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Chroniques de J. Froissart, Tome Premier, 1re partie

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CHAPITRE IV.
DE L'ORTHOGRAPHE, DE LA PONCTUATION ET DE L'ACCENTUATION

L'orthographe du texte comme des variantes est la reproduction fidèle des manuscrits. On attache tant de prix à cette fidélité qu'on n'a reculé devant aucun voyage, aucune dépense, aucun sacrifice pour l'obtenir. Il n'y a pas dans ce volume et il n'y aura pas, s'il plaît à Dieu, dans les volumes suivants une seule ligne qui n'ait été copiée ou collationnée par l'éditeur lui-même; et c'est là certainement le principal titre qui recommandera notre édition à l'indulgence des juges impartiaux.

Cette fidélité littérale devait être ici d'autant plus recherchée qu'il y a plusieurs bonnes raisons de ne rien entreprendre pour le texte de Froissart qui rappelle, par exemple, le beau travail de correction et de restitution fait récemment sur Joinville par notre vénéré maître M. Natalis de Wailly. D'abord, les manuscrits du premier livre, d'après lesquels on a établi le texte proprement dit ainsi que la plus grande partie des variantes, sont à peu près contemporains de l'époque où vivait l'auteur; ensuite, il ne nous reste de Froissart aucun manuscrit, sinon autographe, au moins incontestablement original, qui puisse fournir à la critique le solide point d'appui que le savant auteur des Éléments de Paléographie a trouvé dans les chartes émanées de la chancellerie de Joinville. On peut ajouter que, quand même ce manuscrit qui nous manque existerait, il ne devrait être considéré comme un criterium sûr que pour une certaine période, car qui sait si les différentes phases de la vie errante et vagabonde du chroniqueur n'ont pas amené des modifications successives et correspondantes dans sa langue ou du moins dans son orthographe? Ces observations s'appliquent aussi bien aux poésies de Froissart qu'à sa prose. Il est vrai que la rime garantit contre les altérations des scribes la phonétique des syllabes finales de chaque vers ou du moins permet de la restituer sûrement; mais qui nous dit que le versificateur n'a pas en certains cas modifié plus ou moins son orthographe ordinaire pour les besoins de la rime? Il faut aussi faire la part de ce qu'il doit y avoir de factice dans la langue de ces poëmes de cour. Il est certain, toutefois, que l'on retrouve dans le célèbre manuscrit des poésies de Froissart conservé à la Bibliothèque impériale le bizarre mélange de formes wallonnes et françaises, tantôt conformes, tantôt contraires aux règles anciennes, qui distingue la prose du chroniqueur.

Quoi qu'il en soit, il y a une raison plus haute et pour ainsi dire plus philosophique de ne point tenter la correction des fautes, des irrégularités qu'on retrouve, non-seulement dans les divers manuscrits des Chroniques, mais encore dans tous les textes qui datent de la même époque: supprimer ces fautes, en effet, ce serait enlever à la langue du chroniqueur de Valenciennes son caractère réel, historique, le trait distinctif qui la recommande surtout à l'attention des savants et qui fait des Chroniques un monument d'une incomparable importance pour les philologues aussi bien que pour les lettrés et les érudits appliqués à l'observation des événements.

Tout se tient dans ce vaste organisme qui compose la vie des sociétés, et la décadence de la langue accompagne toujours celle des institutions et des mœurs. C'est là l'un des faits les mieux établis et en même temps l'un des enseignements les plus graves que puisse offrir l'étude du passé; mais jamais cette vérité n'a été plus éclatante qu'en France au quatorzième siècle. A cette époque, l'organisation féodale, après avoir atteint son apogée dans les siècles précédents, est déjà en pleine dissolution, et la centralisation monarchique, qui doit aboutir au despotisme de Louis XI, de Richelieu et de Louis XIV, vient à peine d'essayer ses forces sous Philippe le Bel et n'a pas encore réussi à se constituer: la société, ainsi qu'il arrive toujours dans ces temps de crise, est en proie à la confusion, au désordre, à tous les maux de l'anarchie. Il se produit alors un phénomène bien digne d'être médité et approfondi. Sous l'influence de causes diverses, la langue du quatorzième siècle en général, celle de Froissart en particulier, revêt le même caractère mixte, bâtard, de transition que l'époque dont elle est l'expression, que la société qui la parle: comme cette société, elle est pleine de désordre, d'irrégularités, d'incohérences, parce que tantôt elle suit les règles de l'ancien français, et tantôt elle s'en affranchit pour prendre le caractère qu'a conservé le français moderne. D'ailleurs, si la royauté, qui tend depuis longtemps à absorber les pouvoirs locaux, est loin encore d'avoir atteint ce but à l'époque de Froissart; l'idiome de l'Ile-de-France, de son côté, quoiqu'il pénètre et altère de plus en plus, à la même époque, les dialectes des autres provinces, ne les a pas néanmoins supplantés; il en résulte un pêle-mêle provisoire qui, se régularisant peu à peu, doit devenir un jour la langue définitive. Un éditeur des Chroniques commettrait donc une étrange méprise s'il ne reproduisait pas avec un soin scrupuleux ces irrégularités, ces incohérences, ce pêle-mêle. Il ne pourrait les corriger sans fausser la réalité, sans rompre, par conséquent, avec la méthode scientifique, pour tomber dans la pure fantaisie; autant vaudrait supprimer l'histoire.

Il ne s'agit ici, bien entendu, que des fautes qui proviennent de l'état général, et pour ainsi dire organique de la langue; quant à celles qui ne peuvent être attribuées qu'à la négligence ou à la distraction des copistes, et qui ont, comme on dirait en pathologie, le caractère de lésions purement superficielles et accidentelles, un éditeur intelligent, consciencieux, n'a pas seulement le droit, il a le devoir strict de les effacer et de les corriger153.

Le caractère mixte, composite de la langue de Froissart est d'autant plus sensible dans le premier livre, que les meilleurs, les plus importants manuscrits de ce livre sont écrits en dialecte wallon. Or, on sait que l'une des particularités de ce dialecte, c'est qu'il a maintenu plus longtemps que les autres la distinction du cas sujet et du cas régime, fondamentale dans l'ancien français. Un passage de ce volume offre un curieux exemple de cet archaïsme. Dans ce passage, abbes du nominatif abbas, est toujours employé au cas sujet, et abbet, formé sur l'accusatif abbatem, au régime154.

La ponctuation a été l'objet d'une attention toute spéciale, et l'on peut dire que ce détail, en apparence infime, donne à notre édition un aspect entièrement nouveau. Qui ne se rappelle avoir vu dans les éditions antérieures, ces phrases vraiment interminables dont les divers membres, enchaînés ensemble par la conjonction et indéfiniment répétée, s'embarrassent et s'entravent en quelque sorte les uns les autres? Toutes les fois que le sujet est sous-entendu en tête d'une phrase, comme il arrive d'ordinaire si ce sujet est un pronom, les précédents éditeurs n'ont presque jamais placé devant cette phrase un point; dans ce cas, ou bien ils se sont abstenus de tout signe de ponctuation, ou bien ils n'ont mis qu'un point et virgule, ou même qu'une simple virgule. L'éditeur de ce volume a suivi d'autres errements: il a remplacé très-souvent par des points les virgules dont on avait un peu abusé jusqu'à ce jour, de telle sorte que là où le texte ne formait naguère qu'une seule phrase, le lecteur en trouvera maintenant quatre ou cinq. Outre que cette innovation s'appuie sur l'autorité de quelques manuscrits anciens155, elle a l'avantage d'imprimer au récit une allure plus dégagée, plus facile, plus rapide, plus conforme, en un mot, au véritable génie de Froissart. Si l'on prend la peine de comparer sous ce rapport les dernières éditions, on verra que le système de ponctuation adopté dans la nôtre change complétement et peut-être heureusement la physionomie du texte des Chroniques.

On sait qu'il n'y a pas trace de nos signes d'accentuation dans les manuscrits; cette absence d'accents, tels du moins que nous les entendons aujourd'hui, donne lieu à certaines difficultés quand il s'agit d'imprimer d'anciens textes français. Les Allemands, qui ignorent la mesure et ne s'arrêtent pas volontiers aux moyens termes, ont mis récemment à la mode l'orthographe dite diplomatique; ils publient les monuments de notre vieille langue, en les calquant pour ainsi dire, et sans y ajouter le moindre signe d'accentuation. On a rejeté dans cette édition un système aussi absolu, et l'on a fait usage des accents, du moins dans une certaine mesure; mais le lecteur est expressément prévenu qu'on n'entend engager, par l'emploi ou la nature de ces accents, aucune question de prononciation. Si l'on a mis, par exemple, un accent aigu, grave ou circonflexe sur une voyelle, on ne prétend pas dire que cette voyelle se prononçait de telle façon plutôt que de telle autre; on veut simplement indiquer qu'elle n'était pas muette.

 

C'est ici évidemment affaire d'empirisme, non de logique et de science. La commodité, l'agrément du lecteur, qui nécessite cet empirisme et le justifie, doit passer avant toute autre considération. Employer les accents toutes les fois qu'ils sont consacrés par l'usage et que le texte y peut gagner quelque chose en clarté, et ne les admettre que dans ce cas; tel est le double principe qui domine le système d'accentuation adopté par l'éditeur.

En vertu de ce principe, on a conservé les accents que l'orthographe moderne a pris l'habitude de mettre sur certains mots qui sont parfaitement semblables d'aspect et ne laissent pas néanmoins d'avoir une acception différente, par exemple, sur à préposition et adverbe, afin de les distinguer pour l'œil de a verbe et de ou conjonction; en revanche, on a supprimé les signes d'accentuation que l'usage actuel inscrit sur les voyelles initiales ou intérieures d'un grand nombre de vocables, comme dans pénétrer, révéler, éternel, âcreté, parce que ces signes n'ajoutent absolument rien à la clarté de la phrase. L'accent n'a été maintenu sur la voyelle que dans les syllabes qui portaient en latin l'accent tonique, sur la finale dans esperé, amé, dont les prototypes sont sperátus, amátus, sur la pénultième dans espère, aime, premierre, qui correspondent à spérat, ámat, primária.

Il importe de faire remarquer que, dans ces deux derniers exemples, comme du reste dans tout le cours de notre édition, l'accent ne surmonte la pénultième ni dans aime ni dans premierre, quoique d'après le principe posé tout à l'heure cette pénultième doive être accentuée. C'est que la notation ai dans le premier de ces mots et le redoublement de la consonne r dans le second équivalent à notre accent: là où l'orthographe moderne aurait écrit ème, là où elle écrit première, l'orthographe ancienne écrivait presque toujours aime, elle écrivait souvent premierre. En conservant cette orthographe archaïque, avec sa valeur propre au point de vue de l'accentuation, partout où il la trouve observée dans les manuscrits, l'éditeur n'a fait que se conformer au système actuel qui admet les mêmes anomalies: tandis que nous mettons aujourd'hui l'accent sur la pénultième suivie d'une muette dans première, fidèle, espèce, n'écrivons-nous pas sans accent, mais avec le redoublement de la consonne verre, cruelle, paresse, selon les errements de l'orthographe ancienne?

TROISIÈME PARTIE.
DE LA VALEUR HISTORIQUE ET LITTÉRAIRE DU PREMIER LIVRE

CHAPITRE I.
DE LA PARTIALITÉ ET DE LA SINCÉRITÉ DE L'AUTEUR DES CHRONIQUES

Froissart a donné à ses récits le titre qui leur convient réellement en les appelant des Chroniques: c'est ce qu'il ne faut pas perdre un seul instant de vue lorsqu'on veut l'apprécier équitablement, car on ne saurait sans injustice demander à un écrivain autre chose que ce qu'il a voulu faire. S'entourer de tous les renseignements, peser tous les témoignages, les contrôler les uns par les autres, essayer d'y démêler la part de la vérité et celle de l'erreur: c'est le devoir, c'est l'honneur de l'historien vraiment digne de ce beau nom. Froissart n'eut jamais une ambition aussi élevée, et l'on peut ajouter qu'il eut raison de ne pas l'avoir. Le clerc de la reine Philippe, le curé des Estinnes-au-Mont, le chapelain de Gui de Blois vécut toujours dans une position plus ou moins subalterne qui ne lui assurait pas l'indépendance absolue ni peut-être les ressources matérielles indispensables de son temps pour se placer dans les conditions où l'histoire proprement dite peut éclore et fleurir. En outre, la plus grande partie de ses Chroniques est consacrée à la narration des événements contemporains; or il est impossible, quand il s'agit de faits trop rapprochés, d'atteindre l'harmonie de la composition, la justesse des proportions par où se manifeste, dans la forme en même temps que dans le fond, cet esprit de justice distributive qui est l'âme de l'histoire. Pour atteindre ou plutôt pour poursuivre sûrement un but si difficile, la prudence commande d'attendre que les événements se soient massés dans la perspective des siècles. Soit donc que Froissart ait obéi à la nécessité, soit qu'il ait suivi son instinct, soit même, si l'on veut, qu'ayant surtout égard à sa commodité, il ait cédé à des calculs plus ou moins égoïstes, on ne serait nullement fondé à lui reprocher, dès l'instant où il s'appliquait au récit des faits contemporains, de n'avoir écrit que des Chroniques.

Les obligations qui incombent à l'annaliste sont beaucoup moins sévères et moins étroites que celles auxquelles est astreint l'historien véritable. Enregistrer pour ainsi dire au jour le jour les événements les plus marquants tels qu'il les entend raconter autour de lui: là se borne la tâche modeste du chroniqueur. Aussi, tandis que la sincérité de l'historien ne va pas sans l'impartialité et sans la critique judicieuse des divers témoignages, il suffit au chroniqueur, pour être sincère, de ne pas transmettre un écho trompeur, mensonger, des bruits d'alentour: la fidélité de la reproduction est tout ce que l'on attend de sa bonne foi.

A ce point de vue, qui est le seul équitable, on doit rendre hommage à la sincérité de Froissart. Dans les récits qu'il fait de première main, on admire généralement, avec la fidélité en quelque sorte minutieuse de certains détails, cette fidélité plus haute et vraiment supérieure qui reproduit jusqu'à la couleur des temps et des lieux, jusqu'au geste et à l'accent des personnages et qui est le privilége des grands artistes.

Non-seulement le chroniqueur n'a pas besoin, comme l'historien, de concilier, de fondre dans une harmonie générale les diverses parties de son œuvre, mais encore il n'est pas tenu à la rigueur de mettre d'accord les récits différents qu'il donne du même fait, pourvu qu'il rapporte fidèlement dans chacun d'eux ce qu'il a entendu raconter. En d'autres termes, plus heureux que l'historien qui doit s'efforcer de dégager la vérité, l'annaliste n'a qu'à transmettre exactement l'information telle qu'il l'a reçue, si incomplète, si partiale qu'elle puisse être, pour s'acquitter envers son lecteur.

Froissart a largement usé et parfois, il faut bien en convenir, un peu abusé de ces immunités du genre inférieur qu'il avait adopté. Avec un courage, une persévérance infatigables, il a composé à d'assez longs intervalles trois rédactions de son premier livre profondément distinctes les unes des autres, mais il paraît n'avoir jamais songé à faire ce qu'on appellerait aujourd'hui la critique comparée de ces différentes rédactions. Il ne tente nulle part de les confronter, de les rapprocher ou de les opposer entre elles. Qu'elles se confirment ou qu'elles se contredisent, on dirait que peu lui importe. Il raconte le même événement une seconde, une troisième fois, avec une allure aussi dégagée et sans plus de souci de ses récits antérieurs que quelqu'un qui y serait complétement étranger. Cette habitude est constante, et l'on ne peut guère citer comme exception qu'un curieux passage du manuscrit de Rome, c'est-à-dire de la troisième rédaction où Froissart, non content d'adopter une version tout à fait contraire à celle qu'on trouve dans les deux rédactions précédentes, prend la peine de reproduire sa première version pour la contredire et y opposer le démenti le plus formel156.

On n'aurait le droit d'adresser des reproches à l'auteur des Chroniques que s'il avait voulu donner le change sur le caractère borné, exclusif, intéressé et par suite plus ou moins partial des témoignages qui ont servi de base à ses récits. Ne semble-t-il pas avoir prévu cette objection lorsque, dans la première rédaction, avant de raconter la bataille de Crécy, il prévient loyalement le lecteur qu'il est surtout redevable de sa narration à des chevaliers du parti anglais? «Il n'est nulz homs, tant fust presens à celle journée, ne euist bon loisir d'aviser et ymaginer toute la besongne ensi que elle ala, qui en seuist ne peuist imaginer ne recorder le verité, especialement de le partie des François, tant y eut povre arroy et ordenance en leurs conrois. Et ce que j'en sçai, je le seuch LE PLUS par les Englès qui imaginèrent bien leur couvenant157.» Au contraire, l'auteur de la seconde rédaction fait douter de sa parfaite bonne foi quand, après avoir décrit la journée de Crécy dans un tableau dont les traits principaux trahissent une origine purement française, il ajoute néanmoins les lignes suivantes: «… Si comme cil le tesmoingnent qui y furent tant d'ung lés comme de l'autre, et par lesquelx le pure verité en est escripte158.» Mais ces cas sont rares, et d'ordinaire nul défaut de sincérité ne vient altérer la fidélité pure et simple de reproduction qui recommande les Chroniques, alors même que l'auteur a composé sa narration sous la dictée de témoins intéresses, par conséquent avec un caractère de partialité plus ou moins notoire.

Il ne faudrait pas se méprendre sur le caractère habituel des variantes plus ou moins importantes qu'on remarque entre les diverses rédactions. Ce n'est pas précisément que Froissart dise blanc dans l'une après avoir dit noir dans l'autre: ce qui ressort surtout de ces divergences, c'est que les témoins dont le chroniqueur a successivement reproduit la version, placés dans des camps opposés, ont envisagé le même fait d'un point de vue différent. L'infatigable auteur des trois rédactions du premier livre visait sans doute beaucoup moins à représenter toutes les faces de la réalité historique qu'à plaire aux maîtres et seigneurs dont il a recueilli les bienfaits tour à tour; mais qu'importe, puisque, si, comme nous le croyons, il a été chaque fois un narrateur aussi fidèle que partial, le résultat est le même pour la postérité! Qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son, dit le proverbe. Froissart a frappé à toutes les cloches et nous fait entendre ainsi tous les sons. Son premier livre si riche, si touffu, avec ses rédactions différentes et parfois contradictoires, avec ses variantes infinies, rappelle tout à fait ces carillons fameux des Flandres qui ébranlent les airs par une cadence à la fois si variée et si profonde. Seulement, à la différence des carillonneurs de Bruges ou d'Anvers, l'auteur des Chroniques n'essaye pas de fondre sous son clavier tant de timbres, tant de bruits divers: il se contente de les noter fidèlement pour les transmettre à la postérité, laissant à celle-ci le soin d'en dégager cette harmonie de l'histoire qui s'appelle la vérité.

Cette fidélité de reproduction a été d'autant plus facile à Froissart qu'il ne paraît animé d'aucun sentiment de haine contre quelqu'un ou contre quelque chose: il ignore toute espèce de fanatisme; il n'est obsédé d'aucune de ces passions de caste ou de nationalité qui offusquent la vue et troublent le jugement. S'il n'avait eu soin de nous dire qu'il fut prêtre, on l'aurait deviné difficilement en lisant ses Chroniques159; né dans les rangs du peuple, il se préoccupe de la noblesse outre mesure et montre pour elle une complaisance, une indulgence parfois excessive; s'il aime avec une tendresse particulière et vraiment filiale le Hainaut sa patrie, une prédilection si naturelle ne le rend point injuste pour les autres pays. A le bien prendre, notre chroniqueur porte en son âme un idéal qui est l'unique objet de son culte, qui lui dicte ses jugements sur les faits ainsi que sur les individus: cet idéal, moins étroit que le patriotisme, presque aussi ardent que la foi religieuse, c'est l'esprit chevaleresque.

 

Cet esprit chevaleresque, qui a constitué tout à la fois l'une des grandeurs et l'une des faiblesses du moyen âge en général et du quatorzième siècle en particulier, est aussi la source des meilleures qualités et des défauts les plus saillants qu'on remarque dans les Chroniques. Si, comme on l'a dit plus haut, Froissart néglige de mettre de l'unité dans ses diverses rédactions, c'est qu'évidemment, malgré la curiosité naturelle de son esprit, il n'attache qu'un prix assez médiocre aux circonstances accessoires, aux détails de la narration: ce qui l'intéresse, ce qui l'émeut, ce qui le passionne par-dessus tout, c'est l'idéal même qui a été le principe vivifiant des hauts faits qu'il raconte, c'est-à-dire la chevalerie. Aussi, l'on remarquera que notre chroniqueur s'écarte volontiers de sa réserve habituelle pour juger les faits ou les hommes et manifester ses propres sentiments si l'honneur chevaleresque est sérieusement en jeu, et dans ce cas on peut avoir toute confiance en son impartialité.

C'est en effet la gloire du quatorzième siècle, de ce siècle d'ailleurs si misérable, que l'esprit magnanime, héroïque de la chevalerie, y exerça dans l'opinion sinon dans les actes un empire incontesté et reconnu de tous. En s'inspirant de cet esprit, un chroniqueur placé comme Froissart dans une position dépendante pouvait prononcer un jugement sévère sur tel ou tel grand personnage sans encourir la disgrâce des protecteurs puissants qui se trouvaient plus ou moins directement atteints par ce jugement. Pour s'en convaincre, il suffit de lire plus loin ce que Froissart dit à plusieurs reprises de la déloyauté de Jean III duc de Brabant envers Philippe de Valois, déloyauté dont un brave chevalier nommé Léon de Crainhem fut si honteux d'avoir été l'instrument qu'il en mourut. Rien assurément ne forçait notre chroniqueur à emprunter à Jean le Bel le récit de cette vilaine action; et pourtant dans ses deux premières rédactions, composées à une époque où il avait tout intérêt à ménager la fille de Jean III, Jeanne, femme de Wenceslas, dont il recevait annuellement les bienfaits, il a fait ressortir, il a flétri avec une certaine insistance la mauvaise foi du père de la duchesse de Brabant160. Appliquées aux jugements rendus à ce point de vue élevé, les protestations d'indépendance161 que l'auteur des Chroniques a pris soin de renouveler dans les diverses parties de son ouvrage, méritent une entière créance. Robert de Namur, Wenceslas, Gui de Blois étaient, comme Froissart lui-même, trop animés de l'esprit de leur temps pour avoir seulement l'idée d'exercer une influence, une pression quelconque sur leur protégé en ce qui touche à la chevalerie et à l'honneur chevaleresque.

Lors donc que Froissart a varié dans ses sentiments, dans ses jugements soit sur les individus, soit sur les peuples, on peut être sûr qu'il a modifié sa manière de voir en toute liberté, en toute sincérité. Rien n'est plus curieux à cet égard que le changement qui s'est opéré dans les dispositions de notre chroniqueur à l'endroit des Anglais: après les avoir admirés d'abord presque sans réserve, notamment dans la première rédaction de son premier livre, il finit par les juger dans la troisième rédaction de ce même livre avec la sévérité la plus perspicace. On se rendra aisément compte de ce changement si l'on se rappelle ce que nous disions tout à l'heure, à savoir que l'auteur des Chroniques se place toujours, pour juger les peuples aussi bien que les individus, au point de vue de la chevalerie.

La première rédaction où Froissart exalte surtout les Anglais, a été composée, comme on l'a vu plus haut, de 1369 à 1373. A cette époque, Froissart venait de passer huit années à la cour d'Édouard III comme clerc de Philippe de Hainaut, sa compatriote et sa protectrice, qui l'avait comblé de faveurs. Toutefois, on se tromperait sans nul doute en attribuant seulement à la reconnaissance personnelle l'enthousiasme pour l'Angleterre qui éclate à toutes les pages de la première rédaction: cet enthousiasme a une autre cause plus noble encore et surtout plus désintéressée. La première rédaction ne comprenait, du moins sous sa seconde forme, que la partie du règne d'Édouard III antérieure à 1373, et l'on sait que cette brillante période, signalée par les victoires de Crécy et de Poitiers, marque l'apogée de la gloire et de la puissance anglaise. Durant le même temps, la noblesse normande, transplantée de l'autre côté du détroit, lutta d'esprit chevaleresque non moins que de courage avec la noblesse française; et quand on vit le jeune vainqueur de Poitiers servir à table son royal prisonnier, un tel acte de courtoisie souleva l'admiration de l'Europe entière. Comment Froissart, l'historien, j'allais dire, le chantre de la chevalerie, n'aurait-il pas ressenti, lui aussi, pour l'Angleterre d'Édouard III et du Prince Noir, un enthousiasme qui ne fut jamais ni plus légitime ni plus universel?

Tout était bien changé lorsque, trente ans plus tard, notre chroniqueur, devenu chanoine de Chimay, entreprit d'écrire la troisième rédaction de son premier livre. L'infortuné Richard II, dépouillé de sa couronne par un usurpateur, venait de périr misérablement après avoir subi les plus indignes traitements; et Froissart avait dû éprouver une profonde douleur en voyant disparaître dans la personne de ce prince, qui l'avait si bien accueilli lors de son dernier voyage en Angleterre, le petit-fils de Philippe de Hainaut, le fils du Prince Noir, le rejeton d'une dynastie qu'il aimait162. D'ailleurs, comme ces tempêtes qui soulèvent jusqu'à la surface les monstres endormis au sein des mers, les troubles précurseurs de la déposition, de la mort de Richard avaient mis à nu et pour ainsi dire déchaîné ce fond d'égoïsme effréné, indomptable, barbare au besoin, que recouvre d'ordinaire le flegme de la race anglo-saxonne. A partir de ce moment, il est visible que l'Angleterre cesse d'apparaître à notre chroniqueur comme la terre chevaleresque par excellence. Froissart se dégoûte du pays des Lancastre et de leurs sicaires sous l'empire du même sentiment qui le remplissait naguère d'admiration pour la patrie des Chandos; et s'il continue de rendre justice dans sa troisième rédaction aux fortes qualités de la nation anglaise, on s'aperçoit aisément qu'il ne lui accorde plus comme autrefois sa sympathie.

Il est une nation au sujet de laquelle les sentiments de Froissart n'ont jamais varié: c'est la nation allemande pour laquelle il laisse percer partout l'aversion la plus profonde. Il importe d'autant plus de constater ici ce fait qu'on y trouve l'occasion de signaler un trait saillant du caractère de notre chroniqueur qui n'est pas une des moindres garanties de sa sincérité, je veux dire le désintéressement. Il n'y eut jamais d'âme plus française que celle de Froissart, parce qu'il n'y eut jamais d'âme plus chevaleresque et plus désintéressée. Admirer le courage, l'honneur, la générosité, la magnificence, la beauté et faire partager, en les racontant dignement, cette admiration à la postérité: tel semble avoir été le but dominant du chroniqueur d'un bout à l'autre de sa carrière; le souci de sa personne, de ses intérêts ne paraît avoir joué dans sa vie qu'un rôle tout à fait secondaire. Froissart sait joindre, comme les génies vraiment français, à l'activité féconde, à l'inspiration créatrice, au labeur tenace, l'esprit de désintéressement et l'absence de préoccupation personnelle, tandis que dans d'autres pays, l'égoïsme plus ou moins âpre des artistes hors ligne est presque toujours le principal ressort de leur force. Il ne faut donc pas s'étonner si l'auteur des Chroniques juge sévèrement les Allemands et s'il saisit toutes les occasions d'exprimer cette sévérité. Ce qu'il leur reproche avec insistance, c'est d'être dévorés d'une convoitise insatiable, c'est de présenter dans leur caractère un mélange inouï d'insolence et de platitude, c'est de faire prendre en dégoût les qualités mêmes qui les distinguent, en les mettant toujours au plus offrant et dernier enchérisseur163. Du reste, le mépris pour la bassesse et la vénalité tudesques n'est pas moins marqué dans la chronique de Jean le Bel164. Cet esprit désintéressé, chevaleresque, constituait évidemment, dès le quatorzième siècle, une sorte de courant moral qui creusera toujours, qu'on ne l'oublie pas, un fleuve cent fois plus large et plus profond que le Rhin entre l'Allemagne et la France de l'Escaut ou de la Meuse. Toutefois, Jean le Bel et Froissart ont peut-être conclu un peu vite du particulier au général; ils se seraient montrés plus justes en admettant des circonstances atténuantes: l'âpreté au gain est le défaut des races laborieuses et intelligentes, mais pauvres. Quant à la servilité obséquieuse, elle est la dépravation du penchant le plus profond, le plus caractéristique des natures germaniques qui les porte à l'enthousiasme en présence de toutes les manifestations de la force. L'Allemagne est essentiellement naturaliste: elle n'a pas seulement le génie, elle a le culte de la force. La France, au contraire, est humaine par excellence: sans doute elle est loin de manquer de ce génie de la force sans lequel il n'y a point de grande race, mais elle y joint une adoration de la faiblesse, du malheur qui va parfois jusqu'à je ne sais quelle folie sublime. Aussi, je le dis avec une conviction moins ardente que raisonnée, le jour où notre généreuse nation disparaîtrait de la scène du monde, c'est le cœur même de l'humanité qui aurait cessé de battre.

Soit que l'on compare les diverses rédactions du premier livre au point de vue de leurs ressemblances, soit qu'on les confronte sous le rapport de leurs divergences, on voit que l'esprit désintéressé, chevaleresque de Froissart et la fidélité, sinon l'impartialité de ses récits, ressortent victorieusement de cette comparaison. Les limites imposées à cette Introduction ne permettent pas d'entreprendre ici un pareil travail qui trouverait mieux sa place dans les dissertations critiques dont le plan a été esquissé plus haut165. Cette publication, on peut le dire dès maintenant, confirmera pleinement, au point de vue de la sincérité des sentiments et des jugements, le témoignage que Froissart se rend à lui-même, lorsqu'il dit dans le prologue de la première rédaction revisée: «… J'ai ce livre hystoriiet et augmenté… à le relation et conseil des dessus dis, sans faire fait, ne porter partie, ne coulourer plus l'un que l'autre, fors tant que li biens fais des bons, de quel pays qu'il soient, qui par proèce l'ont acquis, y est plainnement veus et cogneus, car de l'oublier ou esconser, ce seroit PECHIÉS166…»

153La distinction capitale que nous essayons de marquer ici s'applique, du moins dans une certaine mesure, aux ouvrages de la décadence grecque et latine aussi bien qu'à ceux qui représentent la décomposition de l'ancien français. On n'a pas tenu peut-être un compte suffisant de cette distinction lorsqu'on a publié, au seizième siècle et même de nos jours, certains auteurs de la basse latinité ou de la basse grécité. C'est surtout en matière de langage, ce perpétuel devenir, que la méthode naturaliste et scientifique, propre à notre siècle, doit remplacer l'abus du dogmatisme classique.
154Voyez p. 168, lignes 16 et 28.
155On peut citer notamment le manuscrit de la Bibl. imp., coté 6477 à 6479 = B1 d'après lequel a été établi le texte du premier livre et où la fin de chaque phrase est marquée par des points.
156Cf. la page 221 des variantes, lignes 1 à 14 avec la p. 18, lignes 24 à 30 du texte.
157Ms. 6477, fo 187 vo.
158Ms. d'Amiens, fo 93.
159Il est curieux de comparer sous ce rapport Froissart aux chroniqueurs des siècles précédents: le curé des Estinnes, le chanoine de Chimay, est beaucoup plus dégagé des préoccupations ecclésiastiques qu'un Villehardouin ou un Joinville, par exemple; il a davantage ce qu'on peut appeler l'esprit laïque, cet esprit qui a dispensé la France au seizième siècle de se faire protestante, et auquel la Révolution française doit ce qu'elle a de sain, la partie malsaine ayant été recueillie dans l'héritage de la centralisation monarchique. Il faut juger l'arbre par ses fruits: la France, animée de cet esprit large, qui est l'une des faces de son génie, a joui de la liberté religieuse dans les mœurs aussi bien que dans les lois avant les pays de l'Europe qui ont embrassé la Réforme.
160P. 151, 161, 437, 438. Cf. Jean le Bel, éd. de M. Polain, t. I, p. 149 et 150.
161Voyez plus haut, p. .
162Justice a été rendue à Richard II par un digne compatriote de Froissart, M. H. Wallon dans son beau livre intitulé: Richard II, Épisode de la rivalité de la France et de l'Angleterre. Paris, Hachette, 1864, 2 vol. in-8o. Un art discret est mis dans cet ouvrage au service d'une science approfondie, d'une conviction pleine de chaleur contenue; le passé y est étudié pour lui-même, et l'on n'y trouve aucune de ces allusions par où les partisans déguisés en historiens mettent ce qu'ils appellent l'amorce aux passions de leurs contemporains. Aussi le livre de M. Wallon a-t-il échappé à la mode, mais en revanche il ne se fanera pas.
163P. 395, 437, 449. On retrouvera des passages analogues et plus significatifs encore dans tous les volumes de cette édition.
164Voyez Jean le Bel, édit. Polain, t. I, p. 122, 125, 133.
165Voyez la seconde partie de cette Introduction, chap. III, p. .
166P. 1 et 2.