcheur, je hélai un taxi, à une centaine de mètres des quais, et jetai au chauffeur l'adresse que m'avait donnée le capitaine Wright.

J'avais pris une voiture fermée, jugeant que cela était plus sûr. J'allais être obligé de passer dans le quartier qu'habitait Manzana, et je ne tenais pas à rencontrer mon ancien associé. J'étais, il est vrai, très documenté sur son compte et pouvais le faire arrêter; mais lui, de son côté, avait une arme contre moi, et bien qu'elle fût un peu émoussée, elle ne laissait pas d'être encore dangereuse.

J'eus la chance d'arriver sans incident au «Swan Hôtel».

J'entrai au 16 de Pensylvania road. Il y avait là un débit borgne, à la devanture duquel un cygne aux ailes éployées s'ébattait dans un lac bleu.

Avisant un gros homme qui se tenait derrière un comptoir, je lui demandai poliment «si les cailles étaient arrivées».

Il eut un mouvement de surprise, puis répondit, après m'avoir toisé:

– Qui vous envoie?

– Le capitaine Wright.

Sa figure s'éclaira:

– Ah! très bien, fit-il… vous comprenez, on tient à savoir à qui on a affaire… Non… les cailles ne sont pas encore arrivées… mais Bill Sharper, qui est allé les chercher, sera sans doute ici dans un instant… Voulez-vous l'attendre?

– Merci… il faut que je regagne le Humbug

– Ah! c'est fâcheux… oui… bien fâcheux… vous devriez attendre une demi-heure… comme cela, nous serions fixés… Supposez qu'il y ait un retard… que la cargaison n'arrive que demain…

– Je repasserai, si vous le voulez bien…

– C'est cela, revenez dans une demi-heure, nous serons certainement fixés.

J'allais sortir, quand une auto s'arrêta devant la porte. Un homme vêtu d'un complet gris clair sortit de la voiture et pénétra dans le café.

C'était Bill Sharper…

– Ça y est, dit-il… les voilà!.. Manzana me suit, il les amène!..

Je flageolais sur mes jambes… une sueur froide coulait le long de mes tempes… Bill Sharper me dévisageait, mais je voyais bien qu'il ne me reconnaissait pas…

Il lança un coup d'œil au patron qui répondit:

– C'est un matelot du Humbug… Il venait voir si les cailles étaient arrivées…

Bill Sharper me regardait toujours.

– C'est curieux, dit-il enfin, il me semble que je vous ai vu quelque part.

– C'est possible, répondis-je en prenant l'accent gallois… mais moi, je ne me rappelle pas votre physionomie…

– Dites donc ma «gueule», allez! A quoi bon faire des façons entre nous… Allons, patron, deux verres de gin… et du bon!

Afin de dérouter Bill Sharper qui s'obstinait à me dévisager, je tenais l'œil droit à moitié fermé et m'efforçais de prendre un air ahuri.

Nous trinquâmes, Bill Sharper avala sa consommation d'un trait et je crus devoir, par politesse, offrir une autre tournée…

Une voiture, suivie presque immédiatement d'une autre, venait de stopper le long du trottoir.

Cette fois, j'étais perdu, car j'allais me trouver en présence de Manzana et le drôle me reconnaîtrait bien, lui…

Il ouvrit la porte du bar et je l'entendis qui disait, de son affreuse voix cuivrée:

– Mesdames, donnez-vous la peine d'entrer… Je vous offre une collation avant de vous conduire à bord…

Cinq malheureuses femmes en toilettes fripées firent leur apparition… et je compris tout. C'étaient là les «cailles» dont parlait le capitaine Wright. Bill Sharper était allé les chercher à Paris et Manzana en avait pris livraison à la gare.

Ces pauvres filles, alléchées par la promesse d'une situation lucrative à l'étranger, et poussées par l'amour des voyages qui sommeille au cœur de toute femme, avaient répondu à l'annonce lancée par les «trafiquants» et allaient dans quelques heures s'embarquer pour des régions inconnues, où les attendaient sans doute les pires surprises.

On voit à quel degré d'avilissement en était arrivé Manzana pour oser faire un commerce semblable.

Mais que penser aussi de ce capitaine Wright qui devait sans doute, lui aussi, toucher une jolie commission sur les «cailles»…

Décidément, quoique je ne fusse pas ce que l'on appelle un parangon de vertu, je m'estimais cependant bien au-dessus de tous ces misérables… Ce qui prouve que l'on peut être un cambrioleur sans avoir pour cela cessé d'être, au fond, un brave homme.

Après avoir fait asseoir ses cinq cailles devant une petite table de marbre, Manzana leur servit des sandwiches, des pickles et de la bière, puis il s'approcha de Bill Sharper toujours debout, avec moi, devant le comptoir…

– Et la traversée?.. elle a été bonne, demanda-t-il.

– Ne m'en parle pas… répondit le cornac de ces dames… une mer épouvantable!.. Mes cailles débecquetaient à plein gosier et demandaient qu'on les débarque… A présent, les voilà un peu calmées, mais j'crois qu'elles commencent déjà à se méfier des voyages…

Manzana me regardait d'un air soupçonneux.

J'avais toujours mon béret à la main et je continuais à cligner de l'œil. Il faut croire que j'étais méconnaissable avec ma tête rasée, mon teint plombé, mon visage émacié, car mon ex-associé ne parut plus s'occuper de moi.

Je cherchais un prétexte pour brusquer compagnie à ces tristes personnages, mais n'en trouvant point, je me contentai de saluer et de me diriger vers la porte.

– Eh! matelot! s'écria Bill Sharper… c'est comme ça qu'on largue les amis… Encore un verre, que diable!..

Je fus obligé de revenir devant le comptoir et d'accepter une nouvelle consommation…

J'étais horriblement inquiet car je venais de remarquer que Bill Sharper et Manzana avaient échangé un coup d'œil…

– Tu ne trouves pas, dit soudain Sharper, que ce matelot-là ressemble comme deux gouttes d'eau à quelqu'un que nous avons bien connu?

– J'avais déjà fait cette remarque, répondit Manzana en souriant… oui, la ressemblance est frappante, en effet… c'est peut-être son frère…

Et Manzana vint se planter devant moi pour m'examiner encore.

Soudain, je le vis sourire; son affreuse figure eut une expression de joie indicible.

Je me sentis perdu et m'élançai vers la porte.

– Arrête-le!.. arrête-le!.. hurlait Manzana en s'adressant à Bill Sharper… arrête-le!.. Je suis sûr maintenant que c'est lui!

J'étais déjà dans la rue.

Oubliant complètement que mon taxi m'attendait toujours, je me ruai au milieu de la foule, assez dense dans Pensylvania à cette heure du jour.

J'avoue que, cette fois, je perdis la tête.

Au lieu de me jeter dans une rue, puis dans une autre, afin de dépister mes deux ennemis, je filai tout droit comme un imbécile, poursuivi par Bill Sharper et cet horrible Manzana.

Les drôles n'osaient point crier: «Au voleur!.. au voleur!..» car ils avaient de sérieuses raisons pour ne pas appeler la police à leur aide.

Les pas se rapprochaient derrière moi; un rapide claquement de semelles m'avertissait que j'étais serré de près.

Bientôt, j'arrivais devant la grille d'un square. J'étais essouflé, je ne tenais plus sur mes jambes et je fus obligé de m'arrêter. Le séjour prolongé que j'avais fait à Reading m'avait considérablement affaibli et je n'étais décidément plus qu'une loque humaine. Je trouvai encore la force d'entrer dans le square, de m'enfoncer dans une allée, mais déjà Manzana arrivait.

Alors, je pris une résolution héroïque… Tirant mon diamant de ma poche, je le portai à ma bouche et l'avalai!

Avaler un diamant de cent trente-six carats, cela n'est point aussi facile qu'on pourrait le supposer… Je dus m'y reprendre à trois fois avant d'engloutir le Régent dans les profondeurs de mon œsophage. J'y parvins cependant, mais au prix de quels efforts!

Manzana était devant moi.

– Ah! canaille! s'écria-t-il, enfin, je te tiens!

– Oui… et on le tient bien, grinça Bill Sharper, en me posant son énorme patte sur l'épaule…

X
UN MAUVAIS ARRANGEMENT VAUT MIEUX QU'UN BON PROCÈS

Je regardai fixement mes ennemis.

 

– Que me voulez-vous? demandai-je.

Bill Sharper et Manzana se mirent à rire aux éclats…

– Ah! ah! ah!.. elle est bien bonne, s'écria mon ex-associé, il demande ce que nous lui voulons… On va te le dire, fripouille… Allons, suis-nous…

– Vous suivre?.. et pourquoi?

– On te le dira.

– Non… je ne vous suivrai pas…

Bill Sharper me mit son poing devant la figure…

– Si tu veux faire de la rouspétance, grogna-t-il… je t'assomme…

– Et après? fis-je d'un ton calme…

Sharper parut surpris de mon sang-froid, mais Manzana lui dit aussitôt:

– Tiens-le bien, je vais le fouiller.

– Si vous faites cela, j'appelle, dis-je avec force… Je n'ai rien à craindre, moi… j'ai payé ma dette, tandis que vous autres vous avez plus d'un compte à régler avec la justice…

– Possible, répliqua Manzana, mais toi aussi tu as des comptes à rendre…

Je haussai dédaigneusement les épaules.

Mes deux ennemis s'impatientaient.

– Allons!.. finissons-en, dit Bill Sharper, nous n'allons pas rester ici jusqu'à ce soir…

Et brusquement, il me saisit les poignets. Je tentai de me dégager, mais ce fut en vain, j'étais pris comme dans un étau. Déjà, Manzana explorait mes poches… Tant pis, pensai-je, advienne que pourra.

Et par trois fois, je criai:

– A moi!.. A moi!.. Au secours!

Le gardien du square accourut, suivi de deux courageux citoyens.

– Canaille! va, rugit Bill Sharper, en desserrant son étreinte, tu nous le paieras!

Et il s'enfuit avec Manzana, poursuivi par une bande de gens qui hurlaient à leurs trousses:

– Arrêtez-les!.. Arrêtez-les!..

Ils n'allèrent pas bien loin, car deux policemen et trois soldats se jetèrent sur eux près de la grille du square.

Comme Sharper qui, on le sait, était d'une force herculéenne, résistait avec fureur, l'un des agents de police lui appliqua sur le bras droit un coup sec, avec son bâton d'ébène8 et le bandit fut ainsi réduit à l'impuissance.

Quelques minutes après, nous étions tous réunis dans un bureau de police où un constable procédait immédiatement à notre interrogatoire…

– Où est le plaignant? demanda-t-il.

Je m'avançai, un peu troublé:

– C'est moi…

– Bien, fit le constable… parlez sans acrimonie, dites la vérité, rien que la vérité… levez la main droite et jurez…

Je jurai en répétant les mots conventionnels que me soufflait un vieux scribe à tête de vautour, assis devant une table de bois noir.

Le constable dit alors d'un ton bref:

– Cuckold, recevez la plainte de ce marin…

Comme j'hésitais, le constable, très obligeamment, me tendit la perche:

– Voyons, mon ami, ne vous troublez pas… vous êtes ici devant des hommes qui ne demandent qu'à vous soutenir, si vous êtes réellement dans votre droit… Les agents affirment que vous avez été attaqué… S'agit-il d'une vengeance ou d'une tentative de vol? Connaissez-vous vos agresseurs?

– Non, monsieur.

– Alors, il s'agit d'une tentative de vol… écrivez, Cuckold… tentative de vol dans un lieu public sur la personne de… votre nom, plaignant?

– Jim Perkins, répondis-je avec aplomb.

– Bien… sur quel bâtiment êtes-vous embarqué?

– Sur le Humbug, captain Wright…

Manzana, qui maintenant comprenait l'anglais et le parlait assez couramment, s'avança vers le constable:

– Cet homme ment, dit-il… Il ne s'appelle pas Perkins, mais Edgar Pipe… Il sort de la prison de Reading… c'est un escroc, un cambrioleur… Si vous voulez avoir des renseignements sur lui, vous n'avez qu'à vous adresser au bureau de police de Coventry…

– Parfaitement, appuya Bill Sharper d'une voix dolente, en soutenant avec sa main gauche son bras tuméfié.

Le constable me regarda fixement et demanda:

– Qu'avez-vous à répondre?

– Ces gens mentent effrontément, dis-je avec aplomb… Ce sont d'affreux drôles qui se livrent à un commerce infâme… Si vous en doutez, vous n'avez qu'à envoyer un agent au Swan Hotel, dans Paddington, et vous ne tarderez pas à être fixé…

– Cela ne m'explique pas pourquoi ils vous ont attaqué…

– Pour me voler, monsieur…

Le constable, qui ne comprenait absolument rien à toute cette histoire, roulait des yeux effarés et répétait, en frappant du pied:

– Tout cela est louche… vous m'avez tous l'air de fieffés gredins… d'affreux voleurs et…

– S'il y a un voleur ici, s'exclama Bill Sharper, il est dans la peau de M. Edgar Pipe, le plaignant… Demandez-lui donc pourquoi il a été enfermé à la prison de Reading… Demandez-lui aussi ce qu'il a fait du diamant…

– Cet homme est fou, répliquai-je en haussant les épaules… Il me prend pour un autre… Moi, je ne puis dire qu'une chose, c'est que je m'appelle Jim Perkins, matelot à bord du Humbug, captain Wright… J'ajoute que ces gredins ont essayé de me dévaliser et je porte plainte contre eux… Je les accuse, en outre, de se livrer à un commerce que la loi poursuit avec rigueur…

– Le diamant!.. Dites-nous ce que vous avez fait du diamant! hurlait Manzana en me montrant le poing…

Le constable était littéralement ahuri… Il consulta un agent, puis le scribe à tête de vautour, et conclut:

– Cette affaire n'est pas de mon ressort, elle est trop embrouillée… Je crois d'ailleurs qu'il y a lieu de se livrer à une enquête pour établir l'identité du plaignant et celle des accusés… Signez-moi trois bulletins, d'incarcération, Cuckold… et que l'on conduise ces gaillards-là au poste central de la Cité.

Je crus devoir protester.

– Pardon, fis-je, mon identité est facile à établir… Il n'y a qu'à envoyer un agent à bord du Humbug

– Taisez-vous, rugit le constable… Je n'ai pas de leçons à recevoir de vous… Allons, que l'on me débarrasse au plus vite de toute cette racaille…

Il n'y avait rien à dire. Il fallait se soumettre.

Pendant que je montais, en compagnie de Bill Sharper et de Manzana, dans l'omnibus de police où quatre agents avaient déjà pris place, je roulais dans ma tête les projets les plus extravagants.

A force d'envisager sous toutes ses faces ma triste situation, je finis par me convaincre que la fuite seule pouvait me sauver, car les dépositions de Bill Sharper et de Manzana allaient faire revenir sur l'eau l'affaire du diamant. Bien qu'ils ne pussent rien prouver, on n'en ouvrirait pas moins une enquête, et, finalement, je serais remis entre les mains de magistrats curieux qui s'aboucheraient avec la police française. Je nierais, bien entendu, mais le «corps du délit» – le diamant – que je portais sur moi (ou plutôt en moi) finirait bien par me trahir.

Ah! ils étaient loin de se réaliser, les beaux rêves que j'avais formés! L'horizon, au lieu de s'élargir, se resserrait de plus en plus autour de moi, et la prison m'attendait, au bout de l'impasse où m'avait acculé la fatalité!

Tout le long du trajet, Sharper et Manzana me décochèrent d'affreux regards chargés de haine et, de temps à autre, mon ancien associé qui était mon plus redoutable ennemi laissait échapper des paroles de menace. La lutte, cela était certain, s'engagerait surtout entre lui et moi… Mes moyens de défense seraient bien précaires et je finirais par succomber.

Nous arrivâmes au poste central.

Là, on nous enferma dans un cabanon obscur, en attendant que le chief-inspector voulût bien nous interroger… Or, il se trouva que, par hasard, le chief-inspector était absent. Il avait été appelé dans la banlieue de Londres et ne devait rentrer que le lendemain matin.

J'étais donc condamné à subir pendant près de douze heures l'odieuse compagnie de Bill Sharper et de Manzana qui ne cessaient de m'injurier. Bill Sharper, que son bras faisait horriblement souffrir, se montrait le plus acharné contre moi…

– Chien de malheur, grogna-t-il, tu me le paieras, va!.. Je veux te faire pendre ou perdre mon nom… Si la justice ne s'en charge pas, c'est à moi que tu auras affaire!..

– Cela ne vous avancera guère, répliquai-je à cette brute… Si vous pouvez me perdre, n'oubliez pas que, moi aussi, j'ai en main de quoi vous envoyer au Tread-Mill…

Et je lui énumérai, avec force détails, les différents méfaits qu'il avait commis, durant mon incarcération, de complicité avec Manzana.

Il parut étonné que je fusse si bien documenté, mais il ne tenta pas de nier… comprenant sans doute que je tenais ces renseignements de source sûre…

Il se contenta de murmurer:

– C'est bon!.. c'est bon!.. il faudra prouver…

– J'ai un témoin, répondis-je, un témoin qui n'hésitera pas, je vous en réponds, à déposer, sous la foi du serment, et à vous confondre tous les deux… Ah!.. vous ne vous attendiez pas à cela, hein? Vous voyez que, moi aussi, j'ai ma police.

– On la connaît «votre police», glapit Manzana… oui, on la connaît, elle s'appelle Edith… mais elle aura son compte, elle aussi.

– J'en doute…

– Ah! vraiment?

– Oui… car vous en aurez tous deux pour dix ans au moins… et vous savez, dix ans de hard-labour… cela équivaut à la pendaison… Si l'on peut supporter cinq ans de Tread-Mill, c'est tout… Je puis vous en parler savamment, moi qui viens d'en tâter…

Il y eut un silence.

Bill Sharper et Manzana étaient désagréablement impressionnés.

Profitant astucieusement de leur trouble, je repris:

– Ah! c'est qu'ils sont impitoyables, les geôliers de Reading… J'ai vu un prisonnier qui n'était plus qu'un squelette ambulant qui n'avait plus que le souffle; eh bien! ils l'ont forcé à tourner la roue jusqu'au bout… c'est-à-dire jusqu'à ce que le moulin lui broie les jambes… Ainsi, vous voyez à quoi vous aurez abouti… Pour vous venger de moi, vous aurez tout simplement signé votre arrêt de mort…

Manzana eut un cri de rage:

– Nous ne sommes pas encore condamnés, misérable!

– Non, répondis-je avec calme, mais vous le serez sûrement.

– Alors, rugit Bill Sharper, c'est bien vrai, vous parlerez…

– Oui… et non seulement je parlerai, mais je fournirai des preuves…

– Nous nierons…

– La «personne» qui vous a accompagnés dans vos expéditions viendra témoigner…

– Elle n'osera pas…

– Ah! vous croyez?.. Eh bien! détrompez-vous, elle viendra… je n'aurai qu'un mot à dire et elle m'obéira… Vous voyez, votre cas est plus grave que le mien… L'affaire du diamant n'est qu'une bagatelle à côté du cambriolage d'Euston Road, de celui de Haymarket, du vol avec effraction de Portland Place, de la tentative de meurtre de London-Bridge et des affaires louches du Swan Hôtel…

Bill Sharper et Manzana, en m'entendant énumérer, par ordre chronologique, leurs différents méfaits, demeurèrent atterrés.

– Je vois, dit Bill Sharper, au bout d'un instant, que l'on vous a fait des confidences, mais celle qui vous a renseigné a exagéré… Si elle était, en ce moment, en face de nous, vous verriez qu'elle serait moins affirmative.

– Devant vous, peut-être, car elle vous sait capables de tout, mais quand vous serez tous deux devant les juges et qu'elle n'aura rien à redouter, je vous garantis bien qu'elle ne craindra pas de parler… Qu'a-t-elle à risquer?

– Pardi! la prison, comme nous…

– Elle n'a pas été votre complice… Vous l'avez forcée à vous accompagner, mais elle prouvera que vous l'aviez terrorisée… D'ailleurs, quand la justice saura à quel affreux métier vous l'avez contrainte, quand elle aura fait citer les locataires de la maison que vous habitiez, les juges auront pitié d'elle et s'ils la condamnent, la peine sera légère… En tout cas, elle est prête à tout risquer… par vengeance… et vous savez comment les femmes se vengent lorsqu'on les a poussées à bout…

Manzana et Bill Sharper réfléchissaient. Ils comprenaient à présent la «gaffe» qu'ils avaient commise et ils regrettaient sans doute la petite scène du square…

J'appuyai mon argumentation d'un aveu qui les déconcerta tout à fait:

– Quels gens stupides vous êtes, messieurs… Ainsi, vous vous figurez que j'ai encore le diamant!.. Eh bien, détrompez-vous… on me l'a pris dès que j'ai été arrêté. Il y a eu une enquête… j'ai affirmé qu'on me l'avait donné pour le vendre… Il y a eu échange de télégrammes entre Paris et Londres… des agents de la Sûreté française sont venus m'interroger… Bref, on a jugé prudent d'étouffer l'affaire… Du moment que le gouvernement français rentrait en possession du Régent, il n'y avait pas lieu de soulever un scandale…

 

– Alors, fit Manzana d'un air incrédule, le diamant est aujourd'hui en France?

– Oui, et si vous voulez vous payer le voyage de Paris, vous pourrez le voir au Louvre, sur son écrin, dans la vitrine où sont exposés les bijoux de la Couronne.

A ce moment, comme pour protester contre ce mensonge, le Régent me tenaillait sournoisement l'estomac.

– Je ne crois pas un mot de toute cette histoire, dit Manzana. Vous êtes un roublard, et vous avez dû mettre le diamant en lieu sûr, avant d'être arrêté…

Bill Sharper intervint:

– Voyons… c'est pas tout ça, dit-il, le diamant… on s'en moque. Il y a une chose plus sérieuse…

Je le voyais venir, mais je feignais de ne pas comprendre.

– Oui, reprit-il… il y a une chose plus sérieuse… et si vous voulez m'écouter…

– Parlez, lui dis-je.

– Eh bien, voici: nous nous sommes tous les trois engagés dans une vilaine passe d'où nous sortirons sans doute, mais en y laissant des plumes… Voulez-vous que je vous donne mon avis, mais là, franchement…

Il s'arrêta, un peu gêné, puis laissa, d'un ton grave, tomber ces mots:

– Il ne tient qu'à nous d'arranger cette affaire-là… Si Pipe a eu des torts, nous en avons eu aussi… Quand cette maudite question d'argent est en jeu, cela fait toujours du vilain… Donc, écoutez bien ce que je vais vous dire… vous verrez que je parle en homme raisonnable… Si je ne sais pas très bien m'exprimer, je sais voir juste… et de loin… Or, en continuant à nous jeter à la tête des paquets d'ordures, nous agissons tout simplement comme des serins… Nous faisons le jeu de la police, voilà tout… Ne croyez-vous pas qu'il serait préférable de s'entendre?

Il se tut pour nous permettre sans doute de donner notre avis, mais comme nous demeurions silencieux, il reprit, d'un ton conciliant:

– Moi, vous savez, c'est mon avis que je vous donne… et si je le donne, c'est parce que je le crois bon… Suivez-moi bien… Si vous ne m'approuvez pas, vous me le direz. Il ne tient qu'à nous de sortir d'ici, mais pour cela, il s'agit de s'entendre… Ne croyez pas que j'aie peur… non, pas du tout, car les accusations qu'Edgar Pipe veut lancer contre nous ne reposent sur rien de sérieux… Ce sont des inventions de femme hystérique et rien de plus… Néanmoins, aux yeux des magistrats qui voient partout des coupables, les choses peuvent traîner en longueur et, jusqu'à ce que notre innocence soit démontrée, on nous gardera en prison… Ne vaudrait-il pas mieux faire la paix? Nous renoncerions, Manzana et moi, à accuser Edgar Pipe, et lui, de son côté, ne tenterait rien contre nous. Nous dirions que nous l'avions attaqué parce que nous croyions le reconnaître, mais que nous avons été trompés par une ressemblance… Ce sont des choses qui arrivent tous les jours, cela… Pipe, et c'est son intérêt, dira qu'il ne nous reconnaît pas, et l'affaire sera terminée… Voyez, je suis bon garçon… je ne demande qu'à arranger les choses…

8En Angleterre les policemen usent toujours de ce moyen pour dompter les malfaiteurs récalcitrants.