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Ainsi Parlait Zarathoustra

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DE LA SAGESSE DES HOMMES

Ce n'est pas la hauteur: c'est la pente qui est terrible!

La pente d'où le regard se précipite dans le vide et d'où la main se tend vers le sommet. C'est là que le vertige de sa double volonté saisit le coeur.

Hélas! mes amis, devinez-vous aussi la double volonté de mon coeur?

Ceci, ceci est ma pente et mon danger que mon regard se précipite vers le sommet, tandis que ma main voudrait s'accrocher et se soutenir – dans le vide!

C'est à l'homme que s'accroche ma volonté, je me lie à l'homme avec des chaînes, puisque je suis attiré vers le Surhumain; car c'est là que veut aller mon autre volonté.

Et c'est pourquoi je vis aveugle parmi les hommes, comme si je ne les connaissais point: afin que ma main ne perde pas entièrement sa foi en les choses solides.

Je ne vous connais pas, vous autres hommes: c'est là l'obscurité et la consolation qui m'enveloppe souvent.

Je suis assis devant le portique pour tous les coquins et je demande: Qui veut me tromper?

Ceci est ma première sagesse humaine de me laisser tromper, pour ne pas être obligé de me tenir sur mes gardes à cause des trompeurs.

Hélas! si j'étais sur mes gardes devant l'homme, comment l'homme pourrait-il être une ancre pour mon ballon! Je serais trop facilement arraché, attiré en haut et au loin!

Qu'il faille que je sois sans prudence, c'est là la providence qui est au-dessus de ma destinée.

Et celui qui ne veut pas mourir de soif parmi les hommes doit apprendre à boire dans tous les verres; et qui veut rester pur parmi les hommes doit apprendre à se laver avec de l'eau sale.

Et voici ce que je me suis souvent dit pour me consoler: "Eh bien! Allons! Vieux coeur! Un malheur ne t'a pas réussi: jouis-en comme d'un – bonheur!"

Cependant ceci est mon autre sagesse humaine: je ménage les vaniteux plus que les fiers.

La vanité blessée n'est-elle pas mère de toutes les tragédies? Mais où la fierté est blessée, croît quelque chose de meilleur qu'elle.

Pour que la vie soit bonne à regarder il faut que son jeu soit bien joué: mais pour cela il faut de bons acteurs.

J'ai trouvé bons acteurs tous les vaniteux: ils jouent et veulent qu'on aime à les regarder, – tout leur esprit est dans cette volonté.

Ils se représentent, ils s'inventent; auprès d'eux j'aime à regarder la vie, – ainsi se guérit la mélancolie.

C'est pourquoi je ménage les vaniteux, puisqu'ils sont les médecins de ma mélancolie, et puisqu'ils m'attachent à l'homme comme à un spectacle.

Et puis: qui mesure dans toute sa profondeur la modestie du vaniteux! Je veux du bien au vaniteux et j'ai pitié de lui à cause de sa modestie.

C'est de vous qu'il veut apprendre la foi en soi-même; il se nourrit de vos regards, c'est dans votre main qu'il cueille l'éloge.

Il aime à croire en vos mensonges, dès que vous mentez bien sur son compte: car au fond de son coeur il soupire: "Que suis-je?"

Et si la vraie vertu est celle qui ne sait rien d'elle-même, eh bien! le vaniteux ne sait rien de sa modestie! -

Mais ceci est ma troisième sagesse humaine que je ne laisse pas votre timidité me dégoûter de la vue des méchants.

Je suis bienheureux de voir les miracles que fait éclore l'ardent soleil: ce sont des tigres, des palmiers et des serpents à sonnettes.

Parmi les hommes aussi il y a de belles couvées d'ardent soleil et chez les méchants bien des choses merveilleuses.

Il est vrai que, de même que les plus sages parmi vous ne me paraissaient pas tout à fait sages: ainsi j'ai trouvé la méchanceté des hommes au-dessous de sa réputation.

Et souvent je me suis demandé en secouant la tête: pourquoi sonnez-vous encore, serpents à sonnettes?

En vérité, il y a un avenir, même pour le mal, et le midi le plus ardent n'est pas encore découvert pour l'homme.

Combien y a-t-il de choses que l'on nomme aujourd'hui déjà les pires des méchancetés et qui pourtant ne sont que larges de douze pieds et longues de trois mois! Mais un jour viendront au monde de plus grands dragons.

Car pour le Surhumain ait son dragon, le sur-dragon qui soit digne de lui: il faut que beaucoup d'ardents soleils réchauffent les humides forêts vierges!

Il faut que vos sauvages soient devenus des tigres et vos crapauds venimeux des crocodiles: car il faut que le bon chasseur fasse bonne chasse!

Et en vérité, justes et bons! Il y a chez vous bien des choses qui prêtent à rire et surtout votre crainte de ce qui jusqu'à présent a été appelé "démon"!

Votre âme est si loin de ce qui est grand que le Surhumain vous serait épouvantable dans sa bonté!

Et vous autres sages et savants, vous fuiriez devant l'ardeur ensoleillée de la sagesse où le Surhumain baigne la joie de sa nudité!

Vous autres hommes supérieurs que mon regard a rencontrés! ceci est mon doute sur vous et mon secret: je devine que vous traiteriez mon Surhumain de – démon!

Hélas! je me suis fatigué de ces hommes supérieurs, je suis fatigué des meilleurs d'entre eux: j'ai le désir de monter de leur "hauteur", toujours plus haut, loin d'eux, vers le Surhumain!

Un frisson m'a pris lorsque je vis nus les meilleurs d'entre eux: alors des ailes m'ont poussé pour planer ailleurs dans des avenirs lointains.

Dans des avenirs plus lointains, dans les midis plus méridionaux que jamais artiste n'en a rêvés: là-bas où les dieux ont honte de tous les vêtements!

Mais je veux vous voir travestis, vous, ô hommes, mes frères et mes prochains, et bien parés, et vaniteux, et dignes, vous les "bons et justes". -

Et je veux être assis parmi vous, travesti moi-même, afin de vous méconnaître et de me méconnaître moi-même: car ceci est ma dernière sagesse humaine. -

Ainsi parlait Zarathoustra.

L'HEURE LA PLUS SILENCIEUSE

Que m'est-il arrivé, mes amis? Vous me voyez bouleversé, égaré, obéissant malgré moi, prêt à m'en aller – hélas! à m'en aller loin de vous.

Oui, il faut que Zarathoustra retourne encore une fois à sa solitude, mais cette fois-ci l'ours retourne sans joie à sa caverne!

Que m'est-il arrivé? Qui m'oblige à partir? – Hélas! l'Autre, qui est ma maîtresse en colère, le veut ainsi, elle m'a parlé; vous ai-je jamais dit son nom?

Hier, vers le soir, mon heure la plus silencieuse m'a parlé: c'est là le nom de ma terrible maîtresse.

Et voilà ce qui s'est passé, – car il faut que je vous dise tout, pour que votre coeur ne s'endurcisse point contre celui qui s'en va précipitamment!

Connaissez-vous la terreur de celui qui s'endort? -

Il s'effraye de la tête aux pieds, car le sol vient à lui manquer et le rêve commence.

Je vous dis ceci en guise de parabole. Hier à l'heure la plus silencieuse le sol m'a manqué: le rêve commença.

L'aiguille s'avançait, l'horloge de ma vie respirait, jamais je n'ai entendu un tel silence autour de moi: en sorte que mon coeur s'en effrayait.

Soudain j'entendis l'Autre qui me disait sans voix: "Tu le sais Zarathoustra." -

Et je criais d'effroi à ce murmure, et le sang refluait de mon visage, mais je me tus.

Alors l'Autre reprit sans voix: "Tu le sais, Zarathoustra, mais tu ne le dis pas!" -

Et je répondis enfin, avec un air de défit: "Oui, je le sais, mais je ne veux pas le dire!"

Alors l'Autre reprit sans voix: "Tu ne veux pas, Zarathoustra? Est-ce vrai? Ne te cache pas derrière cet air de défi!" -

Et moi de pleurer et de trembler comme un enfant et de dire: "Hélas! je voudrais bien, mais comment le puis-je? Fais-moi grâce de cela! C'est au-dessus de mes forces!"

Alors l'Autre repris sans voix: "Qu'importe de toi, Zarathoustra? Dis ta parole et brise-toi!" -

Et je répondis: "Hélas! est-ce ma parole? Qui suis-je? J'en attends un plus digne que moi; je ne suis pas digne, même de me briser contre lui."

Alors l'Autre repris sans voix: "Qu'importe de toi? Tu n'es pas encore assez humble à mon gré, l'humilité a la peau la plus dure."

Et je répondis: "Que n'a pas déjà supporté la peau de mon humilité! J'habite eux pieds de ma hauteur: l'élévation de mes sommets, personne ne me l'a jamais indiquée, mais je connais bien mes vallées."

Alors l'Autre reprit sans voix: "O Zarathoustra, qui a des montagnes à déplacer, déplace aussi des vallées et des bas-fonds." -

Et je répondis: "Ma parole n'a pas encore déplacé de montagnes etce que j'ai dit n'a pas atteint les hommes. Il est vrai que je suis allé chez les hommes, mais je ne les ai pas encore atteints."

Alors l'Autre reprit sans voix: "Qu'en sais-tu? La rosée tombe sur l'herbe au moment le plus silencieux de la nuit." -

Et je répondis: "Ils se sont moqués de moi lorsque j'ai découvert et suivi ma propre vie; et en vérité mes pieds tremblaient alors."

Et ils m'ont dit ceci: tu ne sais plus le chemin, et maintenant tu ne sais même plus marcher!"

Alors l'Autre reprit sans voix: "Qu'importent leurs moqueries! Tu es quelqu'un qui désappris d'obéir: maintenant tu dois commander.

Ne sais-tu pas quel est celui dont tous ont le plus besoin. Celui qui ordonne de grandes choses.

Accomplir de grandes choses est difficile: plus difficile encore d'ordonner de grandes choses.

Et voici ta faute la plus impardonnable: tu as la puissance et tu ne veux pas régner."

Et je répondis: "il me manque la voix du lion pour commander."

Alors l'Autre me dit encore comme en un murmure: "Ce sont les paroles les plus silencieuses qui apportent la tempête. Ce sont les pensées qui viennent comme portées sur des pattes de colombes qui dirigent le monde.

O Zarathoustra, tu dois aller comme le fantôme de ce qui viendra un jour; ainsi tu commanderas et, en commandant, tu iras de l'avant." -

Et je répondis: "J'ai honte."

Alors l'Autre me dit de nouveau sans voix: "Il te faut redevenir enfant et sans honte.

 

L'orgueil de la jeunesse est encore sur toi, tu es devenu jeune sur le tard: mais celui qui veut devenir enfant doit surmonter aussi sa jeunesse." -

Et je réfléchis longtemps en tremblant. Enfin je répétai ma première réponse: "Je ne veux pas!" Alors il se fit autour de moi comme un éclat de rire. Hélas! que ce rire me déchirait les entrailles et me fendait le coeur!

Et une dernière fois l'Autre me dit: "O Zarathoustra, tes fruits sont mûrs, mais toi tu n'es pas mûr encore pour tes fruits!

Il te faut donc retourner à la solitude, afin que ta dureté s'amollisse davantage." -

Et de nouveau il y eut comme un rire et une fuite: puis tout autour de moi se fit silencieux comme un double silence. Mais moi j'étais couché par terre, baigné du sueur.

Maintenant vous avez tout entendu. C'est pourquoi il faut que je retourne à ma solitude. Je ne vous ai rien caché, mes amis.

Cependant je vous ai aussi appris à savoir quel est toujours le plus discret parmi les hommes – et qui veut être discret!

Hélas! mes amis! J'aurais encore quelque chose à vous dire, j'aurais encore quelque chose à vous donner! Pourquoi est-ce que je ne vous le donne pas? Suis-je donc avare?

Mais lorsque Zarathoustra eut dit ces paroles, la puissance de sa douleur s'empara de lui à la pensée de bientôt quitter ses amis, en sorte qu'il se mit à sangloter; et personne ne parvenait à le consoler. Pourtant de nuit il s'en alla tout seul, en laissant là ses amis.

TROISIÈME PARTIE

"Vous regardez en haut quand vous aspirez à l'élévation. Et moi je regarde en bas puisque je suis élevé.

Qui de vous peut en même temps rire et être élevé.

Celui qui plane sur les hautes montagnes se rit de toutes les tragédies de la scène det de la vie."

Zarathoustra,
Lire et Ecrire.

LE VOYAGEUR

Il était minuit quand Zarathoustra se mit en chemin par-dessus la crête et de l'île pour arriver le matin de très bonne heure à l'autre rive: car c'est là qu'il voulait s'embarquer. Il y avait sur cette rive une bonne rade où des vaisseaux étrangers aimaient à jeter l'ancre; ils emmenaient avec eux quelques-uns d'entre ceux des Iles Bienheureuses qui voulaient passer la mer. Zarathoustra, tout en montant la montagne, songea en route aux nombreux voyages solitaires qu'il avait accomplis depuis sa jeunesse, et combien de montagnes, de crêtes et de sommets il avait déjà gravis.

Je suis un voyageur et un grimpeur de montagnes, dit-il à son coeur, je n'aime pas les plaines et il me semble que je ne suis pas rester tranquille longtemps.

Et quelle que soit ma destinée, quel que soit l'événement qui m'arrive, – ce sera toujours pour moi un voyage ou une ascension: on finit par ne plus vivre que ce que l'on a en soi.

Les temps sont passés où je pouvais m'attendre aux événements du hasard, et que m'adviendrait-il encore qui ne m'appartienne déjà?

Il ne fait que me revenir, il est enfin de retour – mon propre moi, et voici toutes les parties de lui-même qui furent longtemps à l'étranger et dispersées parmi toutes les choses et tous les hasards.

Et je sais une chose encore: je suis maintenant devant mon dernier sommet et devant ce qui m'a été épargné le plus longtemps. Hélas! il faut que je suive mon chemin le plus difficile! Hélas! j'ai commencé mon plus solitaire voyage!

Mais celui qui est de mon espèce n'échappe pas à une pareille heure, l'heure qui lui dit: "C'est maintenant seulement que tu suis ton chemin de la grandeur! Le sommet et l'abîme se sont maintenant confondus!

Tu suis ton chemin de la grandeur: maintenant ce qui jusqu'à présent était ton dernier danger est devenu ton dernier asile!

Tu suis ton chemin de la grandeur: il faut maintenant que ce soit ton meilleur courage de n'avoir plus de chemin derrière toi!

Tu suis ton chemin de la grandeur: ici personne ne se glissera à ta suite! Tes pas eux-mêmes ont effacé ton chemin derrière toi, et au-dessus de ton chemin il est écrit: Impossibilité.

Et si dorénavant toutes les échelles te manquent, il faudra que tu saches grimper sur ta propre tête: comment voudrais-tu faire autrement pour monter plus haut?

Sur ta propre tête et au delà, par-dessus ton propre coeur! Maintenant ta chose la plus douce va devenir la plus dure.

Chez celui qui s'est toujours beaucoup ménagé, l'excès de ménagement finit par devenir une maladie. Béni soit ce qui rend dur! Je ne vante pas le pays où coulent le beurre et le miel!

Pour voir beaucoup de choses il faut apprendre à voir loin de soi: – cette dureté est nécessaire pour tous ceux qui gravissent les montagnes.

Mais celui qui cherche la connaissance avec des yeux indiscrets, comment saurait-il voir autre chose que les idées de premier plan!

Mais toi, ô Zarathoustra! tu voulais apercevoir toutes les raisons et l'arrière-plan des choses: il te faut donc passer sur toi-même pour monter – au delà, plus haut, jusqu'à ce que tes étoiles elles-mêmes soient au-dessous de toi!

Oui! Regarder en bas sur moi-même et sur mes étoiles: ceci seul serait pour moi le sommet, ceci demeure pour moi le dernier sommet à gravir! -

Ainsi se parlait à lui-même Zarathoustra, tandis qu'il montait, consolant son coeur avec de dures maximes: car il avait le coeur plus blessé que jamais. Et lorsqu'il arriva sur la hauteur de la crête, il vit l'autre mer qui était étendue devant lui: alors il demeura immobile et il garda longtemps le silence. Mais à cette hauteur la nuit était froide et claire et étoilée.

Je reconnais mon sort, dit-il enfin avec tristesse. Allons! je suis prêt. Ma dernière solitude vient de commencer.

Ah! mer triste et noire au-dessous de moi! Ah! sombre et nocturne mécontentement! Ah! destinée, océan! C'est vers vous qu'il faut que je descende!

Je suis devant ma plus haute montagne et devant mon plus long voyage: c'est pourquoi il faut que je descende plus bas que je ne suis jamais monté:

plus bas dans la douleur que je ne suis jamais descendu, jusque dans l'onde la plus noire de douleur! Ainsi le veut ma destinée: Eh bien! Je suis prêt.

D'où viennent les plus hautes montagnes? c'est que j'ai demandé jadis. Alors, j'ai appris qu'elles viennent de la mer.

Ce témoignage est écrit dans leurs rochers et dans les pics de leurs sommets. C'est du plus bas que le plus haut doit atteindre son sommet. -

Ainsi parlait Zarathoustra au sommet de la montagne où il faisait froid; mais lorsqu'il arriva près de la mer et qu'il finit par être seul parmi les récifs, il se sentit fatigué de sa route et plus que jamais rempli de désir.

Tout dort encore maintenant, dit-il; la mer aussi est endormie. Son oeil regarde vers moi, étrange et somnolent.

Mais son haleine est chaude, je le sens. Et je sens aussi qu'elle rêve. Elle s'agite, en rêvant, sur de durs coussins.

Écoute! Écoute! Comme les mauvais souvenirs lui font pousser des gémissements! ou bien sont-ce de mauvais présages?

Hélas! je suis triste avec toi, monstre obscur, et je m'en veux à moi-même à cause de toi.

Hélas! pourquoi ma main n'a-t-elle pas assez de force! Que j'aimerais vraiment te délivrer des mauvais rêves! -

Tandis que Zarathoustra parlait ainsi, il se mit à rire sur lui-même avec mélancolie et amertume. Comment! Zarathoustra! dit-il, tu veux encore chanter des consolations à la mer?

Hélas! Zarathoustra, fou riche d'amour, ivre de confiance? Mais tu fus toujours ainsi: tu t'es toujours approché familièrement de toutes les choses terribles.

Tu voulais caresser tous les monstres. Le souffle d'une chaude haleine, un peu de souple fourrure aux pattes -: et immédiatement tu étais prêt à aimer et à attirer à toi.

L'amour est le danger du plus solitaire; l'amour de toute chose pourvu qu'elle soit vivante! Elles prêtent vraiment à rire, ma folie et ma modestie dans l'amour! -

Ainsi parlait Zarathoustra et il se mit à rire une seconde fois: mais alors il pensa à ses amis abandonnés, et, comme si, dans ses pensées, il avait péché contre eux, il fut fâché contre lui-même à cause de sa pensée. Et aussitôt il advint que tout en riant il se mit à pleurer: – Zarathoustra pleura amèrement de colère et de désir.

DE LA VISION ET DE L'ÉNIGME

1

Lorsque, parmi les matelots, il fut notoire que Zarathoustra se trouvait sur le vaisseau – car en même temps que lui un homme des Iles Bienheureuses était venu à bord, – il y eut une grande curiosité et une grande attente. Mais Zarathoustra se tut pendant deux jours et il fut glacé et sourd de tristesse, en sorte qu'il ne répondit ni aux regards ni aux questions. Le soir du second jour, cependant, ses oreilles s'ouvrirent de nouveau bien qu'il se tût encore: car on pouvait entendre bien des choses étranges et dangereuses sur ce vaisseau qui venait de loin et qui voulait aller plus loin encore. Mais Zarathoustra était l'ami de tous ceux qui font de longs voyages et qui ne daignent pas vivre sans danger. Et voici! tout en écoutant, sa propre langue finit par être déliée et la glace de son coeur se brisa: – alors il commença à parler ainsi:

A vous, chercheurs hardis et aventureux, qui que vous soyez, vous qui vous êtes embarqués avec des voiles pleines d'astuce, sur les mers épouvantables, -

à vous qui êtes ivres d'énigmes, heureux du demi-jour, vous dont l'âme se laisse attirer par le son des flûtes dans tous les remous trompeurs:

car vous ne voulez pas tâtonner d'une main peureuse le long du fil conducteur; et partout où vous pouvez deviner, vous détestez de conclure -

c'est à vous seuls que je raconte l'énigme que j'ai vue, – la vision du plus solitaire. -

Le visage obscurci, j'ai traversé dernièrement le blême crépuscule, – le visage obscurci et dur, et les lèvres serrées. Plus d'un soleil s'était couché pour moi.

Un sentier qui montait avec insolence à travers les éboulis, un sentier méchant et solitaire qui ne voulait plus ni des herbes ni des buissons, un sentier de montagne criait sous le défi de mes pas.

Marchant, muet, sur le crissement moqueur des cailloux, écrasant la pierre qui le faisait glisser, mon pas se contraignait à monter.

Plus haut: – quoiqu'il fût assis sur moi, l'esprit de lourdeur, moitié nain, moitié taupe, paralysé, paralysant, versant du plomb dans mon oreille, versant dans mon cerveau, goutte à goutte, des pensées de plomb.

"O Zarathoustra, me chuchotait-il, syllabe par syllabe, d'un ton moqueur, pierre de la sagesse! tu t'es lancé en l'air, mais tout pierre jetée doit – retomber!

Zarathoustra, pierre de la sagesse, pierre lancée, destructeur d'étoiles! c'est toi-même que tu as lancé si haut, – mais toute pierre jetée doit – retomber!

Condamné à toi-même et à ta propre lapidation: ô Zarathoustra, tu as jeté bien loin la pierre, – mais elle retombera sur toi!"

Alors le nain se tut; et son silence dura longtemps, en sorte que j'en fus oppressé; ainsi lorsqu'on est deux, on est en vérité plus solitaire que lorsque l'on est seul!

Je montai, je montai davantage, en rêvant et en pensant, – mais tout m'oppressait. Je ressemblais à un malade que fatigue l'âpreté de sa souffrance, et qu'un cauchemar réveille de son premier sommeil. -

Mais il y a quelque chose en moi que j'appelle courage: c'est ce qui a fait faire jusqu'à présent en moi tout mouvement d'humeur. Ce courage me fit enfin m'arrêter et dire: "Nain! L'un de nous deux doit disparaître, toi, ou bien moi!" -

Car le courage est le meilleur meurtrier, – le courage qui attaque: car dans toute attaque il y a une fanfare.

L'homme cependant est la bête la plus courageuse, c'est ainsi qu'il a vaincu toutes les bêtes. Au son de la fanfare, il a surmonté toutes les douleurs; mais la douleur humaine est la plus profonde douleur.

Le courage tue aussi le vertige au bord des abîmes: et où l'homme ne serait-il pas au bord des abîmes? Ne suffit-il pas de regarder – pour regarder des abîmes?

Le courage est le meilleur des meurtriers: le courage tue aussi la pitié. Et la pitié est l'abîme le plus profond: l'homme voit au fond de la souffrance, aussi profondément qu'il voit au fond de la vie.

Le courage cependant est le meilleur des meurtriers, le courage qui attaque: il finira par tuer la mort, car il dit: "Comment? était-ce là la vie? Allons! Recommençons encore une fois!"

Dans une telle maxime, il y a beaucoup de fanfare. Que celui qui a des oreilles entende. -

2

"Arrête-toi! nain! dis-je. Moi ou bien toi! Mais moi je suis le plus fort de nous deux -: tu ne connais pas ma pensée la plus profonde! Celle-là tu ne saurais la porter!" -

 

Alors arriva ce qui me rendit plus léger: le nain sauta de mes épaules, l'indiscret! Il s'accroupit sur une pierre devant moi. Mais à l'endroit où nous nous arrêtions se trouvait comme par hasard un portique.

"Vois ce portique! nain! repris-je: il a deux visages. Deux chemins se réunissent ici: personne encore ne les a suivis jusqu'au bout.

Cette longue rue qui descend, cette rue se prolonge durant une éternité et cette longue rue qui monte – c'est une autre éternité.

Ces chemins se contredisent, ils se butent l'un contre l'autre: – et c'est ici, à ce portique, qu'ils se rencontrent. Le nom du portique se trouve inscrit à un fronton, il s'appelle "instant".

Mais si quelqu'un suivait l'un de ces chemins – en allant toujours plus loin: crois-tu nain, que ces chemins seraient en contradiction!" -

"Tout ce qui est droit ment, murmura le nain avec mépris. Toute vérité est courbée, te temps lui-même est un cercle."

"Esprit de la lourdeur! dis-je avec colère, ne prends pas la chose trop à la légère! Ou bien je te laisse là, pied-bot – et n'oublie pas que c'est moi qui t'ai porté là-haut!

Considère cet instant! repris-je. De ce portique du moment une longue et éternelle rue retourne en arrière: derrière nous il y a une éternité.

Toute chose qui sait courir ne doit-elle pas avoir parcouru cette rue? Toute chose qui peut arriver ne doit-elle pas être déjà arrivée, accomplie, passée?

Et si tout ce qui est a déjà été: que penses-tu, nain, de cet instant? Ce portique lui aussi ne doit-il pas déjà – avoir été?

Et toutes choses ne sont-elles pas enchevêtrées de telle sorte que cet instant tire après lui toutes les choses de l'avenir? Donc – aussi lui-même?

Car toute chose qui sait courir ne doit-elle pas suivre une seconde fois cette longue route qui monte! -

Et cette lente araignée qui rampe au clair de lune, et ce clair de lune lui-même, et moi et toi, réunis sous ce portique, chuchotant des choses éternelles, ne faut-il pas que nous ayons tous déjà été ici?

Ne devons-nous pas revenir et courir de nouveau dans cette autre rue qui monte devant nous, dans cette longue rue lugubre – ne faut-il pas qu'éternellement nous revenions? -"

Ainsi parlais-je et d'une voix toujours plus basse, car j'avais peur de mes propres pensées et de mes arrière-pensées. Alors soudain j'entendis un chien hurler tout près de nous.

Ai-je jamais entendu un chien hurler ainsi? Mes pensées essayaient de se souvenir en retournant en arrière. Oui! Lorsque j'étais enfant, dans ma plus lointaine enfance:

c'est alors que j'entendis un chien hurler ainsi. Et je le vis aussi, le poil hérissé, le cour tendu, tremblant, au milieu de la nuit la plus silencieuse, où les chiens eux-mêmes croient aux fantômes: -

en sorte que j'eus pitié de lui. Car, tout à l'heure, la pleine lune s'est levée au-dessus de la maison, avec un silence de mort; tout à l'heure elle s'est arrêtée, disque enflammé, – sur le toit plat, comme sur un bien étranger:

C'est ce qui exaspéra le chien: car les chiens croient aux voleurs et aux fantômes. Et lorsque j'entendis de nouveau hurler ainsi, je fus de nouveau prit de pitié.

Où donc avaient passé maintenant le nain, le portique, l'araignée et tous les chuchotements? Avais-je donc rêvé? M'étais-je éveillé? Je me trouvai soudain parmi de sauvages rochers, seul, abandonné au clair de lune solitaire.

Mais un homme gisait là! Et voici! le chien bondissant, hérissé, gémissant, – maintenant qu'il me voyait venir – se mit à hurler, à crier: – ai-je jamais entendu un chien crier ainsi au secours?

Et, en vérité, je n'ai jamais rien vu de semblable à ce que je vis là. Je vis un jeune berger, qui se tordait, râlant et convulsé, le visage décomposé, et un lourd serpent noir pendant hors de sa bouche.

Ai-je jamais vu tant de dégoût et de pâle épouvante sur un visage! Il dormait peut-être lorsque le serpent lui est entré dans le gosier – il s'y est attaché.

Ma main se mit à tirer le serpent, mais je tirais en vain! elle n'arrivait pas à arracher le serpent du gosier. Alors quelque chose se mit à crier en moi: "Mords! Mords toujours!"

Arrache-lui la tête! Mords toujours!" – C'est ainsi que quelque chose se mit à crier en moi; mon épouvante, ma haine, mon dégoût, ma pitié, tout mon bien et mon mal, se mirent à crier en moi d'un seul cri. -

Braves, qui m'entourez, chercheurs hardis et aventureux, et qui que vous soyez, vous qui vous êtes embarqués avec des voiles astucieuses sur les mers inexplorées! vous qui êtes heureux des énigmes!

Devinez-moi donc l'énigme que je vis alors et expliquez-moi la vision du plus solitaire!

Car ce fut une vision et une prévision: – quel symbole était-ce que je vis alors? Et quel est celui qui doit venir!

Qui est le berger à qui le serpent est entré dans le gosier? Quel est l'homme dont le gosier subira ainsi l'atteinte de ce qu'il y a de plus noir et de terrible?

Le berger cependant se mit à mordre comme mon cri le lui conseillait, il mordit d'un bon coup de dent! Il cracha loin de lui la tête du serpent -: et il bondit sur ses jambes. -

Il n'était plus ni homme, ni berger, – il était transformé, rayonnant, il riait! Jamais encore je ne vis quelqu'un rire comme lui!

O mes frères, j'ai entendu un rire qui n'était pas le rire d'un homme, – - et maintenant une soif me ronge, un désir qui sera toujours insatiable.

Le désir de ce rire me ronge: oh! comment supporterais-je de mourir maintenant! -

Ainsi parlait Zarathoustra.