Za darmo

Mémoires d'un cambrioleur retiré des affaires

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XVII
UNE OMBRE SUR LE PAYSAGE

Ce soir-là, nous fîmes ce que les Français appellent la «bombe», mot qui vient de bombance, très probablement. J'emmenai Edith dîner à l'«Alexandra», Saint-George's Place, et là, je lui payai un souper qu'un lord ne lui eût certainement pas offert: oysters, anchory, salmon, trout, filled steak, minced lamb, vegetables marrow, water cress, apple turnover, vanilla ice, le tout arrosé de Champagne, de claret et de porto… La note se montait à cinq livres six pence exactement. Edith et moi nous étions très gais et nous décidâmes d'aller finir notre soirée à l'Olympia.

Je sifflai un taxi qui vint immédiatement se ranger le long du trottoir. Un mendiant dont la figure était aussi noire que celle d'un nègre se précipita pour ouvrir la portière. J'aidai galamment Edith à monter dans le cab et j'allais prendre place à côté d'elle, quand soudain, mes yeux rencontrèrent ceux du mendiant qui se tenait toujours là, semblant attendre un pourboire…

Le drôle me regardait avec un mauvais sourire.

Au moment où j'allais mettre le pied dans la voiture, il m'empoigna par le bras, me fit brusquement décrire un demi-tour et me dit, en approchant sa figure sale de la mienne:

– Non, monsieur Pipe… non, vous ne m'échapperez pas… une fois passe, mais deux, jamais!

Manzana!.. c'était Manzana!..

Je ne l'avais pas reconnu tout d'abord, sous la couche de crasse qui recouvrait son visage, mais je le reconnaissais maintenant à sa vilaine voix métallique.

J'essayai de payer d'audace:

– Monsieur, répondis-je, en prenant un accent étranger, vous vous trompez certainement… Veuillez me lâcher… ou j'appelle un policeman…

– Eh bien, appelez, dit mon terrible associé, je ne demande pas mieux… nous irons au poste et, là, je dirai qui vous êtes…

Dans l'intérieur du taxi, Edith s'affolait:

– Oh! Edgar! Edgar!.. criait-elle appelez un agent… qu'on nous débarrasse de ce vilain homme!

– Rassurez-vous, ma chère, dis-je en m'efforçant de paraître calme… ce monsieur fait certainement erreur… je vais m'expliquer avec lui… rentrez à la maison, je vous rejoins dans un instant…

Et, à voix basse, je glissai notre adresse au chauffeur qui partit sur-le-champ.

Quand il eut disparu, je donnai à Manzana une petite tape sur l'épaule et lui dis d'un ton conciliant:

– Voyons, mon ami, à quoi bon faire du scandale… et affoler une femme… Je vous croyais plus galant, ma parole…

– Il s'agit bien de galanterie… je voudrais vous voir à ma place… Ah! c'est ainsi que vous m'avez plaqué!

– Pardon, mon cher, s'il y en a un des deux qui a plaqué l'autre, c'est vous ce me semble…

– Oh! n'essayez pas de jouer sur les mots… je ne suis pas un imbécile… Vous croyez donc que je n'ai pas deviné votre manège?.. Vous vous êtes tout simplement entendu avec cette canaille de capitaine pour me faire expulser du bateau…

– Vous dites des bêtises, Manzana… la fureur vous égare… Vous vous êtes conduit comme un niais.

– Soyez poli, n'est-ce pas? Je ne suis point d'humeur à me laisser insulter par un gredin de votre espèce…

– Calmez-vous, je vous prie, et raisonnez un peu… Grâce à moi, vous étiez embarqué sur un bateau qui nous emmenait en Angleterre… or, vous vous rappelez à quelles conditions on nous avait acceptés, vous et moi. Nous n'étions pas des passagers, mais de simples matelots… bien moins, des manœuvres, des domestiques… Vous, vous étiez affecté au service de la cale, moi, à celui du pont.

– Oui, bien entendu, vous m'aviez fait reléguer à fond de cale, afin de pouvoir vous enfuir plus facilement, au premier arrêt…

– Vous dites des stupidités, Manzana… Si j'avais eu vraiment l'intention de fuir, je me serais esquivé après notre séparation… au lieu de cela, je me suis aussitôt mis au travail… Il fallait faire comme moi, mais non, méfiant comme vous êtes, vous n'avez pas pu demeurer au poste qui vous avait été assigné, il a fallu que vous remontiez pour voir un peu ce qui se passait sur le pont… le capitaine vous a aperçu et vous a immédiatement signifié votre congé… que pouvez-vous me reprocher?

– En quittant le bateau, je vous ai appelé, vous ne m'avez pas répondu.

– Je n'ai rien entendu, je vous l'assure, sans quoi je me fusse fait un devoir de partir avec vous… Nous étions associés, vous aviez ma parole et vous avez pu constater que, jusqu'alors, j'avais respecté mes engagements.

– Mots que tout cela!.. Je sais que vous n'êtes jamais embarrassé pour trouver de bonnes raisons… Bientôt, c'est moi qui vais avoir tous les torts…

– Mais voyons, sérieusement, que me reprochez-vous?.. Est-ce moi qui vous ai lâché, oui ou non?

– Vous étiez quand même bien content d'être séparé de moi?

– Qu'en savez-vous?

– Vous vous disiez: cet idiot de Manzana ne me retrouvera jamais…

– J'étais, au contraire, certain de vous revoir… Vous saviez que le Good Star allait à Londres… si j'avais voulu vous plaquer, comme vous dites, je ne serais pas venu en Angleterre…

Manzana ne trouva rien à répondre à ce dernier argument. Je voyais qu'il était furieux.

Tout à coup il éclata:

– Oui… oui… hurla-t-il, tout cela c'est très joli… c'est moi qui ai tort, c'est entendu… En attendant, vous vous payez des dîners de plusieurs livres dans les plus grands hôtels, vous avez des maîtresses, vous ne vous déplacez plus qu'en taxi… Et moi… moi, votre associé, j'en suis réduit à ouvrir les portières pour gagner quelques pence… Tel que vous me voyez, voilà, deux jours que je me nourris de croûtes de pain…

– Si une livre peut vous obliger…

– Je ne demande pas l'aumône, répliqua Manzana d'un air digne… J'entends que vous respectiez nos conventions… Jusqu'à ce que nous ayons pu vendre notre diamant (et le drôle appuya sur ce mot) nous devons faire bourse commune… Tout ce qui est à vous m'appartient…

– Même ma maîtresse?

– Pourquoi pas?

– Vraiment, mon cher, vous allez un peu fort… D'ailleurs, je vais vous apprendre une chose qui va singulièrement vous refroidir… Je n'ai plus le diamant…

– Quoi?.. qu'est-ce que vous dites?.. Vous n'avez plus le diamant?.. Vous… n'avez plus le diamant. Alors vous l'avez vendu, vendu à vil prix! Eh! parbleu, ça n'est pas étonnant… J'aurais dû m'en douter du premier coup… vous êtes un gredin… un ignoble individu… un…

Manzana n'acheva pas.

Un policeman s'était approché, attiré par le bruit de la dispute.

Comme nous passions à ce moment sous un bec de gaz, il nous dévisagea tous deux et parut fort étonné de voir un gentleman comme moi en compagnie d'un individu d'aspect aussi minable que Manzana…

– Voyez, dis-je, quand l'agent se fut éloigné, un peu plus, vous vous faisiez arrêter…

– Possible… Je m'en moque, mais j'espère bien que l'on vous eût arrêté avec moi… et alors…

– Alors?..

– J'aurais dit…

– Vous n'auriez rien dit du tout, car si vous croyez me tenir, je vous tiens aussi… Je ne suis pas un assassin, moi.

– Un assassin!.. un assassin!.. il faudrait le prouver…

– Ce sera très facile.

– Ah! vraiment? fit Manzana, d'une voix sourde.

– Oui… très facile… vous savez la dame de l'avenue des Champs-Elysées… eh bien, elle est ici… je l'ai rencontrée hier…

– Vous cherchez à m'intimider, mais ça ne prend pas, mon cher.

– Voulez-vous que je vous conduise chez elle?

Manzana me regarda fixement. Nous étions arrivés à Regent's Street. Les candélabres électriques placés au milieu de la chaussée nous inondaient de leur clarté bleue.

– Eh bien, oui, articula mon associé d'un ton sec… oui… j'accepte… conduisez-moi chez elle…

– Vous le voulez?

– Je l'exige… même.

– C'est bien, suivez-moi… quoiqu'il soit déjà tard, je suis sûr que son secrétaire ne demandera pas mieux que de vous recevoir…

– Son… secrétaire?

– Oui…

Manzana semblait avoir perdu de son assurance.

Il faut croire que, tout en bluffant, j'avais touché juste.

Il reprit cependant un peu d'aplomb et s'efforça de railler:

– Je suis dans une tenue bien négligée, dit-il, pour me présenter devant cette dame… Nous irons la voir demain, si cela ne vous fait rien… En attendant, entrez donc avec moi dans ce grill-room… Je suis mort de faim.

J'acquiesçai à son désir.

Le drôle, évidemment, n'était pas rassuré; j'avais donc été bien inspiré en évoquant à brûle-pourpoint le souvenir de la dame des Champs-Elysées.

Cependant, l'apparition de Manzana dans le grill-room avait soulevé un tollé général.

Deux gentlemen s'écrièrent, en s'adressant au gérant:

– Vous n'allez pas, je suppose, recevoir cet affreux «beggar»…

– Nous ne sommes pas à Whitechapel ici!

Le gérant s'approcha de mon triste compagnon:

– Sortez!.. Sortez! lui dit-il.

Manzana voulut protester, mais deux garçons l'empoignèrent et le jetèrent hors de l'établissement.

J'aurais pu profiter de cet incident pour m'esquiver, mais je reconnus que cela eût été maladroit. Il valait mieux en finir une fois pour toutes avec ce gredin.

Je l'entraînai dans un bouge des environs de Soho Square.

L'établissement dans lequel nous nous trouvions était rempli de vagabonds et de miséreux, de sorte que, maintenant, c'était moi qui me trouvais déplacé dans ce milieu. On me regardait avec méfiance et un farceur qui s'était approché me dit d'une affreuse voix canaille:

– Vous savez… si vous cherchez quelqu'un pour faire un coup, je suis à votre disposition… avec moi, jamais d'ennuis… J'opère en douceur et à des prix modérés… Quand vous aurez besoin de mes services, vous n'aurez qu'à demander Bill Sharper… tout le monde me connaît ici…

Lorsque je fus parvenu à me débarrasser de ce gêneur, je m'assis à côté de Manzana à qui je fis servir une ample portion de «minced lamb» et une pinte de stout.

 

Tout en mangeant, il parlait et ne cessait de m'accabler de reproches… Il en revenait toujours à son expulsion du Good Star et cherchait à rejeter sur moi toutes les responsabilités.

– Comme je ne parle pas anglais, dit-il, vous en avez profité pour raconter sur mon compte quelque vilaine histoire au capitaine et c'est pour cela qu'il m'a débarqué. Enfin, n'en parlons plus. Je vous ai retrouvé, c'est le principal… causons un peu de choses sérieuses… Et notre diamant?

– Je vous ai déjà dit que je ne l'avais plus.

Les yeux de Manzana eurent un éclat sinistre.

– Vous mentez, dit-il.

– Je vous jure que je dis la vérité.

– Racontez ça à d'autres, mais pas à moi…

– Je ne l'ai plus, répétai-je avec force.

– Alors, vous l'avez vendu?

– Non… on me l'a pris…

– On vous l'a pris… on vous l'a pris… et qui donc?

J'eus un geste vague.

– Et vous croyez, fit Manzana d'une voix grinçante, que vous allez vous en tirer comme ça?.. Vous croyez qu'il suffit de dire «on me l'a pris» pour que tout soit fini entre nous… Ah! vous ne me connaissez pas, Edgar Pipe… Si demain, vous ne me montrez pas le diamant, je vais à l'ambassade de France et je dis que c'est vous qui avez volé le Régent.

– Et moi, répondis-je d'un ton calme, je vais à Scotland Yard avec la dame que vous connaissez…

Manzana s'efforça de rire, mais je vis bien qu'il était quand même troublé…

Il avala une large lampée de stout et dit, après s'être essuyé les lèvres avec sa manche:

– Vous ferez ce que vous voudrez, mais croyez bien que moi aussi je saurai agir… Tant pis pour vous!.. Je vous avais prévenu. Dans toute cette affaire, j'ai été un imbécile… je n'aurais pas dû vous laisser le diamant… Vous êtes une affreuse petite canaille et je suis sûr maintenant que si vous aviez pu me supprimer, vous n'auriez pas hésité un instant.

– Vous me prêtez là vos propres intentions…

– Oui… oui, c'est bon, je suis fixé… Je me suis laissé rouler, mais ne supposez pas que vous aurez le dernier mot…

– Bah! fis-je d'un air indifférent, dénoncez-moi, je m'en moque… J'attraperai cinq ans, voilà tout… mais vous…

Manzana avait pâli.

Le drôle avait peur, je le voyais bien… Il s'agissait de le dominer… de le tenir sous la menace d'une dénonciation…

Il reprit, au bout d'un instant:

– Allons, parlez-moi nettement… Vous prétendez que l'on vous a pris le diamant… Qui vous l'a pris?

– Je l'ignore.

– Ainsi, on est venu comme cela vous le chiper pendant que vous dormiez?..

– Pendant que j'étais évanoui…

– Ah! vraiment!.. Vous ne m'aviez jamais dit que vous étiez sujet aux évanouissements…

– J'aurais voulu vous voir à ma place.

– Expliquez-vous, si vous le pouvez…

– A quoi bon? Vous ne me croirez pas.

– Dites toujours… Nous allons voir.

– Eh bien! voici… A bord du Good Star, j'étais chargé du nettoyage… Je devais laver le pont, les bancs, les panneaux et je vous prie de croire que j'avais de l'ouvrage… Quand nous fûmes en mer, le capitaine voulut absolument me faire nettoyer l'extérieur de la lisse. Pour effectuer ce travail, j'étais obligé de me cramponner à tout ce que je trouvais sous ma main. Tout à coup, j'ai perdu l'équilibre et suis tombé à la mer… Je me suis débattu un instant, puis j'ai perdu connaissance… Quand je suis revenu à moi, j'étais à Gravesend, dans un hôpital… Je demandai aussitôt où se trouvaient mes effets, et l'on me répondit qu'on me les rendrait à ma sortie…

– Et on vous les a rendus?

– Oui, mais le diamant que je croyais retrouver dans la petite poche de mon gilet… le diamant avait disparu!

Manzana me regarda fixement:

– Comme roman, dit-il, c'est assez bien imaginé, mais ça ne prend pas avec moi… D'ailleurs, le diamant n'était pas du tout, comme vous le prétendez, dans la poche de votre gilet… il était dans le gousset de votre chemise de flanelle… Je ne crois pas un mot de ce que vous venez de me raconter… pas un traître mot… Vous avez tout simplement vendu notre diamant à quelque marchand sans scrupules… Vous l'avez vendu au rabais, bien entendu, mais vous pouviez consentir à ce sacrifice, puisque vous n'aviez plus à partager avec moi… Allons, Edgar Pipe, parlez franchement: «Combien l'avez-vous vendu?..»

XVIII
OU LE NOMMÉ BILL SHARPER COMMENCE A DEVENIR GÊNANT

Pendant près d'un quart d'heure, Manzana s'efforça de me faire avouer, mais avec une ténacité qui le mit, à certains moments, hors de lui, je maintins la version que j'avais adoptée et qui allait devenir mon suprême argument.

– C'est bien, dit-il à la fin, nous verrons demain… Pour l'instant, je tombe de fatigue… emmenez-moi coucher chez vous…

– Impossible, je n'ai qu'une pièce et qu'un lit…

– Vous mettrez un matelas par terre…

– N'y comptez pas…

– Et pourquoi cela?

– Parce que je ne suis pas seul.

– Ah!.. c'est vrai… vous n'êtes pas seul… à présent que vous êtes en fonds, vous vous payez des femmes… Monsieur mène la grande vie, il dîne dans les grands restaurants… Vous ne me ferez tout de même pas accroire que c'est avec les six cents francs du pasteur que vous pouvez mener ce train-là. Vous allez peut-être me dire que vous avez fait un bon petit cambriolage qui vous a remis à flot… Racontez cela à d'autres!.. Vous vivez sur l'argent du diamant, voilà tout!..

– Je vous jure…

– Jurez tant que vous voudrez, je maintiens ce que j'ai dit… Vous êtes une canaille.

– Ah! en voilà assez, n'est-ce pas?

– Quoi?

Nous nous regardions tous deux. Mon associé allait bondir sur moi, quand plusieurs consommateurs s'interposèrent… En leur qualité d'Anglais, ils étaient prêts à me défendre contre Manzana.

Je profitai très habilement de ce courant de sympathie et, m'adressant à eux:

– Délivrez-moi de cet ivrogne, m'écriai-je.

L'homme qui, l'instant d'avant, s'était présenté à moi sous le nom de Bill Sharper, me glissa à l'oreille:

– Une demi-livre et je vous débarrasse de cet oiseau-là…

– Entendu.

– Payez d'avance.

Je laissai négligemment tomber une petite pièce d'or de dix shillings.

Manzana qui ne comprenait pas un mot d'anglais, continuait de gesticuler. A un moment, au comble de la fureur, il bondit sur moi, mais le nommé Bill Sharper qui était un hercule, l'empoigna par le col de son pardessus, le fit pivoter comme un toton et le colla sur une table où il le maintint, en lui appliquant délicatement un genou sur la poitrine.

Je profitai de ce que mon ennemi était immobilisé pour m'esquiver en douce.

Une fois dans la rue, je hélai un taxi et me fis conduire chez Edith.

Ouf!.. J'étais donc enfin débarrassé de ce bandit de Manzana, et je me promettais bien de ne plus retomber entre ses mains. D'ailleurs, j'étais résolu à tout…

Je n'hésiterais pas, au besoin, à faire supprimer Manzana par ce Bill Sharper, qui me faisait l'effet d'un garçon très expéditif en affaires.

Je trouvai Edith encore toute bouleversée par la scène à laquelle elle avait assisté.

– Ah! vous voilà, s'écria-t-elle, en se jetant dans mes bras. Alors, vous êtes parvenu à faire entendre raison à ce vilain homme…

– Oui… je l'ai fait arrêter et son compte est bon…

– Il vous connaissait donc?

– C'est un individu qui a été autrefois domestique chez mon père… un individu de sac et de corde que nous avions été obligés de livrer à la justice… Le hasard a voulu qu'il me retrouvât et il a essayé de m'intimider pour obtenir quelque argent. Je l'ai remis entre les mains d'un policeman et l'ai accompagné au poste… Il était justement recherché pour une affaire de vol avec effraction…

– Quelle affreuse figure il avait… il m'a fait une peur!..

– Tranquillisez-vous, ma chère, vous ne le reverrez pas de sitôt…

– Vous croyez?

– J'en suis sûr.

– Ah! tant mieux.

La conversation en resta là. Je ne sais si Edith ajouta foi à ce que je lui racontai. Elle parut, en tout cas, absolument rassurée.

Quant à moi, je l'étais moins, car je craignais de retomber encore sur ce brigand de Manzana. Il ignorait mon adresse, mais si vaste que soit la ville de Londres, on arrive toujours à s'y rencontrer. D'ailleurs, il était certain que mon ennemi ferait tout pour me retrouver. Il n'y avait qu'un moyen de lui échapper: c'était de passer vivement en Hollande et d'emmener Edith avec moi.

Le lendemain matin, je me levai de bonne heure avec l'intention de me rendre à la gare pour y prendre mes billets.

Au moment où je mettais le pied sur le trottoir, un homme, qui se tenait dissimulé derrière un kiosque à journaux, se dressa soudain devant moi.

C'était Bill Sharper!

– Pardon, m'sieu Pipe, me dit-il en portant la main à son chapeau graisseux, est-ce que je ne pourrais pas causer avec vous un instant?..

– Mais comment donc, mon cher, répondis-je avec un sourire que je m'efforçai de rendre le plus aimable possible… Parlez… Qu'y a-t-il pour votre service?

Et, tout en disant cela, je continuais mon chemin.

Bill Sharper m'emboîta le pas.

Lorsque nous fûmes arrivés au coin de Coventry et de Leicester Square, il se rapprocha et me dit:

– Ici, m'sieu Pipe, nous serons tranquilles pour causer… Nous pourrions bien entrer dans ce bar, mais je crois qu'il est préférable que nous restions dehors… les bars, c'est toujours plein de gens qui écoutent les conversations et en font souvent leur profit…

– Parlez, mon ami, fis-je en dissimulant à grand'peine l'inquiétude qui m'agitait.

– Eh bien, voici, m'sieu Pipe… Un service en vaut un autre, n'est-ce pas? Or, je vous ai débarrassé hier d'un individu gênant…

– Et je vous en remercie infiniment…

– Je suis très sensible à vos remerciements, m'sieu Pipe, mais vous savez, les affaires sont les affaires et, moi, je suis un business-man… Hier soir, j'avais jugé que dix shillings étaient suffisants pour le service que je voulais bien vous rendre, mais depuis… j'ai réfléchi… je trouve que c'est un peu maigre…

– En effet, répondis-je, cela valait au moins une livre…

Bill Sharper me regarda en souriant, puis reprit d'une voix éraillée, après avoir balancé la tête de droite et de gauche:

– Vous êtes bien aimable, mais une livre c'est encore trop peu… Vous seriez un «purotin»… je ne dis pas… mais un homme qui est riche à millions…

– Vous plaisantez…

– Non… non… Je sais ce que je dis… Je suis renseigné…

– Celui qui vous a renseigné a menti…

– Nous verrons ça… En attendant, m'sieu Pipe, comme j'ai, ce matin, un effet de dix livres à payer, je vous serais obligé de vouloir bien m'ouvrir un crédit de pareille somme…

– Dix livres, m'écriai-je… dix livres! mais je ne les ai pas sur moi…

– En ce cas, m'sieu Pipe, remontez chez vous les chercher, je vous attendrai devant la porte…

Il n'y avait pas à discuter, je le comprenais bien. Manzana avait parlé… il s'entendait peut-être avec ce Bill Sharper… On voulait me faire chanter.

Un honnête homme, lorsqu'il tombe entre les mains de pareils aigrefins, n'a qu'à demander à la police aide et protection, mais moi, pour les raisons que le lecteur connaît, je ne pouvais user de ce moyen. Je devais donc «chanter», sans me faire prier, et c'est ce que je fis.

Je remontai mon escalier, mais comme il était inutile que je misse Edith au courant de cette nouvelle aventure, je m'arrêtai au deuxième étage, tirai mon portefeuille de ma poche, y pris deux bank-notes de cinq livres et redescendis lentement trouver Bill Sharper.

– Voici, dis-je, en lui glissant les billets dans la main…

Le drôle se confondit en remerciements.

– Merci, m'sieu Pipe!.. M'sieu est bien bon… on voit qu'il comprend les affaires… Je suis tout à sa disposition, car moi, je sers fidèlement ceux qui me payent… Je déteste les gens qui lésinent et se font tirer l'oreille pour sortir leur argent… Si monsieur a encore besoin de moi, qu'il n'oublie pas que je suis à son entière disposition…

J'aurais pu congédier sur-le-champ ce répugnant personnage, mais je jugeai qu'il était plus habile de le ménager et de le mettre dans mon jeu, du moins pour quelque temps.

– Ecoutez, dis-je, en lui posant familièrement la main sur l'épaule. Vous êtes un garçon intelligent… Je crois que nous pourrons nous entendre… La façon dont vous avez trouvé mon adresse prouve que vous ne manquez pas de «prévoyance»… Voyons, maintenant que nous sommes des amis, vous pouvez bien me dire ce qui s'est passé hier soir, dans le bar du Soho, après mon départ…

– Volontiers, m'sieu Pipe… du moment qu'vous payez vous avez bien le droit d'savoir, s'pas? Donc, hier soir, votre associé…

 

– Mon associé?

– Oui… celui dont je vous ai débarrassé… Il se prétend votre associé… Il affirme que vous êtes très riche… et que, lui, est ruiné par votre faute… Moi, vous comprenez, j'ai rien à voir là-dedans… S'il a été assez poire pour se laisser rouler, ça le regarde…

– Cet homme ment, affirmai-je avec une indignation qui devait paraître sincère… il ment effrontément… C'est lui qui m'a ruiné, au contraire, et aujourd'hui, il essaie de se raccrocher à moi pour se faire entretenir.

– Moi, vous savez, repartit Bill Sharper, je n'ai pas à entrer dans toutes ces histoires-là… ce que je cherche, c'est à gagner honnêtement ma vie, en rendant service à l'un et à l'autre… Votre associé n'a pas le sou, par conséquent, il ne m'intéresse pas…

– Méfiez-vous de cet homme… il est de la police…

– Vous croyez?

– J'en suis sûr…

– Alors, on l'aura à l'œil, mais comme il ne comprend pas un mot d'anglais, il n'est pas bien dangereux… On peut sans crainte parler devant lui.

– Ne vous y fiez pas…

Nous étions arrivés devant Trafalgar Square.

– Excusez-moi, me dit Bill Sharper, mais je suis obligé de vous quitter… Si par hasard, j'apprenais du nouveau, je vous préviendrais immédiatement…

– Oui… c'est vrai… vous connaissez mon adresse… Mais, dites-moi, comment l'avez-vous découverte?

– En vous faisant suivre, parbleu…

– Vous êtes très habile, monsieur Sharper…

– Non… Je connais mon métier, voilà tout…

– Vous auriez fait un excellent détective…

– On me l'a souvent dit.

– Vous m'avez l'air aussi d'un garçon décidé…

– Ça dépend comme vous l'entendez.

– Je veux dire que vous savez, quand il le faut, prendre une résolution énergique.

– Pour ça… oui!

– Voulez-vous gagner cent livres?..

– Qui ne voudrait pas gagner cent livres?

– Oh! minute!.. il faut d'abord savoir si vous acceptez ce que je vais vous proposer…

– Proposez toujours… allez! Il y a de fortes chances pour que j'accepte… De quoi s'agit-il?

J'eus l'air de réfléchir, puis je laissai, d'un ton grave, tomber ces mots:

– Je ne puis rien vous dire pour le moment… Voulez-vous que nous nous retrouvions demain matin?

– Si vous voulez… Où cela?

– Chez moi.

– Arundell street?

– Oui.

– A quelle heure?

– Vers onze heures du matin…

– Entendu… J'y serai.

Nous nous serrâmes la main et nous nous quittâmes devant le Guild Hall.

Lorsque Bill Sharper eut disparu au coin de King street, je me dirigeai rapidement vers la gare de Charing Cross.

Une fois là, au lieu de prendre un seul billet pour Douvres, j'en pris deux… puis je regagnai mon domicile – ou plutôt celui d'Edith.

Ma maîtresse n'était pas encore levée.

– Eh! quoi, dit-elle en m'apercevant, vous voilà déjà?

– Est-ce un reproche?

– Non… mon cher, mais je ne vous attendais pas avant midi…

– J'ai terminé mes courses plus tôt que je ne pensais…

– Alors, nous déjeunons en ville?

– Oui, Edith, si vous voulez… quoique j'eusse préféré que notre logeuse nous servît à déjeuner dans notre chambre… Vous allez avoir beaucoup d'ouvrage aujourd'hui, et peut-être ferions-nous bien de ne pas perdre de temps.

Edith s'était dressée sur sa couche et, la tête entre les mains, me regardait d'un air étonné.

– Beaucoup d'ouvrage… dites-vous?..

– Oui… nos malles…

– La vôtre…

– Et la vôtre aussi, Edith, car je vous emmène…

– Vrai?

– Ai-je l'air de quelqu'un qui plaisante?..

Ma maîtresse se leva d'un bond et me jetant ses bras autour du cou, me couvrit de baisers, en sautant de joie, comme une petite fille à qui on promet une poupée…

– Oh! Edgar!.. ça, c'est bien! vous êtes gentil comme tout… Alors, nous allons en Hollande! Quel bonheur! On dit que c'est si joli, la Hollande… J'ai reçu dernièrement une carte postale d'une de mes amies qui est à Rotterdam… une jolie carte postale où l'on voit des petits moulins et des boys avec des casquettes de fourrure, des culottes rouges et des sabots de bois… Oh! vrai! Je suis contente, Edgar, mon petit Edgar chéri! oui, bien contente! Pour une surprise, en voilà une!.. et une belle!.. Oui, oui, il faut déjeuner ici… Je vais sonner miss Mellis pour qu'elle nous prépare des côtelettes pendant que je vais m'habiller… C'est le moment d'étrenner ma robe beige et mon manteau de «cross-crew»…

Et elle disparut, riant aux éclats, dans le cabinet de toilette.